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Jean-Luc Mélenchon n’était pas loin de parvenir au 2nd tour de l’élection présidentielle sur la base d’un programme de rupture avec le néolibéralisme autoritaire, le productivisme et le racisme. Tel ou tel aspect de ce programme mérite à l’évidence d’être approfondi ou débattu, mais chacun·e reconnaîtra que battre l’extrême droite au 1er tour aurait créé une situation bien différente de celle, désastreuse et dangereuse, à laquelle nous sommes actuellement confronté·es. 

Après avoir analysé la situation respective des trois blocs politiques qui se dégagent de ce 1er tour, et en particulier le succès de l’Union populaire autour de Jean-Luc Mélenchon, Mathieu Bonzom explore quelques pistes stratégiques pour la gauche de rupture dans les années à venir. Il insiste en particulier sur les nécessaires rapprochements entre la diversité des secteurs sociaux et militants qui composent notre camp. C’est au prix de tels rapprochements que l’on pourra faire advenir durablement le type de front politique que l’Union populaire est parvenue à faire vivre le temps d’une campagne et dont nous aurons absolument besoin pour vaincre le fascisme et le néolibéralisme autoritaire. 

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Ce premier tour de l’élection présidentielle voit le retour du duel tant redouté, tant rejeté, qui s’était déjà produit il y a cinq ans. L’alternative entre la réélection du président le plus antisocial et autoritaire de l’histoire de cette république (Macron), et la victoire d’une fasciste encore plus influente et « dédiabolisée » (Le Pen), à la tête d’un parti raciste, ultra-antisocial et ultra-autoritaire, capable de faire des cinq années très dures que nous venons de vivre une Belle Époque regrettée. Les espoirs de l’accès au second tour d’un candidat de gauche radicale (Mélenchon), plus grands qu’en 2017, n’en sont que plus cruellement déçus.

Nous avons vécu des années particulièrement éprouvantes, faites de luttes âpres pour la justice sociale et contre toutes les oppressions, scandaleusement réprimées et globalement défaites. Des années ravagées par une pandémie, entre autres catastrophes sanitaires, environnementales, sociales, gérées avec le plus grand cynisme par le gouvernement. Des années de montée du danger fasciste, sans cesse objet d’instrumentalisation mais aussi d’accommodements qui lui ouvrent de plus en plus largement la voie. Puis nous avons connu une campagne électorale où la démocratie a été aussi fragilisée que pendant le reste du quinquennat, et qui se conclut donc par un résultat synonyme d’échec pour notre camp social et politique. La France n’est « pas prête de changer », affirme Pierre-Emmanuel Barré en conclusion de sa première vidéo après les résultats. Vidéo humoristique certes, emplie d’une saine colère, voire d’esprit de révolte. Mais la révolte semble sortie purement et simplement vaincue du scrutin du 10 avril 2022.

Que faire ? Tout d’abord, ne pas se tromper de constat. La situation est grave, et nous impose des priorités tranchantes. Elle comporte aussi des éléments qui, loin de nous désespérer, doivent nous donner la confiance d’agir.

 

Trois blocs électoraux : dynamiques et perspectives pour l’action

Les nombres de voix recueillies par les différent·es candidat·es font apparaître une consolidation de la reconfiguration du champ politique qui s’était manifestée dans l’élection présidentielle de 2017. Il est souvent souligné que le vote du 10 avril se répartit en trois « blocs » de tailles comparables. La droite (de Macron à Pécresse, en incluant Lassalle) pèse environ 12,6 millions de voix ; l’extrême-droite (Le Pen, Zemmour, Dupont-Aignan) en a recueilli environ 11,4 ; et enfin la gauche (portée par cinq autres candidat·es, plus morcelée et plus diverse sans doute) en comptabilise presque autant (11,2).

Ce découpage reste schématique, en laissant de côté des nuances existant au sein de chaque bloc, et en attendant des analyses plus poussées sur la composition (sociale, géographique, genrée…) des différents électorats. Mais il indique de grandes tendances, qui révèlent des évolutions depuis 2017, tout en éclairant les perspectives politiques (et pas seulement électorales) de l’après 10 avril 2022.

