Recension de « Le féminisme en mouvements » (de Nancy Fraser)
Nancy Fraser, Le féminisme en mouvements. Des années 1960 à l’ère néolibérale, traduction d’Estelle Ferrarese, La Découverte, « Politique & société », 2012, 332 pages.
L’ouvrage de Nancy Fraser n’est pas une histoire des mouvements féministes aux États Unis mais un recueil d’articles de l’auteure, écrits entre les années 1980 et les années 20001. Dans l’introduction, N. Fraser présente l’évolution des théories féministes aux États Unis depuis les années 1970 comme « un drame en trois actes » : il y aurait eu tout d’abord le « féminisme insurrectionnel » dans les années 1970, puis le « féminisme dompté » dans les années 1980-1990, et enfin les années 2000 verraient s’ouvrir la possibilité d’un « féminisme renaissant ». N. Fraser en appelle à une sorte de synthèse des féminismes « de la distribution » des années 1970 et « de la reconnaissance » des années 1980 pour élaborer une théorie féministe critique du néolibéralisme. Bien que regroupant des articles écrits dans des contextes divers, l’ouvrage est cohérent, les chapitres se répondant les uns aux autres, les concepts développés dans l’un éclairant les autres. Je présenterai tout d’abord les trois « actes » du féminisme étatsunien par le prisme de deux thèmes récurrents dans l’ouvrage, les concepts de redistribution/reconnaissance et l’État-providence. Puis j’évoquerai trois points qui, selon moi, restent ambigus : l’interprétation de la distinction redistribution/reconnaissance, le rôle à donner à l’État-providence, et les « liaisons dangereuses » du féminisme dit de la deuxième vague avec le néolibéralisme.
Critique sociale féministe, débats sur la signification du « genre », et perspectives « postindustrielles »
Au long de l’ouvrage, N. Fraser expose et développe d’une part une théorie de la justice formulée dans les termes d’une distinction entre redistribution et reconnaissance2, et d’autre part une théorie critique de l’État-providence et de son rôle dans le capitalisme avancé. Je présenterai un résumé des trois parties du livre en me concentrant sur ces deux problématiques. La première partie de l’ouvrage est intitulée « Le féminisme insurrectionnel. La radicalisation de la critique à l’ère de la social-démocratie ». N. Fraser discute la Théorie Critique de J. Habermas en révélant« l’implicite de genre » des catégories employées. J. Habermas soutient que ce sont les rôles de travailleur et de consommateur d’une part, de citoyen et de client (de prestations sociales) d’autre part qui lient les différentes sphères sociales entre elles (respectivement, famille et économie (marchande) d’un côté, État et espace public de l’autre). Or N. Fraser montre que les sphères sociales ne sont pas reliées par des medias neutres, mais par des rôles genrés : les rôles masculins du travailleur et du citoyen, les rôles féminins de consommatrice et de cliente des prestations sociales. N. Fraser met en avant la nécessité d’une théorie sociale attentive aux rapports de genre.
