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Confrontée à une forte résistance populaire lors du coup d’État d’octobre, l’armée soudanaise a conclu un accord avec les politiciens civils qui laisse son pouvoir intact. Mais les comités de résistance qui ont mené la lutte populaire pour la démocratie n’acceptent pas cette trahison.

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Depuis le coup d’État militaire du 25 octobre, les diplomates internationaux et les gouvernements impliqués dans la gestion de la situation au Soudan répètent la même antienne quant à la nécessité de « restaurer un gouvernement dirigé par des civils ». Cette ligne fait actuellement l’objet d’insultes et de moqueries de la part du peuple soudanais à l’égard des médiateurs internationaux.

Une nation habituellement obsédée par le fait de se comporter au mieux avec les étranger.e.s et de maintenir l’image du « Soudanais bien élevé » abreuve les comptes tweeter de ces diplomates de sarcasmes et d’injures. La réaction à l’accord conclu entre le premier ministre civil Abdallah Hamdok et les putschistes, annoncé le 21 novembre, a été du même ordre, car celles et ceux qui étaient descendu.e.s dans les rues pour protester contre le coup d’État ont condamné la volonté de Hamdok de négocier avec ses instigateurs.

Beaucoup de choses ont changé au Soudan au cours des quelques semaines qui ont suivi le putsch, mais il s’agissait de l’aboutissement d’un voyage de trois ans. La dernière tentative de contrer la lutte pour la démocratie et la justice se heurtera à une forte résistance du peuple soudanais, qui a déjà montré sa capacité à s’organiser dans des circonstances fort difficiles et dangereuses.

 

De la révolution au coup d’État

Le matin du lundi 25 octobre 2021, le peuple soudanais s’est réveillé en constatant la coupure totale d’internet. Les chaînes de radio internationales étaient brouillées tandis que des rumeurs se répandaient selon lesquelles des membres du cabinet civil étaient en détention.

Ces événements ont marqué la fin d’un accord de partage du pouvoir conclu il y a deux ans entre les hauts responsables de l’appareil militaro-sécuritaire de l’ancien dirigeant soudanais Omar el-Béchir et les dirigeants de l’opposition, après qu’une révolution populaire eut chassé la dictature de ce dernier, qui était en place depuis trois décennies. Des acteurs régionaux et internationaux tels que les États-Unis, l’Union européenne, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont soutenu et salué cet arrangement fragile. Ses défenseurs l’ont promu comme la meilleure solution aux demandes de la révolution soudanaise de décembre 2018, à savoir la liberté, la paix et la justice.

En décembre 2018, le peuple soudanais avait commencé à protester contre l’augmentation du prix du pain et la situation économique désastreuse sous une dictature militaire corrompue. Les protestations ont duré plus de quatre mois, alimentées par des griefs économiques, des injustices historiques et une nouvelle colère contre la réponse violente de l’État aux protestations en cours. En avril 2019, les protestations s’étaient transformées en sit-in autour des quartiers généraux militaires dans quatorze villes soudanaises, dont la capitale, Khartoum.

Les 28 et 29 mai 2019, les travailleur.se.s  ont organisé une grève politique à l’échelle du pays contre le régime militaire, les grévistes et les manifestant.e.s scandant des mots d’ordre en faveur d’un régime civil. Ces jours-là, la force et la persistance des révolutionnaires étaient claires et indéniables. Les menaces de l’armée n’ont eu aucun impact sur eux.

L’un des exemples les plus clairs de cette force a été les banderoles « virez-moi » qui ont envahi Khartoum en réponse à un discours de Mohamed Hamdan Daglo (dit Hemmeti), le chef de la milice des Forces de soutien rapide, qui a menacé de licencier tous ceux qui feraient grève et de les remplacer par ses soldats. La vigueur révolutionnaire s’est accrue à mesure que les menaces se concrétisaient. Après la détention de travailleurs de la National Electricity Corporation (NEC – compagnie nationale d’électricité), l’association des travailleur.se.s  de la NEC a publié une déclaration menaçant de couper le courant de tous les bâtiments et institutions militaires. Leurs collègues furent immédiatement libérés.

Face à cette mobilisation révolutionnaire, les militaires ont eu recours à une violence extrême. Le massacre du 3 juin 2019 a mis fin d’un coup aux quatorze sit-in en cours. Plus de cent personnes ont été tuées par l’armée, les corps de nombreuses victimes attachés à des briques et jetés dans le Nil. Des dizaines de personnes furent violées. Des centaines de personnes sont toujours portées disparues à ce jour.

Cependant, moins d’un mois après le massacre, dans des conditions de coupure totale d’internet, un million de personnes ont défilé contre l’armée, montrant que le peuple soudanais était toujours déterminé à mettre fin au régime militaire.

