Les sciences nous sauveront-elles des fake news ?
A propos du livre d’Hubert Krivine : On nous aurait menti ? De la rumeur aux fake news (préface de Guillaume Lecointre, Postface de Jacques Treiner), éditions De Boeck, 2022.
E pur se muove (traduit par « et pourtant elle tourne » ; attribuée à Galilée)
Dans un ouvrage qui s’inscrit dans la suite du travail d’Hubert Krivine, qui vise à défendre la nécessité d’un cadre rationnel pour aborder les choses humaines et celles de la nature, l’auteur ne pouvait éviter de s’intéresser au lot de fake news qui s’empare des foules par media et réseaux interposés. Comme à son habitude, il le fait d’une manière accessible au lectorat ne disposant pas de la technicité des sphères savantes, tout en ne cédant en rien à la rigueur du propos.
Il définit d’une manière générale la fake news « comme une affirmation trompeuse : ce qui évite d’introduire la bonne ou les intentions de son propagateur, puisque l’effet en dépend finalement assez peu ». Parmi celles-ci, mais pas seulement, la post-vérité, qui, comme le dit Treiner dans la postface, est « un état qui se prétend au-delà du vrai et du faux, qui abolit cette distinction ».
S’il aborde bien entendu les polémiques toujours actives qui ont accompagné le surgissement de l’épidémie de Covid, son propos est d’emblée plus large :
« le champ des fake news est néanmoins inépuisable : il va de la persistance colportée de mythes anciens, quand ils sont crus littéralement, jusqu’à la fabrication délibérée de fausses rumeurs à dessein politique ».
Alors le recours à la science est-il la panacée ? Ce serait, montre Krivine, faire fi de deux données majeures : les « fausses nouvelles » parsèment l’histoire de la science elle-même d’un côté ; et de l’autre les conditions de la confiance donnée à des éléments d’une science même bien conduite sont tout sauf données aisément. A cela s’ajoute la question qui chapeaute le tout : le manque de confiance dans « les autorités » quoi qu’il en soit, trop souvent (c’est le problème en grande partie) à juste titre.
Le livre ne fait pas le tour de toutes les fake news, tâche insurmontable, mais se limite à ce que l’auteur connaît le mieux par profession (il est physicien) ou/et qu’il considère comme particulièrement « toxique ».
Une des particularités de l’approche de Krivine dans ce livre est qu’il traite sur le même pied les croyances de quelque source qu’elles soient et donc y compris « le vrai danger de l’interprétation littérale des textes sacrés », pouvant par exemple prétendre régler par là la place des femmes et de leurs droits, ou justifier « au nom de la Torah… la colonisation israélienne en Palestine ».
Bien que ce ne soit pas le cœur du livre, l’auteur nous rappelle qu’il y a un prix à payer pour l’abandon du mythe, avant que de rappeler, à la suite de François Jacob considérant les apports respectifs des mythes et de la science, que :
« alors que les questions générales ne recevaient que des réponses limitées, les questions limitées se trouvèrent conduire à des réponses de plus en plus générales ».
Sans doute jamais suffisamment, puisque, comme disait Pascal, « le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas ». Et d’ailleurs les « religions athées » (qu’on pense au stalinisme) peuvent avoir des effets tout aussi redoutables nous rappelle Krivine.
Hubert Krivine nous expose donc que la question en débat est aussi ancienne que l’histoire de l’Humanité. Mais il est vrai que, comme l’imprimerie à son époque, l’apparition d’Internet change encore l’ampleur de l’affaire. Ainsi relève-t-il que « si vous cherchez à vous documenter sur l’auriculothérapie – sorte d’acupuncture sur l’oreille parce qu’elle rappelle la forme du fœtus – vous trouverez plus de 20000 sites, dont pratiquement aucun ne vous signalera son inefficacité ».
Ce qui prolonge une longue histoire dont l’auteur cite nombre d’exemples. Qui a sa part de fake news sociales et de pures escroqueries (comme les fameuses fausses « armes de destruction massives » censées être à la disposition de Saddam Hussein). Et tout aussi bien sur le terrain « scientifique », d’autant plus redoutables qu’elles prennent l’apparence des « vraies » élaborations sous peine de perdre toute crédibilité. Et alors qui peuvent aller de faux purs et simples à des hypothèses se révélant totalement démenties, mais que leurs auteurs continuent à défendre jusqu’à leur mort. Sauf que dans ces cas « scientifiques » les mécanismes de la croyance peuvent être sophistiqués, ce qui rend la question encore plus délicate. Enfin, ceci plus ou moins : l’incroyable mansuétude des médias pour les frères Bogdanov échappe à toute délicatesse !
Dans ces cas « scientifiques » ou autres, quelles sont les raisons du succès ? Car il faut bien qu’il y en ait si on sort des mensonges d’État purs et simples. L’auteur nous en donne une liste à méditer :
- le pari de Pascal (c’est peut-être peu probable, mais si c’était vrai, quels gains !)