« La domination masculine est intrinsèque au capitalisme classique, et non accidentelle, car la structure institutionnelle de cette formation sociale est réalisée au moyen de rôles genrés. Il s’ensuit qu’on ne peut comprendre correctement les formes de la domination masculine en jeu ici si on les considère comme des formes d’inégalités de statut prémoderne qui persisteraient. Elles sont au contraire intrinsèquement modernes, au sens de Habermas, puisqu’elles reposent sur la distinction entre travail rémunéré et l’État d’une part, et les travaux domestiques et la tâche d’élever les enfants d’autre part 3. Il s’ensuit en outre qu’une théorie critique des sociétés capitalistes requiert des catégories sensibles au genre. » (p. 56)
N. Fraser s’attache à montrer que l’État-providence tel qu’il s’est institué dans le « capitalisme tardif » repose sur une division genrée de la société, entre d’une part des travailleurs-citoyens masculins pour qui l’assurance sociale est un droit, et d’autre part des mères-consommatrices féminines pour lesquelles l’aide sociale est, non pas un droit, mais une charité. Dans le cadre d’un État-providence censé répondre à une partie des besoins des citoyen·ne·s, la discussion sur l’interprétation des besoins devient selon N. Fraser un « idiome dans lequel est joué le conflit politique, et avec lequel les inégalités sont élaborées et affrontées sur le plan symbolique » (p. 76). L’auteure ébauche une théorie normative de l’interprétation des besoins : « Dire que les besoins sont culturellement construits et discursivement interprétés n’équivaut pas à dire que toutes les interprétations se valent. Au contraire, cela souligne l’importance d’une théorie de la justification de l’interprétation » (p. 109). Bien que les revendications féministes aient porté notamment sur la prise en charge par l’État d’un certain nombre de besoins des femmes, N. Fraser souligne que la prise de contrôle de l’administration étatique implique que les clientes de l’État-providence sont dépossédées d’elles-mêmes et de l’interprétation de leurs propres besoins. Dans un chapitre éclairant, coécrit avec Linda Gordon (« Une généalogie de la »dépendance ». Enquête sur un concept clé de l’État-providence américain », 1994), elle explique comment la notion de « dépendance » a pris un sens individuel et psychologique une fois la dépendance juridique abolie, et comment cette signification est à la fois féminisée et racialisée, la jeune mère célibataire noire devenant l’image stéréotypée de la « dépendance à l’aide sociale » dans les débats politiques. N. Fraser se penche également sur la définition d’un possible État-providence « postindustriel ». Elle fait le constat que la norme du salaire familial masculin n’est plus valable, à la fois parce que les luttes féministes ont établi la légitimité du travail salarié des femmes, et aussi parce que les évolutions du capitalisme ont rendu nécessaire le double revenu (du fait de la raréfaction des emplois industriels masculins et de la multiplication des emplois de service féminins). Or N. Fraser semble supposer que les femmes dans leur majorité se sont portées sur le marché du travail dans les années 1970-1980. Cependant, cela ne fut le cas que pour les femmes relativement aisées, les femmes de milieux ouvriers occupant des emplois salariés depuis longtemps. En particulier, de nombreuses femmes seules ont immigré aux Etats Unis pendant la deuxième moitié du XIXè siècle, formant une part non négligeable de la main d’oeuvre domestique et industrielle. Si le travail des femmes était généralement beaucoup moins rémunéré que celui des hommes car considéré comme apportant un « salaire d’appoint », il n’en reste pas moins que de nombreuses femmes subvenaient à leurs besoin par leur propre salaire4. N. Fraser conclut que, pour que les femmes ne soient pas doublement opprimées par le travail domestique et le travail salarié, il faut que l’État-providence favorise une plus grande implication des hommes dans le travail de care.
Le titre de la deuxième partie est significatif : « Le féminisme dompté. Le passage de la redistribution à la reconnaissance à l’âge identitaire ». L’enjeu principal est de s’opposer à ce que N. Fraser nomme le « féminisme identitaire » ou la « politique de l’identité ». D’après N. Fraser, les théoriciennes féministes ont délaissé le marxisme pour se lancer dans le tournant culturel.
