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Dans son premier roman paru en septembre 2022 aux éditions Hors d’atteinte, Émilie Tôn retrace le parcours de son père, Liêm, qui fuit le Viêt Nam en 1980 jusqu’à la Lorraine française où il devient ouvrier. En mettant en mots son histoire familiale, l’autrice aborde autant les thèmes de l’exil, de l’impérialisme et de la guerre du Viêt-Nam, que ceux de la condition ouvrière et du racisme en France. Dans cet extrait issu du premier chapitre, Émilie Tôn ouvre le récit sur l’enfance de son père, jusqu’au moment où l’offensive du Têt en 1968 pousse sa famille à fuir le pays.

Partie 1 – Chapitre 1

Le bufflon et les apsaras

Comme tous les Vietnamiens, mon père aurait aimé naître pendant l’année du Dragon. À ma mère, il avait honteusement avoué être de celle du Cochon, 1959, jusqu’à ce que ses sœurs mettent la main sur des documents où était inscrite sa véritable année de naissance, 1961.

Depuis, il se vante d’être Buffle de fer, un signe bien plus valorisant que celui du vil animal – quoique l’astrologie asiatique ne compte pas tellement dans cette famille musulmane où l’on croit surtout au mektoub, donc que « tout est écrit ».

Dans la culture vietnamienne, les enfants d’une fratrie sont désignés par leur ordre de naissance. Chez lui, le petit buffle de fer est le « frère numéro sept », bien que toutes et tous l’appellent « petit frère chéri ». Quatre filles et deux garçons le précèdent, ce qui ne l’empêche pas de devenir avant même de venir au monde le favori de sa mère, Thi Hoa.

Papa le répète à l’envi : aux yeux de sa mère, il détient le pack complet du garçon parfait. Beau, intelligent et fort, tout ce qu’il faut pour « devenir quelqu’un » – comme si on pouvait « devenir personne ».

Il en est convaincu :

« Sans la guerre, j’aurais été footballeur professionnel, chirurgien, chanteur ou ingénieur. Les génies m’ont tout donné, sauf la chance. »

C’est à la guerre, aussi, qu’il devrait sa présence en France, ce pays si différent de son Viêt Nam d’origine et où personne ne comprend ses métaphores énigmatiques.

Je veux comprendre pourquoi mon père en veut ainsi au destin. Pourquoi il est si souvent en colère quand il se lève le matin.

Je tente de remonter le fil du récit de son exil, qui se résumait jusqu’ici à un conte abstrait. Des bribes d’histoires glanées au fil des années, oscillant entre des souvenirs enfantins de Phnom Penh et de Saïgon, où le seul enjeu pour lui était de savoir si sa mère le corrigerait, et ceux de camps de réfugiés thaïlandais, où la faim dissolvait les estomacs et où personne ne savait comment tout ça finirait.

Je veux en savoir plus sur les frontières et les passeurs qui y opèrent, que j’imagine sous les traits de militaires corrompus en quête d’un billet pour nourrir leurs enfants affamés. J’aimerais qu’il me décrive la jungle, refuge des derniers Khmers rouges, ces miliciens sanguinaires devenus pirates de fortune dans des marécages dévastés. Et je veux qu’il me raconte la France, celle de Mitterrand qui ouvre ses portes, celle de Sarkozy et de Macron qui les referme.

Je veux savoir comment il est arrivé là, dans cette Lorraine grise où l’acier s’écoule, et connaître les raisons qui font aujourd’hui de mon père l’homme qu’il est : un homme en manque de reconnaissance, au destin plusieurs fois brisé, qui n’a jamais abandonné. 

Il l’a toujours dit :

« Quand on a tout perdu plusieurs fois, on n’a plus peur de se lancer. »

Ce mantra est l’essence même de ce récit.

Boulevard Monivong

Phnom Penh, Cambodge

1967

Il jure qu’à sa naissance, on l’avait présenté au monde dans une assiette d’or et de pierres précieuses. À le voir se pavaner fièrement dans la cour de récréation six ans plus tard, on l’imagine toujours en petit prince, vivant dans un palais. Ses ongles sont propres, ses cheveux bien peignés, son uniforme repassé et ses dents, blanches comme de l’ivoire. Difficile de croire que ce garçon s’est savonné sous la gouttière la veille au soir, quand le ciel a déchargé des millions de larmes sur la capitale. 

