Lire hors-ligne :

La pandémie de Covid-19 a révélé l’extraordinaire étendue de l’exploitation des travailleurs·ses migrants.es d’Europe de l’Est au sein de l’Union européenne (UE). Alors que des millions d’Européens.nes se sont confinés.es au prix d’efforts sans précédent pour contrer la pandémie, il est devenu impossible de nier que les travailleurs·ses essentiels.les sont aussi les plus précaires sur le plan social.

Ainsi, l’abattoir allemand Tönnies s’est distingué par des conditions insoutenables pour les travailleurs·ses étrangers.ères, en particulier bulgares et roumains.es, qui devaient travailler plus de huit heures de suite dans l’humidité et un froid glacial, étaient forcés.es de partager une seule chambre à coucher et se voyaient refuser l’accès au congé maladie. Les conditions de travail dans le secteur du soin en Europe de l’Ouest sont tout aussi précaires :  les travailleuses migrantes sont fréquemment contraintes de vivre avec leurs employeurs, travaillant ainsi sans relâche 24 heures sur 24. Mal payées, elles sont souvent exclues des systèmes d’aide sociales en matière de santé et de retraite, et bénéficient rarement de prestations de chômage si elles perdent ou quittent leur emploi.

La pandémie a révélé la réalité sociale dégradée de millions de citoyens.nes européens.nes, qui voyagent pourtant librement au sein de l’UE, sans avoir à se soucier des frontières et des visas. Lors de mes recherches sur les travailleurs·ses bulgares en Allemagne, j’ai pu constater les effets ravageurs de la violence économique sur les vies et les corps : le sans-abrisme, les retenues de salaire, la privation de liberté ou encore les maladies liées au travail non prises en charge n’en sont que quelques exemples. Les formes contemporaines de l’organisation économique semblent ainsi exiger l’exercice constant de la violence sur les corps migrants.

Pour mieux saisir les enjeux liés à l’organisation actuelle de la mobilité du travail, nous proposons de nous pencher sur l’une de ses formes alternatives, dans le cadre des relations internationales entre pays du « socialisme réel ».[1] En s’appuyant sur une approche historique, cet article montre que l’organisation de la mobilité des milliers de travailleurs·ses étrangers.ères ayant participé à la « construction du socialisme » débouchait sur une réalité matérielle très différente de celle que connaissent aujourd’hui les travailleurs·ses migrants.es. L’économie morale et matérielle de la mobilité du travail dans le contexte socialiste participait par ailleurs au rapport politique entre le bloc soviétique et le monde postcolonial. Elle reposait sur une représentation de la migration sous-tendue par des catégories idéologiques aujourd’hui disparues, comme celle de « l’étranger-ami » identifiée par Menge.[2]

En nous fondant sur l’exemple des relations entre la Bulgarie de l’ère de la République populaire[3] et la République socialiste du Vietnam, nous proposons d’approfondir l’analyse de la pensée politique socialiste sur la migration. Nous examinerons en particulier la manière dont l’organisation socialiste de la mobilité du travail a visé à neutraliser les contradictions entre la production et la reproduction sociale qui émergent dans les formes capitalistes de l’organisation sociale – une tension aujourd’hui clairement visible dans les migrations est-ouest au sein de l’Union Européenne. Certes, l’expérience socialiste n’est pas dénuée de ses contradictions et limites politiques propres ; cependant, la réflexion socialiste sur les migrations internationales indique une issue possible à la conjoncture politique actuelle et aux injustices qu’elle génère. Dans cette perspective, il nous semble qu’il convient aux militants.es et chercheurs.ses de prendre cette expérience au sérieux afin d’élaborer politiquement des modèles d’organisation des migrations fondés sur l’égalité et la solidarité internationaliste.

 

Théorie politique socialiste de la migration

En Europe de l’Est, la collaboration internationale dans le domaine de la mobilité du travail s’est développée à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Bien que différentes formes de migration de la main-d’œuvre s’étaient déjà instaurées entre les États du bloc de l’Est (par exemple entre la République Démocratique Allemande et la Hongrie dès 1967), une théorisation plus rigoureuse des enjeux liés à mobilité des travailleurs.ses émerge lors du Colloque Scientifique des Experts de la Main-d’œuvre, qui a eu lieu en 1968 à Budapest. Joszef Rozsa (Hongrie) et Asen Dobrev (Bulgarie) y soulèvent alors la question de la coopération socialiste dans le domaine de la mobilité du travail.

Les idéologues d’Europe de l’Est affirment clairement que la migration internationale entre États socialistes doit faire appel « à une doctrine internationaliste de solidarité et de lutte contre l’Occident capitaliste » et que, dans ce but, les structures organisant la migration doivent être diamétralement opposées aux « pratiques d’exploitation racistes » mises en œuvre, par exemple, dans les programmes pour Gastarbeiter de l’Allemagne de l’Ouest[4]. Ainsi, les participants à ce colloque mettent fortement l’accent sur la recherche sociologique et économique dans le domaine des migrations internationales.

Si les migrations internationales ne constituaient pas un sujet largement débattu parmi les chercheurs.ses en sciences sociales d’Europe de l’Est, des approches théoriques de la question existaient déjà avant le colloque. Le sociologue bulgare Zahari Staykov envisageait ainsi un « monde communiste sans frontières », fondé sur l’internationalisation de la propriété publique des moyens de production, devenant ainsi la propriété des « peuples socialistes » dans leur ensemble et indépendamment de leur appartenance nationale[5]. Selon l’auteur, pour que ce processus s’opère, la force de travail, les connaissances disponibles et les acquis technologiques devaient se diffuser géographiquement de manière à ce qu’émerge une synchronicité scientifique à travers le monde socialiste.

