Victoire de Trump : la faillite des élites du Parti démocrate
La victoire de Donald Trump et des républicains aux élections du 5 novembre a été d’abord et avant tout la défaite de la rivale démocrate, et le révélateur de la faillite de la présidence Biden. Celle-ci ne se résume pas à son soutien obscène à Israël et au génocide du peuple palestinien, elle s’étend aux principaux aspects de son bilan en matière économique et sociale, dissimulés par des chiffres qui ont permis aux démocrates de persévérer dans le déni des effets concrets de leur politique, en particulier pour les classes populaires.
De son côté, Kamala Harris a non seulement refusé de se démarquer en quoi que ce soit de celui dont elle fut la vice-présidente mais a fidèlement reproduit la stratégie « centriste » qui avait déjà conduit à l’échec fracassant de Hillary Clinton en 2016 : faucon en matière de politique étrangère, quasi-inexistante en matière d’agenda social, obsédée par la volonté de séduire un « électorat républicain anti-Trump », indifférente au gouffre grandissant entre le Parti démocrate et les classes populaires.
Comme l’a résumé Bernie Sanders, « il ne faut pas s’étonner qu’un Parti démocrate qui a abandonné la classe travailleuse se rende compte que la classe travailleuse l’a abandonné. D’abord, c’était la classe ouvrière blanche, et maintenant ce sont les travailleurs latinos et noirs. Alors que les dirigeants démocrates défendent le statu quo, le peuple américain est en colère et veut du changement. Et il a raison ».
En France, la défaite de Harris a suscité un débat prévisible, principalement à gauche. Du côté de la gauche de rupture, LFI en tête, on a souligné que la défaite de Harris a montré qu’on « ne bat pas l’extrême droite réactionnaire sans un projet alternatif clair [et qu’]on ne mobilise pas le peuple sur une ligne néolibérale et sans ruptures sociales et géopolitiques ». Son refus de la condamnation du génocide commis à l’encontre du peuple palestinien a également été souligné comme un facteur décisif de sa défaite.
Par la voix de sa porte-parole en matière de politique étrangère Dieynaba Diop, le Parti socialiste s’est, par contre, livré à un éloge de la « vision d’espoir, de justice sociale et de progrès pour tous les Américains » portée par Kamala Harris, et attribué la défaite à une « courte campagne… [qui] n’a pas suffi à surmonter la vague populiste ». Dans le même communiqué, le PS en a immédiatement profité pour revendiquer « l’autonomie stratégique de l’Europe », à savoir sa militarisation et son orientation belliciste – également vue par la classe politique hexagonale comme un terrain privilégié pour le rétablissement d’un semblant de puissance française sur la scène internationale. Cette demande, alimentée par la guerre en Ukraine dont Trump a déclaré vouloir se désengager, est du reste reprise de façon quasi-unanime par l’establishment politique français et européen.
Dans l’article qui suit, Branko Marcetic, l’un des rédacteurs réguliers du magazine de la gauche socialiste états-unienne Jacobin, analyse les raisons de la défaite de Harris, défaite qu’il avait déjà largement prédit dans son article précédant l’élection que nous avons publié dans nos colonnes. Il détaille le repli de la présidence Biden par rapport aux engagements en matière d’agenda social qui avaient permis la victoire de 2020 face à Trump – engagements dont il faut souligner qu’ils étaient pour l’essentiel le produit de la pression exercée par la campagne de Sanders lors des primaires de 2019-2020 et les succès électoraux de représentants de l’aile gauche du Parti démocrate combinée à celle des mobilisations sociales de la période antérieure.
Plus que des facteurs conjoncturels, tels que l’âge du capitaine ou la brièveté de la campagne de la vice-présidente sortante, ou la popularité – toute relative – de Trump, c’est cette tendance de fond vers une ligne « centriste », ainsi que, bien évidemment, le scandale de l’obstination pro-israélienne de « genocide Joe », qui ont conduit à la démobilisation de l’électorat démocrate et à la deuxième victoire du héros mondial de l’extrême droite.