« A l’exception de quelques irréductibles, mêmes celles qui rejetaient la psychanalyse finirent par accepter le genre comme identité ou « construction culturelle » ; d’où le fait qu’on retrouve essentiellement la théorie du genre aujourd’hui dans le champ des études culturelles. Ses liens historiques avec le marxisme, et avec la théorie de la société et l’économie politique de manière plus générale, se sont encore relâchés, s’ils ne se sont pas complètement dissous. » (p. 218)
Les féministes « identitaires » se donnent des objectifs moins matériels que la transformation de la division du travail ou la lutte contre les violences faites aux femmes, elles se concentrent sur des questions de représentations. La conséquence est que « les luttes sociales s’en sont trouvées subordonnées aux luttes culturelles, et la politique de la redistribution à la politique de la reconnaissance » (p. 218). Ici, il n’est pas clair si ce sont les élaborations théoriques qui donnent une certaine direction aux mouvements sociaux, ou si à l’inverse les théoriciennes féministes réagissent aux luttes politiques contemporaines. Les formulations de N. Fraser laissent penser que les théoriciennes de l’identité auraient en quelque sorte dévoyé les luttes féministes. Or il semble que les théories de l’identité de genre, comme celle de J. Butler5, ou les théories queer, font écho à des luttes sociales au moins autant qu’elles ne les inspirent. Dans ce débat sur « l’identité », N. Fraser s’oppose à l’utilisation par certaines féministes des théories du langage inspirées par Lacan (en particulier celles de Derrida et Kristeva), qui d’après elle identifient langage et ordre symbolique normatif; un ordre symbolique qui définit des identités figées et que les sujets parlant ne peuvent pas contester. Par contraste, elle met en avant une approche pragmatique du langage, qui comprend la signification comme une situation plutôt que comme une représentation. Dans cette perspective, il y a une pluralité de discours possibles, et des significations peuvent être contestées et modifiées. C’est sous cet angle que N. Fraser évoque la manière dont les féministes ont inventé de nouveaux termes pour désigner et politiser l’oppression des femmes : « viol conjugal », « harcèlement sexuel », « travail domestique », etc. Contre une vision « identitaire » du genre, N. Fraser se fait l’avocate d’une conceptualisation « bidimensionnelle » du genre : le genre en tant que structuration sociale peut être considéré à la fois comme une structuration en classes et comme une différenciation de statuts. Du point de vue de la classe, le genre organise des injustices de distribution, c’est-à-dire qu’il définit une division sexuelle du travail et une distribution de ressources économiques. Du point de vue du statut, le genre est un système d’évaluation et d’interprétation qui pose certaines catégories de personnes comme inférieures (femmes, homosexuel ·le·s). Fraser se fait l’avocate d’une « politique féministe non identitaire » (p. 229), en particulier dans le cadre de débats avec J. Butler.
« Cela implique de théoriser en même temps la dimension genrée de l’économie politique et l’androcentrisme de l’ordre culturel, sans réduire l’une à l’autre. » (p. 221)
Pour N. Fraser, la politique féministe devrait allier des considérations de redistribution (économiques) et des considérations de reconnaissance ou d’identité (culturelles), en prenant garde de conserver des revendications économiques pour ne pas prêter le flanc au néolibéralisme. Elle pose en effet que le féminisme identitaire entretient des affinités avec le néolibéralisme en tant qu’il met de côté les aspects de redistribution au profit d’une discussion sur la fluidité des identités sociales.
La troisième partie de l’ouvrage : « Le féminisme renaissant ? La confrontation avec la crise capitaliste à l’ère néolibérale » développe cette thèse des « liaisons dangereuses » du féminisme de la deuxième vague et du néolibéralisme (en particulier l’article intitulé « Le féminisme, le capitalisme et la ruse de l’Histoire »). Pour N. Fraser, l’essor du néolibéralisme a resignifié les idéaux féministes : le glissement de la redistribution à la reconnaissance aurait permis aux néolibéraux de mettre de côté les questions de justice sociale. Le questionnement des identités serait en phase avec un tournant du capitalisme qui rompt avec la stabilité des emplois et des revenus, et avec l’État-providence. S’appuyant sur la conception du néolibéralisme avancée par L. Boltanski et E. Chiapello6, et traitant le féminisme comme un bloc homogène, N. Fraser postule que les revendications féministes ont servi à justifier les attaques néolibérales contre le droit du travail et les assurances et prestations sociales.