Quelques années plus tard, le sociologue Minko Minkov est chargé par l’Institut de recherche sur le travail d’explorer les « conditions, opportunités et avantages de la mobilité planifiée de la main-d’œuvre entre les États membres du COMECON [pour la Bulgarie] »[6]. La mission de Minkov concorde avec le moment où la Bulgarie cherche à rationaliser l’utilisation de sa main-d’œuvre, alors que le pays prévoit une pénurie de 52 600 travailleurs·ses dès 1970, dont on pensait qu’elle irait en s’aggravant au cours de la décennie suivante en raison d’un déséquilibre démographique[7].

Dans ce contexte, Minkov tente de développer une approche méthodologique visant à établir « des relations de migration mutuellement bénéfiques entre États socialistes »[8]. Il ne s’agit pas là d’un simple slogan, vidé de sens pratique, mais d’un programme parfaitement mesuré, reposant sur des pronostics et des calculs complexes des coûts passés et futurs liés à la reproduction sociale dans les pays d’accueil et d’origine. Minkov a en tête un objectif bien précis : organiser le mouvement international du travail d’une manière qui ne nuirait pas économiquement aux différents pays impliqués, ni au « système socialiste » dans son ensemble.

Dans ses études, il examine les formes capitalistes d’organisation de la migration existant à l’époque (les programmes de travailleurs.es invités.es et de libre circulation), les présentant comme opposées à un régime de migration équitable. S’appuyant sur Marx, W. E. B. Du Bois, William Z. Foster et E. P. Pletnev, il illustre la manière dont le capitalisme historique a produit tout à la fois des populations superflues, des formes de migration spontanées et soudaines qui suivent la concentration du capital, des écarts de salaires entre les États, des conflits entre travailleurs locaux et étrangers et au sein des communautés immigrées, et de profondes contradictions affectant le développement du capital et de la force de travail.

Comment le « monde socialiste », selon Minkov, peut-il dès lors penser autrement la mobilité internationale du travail et éviter ces pratiques bourgeoises ?

Tout d’abord le monde socialiste ne doit pas, selon lui, accepter le développement inégal entre les États que les formes capitalistes de migration produisent et dont elles profitent. L’auteur imagine plutôt un système de migration fonctionnant selon le « potentiel économique » de chaque unité territoriale au sein du système socialiste. Il conçoit la migration comme poussant ce potentiel au maximum : les unités connaissant des pénuries de main-d’œuvre importent de la force de travail depuis l’extérieur et celles qui en connaissent une abondance l’exportent là où elle est nécessaire. Une organisation socialiste de la migration doit en outre répondre à deux questions afin d’éviter la production de disparités matérielles entre les différentes unités territoriales : a) quel a été le montant dépensé par le pays exportateur pour reproduire la force de travail qui sera utilisée par le pays importateur ; et b) quelle est la capacité productive de cette force de travail.

Bien que la tâche de Minkov soit de construire un programme qui profiterait à la Bulgarie en tant qu’importateur de force de travail, sa décision méthodologique se fonde sur la prise en compte de la situation et de l’intérêt des États les plus faibles (en termes de développement technologique et de production) et part de l’hypothèse que le pays exportateur se trouve dans une position défavorable. Celle-ci est entre autres liée au fait que le pays a dépensé des ressources matérielles pour la reproduction d’une main d’œuvre qui ira ensuite travailler et produire des biens matériels et sociaux dans un autre pays. De plus, la reproduction de la population non-productive (les élèves, les personnes handicapées, les personnes âgées…) dépend du soutien matériel fourni par le fonds de main-d’œuvre actif dont le pays exportateur se voit priver.

Puisque le pays importateur bénéficie davantage de la migration – n’ayant pas participé à la reproduction de la force de travail migrante avant son arrivée dans le pays d’accueil, et accueillant une force de travail active qui soutient ainsi la population inactive – Minkov estime que ces pays doivent « céder une partie du produit excédentaire » issu de la main-d’œuvre étrangère et ainsi verser un montant financier en soutien au pays exportateur[9]. Il est tout-à-fait clair que les immigrés.es ne sont pas responsables à titre individuel de ces obligations, et qu’il incombe à l’État importateur de soutenir le pays exportateur.

Le calcul du « produit excédentaire » et des sommes financières à transférer doit selon lui dépendre du rapport entre le « fonds de vie » (les années de vie de la population de chaque État) et le « fonds de main-d’œuvre » (les années de travail de la population active de chaque État). Concrètement, chaque État impliqué dans les relations de migration devrait rendre compte des indicateurs suivants: 1) le fonds de vie et l’espérance de vie future moyenne de la population en fonction du sexe et de l’âge ; 2) le fonds de travail et la durée de vie active moyenne future de la population en fonction du sexe et de l’âge ; 3) la capacité de production de la population et la capacité de production future moyenne selon le sexe et l’âge ; 4) la capacité de consommation de la population et la capacité de consommation future moyenne selon le sexe et l’âge[10]. Par ailleurs, différentes variables sont prises en considération, telles que la qualification et le niveau de formation de la main-d’œuvre, son âge, les conditions sociales de reproduction dans les pays d’origine et d’accueil.

