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Joëlle Fontaine, De la résistance à la guerre civile en Grèce (1941-1946), Paris, La Fabrique, 2012, 384 pages. 

 

Contributrice au Monde diplomatique, professeur d’histoire-géographie, Joëlle Fontaine travaille depuis sa jeunesse sur la Résistance grecque et fréquente la Grèce depuis 1962. Partant du constat que demeure méconnu en France aussi bien la résistance grecque au nazisme que la période ayant précédée la guerre civile, l’auteure tente dans cette synthèse détaillée et documentée d’y remédier.

Les douze chapitres développent une thèse claire : en Grèce, le Royaume-Uni et Winston Churchill préférèrent écraser militairement la Résistance locale et collaborer avec les milices d’extrême droite plutôt que de voir le pays échapper à leur domination. Cette période d’une très grande  brutalité déboucha sur une guerre civile, puis sur trente années de violence qui ont forcé à l’exil des centaines de milliers de grecs. Le développement du pays a été freiné par des élites parasitaires, corrompues et profondément asservies à la tutelle américaine (qui succéda à la tutelle britannique). La situation politique actuelle de la Grèce n’est donc en rien inédite et plonge ses racines dans des événements historiques identifiables. Ces années 40 sont donc toujours évoqués aujourd’hui sur les murs d’Athènes et restent une référence constante pour la Gauche grecque1.

L’ouvrage se concentre donc sur cette période décisive qui court des débuts de l’occupation allemande en 1941 à la première liquidation de la Résistance en 1946. Organisé de façon strictement chronologique, il s’appuie sur une bibliographie très large (française, anglo-saxonne, grecque) complétée par des archives, partiellement françaises mais essentiellement grecques, pour certaines ouvertes récemment.

L’ouvrage débute habilement par une remise en contexte, insistant sur le poids de l’influence anglaise en Grèce depuis la fin de l’Empire ottoman. Il nous fait comprendre comment le parti communiste grec (KKE) prit un poids considérable dans le pays grâce à son activité avant-guerre, puis dans la Résistance. Les succès de l’armée de la Résistance, l’EAM, constituée autour du KKE, amena la Grande-Bretagne et Churchill à des mesures incroyablement radicales et peu connues. Le livre sait soulever les coins d’ombre avec la précision d’une histoire véritablement critique.

Ainsi Joëlle Fontaine détaille les accords secrets conclus à Lisbonne qui permirent un pacte de non-agression en Grèce entre Anglais et Nazis, laissant à la Résistance la tâche sanglante de libérer le territoire grec. Elle rappelle qu’en décembre 1944 l’armée britannique bombarda Athènes et sa population civile pour anéantir l’EAM et le KKE, ce dernier ayant pourtant refusé de s’emparer du pouvoir et obéi à tous les ordres britanniques, y compris ceux protégeant les collaborateurs. Ces derniers jouèrent d’ailleurs un rôle militaire décisif dans le succès britannique.

Comment le KKE et l’EAM furent-ils battus alors que la population avait formé autour d’elle une véritable contre-société pendant la guerre ? Le plus instructif dans ce livre est sans doute la description de la désorganisation de l’EAM, de son infiltration, de ses querelles de chefs, de toutes les tactiques et stratégies qui l’amenèrent à la défaite alors qu’elle possédait un soutien populaire massif, une supériorité numérique en hommes armés et expérimentés. Rappelons simplement que les troupes britanniques et collaboratrices furent transportées en Grèce par un aéroport et des ports remis en état par les travailleurs grecs obéissant aux mots d’ordres de l’EAM et du KKE.

L’ouvrage expose la stratégie frontiste, nationaliste (incapable de s’allier avec les communistes albanais, yougoslaves ou bulgares), ainsi que la naïveté, le manque de sérieux, l’incompréhension de la situation qui amenèrent le KKE à tomber dans tous les pièges tendus par ses adversaires, ainsi qu’à organiser un véritable suicide politico-militaire.