« Si dérangeant que cela puisse paraître, j’estime que le féminisme de la deuxième vague a involontairement fourni un des ingrédients essentiels du nouvel esprit du néolibéralisme : aujourd’hui, notre critique du salaire familial masculin alimente en grande partie la romance qui investit le capitalisme flexible d’un sens supérieur et d’une visée morale. [Dans le cas des femmes cadres déterminées à casser le plafond de verre, comme dans celui des femmes pauvres qui ont besoin de revenus mais aspirent en même temps à une libération de l’autorité masculine], le rêve d’émancipation des femmes est le moteur de l’accumulation capitaliste. » (p. 299)
Bien que le diagnostic de la récupération de certaines revendications féministes, ainsi que de l’institutionnalisation d’une partie des mouvements féministes, soit difficilement contestable, il est tout de même discutable que le féminisme soit en cause dans l’hégémonie du néolibéralisme. N. Fraser conclut en arguant qu’il faut « rompre nos [les féministes] liaisons dangereuses avec la marchandisation et […] forger une alliance nouvelle avec la protection sociale » (p. 327).
La division de l’ouvrage semble ainsi définir trois temps de la théorisation de N. Fraser : tout d’abord, une réflexion féministe sur l’État-providence et sur la théorie critique à mettre en oeuvre pour saisir la société du capitalisme avancé ; ensuite une prise de position en faveur d’une conception économique de l’injustice de genre, contre une vision « identitaire » (qui reste cependant assez floue dans l’argumentation de N. Fraser), mais sans exclure les considérations culturelles ; et enfin une critique de la manière dont le féminisme a entretenu des affinités avec le néolibéralisme, en se détournant des revendications « redistributives ».
Quelle(s) injustice(s), et quelle(s) réponse(s) ?
Je voudrais à présent souligner trois éléments de la conceptualisation de N. Fraser qui me semblent ambigus tels qu’ils sont abordés dans Le féminisme en mouvements : le statut de la distinction entre redistribution et reconnaissance ; le rôle de l’État-providence dans une analyse féministe ; et la responsabilité du féminisme dans l’hégémonie du néolibéralisme.
Tout d’abord, N. Fraser ne semble pas trancher entre deux conceptualisations de la distinction redistribution/reconnaissance : s’agit-il d’une différence de nature, les deux concepts renvoyant à deux types d’injustices et de revendications séparés, ou s’agit-il de deux dimensions d’un même phénomène d’injustice ? Selon les articles (et donc le moment de la rédaction), l’auteure penche plutôt pour l’une ou pour l’autre. Alors que, dans le chapitre 8, elle fait de l’injustice distributive et du déni de reconnaissance deux types distincts de phénomènes (le premier renvoyant à la structure de classe et le second à l’ordre statutaire), elle évoque dans le chapitre 6 la possibilité « que pratiquement toutes les formes d’injustices dans la vie réelle aient finalement deux dimensions. Pratiquement toutes, en effet, sont constituées à la fois d’inégalités distributives et de dénis de reconnaissance qui ne peuvent être entièrement corrigés de manière indirecte, mais qui requièrent dans chaque cas une attention pratique » (p. 223-224). Il faut souligner que, dans le débat avec J. Butler sur la question des luttes homosexuelles (chapitre 7), que N. Fraser identifie comme des luttes de reconnaissance, l’auteure définit le déni de reconnaissance comme le fait de
« se voir refuser le statut de partenaire à part entière dans l’interaction sociale et être empêché de participer en tant que pair à la vie sociale, et ce non en conséquence d’une distribution inique (comme lorsque l’on ne reçoit pas sa part équitable des ressources et de biens »premiers »), mais en conséquence de modèles institutionnalisés d’interprétation et d’évaluation, qui rendent moins digne de respect ou d’estime que les autres » (p.214). « Le déni de reconnaissance est une relation sociale institutionnalisée, pas un état psychologique » (p.241).
N. Fraser soutient que les injustices liées à la reconnaissance sont tout aussi matérielles et tout aussi sérieuses que celles liées à la distribution. Cependant elle oppose un féminisme « radical » préoccupé de la redistribution (on notera qu’elle ne parle pas de production, mais fait appel à l’État pour redistribuer les ressources) à un féminisme identitaire préoccupé de reconnaissance, lequel aurait dévoyé les luttes féministes et aurait prêté le flanc à la récupération par le néolibéralisme.
