Une petite carte postale d’Athènes
L’immense aspro-rocher (pour dire blanc, on dit aspro en grec) regorgeait de recoins plus ou moins grands, certains servant à s’abriter de l’ombre, d’autres abritant des vielles capotes, d’autres encore des mégots de cigarettes, et, dans une fente moyenne, quelqu’un avait déposé l’étron le plus long, noir et obscène jamais vu. Les hommes nus avaient tous un air chelou et vicelard et j’ai dit à ?imitri que tout ça me rappelait l’ambiance crade de la piscine des Halles, là où ?oseidon ne met jamais les pieds. Il m’a dit que lui non plus n’était pas du tout branché partouze, mais que c’était la seule plage proche où on peut se baigner à poil. Après, on a discuté de comment les pédés sont devenus super relous, et finalement, j’ai nagé un kilomètre en dix allers-retours :
j’ai été voir un pote à Gizi et on a regardé un diaporama compulsif, 2000 photos des émeutes qui ont suivi le meurtre policier d’Alexis Grigoropoulos, 15 ans :
Il y a du hip-hop hurlant, dans la fête, mais tous ces gros machos de grecs restent bras croisés-regard obtus, pendant que trois meufs et demi tentent des mouv’ hasardeux de tarentelle-voguing. Alors, on boit on boit on boit, et ce n’est que vers quatre heures du matin que la fête décolle. Les Grecs, en plus de commencer leurs soirées vers 3h00 du mat’, c’est un peu comme les Mexicains fan des Smiths (Morrissey est un Dieu dans certains coins de Los Angeles), ils adorent la musique du nord, glaciale et froide, Joy Division, Manchester-truc, Cold Wave, No wave, Punk, Krautrock, Post-Punk, Indus, Dark Wave, tout ça :
Sur la terrasse au-dessus de la terrasse (mais pas encore sur le toit) je suis défoncé et je parle avec un Grec en anglais, Manos, qui travaille dans une entreprise de catering, des journées de 15 heures, pour payer les frais médicaux de son père, chez qui il est retourné vivre depuis un an.
Il me dit : Faudrait leur dire que la Grèce c’est aussi la Russie, un genre d’enfer administratif et religieux, mais aussi leur dire que la Grèce c’est les Balkans, et aussi, et bien sûr, que la Grèce c’est l’Orient, ouais mon gars, il y a certainement plus de points communs entre un Turc et un Grec, qu’entre un Français et un Grec — en gros, pour essayer de comprendre ce que veux dire G.r.è.c.e, il faudrait étudier la guerre de Yougoslavie, l’antiquité Romaine, l’empire Romain-Byzantin, l’empire Ottoman, la réinterprétation de l’antiquité par l’ouest et la création artificielle de la « racine » de l’Europe-Salade, un peu d’Égypte, de Sumer, l’influence Hittites sur la cosmogonie d’Hésiode, la culture Maniote, Ikariote, Crétoise, Képhalonienne, Pontique, les Cellules de Feu, la révolte de Polytechnique, l’Ikariotiko, le Pentozali, la cuisine albanaise, que sais-je (se fabriquer un genre d’archipel identitaire (mais, j’imagine, comme n’importe quel tanzanien, non ?)).
Aussi, malakismeni, faut vraiment tuer cette idée horrible, de la Grèce comme pays de la Raison, du Beau, du Bien, de l’Harmonie (parce que nos racines à nous, sont meilleures que les tiennes, négro). La Grèce c’est le pays du meurtre. La Grèce, c’est le pays de la tragédie. La Grèce c’est le pays où Œdipe, pour connaître la vérité, doit se crever les yeux (et c’est quoi la vérité ? Il a couché avec sa mère et tué son père). Nan mais si les gens ne sont pas capables de comprendre des symboles aussi clairs…
Au bout d’un moment, je redescends et je danse, je danse je danse et un type me dit : ça fait plaisir de te savoir de retour. Moi je lui dit, ouais, de retour pour la première fois mon gars.
Puis, là-bas, dans la teuf, j’y perds mon téléphone pour toujours et j’aimerais, si vous ne le saviez pas, vous apprendre que pour dire qu’on se transporte, en grec moderne, on dit qu’on se métaphore :
Ensuite, dans le désordre, je passe dans une fête à Embros, le théâtre occupé récemment. C’était cool, on a bu des coups, et Nikos, le petit ami de Dimitri m’a dit que c’était très important qu’il y existe des choses comme ça, en ce moment, des choses artistiques, il y a besoin d’art-là, vu le bordel (j’y reviendrai).