Au Cambodge, il est chez lui. Il ne rêve pas de dragons, mais de divines apsaras, ces nymphes célestes qui dansent pour les rois et rendent les hommes fous d’amour.

Il a appris à parler, à lire et à écrire le khmer. Et n’était son petit reste d’accent, on croirait qu’il est né à la maternité de l’hôpital où travaille sa grande sœur, juste de l’autre côté du Phsar Thmey, le marché central de Phnom Penh.

Le petit Liêm – dont le prénom signifie « intègre » en vietnamien – est loin de se douter du chemin qu’il devra parcourir pour être à la hauteur de son patronyme. Du haut de ses six ans, il se sent comme n’importe quel enfant cambodgien. Sa mémoire est courte et ses souvenirs limités. Il ne se souvient pas de sa vie passée, au Viêt Nam, qu’il a quitté juste après avoir prononcé ses premiers mots.

De cette douce époque, où chaque journée commençait par une soupe aux nouilles fumante avec beaucoup de viande, il ne garde que des images abstraites. Pourtant, à entendre sa maman à qui son pays manque tant, le quotidien y était bien plus agréable qu’à Phnom Penh. Malgré la guerre dans les campagnes et les attentats en ville, ils étaient entourés par leurs amis et leur famille – et, surtout, ils avaient de l’argent.

Quand les adultes parlent du Viêt Nam, ils ne mentionnent jamais les troupes américaines qui s’y déploient, ni le napalm qu’elles répandent sur les forêts, cadeau du président Johnson aux campagnards du nord du territoire. Ils ne parlent que de la nourriture, ce qui semble tout à fait naturel au petit Liêm qui, depuis ses deux ou trois ans, n’a connu pour sa part que les murs défraîchis de cette maison de location.

Lorsque j’interroge Papa sur les raisons de l’installation de sa famille au Cambodge, il me répète les seules explications que ses parents lui ont concédées : son père, Youssouf, était menacé et ils ont tous fui le Viêt Nam avec lui.

– C’est tout ce qu’on t’a dit ?

– Oui.

Liêm ne sait encore rien des activités de son père. La politique est une affaire de grands dont sont écartés tous ceux qui ont encore des dents de lait. Pour lui, il est plus important de trouver des enfants avec qui jouer, et ce n’est pas une mince affaire : dans son quartier, il y a bien quelques gamins de son âge, mais la faim leur tiraille tellement les boyaux qu’ils préfèrent souvent la sieste aux parties de cache-cache.

Liêm aussi a très faim. Ça fait comme des bulles acides dans son ventre. Elles remontent dans sa gorge, laissant une brûlure le long de sa trachée. Lui qui déteste le poisson, il serait prêt à en engloutir un tout entier, tête comprise, pourvu que ses crampes d’estomac cessent.

Il a beau pleurer, harceler sa mère et lorgner sur les assiettes de ses frères et sœurs, l’horrible sensation ne passe pas. L’homme qui est derrière l’adage « on mange d’abord avec les yeux » n’a probablement jamais connu la famine.

Ce midi, en revenant de l’école, il a mangé tout son bol de riz et la moitié de celui de sa mère. Depuis quelques mois, les seins de cette dernière se sont aplatis et presque plus rien n’en sort. Pour compléter le régime de sa petite sœur, on prépare des biberons avec l’eau de lavage du riz, à laquelle l’amidon donne la couleur du lait, mais ni sa consistance, ni ses valeurs nutritives. La petite ne grandit pas autant qu’elle le devrait.

Liêm, dont la croissance suit son cours, se sent un peu coupable – mais il ne faut laisser paraître ni les remords, ni la souffrance. Sa mère tient à sauver les apparences, surtout devant le général, à qui la famille doit son toit et les enfants, le fait d’aller à l’école.

Le général Les Kosem, compagnon de lutte de son père, fait l’objet de l’admiration de Liêm. Cet homme est aussi imposant que calme, même s’il fronce toujours les sourcils. Ses épopées sont racontées dans d’épais manuels sur l’histoire contemporaine du feu Champā, cet ancien royaume grignoté au fil des siècles par le Cambodge et le Viêt Nam[1]. Il aurait mené une lutte acharnée pour redonner un pays aux Chams, devenus une minorité au Viêt Nam et au Cambodge après avoir été dépossédés de leurs terres au cours des dix derniers siècles.