Stathis Kouvélakis
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Un vieux dicton dit que la définition de la folie est de faire deux fois la même chose et de s’attendre à un résultat différent. Comment appeler dès lors le fait d’essuyer un échec, puis d’obtenir un meilleur résultat en faisant quelque chose de différent, pour revenir finalement en arrière et répéter la chose qui a échoué la première fois ?
Le Parti démocrate avait déjà eu l’occasion de tester à deux reprises, en situation réelle, ce qui fonctionne, ou pas,dans une élection contre Donald Trump. L’une de ces campagnes a connu un succès notoire [Biden en 2020], l’autre avait échoué de manière catastrophique [Hillary Clinton en 2016]. Pourtant, à l’approche d’une élection qu’il ne cessaitde qualifier de « la plus importante de notre vie », ce parti a mystérieusement décidé de rééditer celle qui avait échoué.
Vivre dans le déni
Les démocrates ont à présent perdu contre Donald Trump dans deux élections présidentielles sur trois, malgré le fait que celui-ci ait été profondément impopulaire et polarisant à chaque fois qu’il s’est présenté, et qu’une grande majorité d’électeurs l’aient décrit comme « embarrassant » et « mesquin » il y a à peine quatre mois. Cette fois-ci, les démocrates n’ont pas seulement perdu dans le collège des grands électeurs face à lui : pour la première fois de sa carrière, Trump a remporté le vote populaire, gagné les sept États clés et pourrait bien se retrouver avec un parti contrôlant à la fois le Congrès et la Chambre des représentants.
Les démocrates ont perdu malgré un financement nettement supérieur à celui de Trump et de son équipe, et malgré des adversaires qui semblaient parfois saboter leur propre campagne dans la dernière ligne droite : insultes aux Portoricains, promesse d’abroger l’Obamacare, promesse de plonger les Américains dans des difficultés économiques, et, parmi tant d’autres choses du même ordre, un candidat évoquant à voix haute la possibilité de tirer sur les journalistes et mimant une fellation avec un micro.
Les efforts déployés tout au long de l’année pour faire barrage à Trump en évoquant ses démêlés judiciaires et en soulignant ses tentatives de renverser le résultat de l’élection de 2020 se sont soldés par un échec. Cela intervient également quelques mois après que les responsables démocrates aient semblé prêts à accepter une défaite plutôt que de pousser leur leader manifestement malade hors de la course avant qu’il ne les précipite dans le précipice.
Il semble que l’establishment démocrate ne soit pas seulement incapable d’assurer les victoires électorales qu’il promet aux électeurs, mais qu’il ne puisse même pas se sauver lui-même.
Comment en est-on arrivé au résultat du 5 novembre ? Les influenceurs démocrates se livrent en ce moment même à une multitude d’accusations désespérées, mettant, comme d’habitude, tout sur le dos de la Russie, de la race et du genre de leur candidate, de son colistier, de la prétendue bassesse du public américain, bref de tout ce qui ne relève pas de leurs propres échecs. La véritable explication est pourtant beaucoup plus simple.
Depuis des années, l’électorat dit aux sondeurs qu’il est mécontent de la situation économique, et les sondages qui se sont succédé au cours de cette campagne ont montré qu’il s’agissait de la question qui pèserait le plus dans le vote, en particulier parmi celles et ceux qui penchaient pour Trump. C’est ce qui ressort des sondages effectués hier soir à la sortie des bureaux de vote.
Dans les sept États clés et au niveau national, les résultats des sondages étaient pratiquement identiques : l’électorat considérait l’économie comme l’enjeu le plus important de l’élection ; il estimait que leur situation financière personnelle s’était détériorée, et ce dans des proportions nettement plus élevées qu’en2020. Une grande majorité de celles et ceux qui ont voté pour Trump se sont exprimés pour le candidat qui, selon eux, allait apporter le « changement ».
C’est exactement ce que de nombreux électeurs et électrices indécis qui ont voté pour Trump avaient dit aux journalistes avant le vote : ils et elles n’aimaient pas nécessairement l’ancien président, mais ils et elles étaient troublés par l’incapacité de Kamala Harris à proposer un changement par rapport à la présidence de Biden. En d’autres termes, ce qui s’est passé hier soir n’était pas seulement prévisible, mais tout à fait typique dans l’histoire des élections américaines : un président impopulaire en exercice voit son parti sanctionné sans ménagement par un électorat en quête de changement.