Commençons par évoquer le pire dans tout cela : l’extrême-droite emporte plus d’1,5 million de voix supplémentaires par rapport au premier tour de 2017. Une victoire électorale nationale est à sa portée à plus ou moins court terme. De nombreuses digues ont sauté dans les classes populaires, pourtant seules capables – avec la participation de secteurs des classes moyennes – de défendre l’égalité contre le racisme, la démocratie contre l’autoritarisme, la justice sociale contre le capitalisme ensauvagé, voire demain fasciste. Aux côtés d’électorats traditionnels de la droite radicale et extrême, Le Pen et Zemmour captent une part sans cesse croissante du rejet de cette société par les exploité·es et les opprimé·es.

C’est dire la force du racisme qui structure cette société depuis le sommet de l’État, la faiblesse de la conscience et de l’action antifasciste et antiraciste ces dernières années, malgré un certain nombre d’initiatives parfois prometteuses. C’est dire les difficultés sur ce plan de la gauche (y compris ses composantes les plus « radicales » bien souvent). Tout cela conduit l’extrême-droite au second tour pour la deuxième fois de suite, sans qu’une réaction de masse ne se fasse immédiatement sentir, contrairement à 2002 – même si des mobilisations apparaissent dans la jeunesse étudiante et lycéenne, sans oublier la journée de manifestations de ce samedi 16 avril[1].

Que faire face à l’extrême-droite ? La pente à remonter est imposante. Il faut donc, dans le court terme, agir contre l’extrême-droite en tenant compte de tout ce qui rend cette action difficile. On pourra convaincre de faire battre Le Pen avec le bulletin Macron ici, et là seulement dissuader de voter Le Pen. C’est bien compréhensible pour de multiples raisons, liées au bilan de Macron comme à la crise de l’antifascisme, aux initiatives politiques réussies du clan Le Pen. Sans oublier les attitudes de pompiers pyromanes ou apprentis sorciers du bloc macroniste (loi séparatisme, répression et autoritarisme, mensonge d’État, assèchement de la vie démocratique y compris dans la présidentielle, le tout au service de politiques antisociales d’une violence rarement atteinte…), et de médias qui cherchent maintenant à en faire porter la responsabilité à Mélenchon en agitant des sondages sur les reports de voix au second tour. Dénoncer le danger mortel de Le Pen n’est possible qu’en se positionnant résolument en opposant·es de Macron. Il s’agit bien d’appeler à choisir un autre ennemi que Le Pen tant qu’on le peut encore.

Les mobilisations de masse seraient les plus capables de transformer rapidement les consciences, mais justement : elles ont peu de chances d’être aussi fortes qu’en 2002 dans le contexte actuel. Il faudra les soutenir malgré leurs limites (tendance spontanée à ne pas faire de distinction entre Macron et Le Pen par exemple), pour leur donner une chance de les dépasser. Il faut aussi tirer les leçons de ce qui les empêche, à commencer par le rôle de la police dans l’étouffement des luttes de la jeunesse scolarisée, si massivement descendue dans la rue il y a vingt ans contre Jean-Marie Le Pen. Alors qu’il y a encore quelques années une intervention de la police dans l’enceinte d’une université était un scandale qui ne restait pas longtemps sans réaction, nous sommes désormais bien trop résigné·es à des fermetures préventives de bâtiments encerclés par des masses de CRS, comme la Sorbonne une fois encore la semaine passée. Tout cela ne fait que confirmer qu’il faut dès maintenant s’engager à faire de la lutte antifasciste, antiraciste et antiautoritaire une priorité absolue sur le long terme.