Liêm ne comprend pas ce pour quoi se bat le général Kosem. Il est certes cham lui-même, mais il est surtout gourmand : s’il apprécie le général, ce n’est pas parce qu’il défend leur peuple, mais parce qu’il a toujours des prunes salées dans les poches. Liêm sait que s’il se comporte correctement, cet homme généreux lui donnera des friandises, voire l’amènera chez lui, où il pourra regarder la télé avec les autres enfants et sans gargouillements dans le ventre.

Le soir même, le père de Liêm doit enfin rentrer d’une longue mission avec le général, qu’il assiste. Thi Hoa appréhende ce retour : le général et son mari vont venir dîner et il n’y a plus rien dans le garde-manger. Elle se résout finalement à envoyer sa fille aînée au marché, acheter de la viande – quitte à dépenser le budget de la semaine. Pendant ce temps, ses autres filles se hâtent de déplier les nattes et de balayer l’allée. Tout doit être propre, y compris les enfants.

« Liêm, viens ici ! Nettoyage général. »

Le petit protégé de Thi Hoa chérit ces moments où elle se consacre entièrement à lui. Elle le lave à grandes eaux dans la salle de bains, si on peut appeler ainsi la pièce carrelée où se trouve le robinet. Ses gestes sont un peu brutaux, mais ses attentions restent agréables.

Thi Hoa frotte fort avec une brosse aux épais poils beiges qui laisse des rougeurs sur sa peau. Quand elle passe le bloc de savon dans ses cheveux, la mousse devient brune. Elle s’énerve : elle connaît la manie qu’a son fils de se verser du sable sur la tête. Il ne sait pas pourquoi, mais il adore cette sensation. Chaque fois qu’elle le voit le faire, elle lui met une claque – elle a déjà assez à faire avec les poux.

Une fois rincé et enroulé dans une serviette rêche, Liêm s’installe sur un petit tabouret. Le plastique fendu lui pince les fesses, mais sa mère n’a pas le temps d’écouter ses complaintes. Elle l’examine sous toutes les coutures, inspecte ses fesses pour vérifier qu’il n’a pas de vers – on attrape facilement des parasites quand on mange mal. Puis, à l’aide d’une longue tige de métal, elle lui gratte l’intérieur des oreilles et dépose le cérumen sur le dos de sa main.

Pour l’occasion, Thi Hoa noue autour de sa taille un sarong gris clair aux broderies dorées, bien peu pratique pour jouer. Sur ses boucles noires et brillantes, elle dépose un kufi, un petit chapeau de maille blanc importé de Malaisie, qu’il ne manquera pas de faire tomber dans une flaque devant la maison.

Au crépuscule, la voiture du général s’arrête devant la maison. Il en sort accompagné de son petit frère, Sary, et de Youssouf.

Le père de famille n’a pas vu ses enfants depuis plusieurs semaines, voire peut-être des mois – personne n’a compté. Liêm ne sait pas où il était et n’envisage même pas de le lui demander. De son combat politique et militaire, il ignore tout…

… alors je cherche.

Dans un vieux livre sur l’histoire du Front unifié de lutte des races opprimées (Fulro)[2], j’en apprends un peu plus sur les actions menées par Ôn (« grand-père » en cham) en cette année 1967.

Le Fulro est opposé à la fois à l’intervention américaine et aux communistes du Nord-Viêt Nam. Alors dirigé par le général Les Kosem, il a Ôn pour vice-président. L’organisation préparait à l’époque une offensive dans les hauts plateaux vietnamiens avec l’objectif d’y restaurer le royaume du Champā.

Ôn et le général cherchaient à nouer des alliances avec d’autres minorités du Viêt Nam. Ils s’organisaient depuis leur base située dans la province cambodgienne du Mondulkiri où ils recevaient les responsables des différentes minorités des hauts plateaux. J’en conclus que c’est là qu’allait Ôn lorsqu’il partait en mission.

Tout cela, Liêm l’ignore. Dans son esprit d’enfant, il imagine son père en aventurier de la jungle se frayant un chemin avec sa machette à la recherche d’un trésor perdu – qu’il s’agisse d’un trésor ou d’un pays, cela ne revient-il pas au même ? C’est la seule explication qu’il trouve à l’odeur de mousse fraîche qu’il sent quand il embrasse Youssouf. 

L’absence de confort du campement paramilitaire où il vit pendant ses missions et ses interminables périples à travers les forêts épaisses du Mondulkiri ont creusé des cernes sous ses yeux. Sa barbe picote les joues de Liêm, qui se blottit dans les plis de son uniforme militaire. Il est si heureux de retrouver son père.