On a aussi dit : marre des anarchotouristes, marre d’être sous les projecteurs du mirador international, marre de tout ce bordel, et on a bu bu bu.
Puis je passe dans un vernissage où une fille se peint en bleu-paillettes, et devient une vierge (bleu orthodoxe) auréolée d’une piscine arc-en-ciel gonflable.
Puis Tyropita (feuilleté au fromage) dans le fameux parc auto-construit d’Exarchia, que la mairie voulait transformer en parking et dont le goudron a été arraché pendant les émeutes, sans demander de permission à la BCE :
Un vrai centre social en plein air. C’est de plus en plus joli, et il y a toujours du monde, bien plus de monde que dans les cafés, et parfois, on y projette des films ou on y joue une pièce de théâtre ou on y organise une réunion ou on se demande :
Puis je vois une pièce de Dario Fo dans le théâtre en plein air planté dans la colline Strefi (et je m’aperçois que je comprends un mot par minute).
Puis je bois des coups à Keramikos, à Metaxourgio, à Gizi et à Gazi.
Apparemment, il n’y a jamais eu autant de machins artistiques à Athènes, depuis ces quatre dernières années. Dans un restaurant roumain, une chorégraphe m’avoue, embarrassée, que l’hiver dernier a été le plus heureux de toute sa vie.
— On se réunissait tous les jours pour discuter, organiser des actions, essayer de réagir, on a inventé pleins de choses… Sont sortis de terre une montagne de textes, de films, de spectacles… On a été rapprochés, il n’y a jamais eu autant de solidarité entre nous, on a vu des trucs jaillir de partout, sans argent, du théâtre dans les rues, des fêtes immenses, plein de propositions…Mais bon… on était un petit groupe, et aussi on a pas d’enfant, pas de famille à charge… on est tous artistes, on est un peu à part, et… cette crise n’a, pour l’instant, rien changé de fondamental pour nous. Même à vrai dire, je n’ai jamais gagné autant d’argent, bizarrement. Alors que la sœur de mon père ne peut même pas payer ses factures — elle habite dans un petit village au fin fond du Péloponnèse, ils sont comme abandonnés là-bas, c’est vraiment flippant, il n’y a rien. Et puis, au début, on avait ce sentiment de solidarité, mais ce qui en train de se passer en ce moment… je veux dire les fascistes, ça fait encore plus peur que la crise.
(plus d’infos sur les fleurs qui poussent sur les tas de purin, dans cette série d’entretiens où apparaissent assemblées communautaires, cuisines collectives, occupations des lieux de travail, échanges de vêtements, blocages de péage, auto-organisation et solidarité dans la Grèce en crise , « Notre présent est votre futur »)
Ensuite, vient un lundi.
Et l’ambiance est moins marrante, comme un lundi.
Moi je dis, la Grèce entière croule sous la défonce.
Parce qu’elle n’arrivait pas s’ôter cette image de la tête, et en s’excusant de partager une horreur pareille avec nous, Chrisanti, roulée dans sa polaire noire, assise au fond d’un fauteuil trop grand pour elle, les yeux endormis comme des braises sous la cendre, nous a raconté ce soir qu’une amie de confiance lui a raconté qu’un soir, quelque part dans Athènes, elle a vu une fille à quatre pattes par terre en train de sucer un chien. Ensuite les hommes qui l’entouraient lui ont jeté quelques billets et la fille est partie en courant chercher un paquet.
Elle a aussi ajouté, trévirant le long de son dossier, toujours un peu plus au fond de son fauteuil, avec sa manière de parler un anglais de vieux sioux, qu’un jour, une fois, dans la rue, elle a croisé une femme enceinte et défoncée jusqu’aux yeux, et elle en a sifflé une semaine de cauchemard d’affilé.
Et aussi, Chrisanti, avec son œil vif de petit furet et son trou noir de la dent tombée il y a un mois en croquant dans une pomme, nous a dit qu’elle hésitait à retourner à Ikaria, pour le mois d’octobre, dans la maison de ses amis, parce qu’elle s’est aperçue que tous ses potes sont repartis dans la piqûre.