C’est exactement ce qui s’est passé il y a quatre ans, mais aussi quand Barack Obama a remporté un triplé démocrate en 2008, quand Ronald Reagan a battu Jimmy Carter près de trente ans auparavant, et quand Franklin Delano Roosevelt a été élu président pour la première fois près de cinquante ans plus tôt.
Comme l’a rappelé Harry Enten de CNN, jamais dans l’histoire des États-Unis un parti n’a été reconduit quand la cote de popularité de son président était aussi basse et que dominait le sentiment que le pays allait dans la mauvaise direction sous son mandat – et l’histoire n’a pas été bouleversée hier soir.
Pour de nombreux démocrates, les explications avancées ne passent pas. Les experts fidèles au parti ont répété à l’envi que sous Biden la situation économique était formidable – faible taux de chômage, forte croissance du PIB, ralentissement de l’inflation, marché boursier en plein essor – et que toute personne mécontente avait simplement subi un lavage de cerveau.
Dans ce miroir aux alouettes de l’autosatisfaction, ils n’ont pas pris en compte les statistiques qui disent le contraire : les expulsions ont dépassé les niveaux d’avant la pandémie, le nombre de sans-abri a atteint un niveau record, le nombre de locataires à la charge de l’État n’a jamais été aussi élevé, le revenu médian des ménages est inférieur à celui de la dernière année d’avant la pandémie, les inégalités reviennent aux niveaux d’avant 2020, et l’insécurité alimentaire et la pauvreté ont connu une croissance à deux chiffres depuis 2021, avec notamment un pic historique de la pauvreté infantile.
Voici une autre chose que vous n’avez peut-être pas entendu. En grande partie grâce à un concours de circonstances, notamment la pandémie de COVID-19 et un Congrès contrôlé par les démocrates, Trump a été, pour une part, l’artisan de la création, en 2020, de ce que le New York Times a appelé « quelque chose qui s’apparente à un État-providence de style européen », qui a réduit les inégalités et a même aidé certains Américains à améliorer, pendant une courte période, leur situation financière. Or, sous Biden, tout cela a disparu.
Cela s’est produit parfois du fait de facteurs indépendants de la volonté de Biden, parfois en raison de ses propres décisions. Dans tous les cas, le président ne s’y est jamais opposé, et cela a contribué à l’augmentation inquiétante des difficultés de la population sous son mandat. L’effet n’a pas seulement été d’alourdir les dépenses contraintes déjà lourdes des ménages.
Du fait d’une décision surprise en octobre, les conditions de remboursement des prêts étudiants sont devenu beaucoup plus dures pour des dizaines de millions d’emprunteurs juste avant le vote. Vingt-cinq millions de personnes ont également été exclues de l’assurance maladie publique, dont un grand nombre dans les États où Harris a perdu la bataille hier soir. Rappelons que l’une des lignes d’attaque de Biden contre Trump il y a quatre ans était que ce dernier allait priver vingt millions de personnes de leur assurance maladie.
Cette situation aurait pu être atténuée si le président avait réellement mis en œuvre les mesures phares de son programme de 2020, en aidant les citoyen.ne.s à faire face à la hausse du coût de la vie. Il ne l’a pas fait et celles qu’il a adoptées ont parfois échouées d’elles-mêmes. Les démocrates et les commentateurs qui leur sont associés ne sont guère incités à parler du fait que, même si cela s’est produit de manière fortuite, des millions de citoyen.ne.s ont bénéficié de nouvelles protections économiques au cours de la dernière année de Trump et même d’améliorations matérielles dans certains aspects de leurs vies, avant de tout perdre sous la présidence de M. Biden. Mais s’ils l’avaient fait, ils auraient peut-être compris une partie de l’attrait durable de Trump.