Thi Hoa, elle, n’est pas du genre à montrer son affection. Les femmes de son acabit ne sourient jamais : son visage d’ivoire reste constamment fermé, sévère. Montrer ses dents, c’est bon pour celles dont le quotidien est léger. Sa vie à elle est couverte d’une chape de plomb. 

Elle est en colère et elle compte bien le faire comprendre à son mari. Elle ne le lâche pas du regard, lui qui n’a – encore une fois – rien apporté d’autre à sa famille que la poussière des routes du Nord.

Elle savait pourtant où elle mettait les pieds en le rencontrant. Après le décès de son premier mari, Thi Hoa est directement tombée dans les bras de Youssouf – peut-être a-t-elle alors esquissé un sourire ? Elle l’a épousé en secondes noces, contre l’avis unanime de sa famille.

Elle a accepté de laisser tomber Bouddha et ses traditions pour ce nouvel homme. Elle a appris à parler sa langue de sauvages, est entrée dans l’islam et a accepté que ses fils soient circoncis. Elle s’est même résolue à soutenir Youssouf dans ses délires autonomistes auxquels elle n’a jamais cru. En revanche, elle n’a pas signé pour quitter le Viêt Nam, ni pour crever la dalle avec ses enfants dans le Cambodge voisin.

Ce soir encore, bienséance oblige, elle prend sur elle et invite les hommes à s’installer pour le dîner.

Les mets déposés sur la natte dégagent une odeur réconfortante. Youssouf, qui n’a mangé que du riz et du poisson d’eau douce pendant toute sa mission, se frotte les mains. Il court se débarbouiller et enfiler un sarong avant de se mettre à table.

Pendant ce temps, Thi Hoa sert du thé tiède au général. Elle lui pose des questions que Liêm, qui traîne dans les jambes de sa mère, ne comprend pas : 

« Alors, comment avancent les opérations ? Avez-vous de nouvelles recrues ? Où en sont les discussions avec les républicains ? »

Kosem répond longuement, dans un vocabulaire d’initiés, incompréhensible aux oreilles de civile – et de Vietnamienne – de Thi Hoa. Elle sourit poliment et hoche la tête, tout en regardant le petit frère du général faire la cour à Ma’u, sa fille aînée.

Sourire radieux, cheveux plaqués à la gomina, ce gosse de riches ne lui inspire rien de bon. On dit qu’il aime courir les donzelles. Sa réputation fait jaser les voisines, qui s’en méfient tout autant qu’elles admirent son charme.

Depuis toujours, Thi Hoa garde en tête une liste très précise de « ce qui se fait » et « ce qui ne se fait pas ». Parler à sa fille, sous son toit, est classé dans la seconde catégorie, juste en-dessous de « répondre à un courtisan », ce dont Ma’u se rend coupable.

Pour faire cesser le flirt, la mère de famille ordonne à sa fille d’aller chercher le riz en cuisine, où elle la rejoint pour la réprimander.

« Où tu te crois, à parler et à rire avec lui, devant tout le monde ? Et ton honneur, alors ? »

Ma’u, les yeux rivés au sol, encaisse simplement et ne répond pas. Elle n’a aucun moyen de justifier son comportement. Elle a été prise le cœur dans le sac, l’âme au bord du précipice et des étoiles plein les yeux. Elle doit se contenir : seules les personnes mariées ont le droit de s’aimer.

Chez les hommes, l’ambiance est bien plus détendue. Le général taquine Liêm, qu’il surnomme « grosse tête ». Au début, ça énervait beaucoup le petit garçon, qui en pleurait de rage. Mais il a vite compris que cette moquerie était, en réalité, un compliment – les gens intelligents ont une grosse tête, dit toujours Papa, dont le melon n’a jamais dégonflé.

Youssouf est très fier de son fils : il vante sa vivacité d’esprit et répète que, du haut de ses sept ans, il maîtrise trois langues.

« Et tu as de bonnes notes à l’école ? » demande le général.

Liêm hoche la tête, espérant obtenir une récompense.

« Et tu es gentil avec ta mère ? Tu lui obéis ? »

Nouveau hochement de tête. Il sent déjà l’acidité et le sucre des prunes confites sur sa langue. 