En tout cas, après que j’ai envisagé de fumer une chicha ou un narguilé sur cette jolie terrasse, dans cette rue piétonne, sous cette diffusion orange de lampadaires, par cette belle et douce soirée d’ « automne » (il a fait 28° hier), un ami pompier de Chrisanti, qui était avec nous ce soir, rebondissant sur le mot Chicha (qui est la bonne manière de prononcer Sisa, la drogue de synthèse inventée-fabriquée à Athènes, l’équivalent grec du Krokodil) nous a mis une jolie perspective sous les yeux, notant qu’à chaque fois que le FMI se pointe quelque part, une nouvelle drogue apparait.
Puis c’est jeudi, promenade de trois heures, dans les rues du centre d’Athènes, qui a été déclaré zone sinistrée ou zone de guerre ou zone vraiment flippante par Médecin du Monde ou Sans Frontières, je ne sais même plus.
Puis, deux familles de gitans chantant des chansons à leurs enfants, sur le pallier de leur maison néo-classique, aujourd’hui néo-délabrée, construite par des architectes Allemands et Danois il y a plus de cent ans, au moment de « l’indépendance », déjà certainement avec l’idée romantico-idéaliste de faire de la Grèce une ruine ou une antiquité ou alors une ruine d’antiquités :
Puis au moins cinq noirs et deux indiens cavalant en sueur dans les rues avec des caddies pleins de machins métalliques. Puis, une femme en chaussons fouillant dans les poubelles en sifflant. Puis, une femme hébétée fumant une cigarette et fronçant les sourcils à intervalles réguliers, comme si elle essayait de résoudre un problème très compliqué. Puis, deux fois, alors que je travaillais à constituer la petite collection photographique de ce paradis des accidents :
ou comme ça :
donne l’impression que le temps s’est arrêté pour toujours, qu’il n’y a plus de mouvement, que tout est bel et bien terminé, alors que certains ??????? (patenda (bricolages&détournements) comme ça :
En tout cas, par ces questions, j’ai compris que, potentiellement, je pouvais être, pour ces interrogateurs, au choix : un flic, un fasciste, un anarchiste ou un agent de la CIA en repérage pour un coup tordu. J’ai compris ça quand un de mes interpellants m’a demandé mes papiers pour prouver mon identité. Là, je me suis dit, bon, la situation est vraiment tendue dans ce pays, on ne peut même pas prendre des photos de détails bizarres sans se faire prendre la tête.
il y a deux jours, quelqu’un m’a dit, alors qu’on buvait un coup dans un nouveau café branché et bondé (il reste quand même de la thune, ici, et beaucoup même), qu’il attendait le moment où un anarchiste, payé par un fasciste, allait tuer un militant de ????? ???? (Chrissi Avgi (Aube Dorée)) et ainsi, déclencher la guerre civile. Selon mon interlocuteur (jongleur de son état), tout le monde est en train de s’acheter des flingues à gauche comme à droite de la ville (mon interlocuteur n’a pas entendu quand je lui ai dit que la guerre civile avait déjà commencé et que même, elle ne s’était jamais arrêté depuis les années 50 (ce pays est dans la merde depuis plus d’un siècle (il y a une parenthèse de dix, dans les années 90, où tout le monde a eu droit à une télé, mais sinon, il suffit d’écouter n’importe quel concert de rebètiko pour se rendre compte que les Grecs dansent sur des chansons amères, violentes, et affreusement tristes depuis un bon moment).
Aussi, depuis que je suis là, j’ai vu disons, quatre fois, (je suis là depuis une semaine) quelqu’un se piquer dans la rue — qui dans le bras, qui dans le cou, qui dans l’aine, qui dans la fesse tendue de son pote dans la ruelle ensoleillée.
Et d’où vient cette opération Zeus Xenios ? Pourquoi un tel acharnement ? Il faudrait aussi regarder du côté des invitations « Dublin » à quitter la France. La Grèce inshospitalière c’est aussi aussi l’Europe de Dublin II. Selon Frontex, la police européenne des frontières, 90% de l’immigration clandestine en Europe passe par la Grèce. Selon Dublin II, un règlement européen, le premier pays par lequel entre un réfugié est responsable de son application au statut de réfugié. On renvoie donc vers la Grèce tous les indésirables, comme des patates chaudes, et la Grèce est devenue le plus
grand camp de réfugiés à ciel ouvert d’Europe, avec un nombre de régularisations iniques et des conditions d’accueil calamiteuses.
