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Davide Gallo Lassere discute ici le livre de Rodrigo Nunes : Neither Vertical nor Horizontal. A Theory of Political Organization (Verso, 2021). Celui-ci reprend à nouveaux frais la question de l’organisation politique, véritable angle mort de la plupart des pensées de l’émancipation – y compris celles issues de la tradition communiste – qui se sont développées au cours des vingt dernières années.

Mettre sur le devant de la scène la théorie de l’organisation politique devient une tâche de plus en plus pressante. Peu importe la manière dont on aborde la question, qu’on la prenne par en haut ou par en bas. Après l’« âge des extrêmes », la réaction des années 1980, la gueule de bois néolibérale des années 1990, la guerre contre le terrorisme des années 2000, la crise de 2008 et la pandémie de 2020 ; ou après les échecs du mouvement ouvrier classique et du mouvement de libération anticoloniale, les défaites des politiques radicales des années 1960-70, l’épuisement de l’altermondialisme et les impasses des luttes des années 2010 : quel que soit l’angle sous lequel nous affrontons le problème, réfléchir à ce que nous pouvons faire, concrètement, pour accroître notre capacité d’agir est une exigence qui ne perd pas de son actualité. Et cela est d’autant plus vrai si l’on aborde l’urgence climatique avec un sobre réalisme. Pour cet ensemble de raisons, l’ouvrage – beau et dense – de Rodrigo Nunes, Neither Vertical nor Horizontal mérite d’être lu et discuté collectivement.

Comme l’annonce emblématiquement le titre, l’ouvrage procède à une déconstruction philosophico-politique d’une longue série de binarismes qui, d’après l’auteur, ont limité le potentiel pratique de celles et ceux qui s’opposent à l’état actuel des choses : verticalité/horizontalité, centralisation/décentralisation, unité/diversité, macropolitique/micropolitique, molaire/moléculaire, parti/mouvement, organisation/spontanéité, hégémonie/autonomie, etc.

Trop souvent, dans l’histoire des mouvements sociaux, ces couples conceptuels ont été pensés – et ils continuent de l’être – comme des « disjonctions exclusives », des « dualismes paralysants » (p. 13), tels que si vous adhérez à une perspective, vous devez nécessairement renoncer à l’autre. Les deux « mélancolies de gauche » (pp. 51-80) auxquelles elles ont donné lieu, l’une ayant pour date métonymique (l’échec de) 1917, l’autre (celui de) 1968, tendent à aborder la question de l’organisation politique de manière normative, en partant de ce qu’elles espèrent qu’il advienne plutôt que de ce qui est, ici et maintenant.

Quelle forme d’organisation les acteurs impliqués dans le processus de transformation doivent-ils se donner pour révolutionner le monde ? Quels principes incarnent au mieux nos idéaux politiques ? S’écartant de ces questions qui ont animé de multiples orientations politiques radicales, Nunes adopte de manière pragmatique une attitude fondée sur l’examen des forces en présence et la pratique de l’objectif : étant donné la présence de tel ou tel sujet dans des coordonnées spatio-temporelles spécifiques, qu’est-ce qui nous permet d’augmenter le pouvoir global de celles et ceux qui sont de notre côté ?

Comme cela apparaît clairement dès la première ligne, l’essai se présente comme une réponse au cycle de luttes déclenché par les printemps arabes et les occupations des places. Selon l’auteur, les difficultés rencontrées par les manifestations de 2011 constituent en quelque sorte le 1989 de 1968, c’est-à-dire la démonstration matérielle de l’impossibilité de continuer comme on en a l’habitude depuis la montée de la Nouvelle Gauche. Si l’ontologie « horizontaliste » a effectivement gagné – le monde est irrémédiablement structuré en réseaux, tandis que la critique de la vieille métaphysique fondationnaliste semble insurmontable – certaines exigences développées au sein de l’approche « verticaliste » (le premier pôle des couples conceptuels mentionnées plus haut) n’ont pas perdu de leur pertinence (p. 16).

Au contraire, elles ont même acquis une nouvelle centralité. L’un des points les plus intéressants de l’ouvrage de Nunes consiste donc à repenser les contributions de la tradition « verticaliste » à la lumière de ses propres erreurs politiques et insuffisances historiques, ainsi qu’au prisme des découvertes pratico-théoriques de la tradition « horizontaliste », et vice-versa[1].