« Et à la maison, tout va bien ? Vous ne manquez de rien ? »

Le gamin hésite. Il n’est pas sûr d’avoir la bonne réponse. La perspective des friandises s’éloigne un peu, mais il tente le tout pour le tout et joue la carte de la sincérité : 

« Oui, ça va, mais on a souvent faim quand même. »

Silence.

Si l’on pouvait littéralement mourir de honte, la vie de Youssouf se serait arrêtée là, devant cette carcasse de poulet. Ne pas avoir les moyens de nourrir les siens, voilà qui n’est pas facile à admettre quand on est chef de famille. Le général le sait aussi bien que lui. Pétrifié par la réponse du petit garçon, il ne sait plus où regarder.

Ce dernier s’apprêtait à donner un billet à grosse tête pour le récompenser de sa bonne conduite, mais maintenant, ce geste risquerait d’être mal interprété. Il pourrait vexer la famille tout entière, qui accepte à peine qu’il finance les études des enfants.

Youssouf rompt le silence et expédie son fils dehors avant qu’il ne dise une autre bêtise – ou une autre vérité. Ma’u réceptionne le petit garçon confus dans la pièce d’à côté : elle le sermonne, évoquant l’humiliation qui transcende les générations et dont il faut se préserver. Elle s’énerve et lui met des petites claques derrière la tête en lui disant qu’il est bête.

Liêm ne comprend plus rien. Ses parents lui disent qu’il ne doit pas mentir, mais lorsqu’il dit la vérité, il se fait gronder ou taper. Une expression revient beaucoup dans le discours de Ma’u : « pauvres gens ».

Elle répète :

« Le général va nous prendre pour de pauvres gens. »

Et Liêm s’interroge : n’est-ce pas exactement ce qu’ils sont ?

Dans son école privée, personne d’autre que lui n’a faim. Quand ils sortent de cours, les autres élèves sont attendus par leur chauffeur, tandis que Liêm doit marcher deux kilomètres à travers les boulevards bruyants.

S’ils ne sont pas pauvres, que sont-ils ? Et s’ils ne disent pas qu’ils ont faim, comment manger ? Les adultes et leur logique lui échappent complètement.

Liêm n’a aucune idée des excuses que ses parents ont formulées pendant que Ma’u lui faisait la leçon. Quelques mois plus tard, il se rend compte en revanche que le vent a tourné. Le général leur a dégoté un restaurant à gérer : ils peuvent y vivre, à l’étage, sans payer de loyer. Les bourses sont remplies et les estomacs soulagés. Les enfants se sont remplumés et les adultes ont soufflé.

Youssouf et Thi Hoa remercient Dieu d’avoir mis un homme si bon sur leur passage. Pourtant, la trêve est de courte durée.

Le mektoub n’est pas un long fleuve tranquille : l’offensive du Têt[3] bouleverse les rapports entre le Viêt Nam et le Cambodge. Entre leurs habitants, l’équilibre est rompu. Liêm et sa famille doivent fuir au plus vite. 

Certains parlent d’une envie irrépressible de partir, d’autres de l’espoir de connaître une meilleure situation ailleurs. Papa, lui, n’a jamais eu le choix. Chacun de ses départs lui a été imposé, le forçant à laisser derrière lui ses souvenirs, ses envies, ses projets.

Il ne sait pas vraiment pourquoi les siens ont dû quitter le Cambodge. Il n’a pas questionné ses parents. Quand je l’interroge, il répond :

« Il le fallait, c’est tout. »

Notes

[1] Le royaume du Champā a existé du vie au xixe siècle. À son apogée, il s’étendait des hauts plateaux du centre au sud du Viêt Nam actuel. Officier le plus haut gradé de l’armée royale cambodgienne, Les Kosem s’est impliqué dans l’activisme cham à partir des années 1950 en créant le Front de libération du Champā (FLC), une organisation œuvrant pour une plus grande autonomie du peuple cham, puis le Front unifié de lutte des races opprimées (Fulro) en 1964.

[2] Le Front unifié de lutte des races opprimées (Fulro) est une organisation politique de défense des minorités vietnamiennes, née en 1964 de la volonté de plusieurs leaders militaires de redonner un territoire indépendant aux Chams et aux Montagnards – ethnies minoritaires autochtones des hauts plateaux – du Viêt Nam. À partir de 1969, il évolue en guérilla fragmentée.

[3] Au cours de cette campagne militaire démarrée le 30 janvier 1968, à la veille de la nouvelle année lunaire, plus de cent villes sud-vietnamiennes sont attaquées par l’armée viêt-cong du Nord.

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