Micrologies policières et crise de régime. Sur Gazer, mutiler, soumettre de Paul Rocher
À propos de : Paul Rocher, Gazer, mutiler soumettre. Politique de l’arme non létale, Paris, La Fabrique, juin 2020, 200 p.
Tailler dans la chair[1]. Choquer les esprits. Marquer à jamais des vies. De quoi la brutalisation croissante du maintien de l’ordre est-elle le nom ? Que se cache-t-il derrière la diffusion d’abord et l’usage massif ensuite d’armes dites non létales de la part de la police et de la gendarmerie ? Comment expliquer la nouvelle escalade de ces crimes d’État depuis quelques temps dans l’espace public français ? De quelle façon éclaircir la couverture épaisse d’enfumage idéologique qui l’entoure ?
Un tour d’horizon rapide des violences perpétrées par les forces de l’ordre lors des dernières années accablerait même les âmes les plus coriaces. Alors qu’aucune phénoménologie de l’esprit sadique du « flic méchant » ne suffit à rendre compte de ces glissements insidieux. Et en effet, en aucun cas, les victimes n’ont pleinement obtenu « vérité et justice ». Peu importe qu’elles aient été tuées, violées, éborgnées, matraquées, tabassées, gazées, humiliées ou qu’elles aient eu à subir des amputations. En aucun cas, elles ne se voient reconnues de la part des pouvoirs en place comme des sujets ayant droit à un traitement et une réparation dignes. Pour citer les comités qui se battent contre les meurtres de (le plus souvent) jeunes noirs et arabes dans les quartiers populaires, « la police assassine, les médias mystifient, la justice acquitte ». L’effet de système est ainsi garanti. Mais peut-on coupler des actions si barbares comme celles que l’on voit couler à flots sur nos écrans avec la glaciale raison d’État ?
La longue série de méfaits recensés pendant le confinement ne fait qu’étoffer la cartographie sinistre de la dérive sécuritaire en cours. A la mi-mai, on décompte déjà douze décès, de nombreuses mutilations et plusieurs abus. Aux homicides « habituels » qui s’enchaînent chaque mois avec une régularité écrasante dans les banlieues françaises, il faut désormais ajouter non seulement les morts violentes de militants (comme dans le cas de Rémi Fraisse à Sivens en octobre 2014), mais aussi celles de personnes se trouvant aux abords des manifs (comme Zineb Redouane, la vieille dame voilée qui se penchait de son balcon à Marseille pendant l’Acte IV des Gilets jaunes en décembre 2018) ou celles de jeunes en train de danser (comme Steve Maia Caniço lors de la fête de la musique à Nantes en juin 2019).
L’excellent petit ouvrage de Paul Rocher Gazer, Mutiler, Soumettre. Politique de l’arme non létale publié par les éditions La fabrique constitue un outil important pour rendre politiquement intelligible la montée ahurissante de ces tendances sombres. Thèse de l’essai : le recours à des pratiques ouvertement offensives de la part des forces de l’ordre est un des symptômes parmi les plus clairs du tournant autoritaire de l’État se déroulant sur fond d’une crise sociale et économique qui mine les fondements mêmes de la légitimité politique du statu quo. Ceci est le soubassement matériel sous-jacent à l’adoption de techniques et de dispositifs de plus en plus agressifs, dont les armes non létales (LBD 40, grenades de désencerclement et assourdissantes, gaz lacrymogènes, etc.) sont le fer de lance.
C’est le changement de phase historique, donc, qui détermine une transformation de la doctrine du maintien de l’ordre « à la française », laquelle, à son tour, participe au durcissement des contradictions à l’œuvre. Mises sur le devant de la scène dans le post-Mai 68 pour assurer un maintien de l’ordre qui n’abime pas davantage l’image déjà ruinée de l’État, les armes non létales ont fini par devenir le symbole par antonomase d’une République délabrée qui frappe et maltraite ses citoyens.
D’abord les luttes, et après le développement… sécuritaire !
« Ton mépris, ça crève les yeux », a-t-on pu lire sur plusieurs pancartes, tracts, brochures et gilets jaunes. Le soulèvement populaire débuté en l’automne 2018 constitue un événement politique majeur, au prisme duquel le déchaînement du soi-disant « monopole de la violence légitime » est apparu au grand jour. Depuis les années 1970, aucun autre mouvement social n’a été si sauvagement réprimé par un État occidental[2]. Signe réaliste, s’il en fallait un, que le trône a failli véritablement vaciller au cœur même d’une des plus grandes puissances globales.