Pour accomplir une telle tâche, poursuit Nunes, il est indispensable d’adopter une vision écologique de ce qu’on appelle l’Organisationsfrage, en partant de l’irréductible pluralisme subjectif présent dans un environnement donné. Penser, donc, en termes écosystémiques, l’espace dans lequel les différents sujets s’efforcent de transformer le monde, ayant conscience de faire partie intégrante du milieu dans lequel l’on est immergé. Tel est le geste philosophique au cœur de la critique que Lénine et Luxemburg adressaient à la Deuxième Internationale et que, quelques années plus tard, la cybernétique de deuxième génération adressait à celle de la première :

« si nous ne sommes pas en dehors du monde que nous décrivons, mais en son sein ou à ses côtés, non seulement les descriptions que nous produisons sont elles-mêmes des actions dans ce monde, mais nos actions en général ont des effets sur ce qui est décrit » (p. 11).

Cette disposition politique et épistémologique implique une logique relationnelle différente de celle, souveraine, qui anime le spectre des relations intersubjectives au sein d’un mouvement, allant des alliances plus ou moins réussies ou opportunistes aux antagonismes plus ou moins rigides et idéologiques.

L’abandon des pierres angulaires de la théorie classique de la révolution invite donc à revoir de fond en comble la théorie de l’organisation politique. Du milieu du XIXe siècle à l’après-guerre, les trois piliers de la grammaire révolutionnaire ont été constitués par la nécessité intrinsèque de la rupture dans le continuum historique (qu’elle soit pensée en termes processuels ou événementiels), par la coïncidence déterministe entre la position objective occupée dans la structure sociale et la subjectivation politique, et par la malléabilité prétendument infinie de l’être social.

Toutefois, maintenant que la téléologie historique a été remplacée par la contingence, la transitivité économiciste par l’excédent de la composition subjective, et l’idéalisme démiurgique par l’analyse de la complexité (pp. 81-120), s’impose une reconfiguration drastique de la méthode organisationnelle. À cet égard, Nunes élabore plusieurs catégories dont l’utilité pour enrichir les débats contemporains concernant les mouvements sociaux et la théorie critique, ainsi que la lutte contre le réchauffement climatique, est incontestable ; cette dernière constitue d’ailleurs un véritable banc d’essai sur lequel évaluer la solidité de toute proposition politique, qu’elle soit théorique ou organisationnelle.

Parmi ces catégories, il y en a trois qui nous semblent particulièrement fécondes : noyaux organisationnels (organising cores), action diffuse (distributed action) et écologie organisationnelle (organisational ecology).

« ‘Noyaux organisationnels’ est […] un terme générique pour désigner des nœuds ou groupes de nœuds qui animent une zone ou un réseau, en assurant la fonction de concentration et d’orientation de la capacité collective à agir dans certaines directions, de manière continue ou seulement occasionnelle ».

Par conséquent, « toute organisation est un noyau organisationnel, […] mais tout noyau organisationnel n’est pas une organisation » (p. 203). Ce concept permet de rendre compte des différents foyers (grands ou petits, plus ou moins intenses et structurés) capables d’influencer le cours des événements. En effet, les activités d’un noyau organisationnel rappellent les modes de fonctionnement des plateformes qui sont régies par « une logique de mise en place d’espaces de collaboration, qui conditionne mais ne détermine pas les résultats » (p. 205). Les noyaux organisationnels créent ainsi les conditions de possibilité des rencontres, ils déclenchent des dynamiques, nourrissent des parcours, lancent des mots d’ordre, etc. Ils stimulent plutôt qu’ils ne dirigent les mobilisations ; ils prennent l’initiative, sans la monopoliser ; ils induisent des effets en canalisant les efforts collectifs. En ce sens, un noyau organisationnel exerce des fonctions d’avant-garde et de leadership, sans occuper systématiquement ces positions (pp. 201-11)[2].

Sous cet angle, il est plus facile de reconnaître et d’apprécier la portée de ce que Nunes appelle l’action diffuse. Par cette expression, l’auteur entend le fait que nous n’avons jamais affaire à de simples actions agrégées (la somme insondable d’une nébuleuse d’activités dispersées) ni à des actions collectives monolithiques (plus ou moins coordonnées par un cerveau pensant), mais toujours à des variations intermédiaires : la combinaison plus ou moins vertueuse d’activités menées par des groupes organisés (partis, syndicats, associations, ONG, médias indépendants, militants de divers collectifs, etc.) avec celles de milliers de personnes dont le degré de participation et d’affiliation à un mouvement est extrêmement hétérogène et variable.