Cette approche méthodologique – présentée ici de manière simplifiée – a pour objectif de déterminer si l’exportation (ou l’importation) de la force de travail est bénéfique ou non aux pays d’origine (ou d’accueil). Ayant pour tâche d’explorer les avantages économiques de l’immigration potentielle de travailleurs.ses étrangers.ères en Bulgarie, Minkov s’est assuré de construire un modèle méthodologique qui garantit également la dignité des États exportateurs et des travailleurs.ses étrangers.ères. Le sociologue produit ainsi une économie morale spécifique de la migration fondée sur quatre critères, lesquels doivent être remplis afin de garantir une organisation des migrations juste entre les États « socialistes » :

– l’exportation de la force de travail excédentaire doit garantir que, dans les États d’origine, les coûts nécessaires à la production d’un certain volume de la production sociale ne dépasse pas le coût lié à la reproduction du travail vivant ;

– l’exportation n’est économiquement avantageuse que si une partie du revenu national produit dans les pays d’accueil est transférée vers les pays d’origine ;

– l’exportation doit être socialement avantageuse (par exemple, l’exportation est justifiée lorsqu’un pays a du mal à trouver du travail pour sa population excédentaire) ;

– les migrants.es rentrent chez elles.eux avec des biens et des économies qui augmentent la richesse nationale du pays exportateur.

La recherche de Minkov relevait par excellence d’un exercice de pensée socialiste internationaliste, selon lequel les intérêts nationaux doivent se soumettre à une logique internationaliste de telle sorte que les possibilités d’exploitation de la main-d’œuvre migrante soient neutralisées et que les conditions d’un développement inégal entre les pays en raison de schémas de migration inéquitables soient minimisées.

Certaines des réflexions théoriques de l’auteur ont trouvé leur place dans les contrats de travail signés – l’importance des coûts de reproduction sociale, l’importance des contrats « mutuellement bénéfiques », la préservation de la dignité des États et des travailleurs, le transfert d’une partie du produit fabriqué vers les pays exportateurs – mais sa méthodologie n’a jamais été appliquée dans son intégralité et sa sophistication. Si des éléments des réflexions théoriques de Minkov ont été à l’origine des premières années des contrats, ils ont été fortement modifiés, voire totalement occultés, vers la fin des années 1980.

 

La réalité de la « migration socialiste »

Au début des années 1970, la République populaire de Bulgarie a commencé à se tourner vers le monde postcolonial pour faire venir de la main-d’œuvre étrangère afin de répondre à la demande croissante de main-d’œuvre due à sa vaste expansion industrielle et aux déséquilibres démographiques attendus[11]. L’intensification de la croissance économique en cours à l’époque (fondée sur augmentation de la productivité du travail) ne pouvait avoir lieu sans l’aide d’une augmentation quantitative de la main-d’œuvre disponible.

Bien que divers pays aient participé à des accords sur les migrations avec la Bulgarie de cette époque – parmi lesquels Cuba, l’Afghanistan, le Nigéria et la Mongolie – la plus grande partie de ces travailleurs·ses étrangers.es provenait du Vietnam[12]. Des dizaines de milliers de travailleurs·ses vietnamiens.nes sont venus.es en Bulgarie entre 1973 et 1989, dans le cadre d’accords mutuels dans le domaine des migrations de travail. Iels étaient employés.es dans divers secteurs économiques (agriculture, chimie, construction, génie mécanique et autres) et répartis.es dans tout le pays.

L’internationalisme socialiste et la solidarité avec le monde postcolonial étaient les modalités idéologiques qui ont guidé les relations internationales dans la sphère de la migration socialiste dès le début. Les négociations autour des premiers accords bilatéraux reflétaient la préoccupation de Minkov concernant les conditions « mutuellement avantageuses » pour les Etats impliqués et le travailleur. Les programmes ont accordé une grande attention à la relation entre la production et la reproduction sociale[13]. Les théories socialistes définissent la qualité de la reproduction sociale par rapport au produit public global, et en particulier par rapport au « fonds de consommation »[14]. Cela a incité les idéologues à l’origine des programmes à réfléchir à la manière dont les « amis étrangers » allaient partagé ce produit – à la création duquel ils.elles ont participé aux côtés leurs collègues bulgares – à la fois à leur arrivée, mais aussi à leur retour dans leur pays d’origine. Comme nous le verrons, de nombreux mécanismes ont été mis en œuvre, au moins au début des programmes, afin de mettre en œuvre ce partage.

Au cours du temps, le côté pratique de l’internationalisme socialiste a plié du fait de la dette financière du Vietnam. Alors qu’au début des programmes, la Bulgarie effaçait une grande partie de la dette du Vietnam, le pays a tourné le dos, vers le milieu des années 1980, à ces gestes de solidarité, même si cela signifiait une violation des devoirs « fraternels » précédemment garantis par l’axe migration-reproduction sociale. En analysant le développement des programmes, on peut distinguer trois temporalités distinctes : la « solidarité fraternelle » (1973-1979) ; la chasse à la dette (1980-1986) ; le remboursement de la dette (1987-1990). Ces trois temporalités ont fortement influencé les manières concrètes dont les « amis étrangers » vietnamiens devaient produire et reproduire leur force de travail pendant leur séjour en et lors de leur retour au pays[15].

 

1973 à 1979 : la période de « solidarité fraternelle »

Les négociations officielles entre la Bulgarie et le Vietnam ont commencé début 1973, et ont duré cinq jours consécutifs. Elles se sont déroulées dans un contexte fortement axé sur les luttes anti-impérialistes et la solidarité envers le peuple vietnamien, sous le slogan de « solidarité fraternelle et unité absolue ! ».

Comme le montre A. K. Alamgir, si les contrats signés entre le Vietnam et la Tchécoslovaquie ont été élaborés essentiellement à partir d’une base zéro »[16], le cas bulgare diffère. Les contrats d’échange de main-d’œuvre ont été développés en relation avec des liens de solidarité économique précédemment établies entre le Vietnam et la Bulgarie. En effet, entre 1961 et 1965, le montant des accords commerciaux entre les deux pays s’est élevé à quinze millions de roubles ; en 1966, la Bulgarie a lancé une campagne d’aide massive, fournissant un crédit de soixante-dix millions de roubles, une assistance sous la forme de produits de base d’une valeur de sept millions de roubles, assortie d’une « aide populaire » d’une valeur de six millions de roubles.

