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La campagne des élections municipales, loin de relever d’un scrutin secondaire ou intermédiaire, est une formidable occasion de bouleverser notre univers politique. Elle ouvre un temps et un espace que nous devons nous approprier pour construire collectivement des réponses aux urgences qui nous menacent.

Malgré le tapage assourdissant des thuriféraires du there is no alternative et du business as usual, les catastrophes climatiques et écologiques qu’engendre le mode de production dominant sont maintenant largement connues. En dépit d’une féroce répression, le soulèvement des Gilets Jaunes a construit un large front de lutte contre les injustices sociales, géographiques et politiques que le capitalisme néolibéral contemporain aggrave un peu plus chaque jour. Il y a les souffrances et les exploitations d’aujourd’hui, il y a la certitude qu’elles seront redoublées demain si rien ne change. La fin du monde et les fins du mois nous obligent.

Les questions politiques ne peuvent plus se poser de la même manière. Collectivement, nous sommes largement héritier·es d’une culture des lendemains meilleurs. Les pouvoirs développaient la rhétorique du progrès, et lorsque nous les contestions nous pensions que l’histoire jouait pour nous, que le capitalisme s’effondrerait sur ses contradictions internes, que l’imagination et les travailleurs·ses triompheraient et qu’alors un monde meilleur adviendrait. L’exploitation tuait, il fallait la vaincre vite, mais nous pouvions construire patiemment, de mouvement en mouvement.

Notre temps n’est plus le même. Il joue contre nous, c’est désormais certain. Nous ne pouvons attendre de lendemains qui déchantent les remèdes aux maux du présent.

Si nous ne pouvons patienter face à l’urgence écologique, nous ne pouvons pas non plus accepter de répondre à cette urgence seule. Le capitalisme néolibéral est entré dans une triple crise : une crise écologique, une crise sociale et une crise démocratique. Ce système économique n’est pas seulement incapable de les surmonter : il les aggrave.

Impossible donc d’acquiescer à une nouvelle mutation du capitalisme, qui limiterait peut-être les émissions de CO2 mais continuerait à nourrir un système fondé sur l’accumulation par la dépossession et l’exploitation des peuples au profit de quelques-une·s ; un système qui se nourrit des inégalités et les accroît, durcissant toutes les dominations, notamment celles construites autour de la race et du genre. Le consumérisme atteint au quotidien nos existences, par les frustrations et les inégalités structurelles qu’il produit comme par le désastre écologique qu’il engendre. Nous devons radicalement critiquer la marchandisation du monde qui bouleverse le climat et provoque l’effondrement de la biodiversité. Toute réalité humaine, toute construction sociale devient une marchandise qui cristallise des rapports sociaux d’exploitation et de domination.

Ainsi, nous devons construire une politique écologique, sociale et populaire.

Les principaux médias et partis politiques nous présentent les enjeux des élections municipales comme bien éloignés de ces questions fondamentales et radicales. Pourtant, les nombreuses expériences concrètes d’émancipation intégrant à la fois les réalités sociales et écologiques sont des expériences locales : de la fraternité et de la sororité des Gilets Jaunes sur les ronds-points à l’unification du mouvement social à Marseille suite à l’effondrement de trois immeubles, de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes à l’expérience historique Trémargat dans les Côtes d’Armor, du Chiapas au Rojava.

D’où est venu l’accueil humain des réfugié·es, d’où sont venues les politiques ambitieuses de logement ou de transition agricole ? Toujours du niveau et du terreau local, de là où des collectifs se sont formés et organisés pour reprendre en main leur destin commun.

Arracher jusqu’aux racines du système et réorganiser la vie collective dans l’intérêt de tou·tes, c’est permettre à tou·tes de retrouver sens et dignité dans l’action et rompre ainsi avec l’accaparement du pouvoir par quelques-un·es. Les coopératives ou associations ouvrières sont des instruments qui permettent la réappropriation des moyens de production et l’émancipation au sein de l’entreprise, en se libérant du capital et en brisant la dichotomie entre décideur·se et exécutant·e. Mais comment se réapproprier son lieu de vie, son quartier, sa ville ou son village ?