Les chiffres sont désormais bien connus. En un an de révolte : plus de 1.000 Gilets jaunes condamné.es à de la prison ferme et 1.200 à des peines de prison avec sursis, plus de 12.000 gardes à vue, un nombre encore supérieur d’interpellations et des centaines d’interdictions de manifester ou de séjourner dans certains territoires, pour ce qui est du volet pénal – complément nécessaire de la criminalisation du manifestant[3] ; 4.500 blessé.es, 250 blessé.es graves, 25 éborgné.es et 5 mains arrachées, en ce qui concerne le « sale boulot de terrain » – complément aléatoire de l’intimidation physique et du terrorisme psychologique aptes au bon gouvernement des indociles.
Malgré cela, Christophe Castaner a pu affirmer solennellement n’avoir « jamais vu un policier ou un gendarme attaquer un manifestant ou un journaliste ». Et son ministère, peu avant la nomination de Cazeneuve, avait officiellement déclaré que tout au long de l’année solaire 2016, caractérisée par la dure mobilisation « contre la Loi Travail et son monde », aucune grenade lacrymogène n’a été lancée sur le sol de France[4]… Pourquoi des dénégations/manipulations si macroscopiques jusqu’au plus haut sommet de l’État ? À quoi est-on en train de toucher, pour que les institutions et leurs minables représentants puissent se permettre de proférer impunément de tels mensonges ?
Pour discerner le sens politique de ces dynamiques inquiétantes, il faut démêler le fil de la séquence qui relie le renouveau de l’arsenal policier tout au long des années 1990 à l’équipement progressif des forces de l’ordre dans les années 2000 pour enfin déboucher sur le déploiement général de cet attirail de guerre civile lors des années 2010. En reprenant à son compte – sans jamais s’y référer – la démarche à la fois épistémologique, historiographique et politique de l’opéraïsme, Rocher montre avec brio comment « le développement des armes non létales répond toujours à une crise du maintien de l’ordre établi » : « mettre fin aux mobilisations tout en évitant de tuer » [p. 20 et p. 30][5].
Si l’État et le capital ne sont pas en mesure de fournir une réponse économico-politique expansive aux demandes produites par les luttes sociales, alors ils privilégient la voie répressive. Les cas de figure discutés dans l’ouvrage de Rocher sont riches d’enseignements. Par-delà ses origines guerrières et coloniales qui remontent aux terribles années 1910[6], l’usage du gaz lacrymogène, par exemple, s’est répandu et perfectionné à une époque de forts troubles sociaux comme celle des années 1920 (en France, Italie, Allemagne et Autriche) ou suite à la Grande Dépression de 1929 (aux États-Unis). La lacrymo, qui ne laisse pas de traces de sang ou d’hématomes, devait servir une éthicisation présumée du maintien de l’ordre public, alors que la diffusion de reportages photographiques de corps tuméfiés embarrassait de plus en plus les autorités étatiques.
Pourtant, c’est « la magie de la non-létalité » qui a libéré la police « de toute référence à la proportionnalité de l’usage de l’arme » : « la disponibilité d’une arme non létale légitime un comportement agressif sous n’importe quelles circonstances » [pp. 26-27][7]. La balle en caoutchouc, en revanche, avant d’être massivement adoptée par la police américaine contre les mouvements étudiants dans les années 1970 ou par l’armée israélienne pendant la Première Intifada (1987-93) en causant la mort de dizaines de palestiniens, « a été spécifiquement conçue par le Ministère de la Défense britannique afin de préparer son armée à la gestion coloniale de l’Irlande du Nord ». Et encore une fois, « le caractère non létal de l’arme encourage une utilisation exponentielle » [p. 33].
Le véritable saut qualitatif, toutefois, se détermine entre les années 1990 et 2000. L’échec du maintien de l’ordre suite aux émeutes raciales de Los Angeles en 1992 – où plus de cinquante personnes perdent leur vie à cause de la police – et la reconfiguration des assises géopolitiques après l’écroulement de l’URSS – qui voit l’armée américaine engagée dans une série de conflits de basse intensité, notamment en Asie et en Afrique – stimulent un regain d’intérêt en la matière, qui alimente l’innovation technologique.
Si les avancées de la recherche confortaient le soutien au consensus de Washington appelé de leurs vœux par les chantres de « la fin de l’histoire », ce n’est qu’avec la nouvelle guerre au Terrorisme menée aux quatre coins de la planète dans les années 2000 que de nombreuses multinationales ont pu profiter de marchés immenses. La militarisation du maintien de l’ordre et les opérations de police conduites par les armées occidentales ont ainsi entretenu cette vaste « industrie de la répression »[8]. En France, bien évidemment, c’est l’ancien ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy qui s’est fait le héros d’une conception offensive du maintien de l’ordre vouée à « porter le fer dans les zones de non-droit ». Après cinq ans de mandat et une fois devenu Président de la République, les promesses sont bel et bien devenues réalité – et ce d’autant plus que les « émeutes de banlieues » de 2005 et le mouvement contre le CPE de 2006 ont mis à mal les forces de l’ordre françaises.