Évidemment, le réseau dense de relations qui s’établit entre les sujets (individuels et collectifs) qui constituent une dynamique politique peut donner lieu à des assemblages plus ou moins aboutis et puissants ; mais pour Nunes il s’agit de toujours garder à l’esprit ce patchwork complexe de relations lorsqu’on est en phase d’analyse et d’élaboration tactique et stratégique :

« une théorie de l’organisation doit donc commencer par la manière dont les individus non affiliés coordonnent leurs actions en dehors des organisations, ou dont ils se coordonnent avec les organisations, ainsi que par la manière dont les organisations se coordonnent entre elles. Le terme « organisation » se réfère donc d’abord à ce phénomène, et seulement ensuite aux organisations spécifiques. Ces dernières émergent dans le contexte du premier, et des choses comme les partis font par conséquent partie d’une théorie de l’organisation, mais ils ne constituent pas son objet principal. » (p. 27)

Voici le troisième élément important de la proposition du militant et intellectuel brésilien. Le point de départ d’une théorie de l’organisation n’est pas tant un examen de la conjoncture, ni une théorie du sujet, de la forme politique à instituer ou de la perspective révolutionnaire à réaliser, mais une analyse de ce qu’il appelle « l’écologie organisationnelle » (pp. 159-73) :

« ce que nous totalisons comme « le mouvement » est en fait un réseau non totalisable composé de plusieurs réseaux différents, une écologie de réseaux en constante évolution, qui à son tour est imbriquée dans des écologies plus larges qui se chevauchent de diverses manières (la ville, la nation, le capitalisme mondial, les membres d’une certaine classe, celles et ceux qui parlent une certaine langue) ». (p. 164).

Dans ce cadre, Nunes tire six enseignements qui méritent d’être soulignés : 1/ en agissant sur l’environnement partagé, les composantes d’une écologie peuvent indirectement façonner le champ des possibles des autres ; 2/ la différenciation fonctionnelle est l’une des caractéristiques (et forces) fondamentales d’une écologie ; 3/ la richesse produite par un nœud ou un cluster ne lui appartient pas exclusivement, mais est également disponible pour l’écologie dans son ensemble ; 4/ penser écologiquement l’organisation implique de ne pas la concevoir comme un concours à somme nulle entre les parties ; 5/ personne ne gagne seul ; 6/ traiter la compétition entre les parties comme un conflit entre des forces plutôt que comme une contradiction irréconciliable permet de considérer cette tension comme une question de force relative et non comme une opposition absolue.

Or, si l’on transpose ce cadre méthodologique du niveau méta-analytique au niveau pratique, quotidien, de la lutte contre le changement climatique, plusieurs voies s’ouvrent. Je me limiterai ici à indiquer la plus importante. La principale cible implicite d’une telle démarche est sans aucun doute le caractère unilatéral de la perspective politique.

Dans les luttes et les débats de l’écologie contemporaine, ce paradigme est incarné par deux exemples antithétiques : le modèle autogestionnaire de la Zad et le léninisme écologique esquissé dans certains textes d’Andreas Malm. Malgré leur opposition symétrique (anticipation préfigurative à petite échelle contre transition à grande échelle sous l’égide de l’État), les deux perspectives privilégient l’approche disjonctive du « soit/soit » par rapport à l’approche articulatoire du « et l’un/et l’autre » proposé par Nunes[3]. Bien que toutes les deux aient plusieurs arguments historiques et politiques en leur faveur, aucune d’entre elles n’est aujourd’hui assez puissante pour imposer un rapport de force permettant d’inverser la tendance à l’aggravation de la crise écologique. Or, il est possible d’imaginer le déclenchement d’actions expansives communes où chacune de ces perspectives politiques, en augmentant sa propre capacité d’action, renforce la marge de manœuvre pour l’autre[4].