Municipalisme et communalisme peuvent être ces outils qui permettent à tou·tes de se saisir des décisions politiques. Bien sûr, les généalogies de ces projets d’organisation politique sont complexes et il en existe une multitude de variations. Ce que tous ont en commun, c’est la réappropriation par les habitant·es de leur droit à participer pleinement à la constitution de l’agenda politique et à la prise de décision, le plus souvent dans le cadre délibératif des assemblées. Celles et ceux qui gouvernent sont précisément celles et ceux qui sont affecté·es par les décisions. Les collectifs, associations et mouvements sociaux ont un accès direct aux espaces de la prise de décision. Cette organisation collective construit donc un pouvoir considérable de transformation de la vie quotidienne, par une rupture avec la routine et l’acquiescement paresseux ou contraint. Un « bon programme » ne suffit pas pour modifier la réalité matérielle des habitant·es : ce sont les modalités mêmes de la prise de décision qui doivent être modifiées, afin que chacun·e puisse s’emparer du politique.

Ainsi, il ne suffit pas, comme le font souvent les listes citoyennes, de professer qu’un changement des visages peut transformer la mécanique politique, ni qu’une fois le pouvoir rendu aux habitant·es les conflits disparaîtront. Il s’agit au contraire de parier sur la productivité politique et sociale de la conflictualité, lorsque l’information et le pouvoir décisionnel sont également partagés, dans un cadre conçu pour limiter le plus possible la reproduction des dominations en son sein. Les intérêts divergent, il faut trancher : le meilleur juge sera toujours l’assemblée des habitant·es, travailleur·ses, usager·es. Nul guide : si des savoirs spécifiques sont nécessaires, celles et ceux qui les détiennent les mettent au service de l’assemblée, sans pour autant s’arroger un pouvoir sur les autres.

Ainsi, au niveau local, il devient possible de repenser radicalement les transports, le logement, la santé, l’éducation, les loisirs, le sport, la culture, l’art, la justice sociale et environnementale ; mais aussi ce que sont les biens communs ou les solidarités intergénérationnelles. Il ne s’agit pas pour autant de perdre de vue les inégalités entre communes et entre régions, les solidarités qui exigent des financements et des droits à des échelles plus larges. Des liens se tissent qui préfigurent ce qui sera possible quand, demain, la fédération des communes ainsi autogérées permettra d’articuler des réseaux d’échanges non-capitalistes et écologiques. En nous appropriant ce sur quoi nous avons immédiatement prise, nous mettons en action le célèbre « penser global, agir local » et nous nous donnons les moyens de produire des transformations radicales.

Évidemment, le municipalisme ne constitue pas une pierre philosophale capable de répondre à tous les maux, notamment au sein des lieux de travail et des structures de production. De plus, il ne se décrète pas, il se pratique, il se construit par la réflexion et l’action collective des habitant·es : l’auto-organisation s’apprend et se travaille collectivement. Cependant, le processus est bien engagé : depuis un an maintenant, le soulèvement des Gilets Jaunes, formidable laboratoire d’innovations sociales et politiques, a montré que le local pouvait et devait se repolitiser.

Nous pouvons et nous devons collectivement nous en saisir pour surmonter le pessimisme et agir, maintenant. Pour les militant·es politiques, cela signifie renoncer aux querelles et aux divisions, faire l’effort de travailler ensemble dans un cadre nouveau, malgré les difficultés et les coûts. C’est accepter, aussi, que l’on donne son temps et son énergie sans espérer le pouvoir et les privilèges institutionnels de l’élu·e. Pour celles et ceux qui militent dans des associations, des collectifs, sur des ronds-points : il s’agit de s’emparer de la décision politique directement, de ne plus se laisser reléguer au second plan et de tourner ainsi le dos aux édiles figés dans une forme de féodalité. Pour les non-militant·es, c’est prendre le risque de perdre du temps, de se salir les mains. Pour tou·tes, c’est prendre le risque d’agir avec des personnes différentes.