 

Une transition bâclée

Néanmoins, moins de deux mois après le massacre de juin 2019, les dirigeants de l’opposition ont signé un accord de partage du pouvoir avec les militaires. Les puissances régionales et internationales qui ont récompensé les tueurs en leur offrant de participer au gouvernement avaient manigancé cette tournure des événements. Cet accord était également l’œuvre d’une direction de l’opposition organisée au sein d’une coalition appelée les Forces pour la liberté et le changement (FFC), composée principalement de partis politiques [et d’organisations de la société civile comme la puissante SPA – Association des professionnels soudanais – CT].

Le FFC a défendu l’idée « réaliste » que seul un partenariat avec les assassins pouvait mettre fin à l’effusion de sang. Un tel partenariat était pourtant incompatible avec la réalisation des revendications de la révolution pour la liberté, la paix et la justice. Un tel objectif impliquait de minimiser l’autorité de l’armée, de tenir ses dirigeants responsables de leurs crimes et de mettre fin au contrôle militaire sur les ressources nationales soudanaises et sur un vaste complexe industriel qui échappe au contrôle du ministère des Finances.

Les membres civils du gouvernement, incapables de tenir leurs promesses envers les manifestant.e.s, dépendaient de la « communauté internationale » autoproclamée pour obtenir soutien et légitimité. Le Fonds Monétaire International et le Club de Paris des pays riches créanciers ont offert un allégement de la dette et une aide modeste, mais ils ont également exigé la mise en œuvre de politiques de libéralisation économique, notamment la dévaluation de la monnaie, la suppression des subventions aux produits de base et des programmes de privatisation.

Les politiques économiques du nouveau gouvernement ne se distinguaient donc pas de celles de son prédécesseur. Cependant, ses partisans dénoncent désormais les protestations contre ces politiques comme des actes qui affaiblissent la « transition vers la démocratie ». Les gouvernements occidentaux étaient satisfaits de l’image technocratique du nouveau premier ministre, Abdallah Hamdok, qui avait auparavant travaillé pour les Nations Unies (ONU) et qui mettait désormais en œuvre les politiques de leur choix et ouvrait la voie aux investissements.

Ces politiques ont conduit à des niveaux d’inflation terrifiants et à une augmentation du coût de la vie qui a dépassé les 300 % au cours de la seule année 2020. Les dirigeants du récent coup d’État ont utilisé cette situation économique et l’échec des dirigeants « civils » pour justifier leurs manœuvres. Les militaires et leurs alliés de la milice ont peut-être vu dans les niveaux de frustration de la population face à la situation un indice que leur coup d’État avait des chances de réussir.

 

Résister au coup d’État

Mais ils avaient tort. Le peuple soudanais a défilé dans les rues dès 6 heures du matin le jour même du coup d’État, scandant des slogans en faveur d’un retour à la révolution ou de la reprise de « la bataille retardée », comme beaucoup l’appellent au Soudan. Les masses ont construit des barricades sous la direction de comités de résistance. Plusieurs syndicats étaient prêts à faire grève au moment du coup d’État, les employés de banque en tête.

Le peuple soudanais était prêt pour le coup d’État à venir. En revanche, le gouvernement américain a affirmé n’avoir reçu « aucune sorte d’avertissement de la part des militaires », alors que l’envoyé spécial américain Jeffrey Feltman avait quitté le Soudan quelques heures seulement avant le coup d’État.

Sous la houlette des comités de résistance de quartier et malgré la fermeture d’internet dans tout le pays pendant des semaines, le Soudan a continué de protester. L’Association des professionnels soudanais (SPA) a promu le concept de ces comités de résistance début 2019 comme un outil pour paralyser la violence de l’État via des protestations décentralisées. Depuis lors, les comités sont devenus la voix de la rue, confrontée à la réticence du gouvernement de transition à créer des outils de participation démocratique à la prise de décision politique.

Les comités sont actuellement à la tête du mouvement de protestation dans le pays, prenant la position occupée par la SPA il y a deux ans. Les comités sont davantage liés que la SPA à leur base populaire dans les quartiers. Ils sont donc plus engagés dans l’amélioration des conditions matérielles de leur base que dans des alliances politiques ou des compromissions avec les donateurs internationaux. Leur choix tactique en témoigne, tout comme leur rejet total des compromis avec les militaires ainsi que le refus de négociations à huis clos avec le club politique soudanais.

L’ancrage purement territorial des comités sera une faiblesse dans les batailles à venir, qui nécessitent un cadrage idéologique plus clair. Ces batailles ne peuvent être gagnées que par un parti politique révolutionnaire, ce que les comités ne sont pas. Néanmoins, ces organisations de base ont ramené la politique à la portée de l’action populaire, à l’opposé des réunions auxquelles le public n’a pas accès. Cela signifie qu’il faut évaluer la résistance au coup d’État sur la base de sa capacité à faire avancer la justice pour le peuple, à la fois sur le plan juridique et économique, et d’arrêter de se focaliser sur la réaction de la communauté internationale.