Pour n’importe quel parti politique, ces handicaps auraient été difficiles à surmonter. Mais les démocrates ont aggravé leurs difficultés en contournant une fois de plus le processus démocratique et en choisissant simplement une candidate qui, comme une grande partie du parti l’avait craint dès le début, s’est avérée faible. Kamala Harris s’était illustrée lors des précédentes primaires démocrates en échouant à en gagner une seule. En tant que vice-présidente, elle s’est distinguée par ses interviews peu convaincantes et son langage embrouillé qui l’ont handicapée en tant que candidate.
Mais plutôt que de laisser un processus démocratique se dérouler pour la mettre à l’épreuve, elle et d’autres, le parti l’a installée comme porte-drapeau, et c’est à ce moment-là qu’elle a eu du mal à répondre aux questions, qu’elle a semblé réticente à l’égard de ses propres positions politiques, qu’elle a donné l’impression de ne pas avoir de convictions profondes et qu’elle a évité la plupart du temps les apparitions non scénarisées dans les médias.
Son incapacité à se démarquer de la présidence impopulaire de Biden et à expliquer en quoi la sienne serait différente – avec, idéalement, des éléments précis, ce que les électeurs n’ont cessé de réclamer de sa part avant de se décider – s’est avérée fatale. À plusieurs reprises, Harris s’est refusée à cet exercice, se contentant de dire qu’elle nommerait un républicain à son cabinet et de se lancer dans un long soliloque sur la « nature ambitieuse des Américain.e.s ».
Le soutien des démocrates au génocide israélien dans la bande de Gaza est une plaie politique qui plane au-dessus de tout cela. Alors qu’elle disposait d’une occasion unique de faire table rase d’un problème qui avait démoralisé la base du parti, menacé ses chances dans le Michigan[1] et plongé le monde dans le chaos, Harris a choisi de la gâcher en se rangeant loyalement derrière la politique de chèque en blanc méprisable et impopulaire de l’homme que le parti venait d’évincer en le jugeant inapte à exercer ses fonctions.
Alors que le massacre se poursuivait et s’amplifiait, avec le soutien explicite de Harris, les électeurs arabo-américains et musulmans furieux ont décidé de punir le parti en la faisant perdre, tandis que Trump a profité de l’occasion pour courtiser ces électeurs mécontents et se faire passer pour une colombe. Il semble que cela ait fonctionné : Trump s’est emparé du Michigan en partie grâce à une marge en sa faveur choquante dans la ville de Dearborn[2].
Pour couronner le tout, il a été décidé de rééditer, dans les grandes lignes, la stratégie d’Hillary Clinton en 2016 – une stratégie qui avait déjà échoué une fois, face au même candidat. Cette décision a, sans surprise, produit le même résultat, mais de façon amplifiée, du fait du rejet de l’électorat contre le candidat sortant.
Le choix de la défaite
Le Parti démocrate aurait pu s’inspirer de deux modèles. Il aurait pu s’inspirer des récentes victoires électorales au Mexique et en France, où des coalitions de gauche ont remporté des succès importants et stoppé ce qui semblait être la progression quasi certaine d’un candidat d’extrême droite en apportant ou en promettant (ou les deux) des augmentations du pouvoir d’achat de la population, notamment par le biais d’augmentations du salaire minimum.
Il aurait également pu mener le même type de campagne que le leader travailliste britannique Keir Starmer, en adoptant une stratégie conservatrice qui ne promettait pas grand-chose aux électeurs, si ce n’est de ne pas être le parti de droite au pouvoir, qui est impopulaire. La décision de l’équipe de campagne démocrate de travailler avec celle de Starmer était une bonne indication de l’orientation prise.
En pratique, Kamala Harris a mené une campagne qui tenait à la fois de l’approche des démocrates pour les élections de mi-mandat de 2022 et de la stratégie perdante de Hillary Clinton en 2016 qui consistait à échanger les progressistes et l’électorat de la classe ouvrière contre celui des « républicains de banlieue », et celui qui a accordé la victoire à Starmer en juillet. Au-delà des problèmes évidents, il s’agissait d’un plan plutôt absurde, puisque cela signifiait que Harris devait s’appliquer à dépeindre Trump, le défier, comme le président en exercice, alors qu’elle était la vice-présidente sortante et qu’elle avait servi dans l’administration impopulaire d’un président dont elle avait refusé de se démarquer publiquement.