En outre, la Bulgarie a participé (en fournissant matériel et la main d’œuvre) à la construction et à la reconstruction d’usines de briques, réfrigération, de sites agricoles et de conserveries au Vietnam. Elle a également effacé, comme nous l’avons vu, la plus grande partie de la dette du Vietnam en raison de la volonté de ce dernier d’envoyer des travailleu.se.r.s en Bulgarie. Ces gestes, cependant, n’influençaient en rien les conditions de reproduction sociale des « amis étrangers » vietnamiens que l’État bulgare jugeait justes (le fait par exemple, qu’iels bénéficiaient des mêmes droits sociaux et professionnels que leurs collègues bulgares). Le Vietnam, de son côté, n’était pas inactif dans ces échanges, exportant vers la Bulgarie divers types de marchandises : thon, serviettes, sandales, thé, café, huile, arachides, jus de fruits tropicaux, et bien d’autres.

Tout au long des années 1970, le quotidien du parti Rabotnichesko Delo publie de nombreux articles et reportages sur la situation au Vietnam. Considéré comme un « pays fraternel », le parti y définissait sa solidarité avec le Vietnam en fonction de deux principes : l’antiimpérialisme (à la fois contre Washington et Pékin) et l’aide à la construction du socialisme. Le Vietnam était représenté comme une « nation héroïque » capable de vaincre « l’hégémon occidental » et de conduire son peuple vers un avenir communiste radieux. La première période des contrats différait donc sensiblement des deux autres qui ont suivies par un aspect majeur : le Vietnam était placé en position de négociateur égal des conditions de l’« internationalisme socialiste » dans la sphère de la migration de la force de travail.

Ce cadre a fortement influencé les résultats de ce processus. Alors que le Vietnam était dans une position désavantageuse, compte tenu des lourdes pertes humaines et matérielles infligées par la guerre et les fréquents conflits militaires à ses frontières, la Bulgarie a fait plusieurs concessions sur divers points qu’elle souhaitait initialement inclure dans le contrat. Le plus étonnant concerne l’omission du mot « travailleur.se » dans le titre du futur document officiel, le Vietnam ayant insisté pour désigner les personnes envoyées en Bulgarie comme des «« practiciens.nes ». Si le point peut paraître anecdotique, cette terminologie a pourtant eu des effets à la fois symboliques et matériels importants dans la manière dont les citoyens.nes vietnamiens.nes ont été reçus.es en Bulgarie. Elle a assuré à l’État vietnamien qu’une partie de ses citoyens.nes retournerait dans leur pays une fois leur formation terminée et que le but de l’accord ne se réduisait pas à un simple transfert de main-d’œuvre, mais liait ce transfert à l’obligation de la Bulgarie de former des spécialistes hautement qualifiés.es dans des domaines de production particuliers.

Les programmes d’échange ont commencé dès 1973. Entre 1973 et 1975, 3 000 Vietnamiens – « des jeunes hommes et femmes âgés de 18 à 22 ans… qui ont terminé au moins leur septième année de scolarité, en bonne santé et sans profession »[17] – ont été formés dans des entreprises bulgares. Au cours des premières années et en accord avec les travaux théoriques de Minkov sur la position du pays exportateur, l’État bulgare a annulé 51 des 57 millions de roubles de la dette vietnamienne, un signe de solidarité lié à l’exportation de la force de travail[18]. La Bulgarie a également assuré l’égalité de l’accès aux moyens de la reproduction sociale.

Par ailleurs, elle s’est engagée à payer les vols retour de tous.tes les practiciens.nes vietnamiens.nes, de leur fournir des sous-vêtements et des vêtements de travail et de les héberger gratuitement dans des dortoirs. En vertu du Code du travail, les praticiens.nes vietnamiens.nes jouissaient des mêmes droits que leurs collègues bulgares (à l’exception des allocations familiales du fait du caractère temporaire du séjour) et bénéficiaient même de neuf jours de vacances supplémentaires. Tous.tes les citoyens.nes vietnamiens.nes avaient accès à des cours gratuits sur la sécurité au travail, la langue et la culture bulgares. Seule la moitié d’entre iels devaient rester dans le pays pour y travailler, les autres étaient libres de rentrer en Vietnam après leur formation professionnelle initiale d’une durée de six mois.

De plus, l’État bulgare avait l’obligation de payer à l’État vietnamien 300 millions de roubles par an pour chaque travailleu.r·se vietnamien.ne, afin de compenser les annuités cumulées lors du séjour en Bulgarie, et de fournir une avance sur les aides sociales qu’iels pourraient toucher ultérieurement, telles que les pensions et les soins de santé.

 

La chasse à la dette 1980-1986

En 1979, le président bulgare Todor Jivkov s’est rendu au Vietnam. Pendant sa visite, le Rabotnichesko Delopubliait de nombreux articles sur les questions humanitaires, politiques et économiques concernant le Vietnam, en veillant toujours à exprimer la « solidarité et les sentiments fraternels de la Bulgarie ». Pourtant, comme nous l’apprennent deux rapports de Christo Christov, ministre du commerce extérieur publiés en 1979 et en 1980[19], cette visite avait en réalité pour but de mener des négociations et de signer un protocole pour le remboursement de la dette du Vietnam.