Et je ne vous parlerais pas du migrant tué à la frontière turque après une course poursuite avec la police, du coiffeur pakistanais incendié, de l’égyptien assassiné, des ratonnades de pédés à Gazi, parce qu’il faudrait dire aussi 40 % de suicides en plus (dans le pays où le taux de suicide était le plus bas d’Europe), au moins 500 attaques racistes depuis six mois, 1000 % d’augmentation de la consommation d’héroïne, retour de la Malaria (35 morts), explosion du VIH, des gens qui meurent parce qu’ils n’ont pas leurs médicaments, des écoles fermées, une hausse des prix massive sur les biens de consommation courants au cours des quinze derniers mois (fioul domestique, + 100 % ; essence, + 100 % ; électricité, chauffage, gaz, transports publics, + 50 %), sans compter les deux ans de travail ajoutés, une retraite et des salaires réduits jusqu’à 30 %, un flic fasciste sur deux, des vagues migratoires administrées à coup de flashball, des prisons pleines à craquer de protestataires à peine pubères, et, bien sûr, 19 milliard d’euros à trouver pour la semaine prochaine, alors que dix milliards auraient été détournés la semaine dernière. En un mot, ce que le FMI appelle une « thérapie économique ».
ou au marché.
Et les décisions politiques du « Pouvoir » en place sont de plus en plus influencées par l’Aube Dorée, qui prend une place bizarre dans des médias complaisants.
Bon.
Parfois, on se croirait dans la Rome de Rank Xerox, futuristement catastrophique, surchargée, violente et trépidante jusqu’à la crise cardiaque sous son masque à gaz, symbole à la fois de révolte :
Visages blafards et boutonneux, jaune de la peau mate qui n’a pas vu le soleil depuis des plombes — un type qui semble pakistanais, vraiment défoncé, interrompt une dame d’une cinquantaine d’années au tuyau d’arrosage nettoyant le trottoir. Il lui demande de boire à son tuyau jaillissant, puis pousse le bouchon jusqu’à s’en laver les pieds nus. Et peur dans le regard de la dame qui se transformera peut-être en bulletin de vote nauséabond — un musée est cambriolé, plus d’une centaine de statuettes, de pièces de monnaies, de vases plurimillénaires sont volés par deux types masqués et armés (en un mot, le pays se fait plumer (tout comme l’Irak, la Syrie, ou l’Afghanistan (le marché de l’art est, après le marché de la drogue, le second plus gros marché d’échanges illégaux (les vautours sont de sortie et ils bossent pour Drouot)))) — un ingénieur, un traducteur, une graphiste, une réalisatrice de cinéma, un médecin, une physicienne, une anthropologue, un journaliste, une dentiste, un peintre et une danseuse font la queue au Ministère des Traductions, pour obtenir les papiers officiels validant leur départ vers les vielles racines migratoires, c’est-à-dire une tante, un cousin, un oncle, un ami du parrain de la sœur d’un cousin, généralement au Canada, aux États-Unis, en Australie — une famille avec deux enfants vide le coffre d’une mercedes jaune et antique, à 2h00 du matin, en pleine rue, un coffre qui est un stock de papiers blanc (?) répandu un peu partout sur la rue et sous les lampadaires oranges — on propose de la drogue, ice-look dans les yeux, pour ne jamais retourner dans l’enfer d’une guerre pleine de drone sanglants (je refuse en riant jaune, et trace en évitant le groupe de morts-vivants assis sur un carton) — on coupe l’électricité d’un hôpital pour défaut de paiement — on a un hématome de la taille d’une assiette, à cause d’un coup de matraque dans le dos — un type grossièrement musclé, le crâne rasé, se balade dans la rue, des yeux cherchant la merde, sur le bras un tatouage tout frais de la croix gammée grecque, tagué en doré ici-même :
sur une île de banlieue, Agistri, qui est recouverte de merde et de PQ à la fin du mois de septembre, comme si tout Athènes était venu chier sur le paradis.
De toute façon, tout le monde lit les journaux, tout le monde sait ce qui se passe, et, principalement, tout le monde est épuisé de discuter du catalogue des catastrophes.