En conséquence, sa candidature a représenté un recul important par rapport aux efforts déployés par les démocrates en 2020. Les ambitions de Joe Biden, qui ne se sont jamais concrétisées, d’étendre historiquement le filet de sécurité sociale, ont été fermement reléguées au rang de souvenirs lointains ; seuls le crédit d’impôt pour les enfants et une modeste extension des prestations de Medicare ont survécu.
La campagne a combiné un net virage à droite en matière de politique étrangère et d’immigration avec une poignée de propositions sociales louables visant à interdire les prix abusifs et à aider les primo-accédants à la propriété (tout en évitant le plafonnement national des loyers à 5% sur lequel Biden s’était engagé avant de l’abandonner et qui avait fait son chemin dans la plate-forme démocrate).
Au-delà de la proposition relative à l’assurance-maladie et des vagues promesses de protéger et de renforcer l’Obamacare [couverture sociale très partielle mise en place sous Obama], l’idée de réformer le système de santé défaillant – l’un des coûts les plus importants et les plus anxiogènes pour les ménages états-uniens – a été presque totalement absente de la campagne.
Lors d’une réunion publique organisée par Univision [un média hispanophone], les électeurs ont fait part à Harris de leur triste expérience en matière d’accès au système de santé et lui ont demandé comment elle comptait y remédier. Elle n’a rien pu leur répondre, car sa seule véritable politique de santé concernait les personnes âgées de plus de 65 ans et déjà assurées au titre de Medicare [système de couverture médicale minimale].
Kamala Harris a davantage fait campagne avec la républicaine belliciste Liz Cheney qu’avec n’importe quel autre allié, et davantage avec le milliardaire Mark Cuban – qui a publiquement insisté sur le fait qu’elle n’était pas sérieuse concernant certaines de ses propositions économiques à orientation sociale – qu’avec le dirigeant syndical Shawn Fain [dirigeant du syndicat de l’industrie automobile UAW qui a remporté plusieurs victoires grâce à des grèves]. Tout cela en courtisant les grandes entreprises et en envisageant de licencier Lisa Khan, la forte personnalité chargée de la lutte contre les monopoles nommée par Biden, que ces grandes firmes détestent.
Le cas le plus flagrant, c’est que Harris a refusé de s’engager pour l’augmentation du salaire minimum de 15 dollars, pourtant largement plébiscitée, qui constituait une grande partie de la plateforme gagnante de Biden en 2020. Pendant des semaines, elle n’a pas voulu dire de combien elle augmenterait le salaire, et n’a jamais abordé le sujet lors du débat avec Trump ou dans d’autres apparitions télévisées. Elle n’a officiellement adopté le chiffre désormais dépassé de 15 dollars de l’heure que trois semaines avant le vote.
En trente-cinq apparitions publiques entre le jour où elle a officiellement été nommée candidate, le 22 octobre, et le 4 novembre, Harris n’a mentionné la mesure qu’à deux reprises : les deux fois dans le Nevada et sans citer de montant précis. Cette politique ne figurait pas parmi les principaux messages de sa publicité sur Facebook, ni dans sa dernière campagne publicitaire, et elle n’apparaissait certainement pas dans les messages publicitaires que j’ai pu voir lors de mon séjour en Caroline du Nord, un État clé, au cours du week-end avant l’élection.
Cette décision lui a probablement coûté cher. Les électeurs du Missouri et de l’Alaska, qui ont voté pour Trump, ont approuvé ou sont sur le point d’approuver des mesures visant à porter le salaire minimum à 15 dollars de l’heure et à instaurer des congés de maladie rémunérés (une autre mesure populaire sur laquelle Harris a refusé de s’engager).
Plutôt que de s’intéresser aux questions fondamentales qui, aux yeux de l’électorat, sont au centre de leurs préoccupations, Harris et les démocrates étaient déterminés à faire de cette élection un débat sur l’avortement, la démocratie et le caractère de Trump. Dans l’ensemble, l’avortement et la politique fiscale de Harris – qui, avec sa promesse de réduction d’impôts, apparaissait liée aux préoccupations sur le coût de la vie – ont représenté de loin la plus grande part des dépenses publicitaires des démocrates, l’investissement du parti dans des publicités sur le caractère de Trump ayant augmenté au cours du dernier mois, tandis que la part consacrée aux soins de santé, à l’inflation et à l’assurance-maladie a baissé.