Simultanément, la Bulgarie accumulait elle-même une dette importante, ce qui l’a incitée à chercher des moyens d’alléger le fardeau. L’accord bilatéral signé entre le Vietnam et la Bulgarie en 1980 concernant l’envoi de main-d’œuvre a marqué le début d’un tournant dans les relations entre les deux pays, mais aussi dans la redéfinition du statut de la main-d’œuvre étrangère à l’ère tardive de la période socialiste. Progressivement, entre 1980 et 1989, la main-d’œuvre vietnamienne résidant en Bulgarie a été reclassée d’une force ouvrière réglée par un cadre internationaliste à une force servant au paiement de la dette.

En mars 1980, le Conseil des ministres bulgare a donné son autorisation pour le début de nouvelles négociations avec le Vietnam concernant l’accueil de travailleurs pour la formation professionnelle et le travail. Comme il ressort d’un rapport rédigé par Krastio Trichkov et Andreï Lukanov[20], « la partie vietnamienne est prête à fournir à la Bulgarie 30 000 travailleurs ». Cette dernière déclaration est une réponse directe à la visite officielle de Jivkov en 1979. Après cette visite, le Politburo du Parti communiste bulgare a décidé de mener des recherches sur la nécessité d’une main-d’œuvre supplémentaire, et celles-ci ont montré que 34 000 personnes seraient nécessaires en plus des « nationaux ». Bien que le recours à la main-d’œuvre vietnamienne eût pu couvrir une large part ce besoin, Lukanov et Trichkov ont conseillé au Conseil des ministres de ne pas prendre une mesure aussi décisive et d’envisager un remède partiel à la pénurie de main-d’œuvre. Les raisons de cette prudence étaient les suivantes : « Au cours des prochaines années, une libération de la main-d’œuvre [nationale] des secteurs de la production et des services est attendue ». En fin de compte, l’État bulgare a accepté de recevoir 17 000 travailleurs.

Comme nous l’avons déjà indiqué, l’accord de 1973 définissait les Vietnamiens venant en Bulgarie comme des « praticiens » – une catégorie sur laquelle le gouvernement vietnamien avait insisté. Cette définition était absente de la convention nouvellement adoptée en 1980. Au lieu de cela, cette dernière a été signée sous le titre d’« envoi et réception de travailleurs qualifiés et d’ingénieurs-techniciens vietnamiens pour travailler afin d’augmenter leur qualification dans les organisations de la République populaire de Bulgarie (nous soulignons) ». Comme on peut le voir, le signifiant internationaliste – augmentation de la qualification – est conservé, tandis que le « praticien », terme auparavant prestigieux, est remplacé par celui de « travailleur ».

Ce changement de statut (de « praticien » à « travailleur ») ne n’est pas effectué sans résistance par les intéressé.e.s. Un exemple en est le rapport envoyé par Angel Chaushev, président du Comité du travail et des salaires, à Andrei Lukanov le 21 mai 1980. Chauschev veut rendre compte des résultats du cursus de perfectionnement linguistique et professionnel en bulgare que les jeunes Afghans, Cubains, Mongols et Vietnamiens (de sexe masculin) viennent de suivre dans la région de Kachulka (Sliven, sud-est de la Bulgarie), où l’Institut des étudiants étrangers disposait d’une branche organisée spécifiquement pour les besoins des travailleurs étrangers arrivant au pays. Si le rapport concerne quatre nationalités différentes, il ne fait qu’esquisser brièvement le nombre et les postes de travail prévus pour les jeunes mongols et cubains, tandis que le comportement des futurs travailleurs afghans et vietnamiens fait l’objet d’un examen détaillé. Il est publié l’année où les « praticiens » étaient désormais considérés comme des « travailleurs ». Citons quelques lignes de ce texte :

« Alors que la formation linguistique des praticiens vietnamiens, malgré quelques difficultés, était menée et achevée avec succès, de graves problèmes sont apparus dans la formation des praticiens afghans. Le processus d’apprentissage a été entravé dès le départ par la volonté de la plupart des praticiens d’être traités comme des étudiants ou avec un statut différent de celui établi dans l’accord » (nous soulignons).

En ce qui concerne la relation entre les deux États, les négociations qui ont eu lieu en 1980 n’ont pas eu à discuter longtemps sur la façon de définir l’objet de la convention. Le « travailleur » avait désormais remplacé le « praticien ». A présent, il s’agissait d’expédier en Bulgarie environ 17 000 travailleurs vietnamiens entre 1981 et 1985. Leur séjour dans le pays ne pouvait être inférieur à cinq ans. Les conditions des contrats ont été modifiées par rapport aux années précédentes sur des points essentiels. La formation linguistique a ainsi été réduite de six à trois mois en 1980. Alors qu’elle était jusqu’alors orientée vers l’apprentissage de la « culture et des traditions bulgares », la formation raccourcie portait uniquement sur les questions relatives au processus de travail. La main-d’œuvre vietnamienne a été reconfigurée comme un atout qui permettrait de « récupérer les coûts supportés » et de « créer en conséquence un revenu national supplémentaire pour le pays [la Bulgarie] ».

Dans ce but, les hommes et les femmes venus en Bulgarie étaient censés rester dans le pays pour y terminer leur contrat de travail. Il s’agit d’un changement radical par rapport à la disposition de 1973, qui permettait au Vietnam de récupérer la moitié des praticiens à la fin de leur formation. Un autre changement substantiel est à rechercher dans la composition souhaitée de la main-d’œuvre. Alors qu’en 1973, la Bulgarie accueillait la main-d’œuvre non qualifiée du Vietnam, la situation a changé en 1980, puisque, à quelques exceptions, près seul.e.s les travailleur.se.s qualifié.e.s étaient autorisé.e.s à émigrer. La Bulgarie pouvait ainsi employer à la fois des nouveaux arrivants et celles et ceux qui avaient déjà reçu une formation pendant la période couverte par l’accord précédent (lors de laquelle seul un certificat de bonne santé était exigé). Les chiffres témoignent également d’une forte augmentation de la main d’œuvre originaire du Vietnam, qui passe de trois mille « praticien.ne.s » entre 1973 et 1975 à plus de dix-sept mille « travailleur.se.s » entre 1980 et 1985.