Pour cela, le livre de Joëlle Fontaine est à la fois un crève-cœur et un enseignement précieux. Elle montre comment la défaite fut essentiellement politique et liée aux décisions de la direction du KKE prises sous l’influence de Staline. De fait, pour récupérer la Grèce, Churchill marchanda l’abstention de Staline en lui concédant des facilités du même genre en Europe centrale et orientale. Ainsi les troupes soviétiques atteignirent la frontière bulgaro-grecque, bien avant le débarquement britannique, mais évitèrent délibérément la Grèce et s’orientèrent plein Ouest. Churchill eut alors beau jeu d’expliquer devant la chambre des Communes que la résistance grecque était aux mains de trotskistes abhorrés du peuple grec et de l’URSS. Joëlle Fontaine rappelle d’ailleurs que les partisans désobéirent en masse aux ordres du KKE – en refusant par exemple de laisser les armes des allemands à la police qui les martyrisait depuis des années. Malgré le début d’une véritable guerre civile, l’EAM et le KKE facilitèrent leur propre élimination en acceptant de désarmer. Il s’ensuivit une terreur blanche, qui choqua même les libéraux grecs, mais dont ne s’émurent pas les travaillistes britanniques.

Joëlle Fontaine explique l’incohérence de la politique du KKE par un « dilemme » entre les ordres de Moscou et l’hostilité des britanniques, par les difficultés à communiquer avec Moscou, par la concentration des pouvoirs dans les mains d’une poignée « face à des adversaires redoutables et dans une situation exceptionnellement complexe et changeante ». Il ne sera pas dit clairement – même si cela est sous-entendu plus d’une fois – qu’en réalité la Grèce fut délibérément sacrifiée par Staline, comme il avait volontairement sacrifié le Parti communiste allemand durant les années 30.       

En 1946, alors que la nécessité de la « Grande Alliance contre le fascisme » n’existe plus, Molotov, comme Togliatti ou Duclos, donne aux chefs du KKE le conseil de participer aux élections à un moment où cela signifie disparaître puisque le pays subit la répression ultra-violente des anciens collaborateurs. Les élections du 31 mars 1946 se déroulent dans une telle atmosphère que dix ministres libéraux grecs les qualifièrent de comédie avant de démissionner alors que 80 membres de la chambre des Communes et les journaux britanniques demandaient leur report.

Soulignons cependant qu’un sous-chapitre du livre s’intitule : « l’EAM et le KKE pris au piège de leur stratégie frontiste » et que le centralisme (les décisions reposent parfois sur 3 hommes) est ouvertement critiqué par Joëlle Fontaine. Mais le machiavélisme de bas étage de Staline n’est pas le sujet explicite du livre et reste en marge, n’étant pas considéré ouvertement comme le facteur déterminant de tous les événements en Grèce, malgré toutes les preuves que se charge d’apporter l’auteur.

De fait, un partage tacite des zones d’influence s’effectue au cours de la reconquête de l’Europe, et la Grèce est abandonnée à la sphère britannique. On connaît – Orwell le démontre habillement dans Hommage à la Catalogne – le fond de la politique stalinienne à cette période. Elle sabota délibérément les possibilités de victoire communiste dans des pays qui risquaient d’échapper à l’influence de l’URSS. Il manquerait d’ailleurs sur ce sujet une étude comparative synthétique, à jour, des stratégies des partis communistes allemands, espagnols, grecs et français, de 1929 a 1953. Il faudrait bien sûr ajouter le cas yougoslave et évoquer les dissensions avec le PC chinois, pour montrer que ce danger d’indépendance des révolutions nationales n’était pas uniquement un fantasme de Staline.

Dès lors, dans le cas grec, les Anglais, poussés par la volonté de Churchill, auront tâche presque facile. Le « coup d’Athènes » de 1944 montre que c’est la Grande-Bretagne qui initia la politique d’intervention des Grands (et non pas l’URSS comme tous les élèves de France l’apprennent). Pourtant l’insurrection d’Athènes s’inscrivait dans une vague de révolution sociale née de la guerre mais passée sous silence dans l’historiographie – quid par exemple de la situation de guerre civile à Bruxelles en 1944 ? – qui furent empêchés par l’entente et les interventions des grandes puissances anglo-saxonnes et soviétiques. Joëlle Fontaine sait d’ailleurs à merveille rappeler ce contexte. On comprend qu’une histoire critique, synthétique, détaillée, comparatiste, et grand public de cette période est encore largement à écrire. Le champ de ruines de la Grèce actuelle, tout comme la plupart des situations nationales en Europe, ne peuvent être comprises sans s’attarder sur cette période et ses leçons politiques.

 

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1 Alexis Tsipras, leader de Siriza, ne manque d’ailleurs pas une occasion de s’afficher avec les rares survivants de la Résistance, comme Manolis Glezos, député de Siriza.