Qu’en est-il du bloc politique qui gouverne depuis cinq ans ? Si Macron a réussi à reproduire le second tour de 2017, comme il l’espérait, c’est que la droite reste le plus important des trois blocs. Mais la droite, avec Macron à sa tête, perd plus de 3,5 millions de voix. En 2017, parmi les quatre candidatures de tête séparées par de faibles écarts, deux (Macron et Fillon) étaient de droite. Macron se trouve bien placé pour l’emporter à nouveau malgré son bilan, Macron gagne des voix, oui, mais la droite avec Macron à sa tête en perd plusieurs millions. Le fait qu’un électorat de centre-gauche avait placé ses espoirs en Macron il y a cinq ans, et a été déçu depuis, ne suffit pas à l’expliquer. Et quoi qu’il en soit, ce soutien était à l’époque une des forces de la droite, elle rassemblait plus largement et elle sort bel et bien affaiblie en termes de soutien par la population après cinq ans sous Macron. Ce résultat, insuffisant mais très marqué, est à mettre à l’actif de toutes nos luttes, électorales, politiques, et sociales, depuis cinq ans. Il doit briser l’illusion désespérante d’une toute-puissance du bloc macroniste dans les années à venir.

Venons-en maintenant au bloc dans lequel nous nous situons. La consolidation de la reconfiguration de 2017 est synonyme de marginalisation confirmée pour le centre-gauche : Hidalgo et Jadot représentent autant de voix cette année que Hamon en 2017, alors que leurs campagnes plus centristes leur auraient attiré en d’autres temps bien plus de voix (et qu’ils paraissaient être certains que ce serait le cas après l’échec de Hamon). Leurs voix sont peut-être surtout celles de déçus du vote Macron 2017 (qui était aussi un peu un vote PS anti-Hamon), les voix de Hamon ayant pu se porter cette année sur Mélenchon (tout comme celles d’une partie du PCF et des Verts ne se reconnaissant pas dans la campagne de leurs candidats de 2022). Quoi qu’il en soit, pas de renforcement du vote pour la principale formation de centre-gauche et son pendant écologiste. L’affaiblissement profond et durable du PS et des Verts se confirme.

À l’autre extrémité, Arthaud et Poutou ne font pas mieux qu’en 2017 non plus. Si un effet « vote utile » a pu jouer en faveur de Mélenchon de ce côté-là, c’est donc qu’il jouait déjà autant en 2017, alors que les espoirs d’accès au second tour n’étaient pas aussi forts. Le déroulement de la campagne a également permis de constater, hélas, que les conditions étaient encore moins réunies qu’en 2017 pour que des campagnes de petites organisations d’inspiration trotskiste aient accès à une réelle tribune pour diffuser leurs idées. Tout cela était donc loin d’être imprévisible, et aurait pu (et pourra) conduire à d’autres choix à l’avenir.

Pourtant la gauche dans son ensemble a recueilli 1,2 million de voix de plus qu’en 2017. Les progrès se situent donc entre la campagne Mélenchon avec le soutien du PCF en 2017 et la somme Mélenchon/Roussel en 2022. Le 10 avril cette campagne Mélenchon a recueilli dix fois plus de voix que Roussel (et trois fois plus que le centre-gauche PS/EELV). Déception et colère face à cette gauche qui progresse mais se divise et échoue à passer le premier tour.

On peut cependant envisager un autre scénario qui aurait été encore bien plus décourageant, celui tant annoncé où le PCF aurait réalisé une véritable percée et Mélenchon perdu un nombre significatif de voix. Le pari Roussel, avec diverses formes de soutien médiatique provenant largement de la droite, a pu contribuer à empêcher Mélenchon d’accéder au second tour et ouvrir la voie à Macron/Le Pen. Mais il n’a pas permis de démontrer que la ligne plus radicale adoptée par Mélenchon depuis quelques années et dans sa campagne (notamment sur le racisme et l’islamophobie, ou encore l’écologie, avec une dimension spécifique liée aux enjeux de la pandémie) était moins populaire – au contraire ! C’est donc bien une critique radicale du bilan de Macron, sur tous les plans, qui a recueilli (et de loin) le plus de voix.

On s’interroge parfois sur un recul des positions de Mélenchon (par rapport à 2017) sur la question de l’Union Européenne, faisant disparaître la référence à un « plan B » permettant de résister aux pressions de l’UE par des mesures de désengagement[2]. C’est un enjeu majeur qui ne sera pas à négliger dans les débats de la gauche radicale dans les années à avenir.