Ces risques, nous devons les prendre ensemble. Établissons partout un rapport de force favorable au municipalisme et à ses principes émancipateurs. Ensuite, dans ces nouvelles assemblées populaires des habitant·es, salarié·es et usager·es qui seront des espaces ouverts de politisation et de délibération, nos débats seront plus fertiles. Ne laissons pas nos désaccords devenir des fractures et, une fois de plus, permettre au capital et à ses partis de nous balayer.

Nous pouvons et nous devons éviter que la campagne des municipales n’aboutisse à un ancrage supplémentaire de la Macronie, au durcissement du néolibéralisme, à la poursuite des  projets inutiles et imposés. Le pouvoir vacille, mais ce n’est qu’uni·es dans un front municipaliste écologiste, féministe, antiraciste, populaire et social, que nous pouvons faire de cette campagne un moment de refondation de la démocratie locale, premier pas vers une refondation de notre société.

Cette campagne des municipales est donc la plus importante de toutes, car c’est dans ce cadre que les habitant·es peuvent conquérir un pouvoir effectif, à partir duquel tous les autres deviennent accessibles.

Construisons nos communes, nos communs, notre avenir.

 

Cette tribune émane d’un collectif de chercheurs·ses attentifs aux mouvements sociaux et parties prenantes du soulèvement des Gilets Jaunes, qui voient dans le municipalisme un outil qui peut être mis au service de la construction d’un véritable pouvoir populaire, sans lequel les justices sociale et environnementale demeureront inaccessibles. 

Illustration : Fred Sochard.

 

Signataires

Catherine ACHIN (politiste)

Bruno ANDREOTTI (physicien)

Ludivine BANTIGNY (historienne)

Marie-Pascale BEHRA (BIATSS)

Malika BENARAB ATTOU (militante associative)

Judith BERNARD (metteure en scène, enseignante)

Jauffrey BERTHIER (philosophe)

Mourad BESBES (responsable associatif)

Rémi BENOS (géographe)

Romain BIARD (mathématicien)

Jacques BIDET (philosophe)

Françoise BLOCH (socio-anthropologue)

Matteo BONAGLIA (avocat)

Clément BONNAT (employé logement social)

Véronique BONTEMPS (anthropologue)

Valérie BOURNET (comédienne)

Laurence BOURNET (chargée de diffusion Théâtre)

Driss BOUSSAOUD (chercheur en neuroscience)

Claire-Akiko BRISSET (enseignante-chercheuse)

Pascal BURESI (historien)

Cécile CANUT (sociolinguiste)

Pépita CAR (direction artistique théâtre et art en espace public)

Philippe CAR (metteur en scène)

Prïncia CAR (réalisatrice)

Marion CARREL (sociologue)

Thibaud CAVAILLÈS (géographe)

Arnaud CHABROL (éditeur indépendant)

Kinda CHAIB (historienne et anthropologue)

Francis CHATEAURAYNAUD (sociologue)

Cécile CHATELET (chercheuse en littérature)

Mériam CHEIKH (anthropologue)

Laurence DE COCK (historienne et enseignante)

Pierre CRETOIS (philosophe)

Justin DE GONZAGUE (documentariste)

Christian DELACROIX (historien)

Mathias DELORI (politiste)

Sophie DESROSIERS (anthropologue)

Amanda DIAS (anthropologue)

Leila DORAI (enseignante PLP Lettres-Histoire)

Pascale DUBUS (historienne de l’art)

Corine EYRAUD (sociologue)

Guillaume FABUREL (géographe)

Patrick FARBIAZ (militant écologiste)

Tatiana FAUCONNET (politiste)

Loriane FERREIRA (chercheuse en études urbaines)

Bernard FISCHER (employé de sécurité sociale)

Marianne FISCHMAN (économiste, enseignante du secondaire)

Jacques FORTIN (militant LGBT retraité)

Aude FRANKLIN (anthropologue)

Bernard FRIOT (sociologue du travail)

Claire GALLIEN (enseignante-chercheuse en littératures)

Fanny GALLOT (historienne)