Comment cultiver ces processus et faire grandir ensemble les différentes composantes qui soutiennent une mobilisation est une question à laquelle nous ne pouvons apporter qu’une réponse contingente, située dans la matérialité des contextes singuliers. Certaines indications de méthode, valables dans l’abstrait, sont toutefois développées avec passion par Nunes dans Ni vertical ni horizontal, un ouvrage captivant qui alterne la critique d’auteurs classiques et contemporains de la tradition révolutionnaire avec une analyse des mouvements sociaux qui ont bouleversé la dernière décennie. Il s’agit certainement d’une excellente lecture dans le contexte de la décennie qui vient de commencer et qui, plus encore que la précédente, nous obligera à réfléchir au thème de l’organisation à travers le prisme de l’écologie politique.

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Ce texte peut être également consulté en italien et en anglais.

Notes

[1] Quiconque participe activement à une mobilisation peut constater à quel point de nombreux militants ont tendance à rejeter la responsabilité de l’échec de la dynamique politique sur les autres composantes du mouvement. Vivant et militant en France, ces dernières années, j’ai entendu des dizaines de fois des membres de la gauche institutionnelle reprocher au black bloc d’empêcher la massification des manifestations ; ou des militants autonomes se concentrer principalement sur la critique des fédérations syndicales plutôt que sur leur propre autocritique. De manière significative, avec les Gilets Jaunes, un soulèvement qui a perturbé les schémas habituels, ces réflexes improductifs étaient beaucoup moins présents. Cela n’a cependant pas empêché des « représentants » des deux gauches de juger de l’intérêt ou de l’importance du soulèvement en fonction de son degré de proximité avec la « bonne » (de leur point de vue) ligne anticapitaliste – une connaissance qu’ils détiendraient en raison de leur appartenance à la « bonne » tradition politique.

[2] À cet égard, Nunes parle d’avant-gardes sans avant-gardisme, ou de leaderships sans « leadérisme », et de l’importance de l’horizontalité par-delà de l’horizontalisme.

[3] Pour la critique de l’horizontalisme des luttes par Malm, voir A. Malm, La Chauve-souris et le capital, La Fabrique, Paris, 2020, en particulier pp. 138-40. Pour une critique de la perspective « centrée autour de l’État » de Malm, voir Max Ajl, https://brooklynrail.org/2020/11/field-notes/Corona-Climate-Chronic-Emergency, et Bue Rübner Hansen, https://viewpointmag.com/2021/04/14/the-kaleidoscope-of-catastrophe-on-the-clarities-and-blind-spots-of-andreas-malm/. En ce qui me concerne, j’ai tenté de développer une approche alternative dans la lignée de ce qui est présenté dans ce court compte-rendu, basée sur la théorie du double pouvoir et la pluralisation des pratiques à l’intersection, d’une part, des luttes écologiques, sociales et décoloniales dans le Nord et le Sud global et, d’autre part, des différentes formes d’action directe (manifestations, campements, occupations, blocus, soulèvements, grèves, sabotages, etc.). Voir D. Gallo Lassere, Retour au present: espaces globaux, nature sauvage et crises pandémiques, https://www.contretemps.eu/retour-present-espaces-globaux-pandemiques/.

[4] Pour rester sur la séquence qui a secoué la France entre 2016 et 2020, on peut dire que certaines parmi les phases les plus exaltantes des luttes ont eu lieu à des moments où ces combinaisons se sont exprimées avec une vigueur significative. En ce qui concerne les relations entre les différentes composantes du mouvement de 2016 (cortège de tête, Nuit debout, bases syndicales), je me permets de renvoyer à D. Gallo Lassere, Contre la Loi Travail et son monde, Eterotopia, Paris, 2016, pp. 31-68, tandis qu’en ce qui concerne les relations au sein des différentes composantes des Gilets Jaunes et entre les Gilets Jaunes et les autres groupes (syndicales, autonomes, écologistes), voir id., « A Crise dos Gilets Jaunes e o Horizonte de Possìveis », in O trabaho das linhas, A. Mendes, G. Cocco (sob a direcção de), Autografia, Rio de Janeiro, 2020, pp. 65-80, (version courte en français Revue K, Cahier spécial printemps 2020, https://revue-k. univ-lille.fr/data/medias/KV4.pdf, pp. 93-101), E. Chédikian, D. Gallo Lassere, P. Guillibert, « The Climate of Rond About : the Gilets Jaunes and Environmnetalism », in Southern Atlantic Quarterly, n° 119/4, 2020, pp. 877-87 et D. Gallo Lassere, C. Lavergne, « Soulèvement Gilets Jaunes : expériences et compréhensions plurielles de l’émeute », in Socio, n° 16/2021, à paraître.

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