L’information, c’est devenu un genre d’aporie, aporia en grec, mot savant pour nous, mais qui semble encore s’utiliser couramment ici (« l’aporie, qui n’est pas autre chose que la figure à laquelle nous donnons plus communément le nom de Dubitation ; en effet un homme qui doute semble ne trouver aucune voie pour se tirer de l’incertitude où il est ») aporie qui vient d’apiro (apeiron, en grec ancien), c’est-à-dire infini, sans limite (a-peiron) et dont le symbole mathématique est :
une boucle qui est aussi un nœud indémêlable ; et ça, c’est un peu ce qui se passe en ce moment, un genre de va te faire foutre désespéré :
Vendredi, l’été est revenu, 35 degrés. Le soleil, ce salopard, brûle l’après-midi et je la passe sous le ventilateur, volets fermés, jusqu’à ce que j’arrive à croiser Dimitri le métaphraseur, qui est très inquiet, parce que le statut « non-imposable », pour les professions libérales, vient de disparaître (tout le monde paye des impôts sur le moindre euro gagné). Selon ses calculs, il va travailler pour ne gagner, une fois les frais et les impôts déduits, que 1500 euros par an. Mais le gars, c’est du genre :
et il dit qu’il ne veut pas partir, pas à cause de ces conneries de budget, il aime ce pays, c’est son pays, peut-être que Chrissi Avgi pourrait le faire partir, mais pas les impôts… mais vraiment, il ne voit pas comment… peut-être monter une coopérative de traducteurs, avec ses amis de l’université, pour échapper à ce statut impossible de free-lance … Et puis si jamais il part, qui va rester ici ? Tous ses amis sont en train de partir.
Pour mes derniers jours, je déménage chez Chrisanti, parce qu’un étudiant belge arrive dans ma chambre. Et pour mon dernier dimanche, je passe trois heures au poste de police de Korydalos.
une fontaine, et un genre de théâtre. Ça n’était pas devant la prison, mais on en voyait le toit, au loin.
Par contre, il n’y avait personne au rendez-vous. La mobilisation, c’était la semaine dernière, et on dirait bien que ça s’est calmé-là (où que ça se passe ailleurs (j’y reviens tout de suite)).
Alors on s’est dit bon.
Puis est arrivé le jeune. En vélo et en crête. Adonis. Au coin du parc, une voiture de police fait la sieste. On passe devant, on va se balader, beau temps, on fait le tour de la prison, même si Dimitri2 ricane bizarrement en disant qu’on devrait pas passer par là. Je commence à prendre des photos. On croise le parking des gardiens. Puis un gardien assis sur une chaise en plastique. Puis on passe devant l’entrée principale, en face de la prison de femmes, et un gardien a une mitraillette. On fait le tour, je prends un ballon en photo, quelques graffitis, un mirador et dans le mirador grésille un talkie. Ça c’est pour nous, dit Dimitri2, toujours ricanant un peu féroce. Dix minutes plus tard, trois voitures débarquent et on se fait embarquer.
Je suis avec Adonis le végétarien, gardé par quinze gros flics se grattant les couilles, parce que pas de passeport pour moi, le photographe-espion-anarcho-touriste-un-peu-teubé. Tout le monde était plus ou moins conscient de l’absurde ridicule du bordel, les gros types en combinaisons marines s’essayaient au regard noir, mais c’était dimanche et il faisait trop chaud pour s’exciter, ça somnolait du bâton (j’étais venu là pour une réunion en solidarité avec les prisonniers (il y a une semaine, des prisonniers se sont cousus la bouche, littéralement, pour entamer une grève de la faim (On (le-Raciste-mal-déguisé) a dit : c’est des musulmans qui réagissent au film américain insultant le prophète, comme s’il n’y avait pas mille autres raisons pour brûler ses draps et toute la cantine (et comme si la moitié des mouvements contestataires grecs n’était pas en prison en ce moment (et ça s’est terminé par du gaz lacrymogène sur les multi cinq personnes crevant de chaud dans 6m2 (2300 détenus pour 751 places à la prison de Korydalos)).
Pour nous, pas d’interrogatoire mais plutôt routine tranquille : écris le nom de ton père. Je n’ai pas de père. Bon, écris le nom de ta mère. Ok. Bisonakis. Tu as un visa ? Euh… je suis Français. Bon. Pourquoi tu prends des photos ? Je suis journaliste. T’as une carte ? Non. Bon, et pourquoi t’as pas ton passeport ? Je l’ai oublié chez moi. Bon. Allez hop, en salle d’attente.