Sur d’autres questions d’importance stratégique, les avancées dans les positions prises et leur succès dans la campagne et dans les urnes sont d’une grande importance. Je m’arrêterai ici sur celle du racisme. Ce deuxième tour de cauchemar, opposant la candidate raciste par excellence à un Macron qui a utilisé et continuera d’utiliser le racisme d’État pour se maintenir (quitte à nous rapprocher toujours plus du gouffre fasciste), ne fait que le confirmer. Ainsi se trouve récompensée la sale besogne des pourfendeurs du « wokisme » et de « l’islamogauchisme », porteurs d’un discours nauséabond désormais hégémonique à droite et pas encore tout à fait disparu à gauche, comme en témoigne notamment la campagne Roussel.

Une campagne erronée et politiquement néfaste de trois façons à la fois : sur le fond elle a alimenté des positions dangereuses et des injustices, électoralement elle n’a pas été préférée à la campagne réellement antiraciste de Mélenchon, mais son pouvoir de nuisance électoral a joué à plein pour empêcher Mélenchon d’accéder au second tour, laissant advenir un Macron/Le Pen « bis ». La géographie du vote suggère un certain recul du vote Mélenchon dans les petites villes, les zones « périphériques » (la « France des Gilets Jaunes »…) où le vote pour l’extrême-droite est fort ; cependant c’est loin d’être un effondrement. Et on peut se réjouir que le 10 avril 2022 ait vu une gauche en progression largement dominée par une campagne antiraciste, dont le profil antisystème pose de bonnes bases à une reconquête antiraciste et antifasciste de l’ensemble des classes populaires – une de nos principales tâches, et même un enjeu vital, pour les années à venir.

Bien évidemment, ces bonnes nouvelles sont toutes relatives, si on récapitule toutes les mauvaises. Mais nous serions dans une bien plus mauvaise posture, aussi bien pour battre Le Pen dans les urnes que pour l’ensemble de nos luttes sociales et politiques, si les résultats de l’élection indiquaient une régression, une dispersion, une modération de notre camp au sens large. Les enquêtes d’opinion tendent à démentir l’idée que la part de vote tactique dans ce vote Mélenchon ait été exceptionnellement élevée (c’est d’ailleurs un phénomène très ordinaire dans le vote de la plupart des gens). Du reste, celles et ceux qui prétendent le contraire sont souvent plutôt désireux.ses de tourner bien vite la page de ces résultats. Si on les voit d’un meilleur œil, par-delà les limites de la cohérence politique de ce qui s’est exprimé à gauche le 10 avril dernier, on n’aura de cesse au contraire de chercher des moyens de conforter et de faire durer cette convergence, fragile et forte à la fois.

 

Le grand « cross-over » : vers un horizon politique commun ?

Il y a d’autres raisons de souhaiter trouver des prolongements à la dynamique de la campagne Mélenchon que le décompte des voix et le fait que le second tour était à portée de main. Ces raisons tiennent aux enjeux des élections les plus suivies (comme la présidentielle) pour les luttes sociales, auxquelles elles peuvent contribuer à offrir des perspectives politiques communes.

Certes, Mélenchon est loin d’avoir réuni une majorité absolue de votant·es (sans même parler des inscrit·es). Cela dit, même s’il était arrivé au second tour, même s’il avait été en position de l’emporter, le nombre de bulletins Mélenchon dans l’urne n’aurait pas nécessairement représenté une majorité de la population adulte. Mais une forte minorité d’exploité·es et d’opprimé·es, uni·es sur des bases politiques assez radicales, peut soulever des montagnes si elle prend confiance et entraîne largement dans l’action.

Or, l’un des grands problèmes stratégiques de la période dans laquelle nous évoluons depuis des décennies est une crise de cette confiance, une crise des perspectives politiques pour l’émancipation des exploité·es et des opprimé·es par elles et eux-mêmes. Contrairement à l’essentiel du 20e siècle avec en particulier le soutien de masse pour le mouvement ouvrier et les idées socialistes, nous n’avons pas de véritable horizon politique commun, visible partout dans la société, pour la transformation radicale de celle-ci sur des bases égalitaires.