Tout en se revendiquant du féminisme radical, voire socialiste, N. Fraser ne remet pas en question l’État en tant qu’institution régulatrice de la société. Elle opère certes une critique des modalités par lesquelles l’État-providence prétend répondre à un certain nombre de besoins des citoyen·ne·s, mais elle élabore une théorie de la justice adossée à l’action d’un État-providence « postindustriel ». Les revendications d’une redistribution plus juste en termes de genre s’adressent à l’État, il n’est jamais question d’un renversement de l’État. Or le projet d’une division du travail radicalement différente, dans laquelle le temps de travail salarié serait considérablement réduit, et les tâches de care effectuées équitablement voire collectivement, semble difficilement soluble dans le capitalisme, même géré par un État « social ». N. Fraser ne fait pas une analyse marxiste de la crise du capitalisme, mais dans une vision inspirée de l’oeuvre de K. Polanyi7, argue en faveur d’une régulation des marchés pour empêcher que ceux-ci détruisent le lien social. Enfin, bien qu’ayant elle-même produit une critique de l’État-providence, N. Fraser semble attribuer aux critiques féministes de l’État-providence une influence sur le démantèlement des droits sociaux par les gouvernements néolibéraux.
La partie de l’ouvrage de N. Fraser qui me semble la plus sujette à caution est l’attribution aux féministes d’une responsabilité dans l’essor du néolibéralisme. N. Fraser ne distingue pas entre courants libéraux, radicaux ou marxistes du féminisme, pas plus qu’elle ne différencie les mouvements et théoriciennes selon leur degré d’institutionnalisation. Elle ne semble pas s’inclure cependant dans « les féministes » de la deuxième vague en tant qu’elles ont fourni des arguments au néolibéralisme.
« Dans la »société en réseaux », le tournant pris par les féministes vers la problématique de la reconnaissance ne cadrait que trop bien avec le néolibéralisme hégémonique qui ne souhaitait rien tant que supprimer la mémoire socialiste. » (p.218)
Homogénéiser les mouvements et théories féministes a pour effet de rendre inaudibles les critiques les plusradicales contre l’Etat, le capitalisme ou encore le néolibéralisme. Plutôt que d’assigner à un féminisme peu défini des affinités avec le néolibéralisme, il me semble plus pertinent de chercher au sein des luttes et des débats féministes des ressources pour s’attaquer à celui-ci. N. Fraser analyse le néolibéralisme comme une phase de financiarisation du capitalisme, accompagnée d’une déstabilisation de ce que l’on pourrait appeler « le consensus fordiste ». Elle opère un glissement de la déconstruction des identités, en particulier des identités de genre, par des théoricien·ne·s féministes et queer, à l’injonction néolibérale à la flexibilité et au changement (soit la précarité des travailleurs·euses et la contrainte à la « performance »). Et elle analyse l’augmentation de la proportion de femmes salariées comme un facteur favorable au néolibéralisme (par la transformation du marché du travail).
Il faut souligner tout d’abord que les femmes n’ont pas attendu le démantèlement de la protection sociale pour occuper des emplois salariés, et que ce sont avant tout les femmes de classe moyenne qui avaient le choix de travailler ou non. Ensuite, on peut douter de l’assertion selon laquelle le néolibéralisme serait un effet pervers des luttes féministes. Il semble plus juste de pointer que le néolibéralisme, en tant que forme particulière du capitalisme, a su récupérer certains thèmes féministes à son profit (comme la mise en avant du travail salarié comme moyen d’émancipation), de la même manière qu’il a su récupérer des éléments de l’écologie politique. Mais faire des « féministes » en bloc des alliées, même involontaires, du néolibéralisme est une lecture quelque peu caricaturale de l’histoire des mouvements féministes étatsuniens. Dans le contexte de l’offensive réactionnaire du gouvernement Reagan, les théorisations du langage, de l’identité et de la déconstruction ont pu servir à s’opposer aux arguments de la « différence » en faveur d’un abandon des mesures de discrimination positive à l’égard des femmes (voir sur ce sujet l’excellent article de Joan Scott “Deconstructing equality-versus-difference: Or, the uses, of poststructuralist theory for feminism”8). Par ailleurs, le discours de l’identité a pu se révéler être une stratégie de résistance efficace dans des luttes particulières, ce qui n’implique pas de trancher entre « identité » ou « économie » pour élaborer une théorie féministe englobante.