Les contrats de travail sont un autre aspect qui mérite attention. En 1973, dans un rapport du ministre du Travail, il est mentionné qu’« étant donné que les principaux points de l’accord étaient fixés à la lumière de la formation et de la pratique, [la délégation] a trouvé acceptable d’éliminer des dispositions concernant les contrats de travail individuels ». En revanche, l’accord de 1980 prévoit que « conformément à la période de travail convenue, les entreprises bulgares signent des contrats de travail individuels avec les travailleurs qualifiés ». Cette disposition s’inscrit dans le cadre de la décentralisation économique en cours à l’époque. En vertu de celle-ci, les deux parties pouvaient mettre fin prématurément au contrat qui les liait, si le travailleur avait violé ses obligations telles que prévues par le code du travail, s’il était tombé malade ou ait subi un accident du travail, ou si l’entreprise n’avait pas rempli ses obligations légales ou encore si une telle nécessité s’imposait du fait des intérêts nationaux du Vietnam. Dans le cas où la responsabilité de la rupture incombait à l’entreprise, les représentants de l’État bulgare étaient tenus de trouver un autre employeur.

Cependant, l’accord de 1980 conservait la base internationaliste de reproduction sociale en matière de l’égalité avec la main-d’œuvre locale. Il s’agissait notamment de garantir une formation professionnelle identique à celle des nationaux, de couvrir les frais de transport engendrés par l’activité professionnelle, de couvrir les rémunérations des interprètes que le Vietnam s’était engagé à fournir pendant les trois premiers mois, d’assurer un traitement égal avec les nationaux concernant les conditions de vie durant la formation. La Bulgarie continuait également d’assurer la compensation en matière de droits sociaux et de dédommager les travailleu.se.r.s en cas d’accident[21].

Il convient d’ajouter que, conformément à l’accord bilatéral, les travailleurs vietnamiens étaient tenus de transférer 20 % de leur salaire mensuel (après déduction des charges fiscales et des heures supplémentaires) à l’État vietnamien et à leur famille. Ce transfert ne devait pas conduire à une situation dans laquelle le travailleur vietnamien recevrait moins que le salaire minimum fixé par le code du travail de la PRB. Cette décision s’explique par le fait que l’État bulgare ne voulait pas autoriser les séjours de longue durée des travailleurs vietnamiens, car cela aurait porté préjudice à l’État vietnamien en raison d’une éventuelle fuite de la main-d’œuvre. Pour des raisons similaires, les regroupements familiaux n’étaient pas autorisés et dans les cas où les deux parents devaient travailler en Bulgarie, les enfants devaient rester à la maison, au Vietnam.

 

1986-1990 : priorité au remboursement de la dette

Les choses se sont toutefois aggravées au cours des dernières années de la République populaire de Bulgarie. En 1985, Metodi Spasov, membre du comité de planification de l’État, et Marin Marinov, vice-ministre du commerce extérieur, recommandent à Lukanov de réévaluer les relations entre le Vietnam et la Bulgarie. Ils appellent à développer les relations économiques sur une « base équilibrée pour que le Vietnam puisse rembourser sa dette croissante envers la Bulgarie ». Au cours de cette période, nous constatons un retournement complet par rapport au modèle de migration internationaliste de Minkov. Sa logique, fondée sur l’« avantage mutuel » et la solidarité, a été éclipsée par l’insistance de la Bulgarie à recouvrer sa dette. L’échéancier de remboursement stipulait que le Vietnam devait rembourser 62 millions de roubles entre 1986 et 1990. Pour la même période, les paiements que la Bulgarie devait effectuer pour le temps de travail effectué par les travailleu.se.r.s vietnamien.ne.s s’élevaient à 9 millions de roubles. Sur la base de cette différence, la Bulgarie a proposé deux solutions : soit refuser la suggestion du Vietnam de reporter à nouveau les paiements, ce qui entraînerait une interruption des exportations vers le Vietnam afin d’équilibrer la balance des paiements dus ; soit la Bulgarie acceptait de reporter le remboursement de la dette et le Vietnam cédait les neuf millions de roubles pour recevoir en échange ce montant en nature, i.e. en marchandises bulgares exportées. Spasov et Marinov ont par ailleurs suggéré les options suivantes : 1) une augmentation des déductions mensuelles obligatoires sur les salaires des travailleurs de 20 à 30 %, tout en portant leur nombre à 23 000 par an, la Bulgarie s’appropriant le montant des déductions supplémentaire 2) une augmentation de la production bulgare externalisée au Vietnam. Dans les deux cas, les travailleu.r.se.s vietnamien.ne.s, quelle que soit leur localisation géographique, étaient chargé.e.s de remboursement de la dette de l’État vietnamien.

Comme les salaires versés aux travailleu.r.se.s vietnamien.ne.s s’effectuaient à un taux de change favorable à la Bulgarie, le Vietnam s’est retrouvé dans une position difficile et a tenté de poser ses propres conditions. Il a demandé un doublement du salaire annuel et qu’il soit exempté de l’impôt sur le revenu. La Bulgarie a toutefois refusé ces propositions et Vietnam n’a pas insisté.