Les conséquences sont immenses car c’est un tel horizon qui permet aux luttes sociales les plus importantes de compenser la peur des risques de la lutte par l’espoir de changer le monde ensemble. C’est ainsi qu’elles pourraient se généraliser, se montrer menaçantes pour l’ordre établi au point d’arracher des concessions significatives (sans même parler de prise du pouvoir pure et simple). Ces concessions sont les victoires qui nous font tant défaut. On dit parfois que c’est une grande victoire sociale qui permettrait de redonner confiance dans un tel horizon…

Mais on peut analyser la difficulté à obtenir une telle victoire comme étant également une conséquence de l’absence d’horizon commun, qui contribue à ce que quand un secteur de la population se mobilise (Gilets Jaunes, grévistes pour les retraites, jeunesse non-blanche des quartiers populaires), les autres ne s’y reconnaissent pas assez pour le rejoindre, et le mouvement ne réunit jamais assez de forces dans l’action simultanée pour arracher des concessions dans le contexte difficile actuel.

De ce point de vue, le caractère quelque peu hétéroclite de l’électorat de Mélenchon prend un sens nouveau et important. Sans prétendre analyser sa composition en détail ici, on peut renvoyer à des points souvent mis en avant dans l’analyse des succès de la campagne Mélenchon : le ralliement d’électeurices plus proches de Poutou, d’Arthaud, ou/et de l’abstention (y compris de tendance anarchiste ou « antifa »), le succès de Mélenchon dans les populations non-blanches des quartiers populaires (et auprès de certain·es militant·es du mouvement antiraciste et décolonial, sans oublier l’appel public « On s’en mêle »), le soutien de secteurs du PCF en désaccord avec la campagne Roussel, etc.

Cette convergence plutôt inédite a été souvent remarquée, au point de faire l’objet de nombreux commentaires et plaisanteries, telles qu’un « mème » diffusé sur la page facebook « Neurchi de Red », présentant le vote Mélenchon comme le dernier film de super-héros de chez Marvel, « le cross-over le plus ambitieux de la décennie » selon un pseudo-commentaire de Télérama. La fausse affiche fait apparaître différents personnages de comics bien connus symbolisant les différentes sensibilités en question, aux côtés de personnalités (Taubira, Royal, Jancovici, Youlountas…), mais aussi « toi », « moi », ou encore « les Insoumis·es insupportables ».

Blague à part, on peut estimer qu’une coalition aussi improbable à première vue ne saurait être qu’éphémère. Cependant, et pour les mêmes raisons, on aurait pu la croire impossible peu avant le scrutin. De plus, si l’on en revient au problème de la nécessaire reconstitution d’un horizon politique commun, cette convergence sans précédent fait figure de pas en avant. Celui-ci peut être suivi de pas en arrière, ou de nouveaux pas en avant, mais cela dépend de nous et il faut commencer par le reconnaître comme tel pour espérer continuer d’avancer.

Pour m’être beaucoup interrogé sur les conditions de possibilité de ce type de convergence, et leurs retombées possibles, je ne peux qu’être frappé par cet aspect du succès de Mélenchon à la présidentielle cette année, qui appelle d’autres succès dans d’autres cadres. Je me permets de renvoyer ici à quelques éléments[3] d’un texte que j’ai écrit il y a bientôt deux ans, après les grandes grèves de 2019-2020 et pendant le premier confinement – notamment sa dernière partie, qui s’intéresse à la « diversité de tactiques » et envisage une « stratégie de l’étau » ou de la « tenaille »[4].

Je me posais la question des rapprochements à créer entre différents secteurs de notre camp social et politique a priori difficiles à réconcilier parce qu’ils s’enracinent dans différents milieux et font usage de différentes tactiques de mobilisation. Je faisais de ces rapprochements une condition nécessaire à la reconstitution d’un horizon politique commun, facteur de convergence et donc potentiellement de victoire lors des grands mouvements de lutte sociale de masse. Mais je ne parvenais pas à imaginer précisément ce qui nous ferait avancer dans cette direction.