Les comités de résistance ont continué à avoir recours aux barricades, aux grèves et à la désobéissance civile contre la violence de l’armée, qui a tué un nombre confirmé de quarante-deux civils au cours des quatre dernières semaines, faisant plus de 500 blessés. Des centaines de militant.e.s ont été détenu.e.s arbitrairement et des jeunes hommes ont été agressés au hasard dans la rue. Ils ont été arrêtés, battus et se sont fait raser la tête par les militaires en guise d’humiliation.

La violence s’est amplifiée avec l’invasion et le siège des hôpitaux par les forces de sécurité, dans le but de les empêcher de fournir les soins urgents aux blessé.e.s, ce qui entraîné des décès qui auraient pu être évités.

 

Les trois « Non »

Les acteurs internationaux et régionaux qui cherchent à ramener le pays au partenariat raté de 2019 ont ignoré ces crimes. Les diplomates américains ont présenté la revendication d’un gouvernement entièrement composé de civils comme irréaliste. L’ambassadeur britannique a lancé un autre appel au dialogue avec les tueurs. Les diplomates ont répété l’expression « dirigé par des civils » dans le but de tromper les manifestant.e.s et de diluer leur rejet de toute ingérence militaire.

Les médiateurs étrangers recyclent leurs outils de l’accord de 2019 en s’adressant aux leaders de l’opposition et à des personnalités publiques respectées pour dompter la rue, tout en promouvant les négociations à huis clos et le dialogue avec les militaires assassins comme seul moyen d’échapper au bain de sang. Mais le peuple soudanais ne mord pas à l’hameçon.

Les comités de résistance qui dirigent les protestations sont profondément liés à leurs communautés. Ils représentent une population qui a fait pendant deux ans l’expérience directe de la façon dont les gouvernements occidentaux ont loué « le partenariat du sang », comme l’appellent les manifestant.e.s, en échange de la « stabilité » et de la « réintégration » du Soudan dans la communauté internationale. Cela s’est fait au prix de l’absence de justice sur le plan juridique pour les martyrs de la révolution et de justice économique pour la population.

Il n’est donc pas surprenant que les comités de résistance aient refusé les invitations du premier ministre alors en détention, Abdallah Hamdok, et du représentant spécial du secrétaire général des Nations unies, Volker Perthes. La réponse fut un rejet de l’idée de pourparlers à l’abri du regard du public et la confirmation du mot d’ordre des « Trois Non » : non aux négociations, non au partenariat et non à la légitimité des militaires. Les comités ont promis d’organiser des rencontres dans les rues si le premier ministre voulait parler au peuple, dont ils ne sont « que la voix ».

Ce courage et cette persistance face à une machine à tuer militaire et à un front contre-révolutionnaire international vont changer définitivement l’histoire politique du Soudan. En refusant d’exclure les manifestant.e.s de l’équation, les comités de résistance au Soudan redéfinissent la stabilité comme un état où le peuple est satisfait et où les tueurs sont placés sous contrôle et non l’inverse.

 

Le rejet de l’accord

Alors que l’accord entre le premier ministre et les militaires putschistes était annoncé le 21 novembre, des centaines de milliers de Soudanais.e.s sont descendue.e.s dans les rues pour une marche à laquelle les comités de résistance avaient déjà appelé dans le cadre de leur programme de protestation hebdomadaire. Les marcheurs et les marcheuses qui avaient commencé à scander le nom du premier ministre ont rapidement inventé des slogans le vouant aux gémonies. Il s’agissait d’un rejet clair de l’ancienne logique qui privilégiait la loyauté envers les appareils politiques et les individus plutôt que l’engagement pour les objectifs de la révolution.

Le nouvel accord avait beaucoup de points communs avec les plans du chef du coup d’État, le général Abdel Fattah al-Burhan, que celui-ci avait dévoilés lors d’une conférence de presse le lendemain du putsch. Le cabinet civil antérieur au coup d’État était dissous, Abdallah Hamdok rétabli dans ses fonctions de premier ministre et chargé de nommer un nouveau « cabinet technocratique », tout en maintenant les généraux en place en tant que membres du Conseil de souveraineté. Cette configuration légitime le coup d’État, élimine toute possibilité de tenir les chefs militaires responsables de leurs crimes et accroit leur pouvoir sur le processus politique au Soudan.

La révolution soudanaise a rejeté l’accord et, ce faisant, a franchi une nouvelle étape dans sa radicalisation. Néanmoins, le front contre-révolutionnaire international reste un ennemi tenace. Seul un front révolutionnaire international de toutes celles et ceux qui rejettent ces actions de leurs gouvernements peut l’arrêter. Les comités de résistance ont besoin du soutien de leurs camarades révolutionnaires du monde entier. Comme le scandent les manifestant.e.s dans tout le Soudan : « Le peuple est le plus fort, la retraite est impossible ».

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Muzan Alneel est cofondatrice de l’ITSinaD (Innovation, Science and Technology Think Tank for People-Centered Development) et chercheuse non résidente au TIMEP (Tahrir Institute for Middle East Policy ) .

Cet article a été publié initialement par Jacobin, le 24 novembre dernier, et traduit par Contretemps.

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