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Raz Segal est un historien israélien résidant aux États-Unis qui dirige le programme de maîtrise ès arts en études sur l’Holocauste et le génocide à l’Université de Stockton. Il est l’auteur de Genocide in the Carpathians.- War, Social Breakdown, and Mass Violence, 1914-1945 (2016). Dans ce texte, écrit il y a déjà presque un mois, il défend l’idée que la violence meurtrière déchaînée par l’Etat d’Israël contre Gaza a un caractère génocidaire.

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Ce 13 octobre, Israël a ordonné à la population assiégée dans le nord de la bande de Gaza d’évacuer vers le sud, avertissant qu’il intensifierait bientôt son attaque dans le nord du territoire. Cet ordre a eu pour conséquence que plus d’un million de personnes, dont la moitié sont des enfants, ont tenté frénétiquement de fuir au milieu des frappes aériennes incessantes, dans une enclave fortifiée où aucune destination n’est sûre.

Comme l’a écrit la journaliste palestinienne Ruwaida Kamal Amer depuis Gaza, « les réfugiés du nord arrivent déjà à Khan Younis, où les missiles ne s’arrêtent jamais et où nous manquons de nourriture, d’eau et d’électricité ». Les Nations Unies ont prévenu que la fuite des habitants du nord de la bande de Gaza vers le sud aurait des « conséquences humanitaires dévastatrices » et « transformerait ce qui est déjà une tragédie en une situation calamiteuse ». En une semaine, les violences israéliennes contre Gaza ont tué plus de 1 800 Palestiniens, en ont blessé des milliers et en ont déplacé plus de 400 000 à l’intérieur de la bande de Gaza. Pourtant, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu a promis alors que ce n’était qu’un début.

La campagne israélienne visant à déplacer les habitants de Gaza, voire à les expulser vers l’Égypte, constitue un nouveau chapitre de la Nakba, au cours de laquelle quelque 750 000 Palestiniens ont été chassés de chez eux pendant la guerre de 1948 qui a conduit à la création de l’État d’Israël. Mais l’assaut sur Gaza peut également être compris en d’autres termes : comme un cas d’école de génocide se déroulant sous nos yeux. Je le dis en tant que spécialiste des génocides, qui a passé de nombreuses années à écrire sur la violence de masse israélienne contre les Palestiniens.

J’ai écrit sur le colonialisme de peuplement et la suprématie juive en Israël, sur l’instrumentalisation de l’Holocauste pour stimuler l’industrie israélienne de l’armement, sur la militarisation des accusations d’antisémitisme pour justifier la violence israélienne contre les Palestiniens, et sur le régime raciste de l’apartheid israélien. Aujourd’hui, après l’attaque du Hamas le 7 octobre et le meurtre de masse de plus de 1 000 civils israéliens, le pire du pire est en train de se produire.

En droit international, le crime de génocide est défini par « l’intention de détruire, tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel », comme l’indique la Convention des Nations Unies pour la prévention et la répression du crime de génocide de décembre 1948. Dans son attaque meurtrière contre Gaza, Israël a proclamé haut et fort cette intention. Le ministre israélien de la défense, Yoav Gallant, l’a déclaré sans ambages le 9 octobre : « Nous imposons un siège complet à Gaza. Pas d’électricité, pas de nourriture, pas d’eau, pas de carburant. Tout est fermé. Nous combattons des animaux humains et nous agirons en conséquence ».

Les dirigeants occidentaux ont renforcé cette rhétorique raciste en décrivant le meurtre massif de civils israéliens par le Hamas – un crime de guerre au regard du droit international qui a provoqué à juste titre l’horreur et le choc en Israël et dans le monde entier – comme « un acte purement diabolique », selon les termes du président américain Joe Biden, ou comme une action reflétant un « mal ancien », selon la terminologie de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen. Ce langage déshumanisant est clairement calculé pour justifier la destruction à grande échelle de vies palestiniennes ; l’affirmation du « mal », dans son absolutisme, élude les distinctions entre les militants du Hamas et les civils de Gaza, et occulte le contexte plus large de la colonisation et de l’occupation.

La convention des Nations Unies sur le génocide énumère cinq actes qui entrent dans sa définition. Israël en commet actuellement trois à Gaza : « 1. Tuer des membres du groupe 2. Porter une atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale des membres du groupe. 3. Infliger délibérément au groupe des conditions de vie calculées pour entraîner sa destruction physique totale ou partielle ».

L’armée de l’air israélienne, selon ses propres dires, a en quelques jours largué plus de 6 000 bombes sur Gaza, qui est l’une des zones les plus densément peuplées au monde – presque autant de bombes que les États-Unis en ont largué sur l’ensemble de l’Afghanistan pendant les années record de leur guerre dans ce pays. Human Rights Watch a confirmé que les armes utilisées comprenaient des bombes au phosphore, qui mettent le feu aux corps et aux bâtiments, créant des flammes qui ne s’éteignent pas au contact de l’eau.

Cela montre clairement ce que Gallant entend par « agir en conséquence » : il ne s’agit pas de cibler des militants individuels du Hamas, comme le prétend Israël, mais de déchaîner une violence meurtrière contre les Palestiniens de Gaza « en tant que tels », dans le langage de la Convention des Nations Unies sur le génocide. Israël a également intensifié le siège de Gaza, qui dure depuis 16 ans, le plus long de l’histoire moderne, en violation flagrante du droit humanitaire international, pour en faire un « siège complet », selon les termes de Gallant. Cette tournure de phrase indique explicitement un plan visant à mener le siège à sa destination finale, à savoir la destruction systématique des Palestiniens et de la société palestinienne à Gaza, en les tuant, en les affamant, en coupant leur approvisionnement en eau et en bombardant leurs hôpitaux.

Les dirigeants israéliens ne sont pas les seuls à tenir de tels propos. Une personne interrogée sur la chaîne 14, pro-Netanyahou, a demandé à Israël de « transformer Gaza en Dresde ». Channel 12, la chaîne d’information la plus regardée d’Israël, a publié un reportage sur des Israéliens de gauche appelant à « danser sur ce qui était Gaza ». Pendant ce temps, les paroles génocidaires – appels à « effacer » et à « écraser » Gaza – sont devenus omniprésents sur les médias sociaux israéliens. À Tel-Aviv, une bannière portant l’inscription « Zéro Gazaoui » a été suspendue à un pont.

En effet, l’assaut génocidaire d’Israël sur Gaza est tout à fait explicite, ouvert et sans honte. Les auteurs de génocides n’expriment généralement pas leurs intentions aussi clairement, bien qu’il y ait des exceptions. Au début du XXe siècle, par exemple, les occupants coloniaux allemands ont perpétré un génocide en réponse à un soulèvement des populations indigènes Herero et Nama dans le sud-ouest de l’Afrique. En 1904, le général Lothar von Trotha, commandant militaire allemand, a émis un « ordre d’extermination », justifié par une « guerre raciale ». En 1908, les autorités allemandes avaient assassiné 10 000 Nama et avaient atteint leur objectif déclaré de « détruire les Herero » en tuant 65 000 Herero, soit 80 % de la population. Les ordres donnés par Gallant le 9 octobre ne sont pas moins explicites. L’objectif d’Israël est de détruire les Palestiniens de Gaza. Et ceux d’entre nous qui l’observent dans le monde entier faillissent à leur responsabilité de les en empêcher.

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Le 13 octobre 2023. Traduit par Ludivine Bantigny.

Illustration : Trong Khiem Nguyen

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