?imitri2 (qui m’a transporté ici en bécane noir (ah l’air du sèche-cheveux Borée, qui chauffe les yeux qui pleurent sous les palpitations des rayons de soleil : c’était le désert sans casque sur l’avenue géante, et je découvre Athènes hors-centre, on dirait Mexico (il y a trois jours, en passant devant cette station de bus :
(bon en vrai, ici, ce n’est pas encore vraiment Mexico (aucun flic ne demandera d’argent, et ça, c’est encore une petite différence))) et ?imitri2 brûle en scred une gaine électrique de la cellule-salle d’attente où on fume une clope. À terre, sur le carrelage, je trouve un souvenir sordide :
Puis j’offre encore des clopes (c’est un peu de ma faute si on est là). Adonis, la crête bouclée et le pantacourt kaki tatoué d’un slogan au feutre noir, et Dimitri2, râblé sec de plusieurs heures d’entraînement de boxe, tournent en rond dans la salle jaune qui pue le tabac froid. Le gardien essaye de fermer la porte à clef mais ça marche pas, elle est cassée. Des trous de coups de poings dans le placo. On a gribouillé tout autour de la serrure. Dimitri2 pense que si on jette de l’eau dans la ventilation asthmatique, on peut faire disjoncter tout l’immeuble. Moi, je fais profil bas, je regarde mes pieds, j’attends, c’est complètement con, n’importe quoi, il faut vraiment que j’apprenne à prendre des photos discrètement. Finalement, ils me font effacer les photos, sauf une que j’arrive à sauver :
et un civil vient nous dire qu’on va sortir bientôt. Mais le Français n’a pas de passeport, alors on envoie Dimitri2 chercher mes papiers à la maison et Adonis propose de rester avec moi pour la compagnie. Je dis que ça va, c’est bon, mais les flics décident qu’il reste de toute façon.
Du coup, on passe une heure à discuter de Pythagore (Adonis est végétarien comme Pythagore (il refusait les sacrifices d’animaux en vogue dans la religion dominante de l’époque (c’était un de ces marginaux mangeur d’amandes (complètement barge (Adonis connaît déjà la musique))))).
Finalement, ils décident de nous libérer, avant même que ?imitri2 ne soit revenu. Le commissaire me dit : « va prendre les prisons françaises en photo » et même si j’aurais aimé lui dire 1. Je suis un grec refoulé et j’ai de très bonnes raisons d’être là, 2. L’injustice n’a pas de frontière, 3. Je ne vais pas faire commerce de votre misère, je dis ok, et je me barre.
En sortant, trois blafardes bio goth et le frère d’Adonis nous accueillent en habits noirs. On squatte un peu dans un parc et on rigole du sketch traversé.
J’apprends qu’Adonis, 18 ans, viens de faire 30 kilomètres à vélo, sous le soleil et dans la pollution, juste pour venir à cette non-action. En le voyant repartir pédaler dans le traffic, j’admire son sens de la véritable activité démocratique, en pensant que tout n’est peut-être pas encore perdu.
Je voulais arrêter ce texte ici, espoir de la cyclo-jeunesse rotative, intrépide et végétarienne, mais pour mon dernier Lundi, Chrisanti est revenue d’Agistri très amoureuse, la Grande Forme et on est partis en sifflotant, à travers le Pedion tou Areos, le domaine d’Arès, le Dieu de la guerre et de la destruction, le plus grand parc d’Athènes que t’as pas envie de traverser la nuit.
On est arrivés devant un bâtiment néo-classique, à cheval entre le parc et un grand boulevard. On a fait le tour, on est passés devant un terrain de basket, puis on est passés à travers le détecteur de métaux, notre sac a été scanné, et dans la cour du bâtiment plutôt jaune, 300 personnes discutaient tranquillement, assis par groupes disséminés un peu partout.
On a été se mettre tout au fond, sous un arbre, assis sur un parapet au-dessus d’un genre de fosse entourant un deuxième bâtiment, à côté d’un petit escalier.
Hier soir, le soir-même de ma petite aventure foireuse, 15 types ont été arrêtés par la police, pendant une manifestation à moto à Agios Panteleïmonas, le quartier populaire d’Athènes où les fascistes sévissent le plus. Évidemment, aucun fasciste n’a été arrêté après la baston (il y a eu baston). Et pour 15 types en garde-à-vue, ici, la réaction c’est 300 autres qui se pointent au tribunal-centre-de-chai-pas-quoi (Chrisanti : ouais, on est les plus forts d’Europe, man).