Comme la dette vietnamienne a été de nouveau restructurée, et les paiements correspondants reportés, la Bulgarie a insisté pour que les revenus versés aux travailleu.r.se.s vietnamien.ne.s soient mis à la disposition de l’État vietnamien afin que ce dernier puisse rembourser la dette, au lieu de servir à couvrir les coûts de reproduction sociale lors du retour des travailleur.se.s au pays. Petit à petit, de 1980 à 1987, une redéfinition substantielle des termes de l’échange a eu lieu. L’« internationalisme mutuellement avantageux » préconisé par Minkov a été supplanté par une simple logique calculatrice qui ne profitait qu’à la Bulgarie. Ainsi, le paragraphe V, article 3 du nouvel accord de 1986 stipulait que « pendant son séjour en République populaire de Bulgarie, le travailleur vietnamien est tenu de transférer 20% de son salaire mensuel en faveur de la République socialiste du Vietnam et de sa famille après déduction de l’impôt sur le revenu ». A partir de 1986, les fonds que la Bulgarie versait au Vietnam afin de compenser l’expérience professionnelle accumulée et les avantages sociaux ultérieurs tels que la pension et l’assurance maladie étaient désormais inclus dans le calcul de la balance des paiements entre les deux pays. Chaque travailleu.r.se.s vietnamien.ne.s était désormais tenu de verser pas moins de 10 % de son salaire « au bénéfice du gouvernement du Vietnam ». Cela signifiait tout simplement qu’iels remboursaient la dette de l’État vietnamien envers la Bulgarie. Comme nous les des archives, près de 13 millions de roubles ont été transférés de 1986 à 1990 et 2,5 millions pour la seule année 1991 pour le remboursement de la dette du Vietnam, une somme accumulée sur la base des 10% mentionnés ci-dessus.

Avec le changement de régime, les contrats de travail de tous.tes les travailleurs·ses vietnamiens.nes sont résiliés, et leur sécurité sociale interrompue. Entre 1990 et 1994, iels sont tous.tes expulsés.es du pays. Pendant les premières années de la « transition vers la démocratie libérale et l’économie de marché », les citoyens.nes vietnamiens.nes sont fréquemment sujet.te.s à des attaques racistes de la part de milices ainsi que des nouveaux syndicats. Le passage vers l’économie capitaliste s’accompagne de violences, qui transforme radicalement le tissu social de telle sorte que la relation des travailleurs·ses étrangers.ères à l’État et au capital est profondément affectée. D’« ami.e.s », les travailleurs·ses étrang.er.èr.es en Bulgarie deviennent des ennemi.e.s.

 

Conclusion

Si la force de travail est une catégorie transhistorique qui exprime la capacité des personnes à créer des biens matériels et immatériels pour leur reproduction, la forme économique de cette force de travail – y compris les formes de sa mobilité internationale – est déterminée historiquement. Nous constatons que les contrats de migration de main-d’œuvre conclus entre la Bulgarie de l’ère du « socialisme réel » et le Vietnam ne sont pas exempts de contradictions, en particulier lors de la dernière période du régime socialiste. Différents facteurs contribuent à la transformation des relations entre les deux pays, y compris de l’intensification économique croissante en Bulgarie, les formes et les définitions changeantes de l’« internationalisme »[22] et l’accumulation de dettes importantes par la Bulgarie.

Ce qui doit cependant stimuler nos imaginations politiques est la manière dont la question de la reproduction sociale a constitué un axe central pour construire théoriquement et pour opérationnaliser concrètement une organisation juste des migrations dans les premières années où se déroulent les échanges de travailleurs. L’appareil méthodologique de Minkov est sous-tendu par une vision politique, qui propose un cadre de portée universelle où la justice sociale est le moteur des relations internationales, et où une redistribution équitable est organisée non seulement au sein des frontières nationales mais également au niveau international.

Cette approche est diamétralement opposée aux théories politiques et aux formes de migration de main-d’œuvre que nous connaissons dans le monde contemporain. Alors qu’aujourd’hui nous sommes habitués.es à voir les migrants.es réduits.es à des salaires bas, des conditions de travail défavorables par rapport aux ouvriers.ères locaux, au sans-abrisme, à la dévaluation de leur force de travail, et à un écart important entre ce qu’iels produisent et leur possibilité de se reproduire, les sociologues socialistes tels que Minko Minkov nous proposent une méthodologie critique qui est susceptible de contrecarrer la création de telles conditions.

Nous voyons aujourd’hui comment différents États – l’Autriche, l’Allemagne et le Royaume-Uni – proposent des révisions des règles de l’UE sur la libre circulation dont le but est de limiter l’accès à la protection sociale des migrants.es[23] (Geddes et Hadj-Abdou, 2016). La formation discursive de catégories migratoires telles que le « social benefit tourist » (le.la migrant.e courant après les aides sociales) et leur ancrage dans les structures infralégales de l’UE créent les conditions d’une double pénalisation : d’une part, dans les pays d’origine des migrants.es, où l’émigration devient nécessaire pour se reproduire socialement et, ensuite, dans les pays d’accueil, où le « poids » de la reproduction est porté tout entier par les individus. Les formes contemporaines prises par la migration Est-Ouest au sein de l’UE permettent qu’une main-d’œuvre ultra mobile soit mise à disposition des économies des pays les plus riches, tandis que des régions entières deviennent des zones d’exportation de main-d’œuvre bon marché, comme c’est le cas pour les pays postsocialistes.

Pour penser et produire des régimes de migration justes, nous devons revisiter les philosophies des relations internationales sous-tendues par des notions d’égalité, d’internationalisme et de lutte contre le racisme, capables de produire la figure de l’étranger « ami » plutôt que de celle de « l’ennemi » ou « l’invité ». A cet égard, les théories politiques produites par la recherche proposant une orientation socialiste constituent un point de départ important.