- le biais de confirmation (on est enclin à sélectionner les données qui confirment ce que l’on veut croire)
- le retour à la normale (qui par exemple confirme l’efficacité des prières pour obtenir la pluie, ce qui ne manque pas d’arriver au bout d’un certain temps)
- l’argument d’autorité, y compris sous sa forme sophistiquée comme d’opposer une dite « science prolétarienne » à la « science bourgeoise »
- le très connu effet placebo
- l’effet fantasmatique du « secret militaire » (censé par exemple nous cacher la venue de soucoupes volantes).
La science quand même, pourtant, comme antidote
Sans en cacher les limites, puisque il n’existe pas de recettes miracles permettant d’éviter ces errements. Paraphrasant paradoxalement l’ancien responsable de la guerre US en Irak, Donald Rumsfeld, Treiner dans sa postface donne la définition suivante des connaissances scientifiques. « Il y a les choses qu’on sait bien, les choses qu’on sait moins bien, les choses qu’on ignore et les choses qu’on ignore ignorer ».
Krivine nous rappelle alors quelques éléments de bonne pratiques scientifiques qui devraient aider : la capacité à prévoir, l’universalisme des résultats, la reproductibilité, la réfutabilité, la cohérence (qu’elle soit interne à un raisonnement ou « externe », autrement dit en lien avec l’ensemble des connaissances admises), etc.
Le Coran et la Bible contre la science ou à côté ?
L’auteur comprend que l’on puisse être étonné (voire choqué pour les croyant-es) que cette question soit abordée sous l’espèce des fake news. C’est qu’il faut distinguer deux attitudes en la matière :
« – ce que les scientifiques pensent aujourd’hui vrai est faux et sera démenti demain. La science est partielle, fragile et fluctuante, pas la vérité révélée.
– Le Livre saint contient bien sûr la vérité, mais celle-ci est cachée et nous devons apprendre à la lire ».
Seule la deuxième attitude est compatible avec la reconnaissance d’un champ autonome du développement des connaissances scientifiques. Mais nous rappelle Krivine on passe trop facilement sur le fait que les humains qui en tiennent pour une lecture littérale des Livres Sacrés se comptent par milliards. Et que la deuxième attitude est le fruit d’une bataille sévère, et qu’on ne peut pas dire complètement terminée. En 1992, après une enquête de 13 ans quand même, une commission du Vatican concluait que dans le « cas Galilée »… les torts étaient partagés ! Et la bataille avec les créationnistes fait rage partout sur la planète.
C’est donc à raison que Krivine revient longuement sur une question que l’on croit réglée dans la petite minorité sécularisée, celle qui ouvre aux croyant-es la voie d’une relecture telle qu’elle soit compatible avec les données scientifiques. Nul besoin d’être athée pour cela, c’est encore une autre question. Galilée lui-même ne l’était pas. Certes il amène une rupture décisive en affirmant que le « livre gigantesque… de l’univers… est écrit en langage mathématique » (et donc non biblique). Mais il ne rejette pas le Livre. Simplement il affirme (ce qui évidemment est exactement ce qui fit scandale à l’époque) :
« L’intention du Saint-Esprit est de nous enseigner comment on doit aller au Ciel, et non comment va le Ciel ».
A rapprocher de la fière réplique de Laplace à Napoléon :
« Monsieur de Laplace, je ne trouve dans votre système mention de Dieu ?
– Sire, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse ».
Inversement, comme le dit Lecointre dans sa préface :
« Aller chercher dans la science pour prouver Dieu est une démarche scientiste, au sens où elle voudrait que la science réponde à la totalité des questions de sens et des problèmes concrets que se posent les humains ».
Deux domaines séparés et qui doivent le rester.
Qui croire ?
Alors vive la science ? C’est malheureusement plus compliqué. Déjà se garder, comme nous le rappelle Lecointre :
« Nos scientifiques ne sont collectivement prescripteurs ni en matière de valeurs, ni en philosophie, ni en politique, pas plus qu’ils ne sont décisionnaires ».
Une citation terrible de Hannah Arendt nous rappelle une part capitale du problème :
« Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n’est pas que vous croyez ces mensonges mais que plus personne ne croit plus rien. Un peuple qui ne peut plus rien croire ne peut se faire une opinion. Il est privé non seulement de sa capacité d’agir mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Et avec un tel peuple, vous pouvez faire ce que vous voulez ».
Un problème majeur évidemment. Nul besoin d’être complotiste pour se défier en permanence de « ceux d’en haut ». S’y ajoute tout aussi évidemment la question de la recherche du profit avant tout : comment ne pas être spontanément défiant devant les déclarations des Big Pharma ? Pour la partie complotiste du problème il y a en plus une donnée bien étudiée désormais par les sociologues et que Krivine reprend aussi : le pouvoir des faibles se croyant devenir forts parce que disposant d’une vérité cachée, et accessible uniquement aux initiés. Qu’importent alors qu’on passe à côté des vrais « complots » des puissants, lesquels complotent effectivement en permanence.