Je pense aujourd’hui que la campagne Mélenchon 2022 a réalisé, pour un temps, ce type de rapprochement. De même que Mélenchon et son mouvement ont pu (et pourront) soutenir des luttes sortant du cadre de l’acceptable par les institutions aujourd’hui, notamment sur des questions liées à la violence, à la police, et/ou au racisme (Gilets Jaunes, luttes contre les violences policières ou l’islamophobie, ZAD…), bon nombre de participant·es à ces luttes, sans être forcément si proches que cela des Insoumis·es au départ, et même de la participation (fût-elle tactique) aux élections, ont pu voter pour Mélenchon cette année.

Tout ce qui pourra prolonger et faire vivre ces rapprochements apportera une réelle contribution à la reconstitution d’un horizon politique commun, qui encouragera les luttes et favorisera les victoires de demain. Les défaites ou limites de nos plus grandes luttes des dernières années ont trouvé un « débouché » électoral, lui-même défait de peu mais encourageant, et qui doit avoir des retombées sur nos luttes de façons qui restent à organiser.

Différents secteurs des mouvements sociaux et de la population se sont rapprochés et ont réuni un vote de masse, en progression. Les divergences (d’idées et de pratiques de lutte) pourront et devront continuer de s’exprimer. Mais il est très important et prometteur que nous ayons pu nous reconnaître comme appartenant à un même camp politique. Un bloc large, à la fois assez radical pour être crédible pour celles et ceux qui luttent avec ardeur, et assez rassembleur pour être soutenu à une grande échelle et représenter un défi pour les gouvernants.

Nous avons fait l’expérience de notre nombre et du fait que nous sommes des camarades, comme nous avons eu peu l’occasion de le faire depuis ces deux années de pandémie, voire au-delà. Un même horizon politique ne se reconstitue pas sans ces moments de convergence de classe, qui favorisent et appellent d’autres moments de convergence dans des luttes sociales.

 

Faire durer l’unité : s’organiser pour agir politiquement

Comme on l’a évoqué, la première des manières de prolonger cette unité est de l’organiser dans des protestations aussi larges que possible dès maintenant, avant et peu après le second tour. Cela permettrait dans un premier temps d’exprimer le rejet de ce second tour et l’orienter de façon à élargir le rejet de Le Pen, et ainsi lutter plus nombreuses et nombreux contre elle dans la rue et dans les urnes. Comme on l’a vu avec le cas des mobilisations étudiantes, et dans la mesure où l’antifascisme de masse reste à reconstruire, on sait que ce sera difficile, mais c’est bien évidemment nécessaire dès maintenant.

Très vite se posera également la question des élections législatives. Les institutions feront obstacle à des succès identiques à ceux de la présidentielle pour la France Insoumise/Union Populaire. Il faudra que celle-ci trouve, face notamment à des sortant·es de gauche affaibli·es et écartelé·es comme leurs partis entre Macron et Mélenchon, les voies d’un maintien de son profil politique et d’un plus grand nombre de sièges, tout en faisant reculer la droite et l’extrême-droite.

Cependant, un des enjeux majeurs pour trouver des prolongements politiques durables se situe dans tout ce qui ne relève ni tout à fait des élections, ni tout à fait des mobilisations sociales. C’est la question de toutes les structures, les organisations, les médias, et autres formes de médiation entre des projets et idées politiques, et la base sociale large qui a commencé à se reconstituer autour d’elles. Sur ce plan, il faudra faire preuve de créativité. On peut citer en modeste exemple le lancement de la plateforme de podcasts Spectre, dont l’idée est née au sein de la revue Contretemps, et qui vise à faire en sorte que nos luttes prennent (aussi) l’antenne ensemble.

On peut envisager de nouveaux projets de publications écrites, de cycles de débats, de projets de quartier, ou autres espaces de débat qui viendront densifier nos réseaux politiques en s’ajoutant à ceux qui existent déjà. De multiples formes de médiation pourront être utiles, à condition de s’inscrire dans la durée et de donner un rôle plus actif à un nombre croissant d’exploité·es et d’opprimé·es. Cela permettra de consolider et étendre le soutien à un même projet politique, en densifiant les liens dans les quartiers et régions où il a déjà bien percé, pour aller en créer dans les autres.