« Genrer » la critique sociale
N. Fraser fait la démonstration convaincante de la nécessité d’une attention au genre pour la théorie sociale critique. Ses développement sur la Théorie critique de J. Habermas et sur l’État-providence permettent de mettre en avant la manière dont la société est structurée non pas seulement en différentes sphères d’activités, mais aussi en rôles genrés et hiérarchisés, qui à leur tour délimitent des domaines d’activités. N. Fraser met en oeuvre ses concepts de reconnaissance/distribution pour s’intéresser aux luttes et revendications féministes, mais aussi homosexuelles. Elle se fait l’avocate d’une conceptualisation du genre dans les termes d’une double structuration de la société : une structuration de classe, qui détermine une division sexuelle du travail ; et une division statutaire, qui hiérarchise les personnes légitimes à prendre part aux débats et aux décisions politiques. Le recueil a la qualité d’aborder des thèmes récurrents (l’État-providence, la justice de genre, les relations entre critique féministe et critique sociale globale) sous différents angles, en articulant des développements théoriques et des analyses de cas empiriques (par exemple les allocations pour mères célibataires).
Cependant la critique qu’offre N. Fraser reste encadrée par les institutions du capitalisme : l’État (providence ou néolibéral) et le salariat. La question de la redistribution ne pose pas celle de la propriété et de la production, ni l’articulation de ces dernières avec la culture, ou en termes gramsciens avec l’hégémonie. Par ailleurs, la lecture en « trois actes » a quelque chose de téléologique, aboutissant à un « renouveau féministe » qui reviendrait sur les égarements de la politique de l’identité (c’est-à-dire les théorisations et revendications portant sur les identités de genre et les manières dont celles-ci structurent la société et les oppressions). N. Fraser tend à se poser en juge des revendications et théories plus qu’en actrice des mouvements féministes. Elle nous livre un récit en phases historiques d’un féminisme unifié, plutôt qu’elle ne mène une discussion des débats entre courants au sein des mouvements féministes. A une époque où le néolibéralisme est devenu hégémonique, il me semble que les luttes et les théorisations féministes, pour diverses voire divergentes qu’elles soient, peuvent constituer des éléments précieux de résistance.
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à voir aussi
références
⇧1 | Certains articles ont été publiés dans Justice Interruptus, Routledge, 1997. |
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⇧2 | Conceptualisation développée par N. Fraser dans Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, La Découverte, 2011. |
⇧3 | N. Fraser s’oppose ici à une vision de la domination masculine comme une survivance d’une époque lointaine, un anachronisme. Loin d’être un phénomène archaïque qui aurait résisté aux bouleversements politiques que sont l’avènement des droits de l’homme (sic) et l’élargissement de la citoyenneté, l’oppression des femmes repose au contraire sur les institutions modernes du marché du travail et de la famille nucléaire (c’est-à-dire composé d’un couple et d’enfants). |
⇧4 | Alice Kessler-Harris, Out to work. A history of wage-earning women in the United States, Oxford University Press 2003 [1982] |
⇧5 | Judith Butler, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, La Découverte, 2006 |
⇧6 | Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, coll. Tel, 2011 [1999] |
⇧7 | Karl Polanyi, La Grande Transformation, Gallimard, coll. Tel, 2011 [1944 pour l’édition originale]. |
⇧8 | Joan Scott, “Deconstructing equality-versus-difference: Or, the uses, of poststructuralist theory for feminism”, in The Postmodern Turn. New perspectives on sociale theory, Steven Seidman (éd.), Cambridge University Press, 1994 |