*

Traduction Céline Cantat – Stathis Kouvélakis. 

Cet texte est une version développée de  article paru dans E-International relations sous le titre Achieving Just Migration Regimes Through Socialist Praxis

 

Notes

[1] Sans entrer dans la discussion sur la nature du régime bulgare et des autres pays du bloc de l’Est, je considère que les travaux de certains sociologues et des éléments de gestion concrète des migrations entre États ayant appartenu à ce bloc peuvent stimuler la réflexion sur une approche socialiste des questions de migration. Une approche critique de l’histoire du bloc de l’Est a par ailleurs stimulé des réflexions similaires sur la question du féminisme socialiste.

[2] M. Menge, « In the GDR, They’re Called Friends », in D. Göktürk, D. Gramling, A. Kaes (dir.), Germany in Transit. Nation and Migration 1955-2005, Berkeley-Los Angeles-Londres, University of California Press, p. 76-78.

[3] La République populaire de Bulgarie a existé entre 1946 et 1990. Le terme de « socialisme réel » a été popularisé dans les années 1960, sous Brejnev.

[4] Ibid., p. 11.

[5] Z. Staykov, Division du travail et mouvement de la force de travail en République populaire de Bulgarie, [en Bulgare], Sofia, BCP, 1962, p. 227.

[6] M. Minkov, Questions concernant la migration de la force de travail entre Etats membre du COMECON  [en Bulgare], Sofia, Ministère of du travail et de la protection sociale, 1970, p. 3.

[7] Fonds des Archives Centrales d’Etat 1, Inventaire 35, unité d’archives 1220, p. 30.  Les citations de ce fonds seront désormais citées en tant que FACE, suivi du numéro de l’inventaire, de celui de l’unité d’archives, de la page et, le cas échéant, de la date.

[8] M. Minkov, Questions concernant la migration…, op. cit., p. 4. 

[9] Ibid., p. 55.

[10] Ibid., p. 61.

[11] FACE 1/35/1220/. Outre le Vietnam, des négociations étaient également en cours avec l’Egypte de Nasser, alors proche du bloc soviétique.

[12] Divers chercheurs ont étudié des programmes équivalents dans d’autres Etats d’Europe de l’Est. Cf. par exemple, A. K. Alamgir, Socialist internationalism at work, op. cit. et Christina Schwenkel (dir.) , n° spécial du Journal of Vietnamese Studies,  12/1, 2017.

[13] Nous utilisons cette notion de « reproduction sociale » dans un sens élargi, qui inclue la culture et les loisirs.

[14] Cf. K. Spasov, Reproduction de la force de travail dans l’industrie de la République Populaire de Bulgarie, [en Bulgare], Sofia, PartIzat, 1974.

[15] Pour expliciter le sens de cette périodisation, je m’appuie sur un important matériau d’archives collecté entre 2014 et 2017 dans diverses institutions étatiques (Conseil des ministres, Comité central du Parti communiste bulgare, ministère du Travail et de la Protection Sociale, ministère du Commerce extérieur, Conseil central des syndicats bulgares, Comité des salaires et du travail, entre autres) et complété par une lecture attentive du Rabotnichesko Delo (le quotidien du Parti communiste bulgare). La perspective représentée ici est celle de l’État. Tout en étant conscient que le point de vue des travailleu.r.se.s vietnamien.ne.s est d’une grande importance, l’accès à leurs voix s’est avéré difficile car la plupart d’entre eux ont été expulsés de Bulgarie entre 1990 et 1992. L’auteur s’efforce toutefois de recueillir de telles données. Il faut garder à l’esprit que les archives examinées sont riches en informations concernant à la fois le côté officiel (par exemple les contrats eux-mêmes) et les conflits et contradictions qui sont apparus au cours des négociations, pendant la mise en œuvre et lors des étapes finales de ces programmes.

[16] A. K. Alamgir, Socialist internationalism at work: Changes in the Czechoslovak-Vietnamese Labour Exchange Program, 1967–1989, Rutgers, The State University of New Jersey-New Brunswick Press, 2014, p. 60.

[17] FACE 259/43/283, 1973. L’accueil de travailleurs non qualifiés et de jeunes travailleurs était une autre concession de la part de la Bulgarie, car initialement elle insistait pour accueillir uniquement une main-d’œuvre qualifiée. La position du Vietnam a finalement prévalu.

[18] FACE 259/44/283, 1975.

[19] Cf. FACE 259/44/283 et 1979 FACE 259/44/282, 1980.

[20] K. Trichkov était à l’époque directeur du Comité de Contrôle de l’Etat et du Peuple ; A. Lukanov a occupé diverses fonctions sous le régime de la République populaire : vice-ministre du commerce extérieur entre 1973 et 1976, vice-premier ministre entre 1976 et 1986, ministre des relations économiques extérieures entre 1987 et 1989. Il a par la suite joué un rôle important dans la chute de Jivkov et dirigea deux gouvernements après le changement de régime. Arrêté le 9 juillet 1992 et accusé de détournement de fonds publics, il est abattu devant son domicile à Sofia en 1996.

[21] FACE 136/73/330, 1980.

[22] cf. A. K. Alamgir, Socialist internationalism at work, op. cit.

[23]  Cf. A. Geddes, L. Hadj-Abdou, « An Unstable Equilibrium: Freedom of Movement and the Welfare State in the European Union », In Gary P. Freeman, Nikola Mirilovic (dir.) Handbook on Migration and Social Policy, Edward Elgar, 2016.

Lire hors-ligne :