La publicité de Harris sur les réseaux sociaux mentionnait davantage le nom de Trump que celui de la candidate elle-même. Une enquête tardive a montré que les messages concernant Trump qui ont le plus touché les électeurs au cours des dernières semaines de l’élection concernaient son éloge des généraux d’Adolf Hitler, ses commentaires sur le pénis du golfeur Arnold Palmer et la question de la démocratie.
Le présentateur amical à son égard Stephen Colbert lui a donné une seconde chance de répondre à la question de savoir en quoi sa présidence serait différente de celle de Biden, mais Harris a tâtonné avant de rappeler qu’elle « n’était pas Donald Trump ». Cela aurait pu être le slogan de la campagne.
Le pari de l’équipe de Harris n’a pas été payant. Les sondages sortie des urnes montrent que le soutien de l’électorat républicains à Harris est inférieur à 10%, et qu’elle a fait moins bien que Biden dans plusieurs fiefs électoraux du Parti démocrate. Elle a amélioré la marge des démocrates auprès de l’électorat aisé tout en perdant la bataille de celui à revenus moyens et faibles au profit de Trump. La fameuse proclamation de Chuck Schumer en 2016, selon laquelle le parti échangerait simplement un électeur « col-bleu » [ouvrier] contre deux républicains « de banlieue » [de classe moyenne], s’est avérée erronée pour la deuxième fois.
La guerre des récits
Le récit qui est sur le point d’être diffusé partout est que Harris a perdu parce qu’elle était trop à gauche. Il sera mis en avant parce que c’est l’explication privilégiée de l’establishment démocrate pour tous ses échecs, et parce qu’il est préférable d’admettre que l’élite du parti et les grands patrons donateurs ont une fois de plus échoué dans la seule promesse minimale qu’ils ont faite à leur base.
Mais il s’agit là d’un non-sens évident. Harris a mené une campagne nettement plus conservatrice que celle de Biden en 2020, une campagne qui s’est détournée de l’ambitieux programme progressiste de cette année-là, qui a tenu à l’écart nombre de ses mesures phares, qui s’est employée à mettre l’aile gauche à l’écart et qui s’est contentée de se lier avec l’Amérique des entreprises et d’essayer de gagner l’électorat conservateur. Cette stratégie avait déjà échoué par le passé et les voix progressistes ont averti à plusieurs reprises qu’elle risquait d’échouer à nouveau. Elles avaient raison.
Nous voyons déjà les communicants démocrates travailler pour s’assurer que le parti ne tire que les mauvaises leçons de ce résultat. « Je pense qu’il est important de dire que quiconque a vécu l’histoire de ce pays et la connaît ne peut pas croire qu’il serait facile d’élire une femme présidente, et encore moins une femme de couleur, a déclaré Joy Reid, de la chaîne MSNBC, ajoutant que Kamala Harris avait mené une « campagne historique et sans faille ».
Mais certains signes montrent que, sous ce récit, la réalité est en train de percer. « Il s’agit de l’héritage de l’échec de 2016, qui n’a jamais été réglé de manière adéquate en raison du chaos de la pandémie », a déclaré l’historienne Leah Wright Rigueur à CNN au lendemain des résultats. Alors que le Parti démocrate recolle les morceaux et réfléchit à ce qu’il va faire à l’avenir, une voix importante sera celle de Bernie Sanders et de ses appels fréquents à ce que « le parti parle des problèmes de fin de mois ».
Au vu des dégâts causés par la campagne de Kamala Harris, il est difficile de ne pas être d’accord.
Notes
[1] Un État clé qui compte une proportion significative d’électeurs originaires du monde arabe (NdT).
[2] Commune de la banlieue de Detroit où vit la plus importante communauté arabo-musulmane des États-Unis, et où, déjouant les pronostics, le candidat républicain a largement battu sa rivale (NdT).