Au-delà de cette diversité de moyens possibles, un des débats centraux est bien la question du parti, ou de l’organisation qui serait la mieux à même d’inscrire dans la durée et dans l’action la convergence politique du vote Mélenchon. Il est souvent souligné que la France Insoumise n’est pas vraiment un parti, et que son fonctionnement n’est pas celui d’une organisation contrôlée par ses membres. Il faut reconnaître que cette structuration a sans doute contribué à certaines de ses plus grandes réussites, tout particulièrement aux présidentielles notamment. Mais elle a tout autant pu contribuer à leurs limites : contre-performances à toutes les autres élections, et dispersion d’un tissu militant qui aurait pu se consolider pour se mobiliser de multiples façons ces cinq dernières années.

La critique doit être constructive. Il faut tenir ensemble nos principes démocratiques, de participation et d’auto-organisation (qui ne sont pas seulement des moyens mais une fin en soi) avec le fait que c’est bien cette entité peu démocratique qui a pu donner une incarnation à un horizon politique radical de gauche à une échelle de masse, ce qui est aussi une fin démocratique par excellence, sur un autre plan.

Cette contradiction peut être surmontée et il le faut, dans une forme organisationnelle faisant durablement plus de place à l’action militante dans son activité externe et dans son contrôle interne. Pour cela, du fait même de ses forces, les responsabilités de la France Insoumise sont immenses, ses initiatives seront déterminantes. Il y a dans la configuration politique française une opportunité que n’ont pas eue Sanders ou Corbyn : celle d’aller vers un parti politique de grande envergure qui soit en même temps bien plus indépendant des classes dirigeantes que les partis démocrate ou travailliste.[5]

Plus généralement, il faut que les classes populaires se remettent en masse à faire de la politique, par tous les moyens, après tout le mal fait à la démocratie et à nos luttes par ces années Macron, cinq années covidées et lepénisées. Si des avancées se produisent vers un nouveau mode de fonctionnement de la France Insoumise, voire une nouvelle organisation politique, notre camp politique sera doté de moyens d’action collective d’autant plus efficaces contre le principal obstacle en travers de sa route dans son affrontement avec la droite et le capital, c’est à dire le renforcement du soutien à l’extrême-droite.

Insistons : la lutte antifasciste devra connaître un saut qualitatif et quantitatif par rapport aux dernières années, pour faire reculer la légitimation de positions politiques racistes, et la confusion alimentée par les complotistes à la faveur des pratiques antidémocratiques du gouvernement (notamment autour de la crise sanitaire). Toutes les structures des mouvements sociaux auront un rôle à y jouer et seront des champs de cette bataille, mais une organisation politique capable d’alimenter des campagnes antifascistes de terrain sur les mêmes bases que la campagne Mélenchon 2022 (démontrant une opposition au lepénisme sur des bases radicalement opposées à Macron) pourrait jouer un rôle décisif. Elle serait la mieux placée pour prendre la tête d’un marge front unique politique, orienté notamment avec une priorité antifasciste.

 

Conclusion

Alors, que faire après le 10 avril ?

Se mobiliser pour faire reculer le vote Le Pen, voter et faire voter contre elle, sur des bases d’opposition à Macron, car il ne nous reste pas d’autre possibilité que de choisir notre ennemi, et Le Pen est notre ennemie mortelle.

Lutter durablement contre l’extrême-droite et lever tous les obstacles à cette lutte : desserrer l’étau policier, marginaliser les positions racistes à gauche, reconstruire un antifascisme de masse irriguant toute la société.

Savoir et faire savoir que le macronisme recule, pour repartir à l’offensive dans les urnes et dans la rue contre cet exemplaire représentant du grand capital (avec une stratégie tenant compte des armes de l’adversaire, y compris à nouveau vis-à-vis de la police, mais aussi de l’Union Européenne).

Densifier les réseaux, espaces, publications, événements publics permettant de se regrouper politiquement.

