Sétif, Guelma et Kheratta. La République regarde toujours ailleurs
Un repentir de l’Ambassadeur de France en Algérie soixante ans plus tard, une visite officielle du Secrétaire d’État aux Anciens combattants en 2018, et un silence de plomb depuis. C’est tout ce que valent les 45 000 indigènes massacrés[1] aux mois de mai et de juin 1945 à Sétif, Guelma et Kheratta aux yeux de la République. Leurs descendants ne peuvent compter ni sur une journée française de commémoration nationale, ni sur des excuses présidentielles engageant la responsabilité de l’État comme ce fut le cas en 1995 concernant la déportation des juifs. La date même du déclenchement de la vague d’exécutions de masse réalisées par l’armée coloniale, épaulée par des civils « Européens », obscurcit d’un voile de sang la narration officielle exaltant la libération de l’occupation nazie.
La France en liesse goûtait aux joies de la souveraineté fraîchement recouvrée. Partout, en Métropole comme dans les colonies, les rues se remplissaient au grès des rassemblements spontanés. Les « départements français d’Algérie » n’étaient pas en reste, eux qui n’étaient pourtant plus administrés par le régime fasciste de Vichy depuis le débarquement allié et le « coup » de novembre 1942. Les drapeaux français abondaient, mais ça et là, notamment dans le Nord Constantinois, des drapeaux verts et blancs frappés d’un croissant et d’une étoile rouges leur firent concurrence. Ils étaient brandis par des militants nationalistes du Parti du peuple algérien (PPA) qui appelaient à la libération immédiate de leur leader, Messali Hadj, exilé de force et incarcéré à Brazzaville.
Sans doute grisées par une ivresse suprématiste encore plus prononcée qu’à l’accoutumée, les autorités françaises et les pieds noirs perçurent comme une menace existentielle ce qui n’était alors qu’un téméraire rappel à l’ordre. Ces drapeaux exposaient au grand jour l’hypocrisie de celles et ceux qui s’embrassaient, s’étreignaient et exultaient pour célébrer la fin du joug nazi en Europe, alors même qu’ils étaient les acteurs de l’exploitation coloniale de l’Algérie. Les militants indépendantistes se saisirent alors de l’occasion pour rappeler à la France leurs revendications nationalistes.
La répression de ces manifestations pacifiques ouvrit une séquence de brutalité sans précédent depuis l’invasion française en 1830. « Veuillez prendre toutes mesures nécessaires pour réprimer tous agissements antifrançais d’une minorité d’agitateurs. » C’est par ce télégramme lapidaire[2], envoyé le 11 mai 1945, que le Général de Gaulle, alors chef du Gouvernement français provisoire, donna toute latitude à l’armée coloniale pour tuer dans l’œuf l’unification d’un mouvement nationaliste algérien jusqu’ici divisé et traversé par d’importantes lignes de fractures stratégiques. La galaxie communiste française elle-même hurla alors avec les loups, démontrant son adhésion de fait aux thèses de l’union nationale métropolitaine et son engagement pour la préservation de l’intégrité de l’Empire colonial. L’humanité datée du 19 mai n’avait en effet pas de mots assez durs pour dénoncer les « chefs pseudo-nationalistes qui ont sciemment essayé de tromper les masses musulmanes, faisant ainsi le jeu des cent seigneurs dans leur tentative de rupture entre les populations algériennes et le peuple de France[3] ». Le Parti communiste français (PCF) alla même plus loin, appelant à ce que « des mesures soient prises contre des dirigeants de cette association pseudo-nationale, dont les membres ont participé aux tragiques incidents[4] ».
Ce sont les localités de Sétif, de Guelma et de Kheratta – toutes situées aux abords de Constantine –qui payèrent le plus lourd tribut de la répression française. La République a prouvé qu’elle était aveugle, sa foudre s’abattant indistinctement sur les hommes, les femmes et les enfants. L’exécution tristement célèbre des 45 scouts musulmans de la troupe Enoudjoum le 15 mai n’était pas un acte isolé. Elle faisait partie d’une stratégie de terreur meurtrière déployée systématiquement dans l’ensemble de la région. Les charniers débordants de cadavres anonymes étaient monnaie courante. Et pour que les habitants ne puissent réclamer leurs morts, mais aussi pour dissimuler sa barbarie, l’armée française eût même recours à un four crématoire, en activité pendant une dizaine de jours[5].
On pensait les fours disparus dans le sillage de la libération des camps de concentration et d’extermination de février 1944 à mai 1945 par les troupes soviétiques, mais à nouveau, des corps brûlèrent. Cela précipita la venue du nouveau Ministre de l’Intérieur, le socialiste Édouard Depreux, et avec elle, la fin des massacres. La brutalité inouïe avec laquelle la République mata des manifestations pacifiques trahit la terreur des colons, colosses aux pieds d’argiles se sachant menacés par l’épanouissement du sentiment nationaliste algérien. Ils voulurent frapper un grand coup, et régler une fois pour toutes la question algérienne. C’est bien évidemment le contraire qui se produisit. Les massacres de Sétif, de Guelma et de Kheratta constituèrent le prologue tragique de la guerre d’Algérie en faisant basculer le peuple tout entier dans la lutte pour l’indépendance. L’écrivain Kateb Yacine évoqua ainsi le tournant qu’ils marquèrent pour le jeune homme qu’il était alors, et sans aucun doute pour l’ensemble de sa génération :
« C’est en 1945 que mon humanisme fut confronté pour la première fois au plus atroce des spectacles. J’avais vingt ans. Le choc que je ressentis devant l’impitoyable boucherie de plusieurs milliers de musulmans, je ne l’ai jamais oublié. Là se cimente mon nationalisme. »
Sur la rive nord de la Méditerranée, les tueries de masse de l’arrière-pays constantinois ne sont, aujourd’hui encore, évoquées que du bout des lèvres. Si elles le sont tout court. La complaisance à l’oubli – ou plus cynique encore, à la nécessité « d’aller de l’avant » – dans laquelle se vautre la quasi-totalité de la classe politique témoigne de l’embarras de la République à affronter son passé colonial. Cette mauvaise volonté manifeste n’est pas qu’un crachat au visage des anciens sujets de l’Empire colonial et de leurs descendants. Elle est la matrice du racisme d’État qui vise les Arabes, les Noirs et les Rroms. Elle est ce qui rend possible les innombrables crimes et violences perpétrés par les forces de l’ordre dans une impunité presque totale. La franche rigolade des policiers de l’Île-Saint-Denis, persuadés qu’un « bicot comme ça, ça ne nage pas », n’est rien d’autre que le spasme d’une République malade de son inconscient colonial. Sa décolonisation reste une question de vie ou de mort.
Maxime Benatouil est membre de la Coordination nationale de l’Union juive française pour la paix (UJFP).
Manifestation des algérien·ne·s le 8 mai 1945 à Sétif, dans le nord constantinois.
Notes
[1]D’après les estimations du PPA, confirmées par le Consulat américain à Alger : https://www.franceculture.fr/histoire/quand-la-france-pilonnait-lalgerie-pour-lui-interdire-son-drapeau
[2] Cité par Stéphane Zagdanski dans Pauvre de Gaulle !
[3] Alain Ruscio, « Les communistes et les massacres du Constantinois (mai-juin 1945), in Vingtième siècle. Revue d’histoire, N°94, 2007
[4] Id.
[5] Boucif Mekhaled, Chronique d’un massacre : 8 mai 1945, Sétif-Guelma-Kherrata