De ceci une conclusion à tirer : tant que la recherche du profit comme règle ne sera pas abolie, tant que la démocratie la plus ouverte ne sera pas imposée, la revanche des faibles (« qui ne croient plus rien ») sera inévitable. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faille pas la combattre pied à pied (comme le fait Hubert Krivine livre après livre) tant elle conforte en réalité les puissants en déviant le rejet dans des voies de garage. Parfois mortelles au sens premier, comme avec certaines manifestations du racisme de masse.
Mais alors la science ? Fragile et solide à la fois ? Dans « Le meilleur des mondes », Aldous Huxley avance une maxime reprise tant de fois :
« La philosophie nous enseigne à douter de ce qui nous paraît évident. La propagande, au contraire, nous enseigne à accepter pour évident ce dont il serait raisonnable de douter ».
Et donc douter de la science aussi, au risque sinon de tomber dans la propagande ? D’ailleurs les scientifiques eux-mêmes ne doutent-ils pas en permanence ? Beaucoup se réfèrent à un faux modèle Galiléen, comme d’un savant isolé ayant raison contre l’ordre établi. A tort ! Oui il y a avait bien un « ordre établi » contre lui, mais non lui n’était pas isolé, l’essentiel de l’Europe cultivée de l’époque étant, plus ou moins, ouvert à l’hypothèse de Copernic.
Au-delà cependant, on est confrontés ici à un problème d’une immense complexité. C’est que le doute scientifique (incontestable) n’est pas le doute généralisé. Si on se réfère au Dom Juan de Molière et à son célèbre « je crois en deux et deux sont quatre et quatre et quatre sont huit », tout va bien ? Mais voilà que « un plus un » peuvent être… un, si on parle théorie des ensembles. Sauf que ce « doute » n’annule pas la formule de Dom Juan, il la complète, la suppose même. Et on voit le problème. Surtout avec l’immense spécialisation (inévitable) de la production scientifique, le « doute » est interne à la communauté scientifique et pour ainsi dire, « interdit » (sauf à dériver dangereusement) à l’extérieur.
Pour qui lutte pour l’émancipation des peuples et la démocratie généralisée, voilà une difficulté majeure. Relevée en son temps par l’helléniste Jean-Pierre Vernant. Il notait la concordance d’apparition entre la démocratie athénienne et son agora avec celle de la démonstration mathématique. La seconde disait-il étant un antidote indispensable à l’éventuel pouvoir des « démagogues ». Je peux être seul à en tenir pour le théorème de Pythagore, si l’on me suit dans ma démonstration, c’est moi qui ai raison si je vous le prouve. Ou, comme je le disais à mes étudiants en didactique des sciences, on ne décide pas de la véracité d’un théorème mathématique par un vote dans la classe.
Non que « le peuple » soit à jamais « incompétent ». L’exemple récent de la « Convention Climat » montre l’inverse. Des gens tirés au sort, convenablement confrontés sur la durée aux explications éventuellement contradictoires de scientifiques, en arrivent à des conclusions fortement argumentées, et d’ailleurs passablement radicales. Mais voilà : pendant que ces conventionnels gagnaient en compétence, la masse du peuple en reste au même point. Et il faudrait faire le même effort pour toutes les questions scientifiques, de toutes les disciplines. Impossible et donc une question angoissante sur la nature de la démocratie.
Faire au mieux nécessiterait déjà d’en finir avec la péjoration culturelle des sciences que note Krivine. Dans la bonne société ne pas avoir la moindre idée du boson de Higgs n’a aucune importance. Mais ne pas savoir faire la différence entre les périodes bleues et roses de Picasso signe le moins que rien. Cependant même si cette relation aux sciences s’améliorait on ne peut éviter, comme le montre Krivine, une part majeure de délégation aux scientifiques. Qu’elle soit la plus mesurée possible, la mieux contrôlée (déjà par la sauvegarde du contradictoire entre les scientifiques eux-mêmes), d’accord. Mais elle est inévitable.
La construction de la confiance est par là même une question clé. Avec deux armes : la progression de la culture scientifique générale d’un côté, car, comme le dit Lecointre :
« Expliciter de manière didactique les critères du savoir et ceux de la scientificité, c’est se donner les moyens de déjouer les instrumentalisations ou les déroutes de la science et d’éviter une grande partie de la défiance de nos concitoyens à son égard ».
De l’autre la mise à l’écart de la recherche du profit (du capitalisme pour parler clair). Mais difficile pour autant d’éviter la contradiction relevée par Vernant. Sauf que, avant même de toucher à ces limites inévitables, se débarrasser des voies de garage des fake news est de salubrité publique. Car comme le dit Treiner, « un mythe, comme toute œuvre littéraire, a vocation à rassembler…(mais) les « faits alternatifs »… sont porteurs de violence et de mort ».
Et dans cette tâche, le livre de Hubert Krivine est un incontournable, à mettre entre toutes les mains.
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Illustration : Wikimedia Commons.