La manifestation-collage d’affiches en moto, à Agios Panteleïmonas, c’était pour répondre. Entre autres, au saccage d’un Centre Communautaire Tanzanien, il y a trois jours.
(en vidéo ici et ici)
Lundi 24 septembre au soir, entre 22 et 23h30, un groupe de commerçants et de résidents du quartier ont rendu visite au centre communautaire et ont demandé à ceux qui étaient présent de partir. Une fois établi que le centre était un centre culturel et une fois les papiers officiels présentés, des menaces ont été proférées envers les membres de l’organisation de la communauté. Le soir suivant, il y avait environ 10 membres de la communauté Tanzanienne dans l’immeuble, quand, vers 1 heure du matin, un groupe de 80 membres de Chryssi Avgi (Aube Dorée) est entré dans l’immeuble. Ceux qui étaient sur place ont appelé la police, qui est arrivée promptement. Ils ont alors convoqué le Président de la communauté, ainsi que l’ancien président. Puis la police a conduit hors de l’immeuble ceux qui étaient réunis dans le centre. Un peu plus tard, vers 2:30, 3:00 du matin, les membres de Chryssi Avgi (Aube dorée) sont revenus et ont saccagé le centre. Lors de la même soirée, deux magasins tenus par des migrants ont aussi été attaqués
(clairement, les flics ont vidé le centre et laissé le champ libre aux fascistes).
Donc, pour résumer, alors que je rentrais chez moi hier soir, après ma petite photo-mésaventure, un groupe de cent types à moto sont partis coller des affiches dans un quartier où les fascistes se prennent pour des flics, et 15 anti-fascites ont été arrêté. Maintenant, ils sont battus, brûlés à la cigarette, insultés, abou grahib style (détails ici) dans un commissariat central situé dans un parc où de vieux pédés peuvent se payer de jeunes afghans, et où je suis avec 300 autres personnes très différentes — mais plutôt habillées en noir — et Chrisantouli, en train de discuter de ce que, quand même, la Grèce a un niveau de résistance de ouf, rien que pendant ce week-end, sept voitures de flics ont brûlées (et personne ne s’est fait arrêter) et une escouade des MAT (les CRS locaux) s’est fait cartoner-molotov en réponse à la publication des photos de 9 des 23 manifestants arrêtés mercredi dernier (le jour où il y avait 100 000 personne dans la rue), tu m’étonnes que l’Europe entière vienne y prendre des cours, ça n’arrête pas, même si, apparemment, presque tout le monde est déjà en prison ou traumatisé par une blessure de flashball.
Mais on dirait bien que la situation se dirige vers un truc binaire-binaire. Seul le même peut agir sur le même, seule la violence peut répondre à la violence. Il faut choisir son camp. Comme disait Jean-Pierre Vernant (qui a donné sa part de coups de bâton sur le crâne des abrutis) : Je suis prêt à expérimenter tous les plats qu’on voudra, mais on ne discute pas recettes de cuisine avec des anthropophages.
Les fascistes sont des lâches, ils s’attaquent et s’attaqueront toujours aux plus faibles (femmes, handicapés, minorités ethniques et religieuses, sexuelles), et maintenant qu’ils ont la police de leur côté, qui est là pour leur répondre ? Aucun fasciste n’a été arrêté après le saccage du centre Tanzanien. Aucun. Ils occupent un terrain abandonné, à la fois par la police et l’état (les flics sont devenus incontrôlables, notamment parce qu’ils ne sont pas payés depuis des mois). Et il faut répondre. « Tant que la police ne protégera pas les migrants nous le ferons ». Cette action, parader en plein quartier fasciste, en moto, et éventuellement coller des affiches en leur brisant les dents (aux fascistes), c’est une réponse, qui, étant donné leur actuelle totale impunité (de plus en plus protégés par la police (de plus en plus de permis de port d’armes accordés (et un videur de boite de nuit comme parlementaire))), les coups de bâton dans la bouche des fachos, c’est une réponse, en ce moment, une réponse héroïque et un peu désespérée (que les anarchistes soient obligés de devenir des flics, c’est tout de même terrible).
Et mon pote Dimitri, qui se bat vraiment comme une fille, n’a plus de place pour exister, dans ce genre de règlement de compte interminable, cette guerre. Et ça n’a rien de réjouissant. Pendant le temps où l’on s’occupe de taper du facho, on ne parle pas ou très peu, par exemple, de cette disparition du statut de non-imposable.