Edith GALY (enseignante-chercheuse en Ergonomie)

Isabelle GARO (enseignante)

Florent GAUDEZ (socio-anthropologue)

Franck GAUDICHAUD (politiste)

Maële GIARD (géographe)

Cécile GINTRAC (géographe)

Mathilde GIRAULT (chercheuse en études urbaines)

Lena GRIGORIADOU (enseignante)

Léon GUILLOT (économiste)

Ozgur GUN (économiste)

Hugo HARARI-KERMADEC (économiste)

Samuel HAYAT (politiste)

Benoit HAZARD (anthropologue)

Edouard GOURDIN (politiste)

Aurélie JOUVENEL (archéologue)

Nicolas JOUVIN (mathématicien)

Pierre-André JUVEN (sociologue)

Lama KABBANJI (démographe)

Jérôme LAMY (sociologue et historien)

Mathilde LARRERE (historienne)

Stéphanie LATTE ABDALLAH (historienne et politiste)

Christophe LAURENS (architecte)

Brice LE GALL (sociologue/photographe)

Stéphane LE LAY, sociologue du travail

Lucie LERBET (politiste)

Benoît LEROUX (sociologue)

François LONGERINAS (journaliste, militant écologiste et autogestionnaire)

Camille LOUIS (philosophe, dramaturge)

Liêm-Khê LUGUERN (historienne et enseignante)

Fanny MADELINE (historienne)

Pascal MAILLARD (enseignant en littérature)

Léopoldine MANAC’H (anthropologue)

Camille MARCHET (bioinformaticienne)

Gilles MARTINET (géographe)

Gustave MASSIAH (économiste altermondialiste)

Alexis MEDINA (historien)

Brieuc MEVEL (programmateur culturel)

Martine MICHAUDET (retraitée du travail social)

Marc MOREIGNE (écrivain)

Guillaume NOBLET (économiste)

Julien O’MIEL (politiste)

Ugo PALHETA (sociologue)

Cyril PEDROSA (auteur de bande dessinée)

Antoine PEILLON (journaliste)

Clément PETITJEAN (sociologue)

Olivier PIAZZA (coopérateur & enseignant en intelligence collective)

Aurélie PIERRE-MERIAUX (ex-professeur de philosophie)

Pablo PILLAUD-VIVIEN (journaliste et éditorialiste)

Clyde PLUMAUZILLE (historienne)

Claire POILROUX (libraire)

Raphaël PORCHEROT (économiste)

Claude POURCHER (professeur d’allemand retraitée et guide conférencière)

André PRONE (environnementaliste, poète et essayiste)

Claudio PULGAR-PINAUD (militant des quartiers à Paris, géographe)

Lissell QUIROZ (historienne)

Gianfranco REBUCINI (anthropologue)

Sylvain Pablo ROTELLI  (sociologue)

Sébastien ROUX (sociologue)

Laurent SAINT-ANDRE (militant écologiste de la décroissance)

Arnaud SAINT-MARTIN (sociologue, engagé dans le collectif Bien Vivre à Melun)

Grégory SALLE (sociologue)

Catherine SAMARY (économiste)

Julia SANCHEZ (responsable association ESS)

Michel SEIGNEURET (biophysicien)

Loïc SÉCHERESSE (illustrateur, auteur de bande dessinée)

Nicolas SEMBEL (sociologue)

Nikos SMYRNAIOS (enseignant-chercheur)

Fred SOCHARD (dessinateur, illustrateur)

Julien TALPIN (politiste)

Jacques TESTART (biologiste et essayiste)

Antoine THIOLLIER (metteur en scène, directeur artistique)

François TRONCHE (biologiste)

Kevin VACHER (sociologue)

Delphine VALLADE (économiste)

Céline VAILLANT (architecte, ingénieure)

Sixtine VAN OUTRYVE  (chercheuse en théorie politique)

Elise VOGUET (historienne)

Nicolas VOISIN (coopérateur et militant)

Nicolas VRIGNAUD (politiste)

Louis WEBER (éditeur)

Elisabeth ZUCKER (démographe)

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