Et enfin, avancer vers des modalités d’organisation politique plus démocratiques regroupant la gauche radicale, dans une démarche de front unique social et politique.

 

Notes

[1] La mobilisation du 16 aura rassemblé moins de la moitié de celle de la plus grande journée de manifestation de l’entre-deux tours 2017, avec la différence tout de même que celle-ci tombait alors le 1er mai.

[2] Voir également Manuel Cervera-Marzal, « Jean-Luc Mélenchon Has a Mandate to Rebuild the French Left », Jacobin, 12/04/2022.

[3] « Il est nécessaire de relier les différentes modalités et temporalités d’intervention politique, plutôt que d’imposer des choix exclusifs. Dans la crise de l’horizon alternatif qui est la nôtre, la souplesse et la volatilité politique des classes populaires est assez grande sur ce point. Un fort sentiment anti-élections peut s’inverser à l’occasion d’une campagne iconoclaste et offensive particulièrement réussie. […] Les tactiques fluctuent et se mélangent, sans se confondre. L’horizon à reconstruire demeure, et avec lui la nécessité de toujours plus de solidarité par-delà les divergences. Une solidarité minimale, entre camarades, doit s’imposer – par exemple, contre toute justification de la répression policière des « casseurs » dans un sens, et contre tout rejet des projets électoraux dans l’autre. N’opposons pas les Gilets Jaunes et l’électorat d’un Mélenchon (en partie les mêmes personnes d’ailleurs). Ne choisissons pas entre projets locaux préfigurant ici et maintenant l’autre monde à venir, et projets de planification « par en haut », portés dans les élections. Préparons-nous à la confrontation avec la police et l’État, mais connaissons aussi la force de la non-violence de masse, et la nécessité de combiner différentes formes d’affrontement avec l’État, y compris sous forme de « guerre de position » institutionnelle, pour éviter une défaite immédiate certaine. A partir d’une certaine délimitation politique, il nous faut combiner toutes sortes d’expériences pour impliquer plus largement les classes populaires.

Et au bout du compte, c’est peut-être dans cette logique de combinaison de tactiques que l’on peut entrevoir une hypothèse sur notre prochaine victoire dans les luttes sociales et politiques. La diversité tactique et stratégique peut être un atout et ne sera sans doute pas entièrement dépassée lorsque nous retrouverons des situations comparables à cet hiver en France. A condition de parvenir à créer non pas un consensus mais une solidarité et une cohésion plus grande, dans l’action, entre toutes les sphères du mouvement social et politique (de LFI à NDDL et aux communistes révolutionnaires, à l’antiracisme politique, aux Gilets Jaunes, au nouveau mouvement féministe, aux syndicats…), cette diversité réunirait une force considérable. Dans des situations décisives comme cet hiver, on pouvait se prendre à rêver d’une combinaison simultanée de plusieurs formes de pression – grèves de masse, forts désordres dans l’espace public urbain et sur les routes à la manière des Gilets Jaunes, émeutes antiracistes contre les violences policières, grèves des femmes, et existence d’un front politique capable de remporter une victoire électorale à la première occasion en portant une même bannière pour une autre société, voire de proclamer sa disponibilité à remplacer le gouvernement de façon anticipée. Peut-être que les grèves telles qu’elles ont existé cet hiver auraient été suffisantes si elles avaient eu lieu simultanément à d’autres formes d’action et de pression politique. Ou peut-être justement que l’existence d’un front politique préfigurant un horizon alternatif aurait donné la confiance nécessaire à des secteurs décisifs pour se lancer dans la grève et d’autres formes d’action. »

[4] Voir également dans le même ordre d’idées : Aurélie Trouvé, Le Bloc arc-en-ciel, Paris, La Découverte, 2020 ; et l’entretien avec l’autrice que j’ai coréalisé avec Fanny Gallot pour « C’est quoi le plan ? », une des séries de podcasts de Contretemps sur la plateforme Spectre.

[5] Ce point est souligné par David Broder, « Thank You, Jean-Luc Mélenchon », Jacobin, 11/04/2022.

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