Les fascistes font diversion.
Pour l’instant.
La grande manifestation de mercredi dernier était plutôt molle, selon les critères locaux. La police avait dit : on ne reste pas devant le parlement, et les syndicats organisateurs ont suivi les ordres de la police, tout comme la grande majorité des manifestants. Un gros nuage de gaz lacrymo, et à 16 heures, la place était libre comme s’il ne s’était rien passé. Et le lendemain retour à la normale.
C’est comme si la Grèce avait à la fois le mouvement social le plus radical d’Europe mais aussi le plus pétrifié. Tout le monde attend-espère une vraie grève générale continue, qui ne s’arrêtera que lorsque les « mesures » seront retirées. Mais ça ne part pas, ça ne se déclenche pas, Gorgone, la mort dans les yeux, ou lapins dans les phares de la CCE, la majorité doute et réfléchit (il y a de quoi).
Pour revenir au central de police (ou c’est un tribunal, je n’ai pas bien compris), au moment où je m’apprête à lâcher mon pronostique (j’espère) exagérément dramatique (ici dans deux ans, une guerre civile de haute-intensité va commencer (vu que la guerre civile de basse intensité est déjà commencée depuis cinquante ans)), toujours assis sur le même parapet, au bord d’un fossé d’un mètre soixante, à côté d’un escalier, on entend le chant d’un chœur sourdre de l’autre côté du bâtiment. D’un coup, tout le monde se lève et répond en chœur au chœur : LA PASSION DE LA LIBERTÉ EST PLUS FORTE QUE TOUTES LES PORTES DE PRISONS.
Ça fait son effet.
Puis c’est FLICS PORCS ASSASSINS, face à une guirlande de schmidt en bouclier, qui attendent leur moment. Le chœur d’en face braille pareil. Puis arrivent des bleus (jusqu’ici c’était des kakis), au pas de course, entourant un groupe de types menottés, qui se dirigent vers le petit escalier. C’est parfaitement chorégraphié. La foule se resserre, tout le monde gueule. Le groupe passe devant nous et un type beau comme un dieu mal rasé, lève ses bras menottés dans les airs, en souriant férocement. C’est très fort, très émouvant. J’ai des frissons. Tout le monde hurle. Le cortège passe sur ma droite, se dirige vers l’escalier. C’est un goulot, trois cent personnes ne descendront pas l’escalier. Tout le monde se presse les uns contre les autres. Je recule. Un type recule en se tenant la tête à deux mains. Quelque chose éclate. La routine commence pour les flics.
Distribution de coups de matraque frénétique et jouissive, ça fait trois heures qu’on se retient. Alors que tout le monde exprimait calmement son désaccord, la provocation a bien marché (comme s’ils pensaient qu’aucune personne n’allait réagir en passant sous nos yeux). D’un prétexte-piège joliment ficelé, on disperse les trois cent à coups de bâton, en pleine cour du comico, rien à foutre : MAINTENANT ON VA VOUS MANGER TOUT CRU BANDE DE VÉGÉTARIENS.
Mais de ce côté-ci du manche, t’inquiètes qu’il y a aussi du gremlins mangeur de poulet, ça se venge de partout, la barrière dégage, des fenêtres explosent, des kicks dans les boucliers, et moi je trace mon cul rapide (je peux courir très vite), la fosse me fait flipper, et Chrisanti est plus courageuse que moi, elle traîne un peu et je la perds de vue.
Je me retrouve dehors, en plein milieu de la rue, à bonne distance des matraques et devant moi, ça jaillit de partout et ça s’enfuit par les grilles et ça arrache la barrière électrique, fracasse la fenêtre en évitant des coups de glob donnés avec le manche en métal, une unité poursuit un petit groupe qui lui lance une énorme poubelle sur roulette dans la gueule. La circulation se bloque. Wow.
Finalement, Chrisanti sort de là en marchant les mains dans le dos, Tortue Géniale, comme auréolée d’une explosion dans un film d’action, sur le visage un air buté et une bosse sur le front d’un coup de matraque.
Le lendemain, je suis dans l’avion pour la France humide et grise, plein de rage et de frustration.
Nos contenus sont sous licence Creative Commons, libres de diffusion, et Copyleft. Toute parution peut donc être librement reprise et partagée à des fins non commerciales, à la condition de ne pas la modifier et de mentionner auteur·e(s) et URL d’origine activée.