Or, comme toute grande crise, celle enclenchée en 2008 a une dimension constituante[9]. D’un côté, ce sont des mesures anti-sociales draconiennes concernant le monde du travail, la sphère publique et l’État providence qui ont été appliquées par les gouvernements nationaux de la plus grande part du monde suite aux diktats imposés par les marchés financiers et aux mémorandums/ultimatums des institutions internationales (FMI, Banque Mondiale, Commission Européenne, BCE, etc.). L’adjectif « austéritaire » forgé ad hoc, illustre le manque total de légitimité démocratique de ces réformes, dont la portée systémique rappelle celle des tristement célèbres « plans d’ajustement structurel » infligés à coups de menaces commerciales et politiques et de chantages bancaires aux Pays du Sud global dans les années 1980-90. De l’autre côté, ces restructurations n’ont pas manqué de provoquer tout au long des années 2010 des soulèvements populaires sur tous les continents, lesquels, dans la plupart des cas, se sont affrontés rudement avec les polices et les armées nationales.
Des printemps arabes de 2010-11 aux multiples insurrections de 2019, en passant par les luttes des travailleurs en Afrique du Sud, Inde et Chine, les mouvements d’occupation des places en Grèce, Espagne, Turquie et Brésil, ceux contre les crimes policiers racistes aux USA, les grèves transféministes d’Amérique latine, les luttes écologiques, indigènes et territoriales jusqu’à la séquence française qui va de la Loi Travail à la réforme des retraites : l’histoire de ces combats nous livre la composition globale de la classe, ses formes d’organisation, ses pratiques et ses perspectives politiques, mais nous permet aussi de passer en revue les mutations de « la main droite de l’État »[10].
L’aveuglement sécuritaire et la torsion autoritaire des logiques de gouvernement dans le monde post-2008 nous parlent alors de la défense acharnée de l’existant de la part de classes dirigeantes aux abois, lesquelles sont désormais contraintes à des formes de « domination sans hégémonie »[11] – c’est-à-dire en perte grave de consensus. De plus, comme cela a été le cas avec les Gilets jaunes et avec les insurrections de 2019 (Honk Kong, Irak, Soudan, Liban, Algérie, Catalogne, Chili, Équateur, etc.), c’est l’étanchéité des administrations politiques au social, leur imperméabilité fondamentale à toute revendication provenant d’en bas, qui a conduit les soulèvements populaires à prendre directement pour cibles les pouvoirs politiques, en faisant monter d’un cran le niveau d’antagonisme et d’affrontement avec les forces de l’ordre.
Auto-défense populaire et scénarios du monde à venir
« Tout le monde déteste la police ! ». Ce slogan, qui résonnait puissamment au sein de chaque cortège de tête, est né comme un mot d’ordre politique en 2016, avant de devenir – après quatre ans de luttes presque ininterrompues – une sorte de trivial constat sociologique[12]. Si d’abord c’étaient les jeunes noir·es et arabes qui faisaient l’objet de violences policières, cela a ensuite été le cas pour les militant·es autonomes et anarchistes, pour les étudiant·es et les journalistes indépendant·es, pour les Gilets jaunes et pour finir même pour les grévistes. Certes, les un·es subissent ces violences pour ce qu’ils/elles sont (des individus racisés) et pour où ils/elles se trouvent (vivre dans les quartiers populaires), alors que les autres pour ce qu’ils/elles font (protester) et pour où ils/elles vont (sur des lieux d’actions politiques).
Néanmoins, dans la deuxième moitié des années 2010 françaises, le spectre de sujets ayant fait l’expérience sensible et cognitive de ce que c’est réellement la police s’est élargi de plus en plus. Et cette connaissance pratique a très souvent été médiée par les armes non létales. Or, comme le démontre « la théorie de l’arme », une arme est une contrainte. Grégoire Chamayou l’exprime de façon transparente : les « armes ne servent pas seulement à agir, [elles] déterminent aussi la forme de l’action, et il faut examiner en quoi. Plutôt que de se demander si la fin [le maintien de l’ordre, dans notre cas] justifie les moyens [la généralisation d’armes non létales], se demander ce que le choix de ces moyens, par lui-même, tend à imposer »[13].
La théorie de l’arme – poursuit Rocher en commentant ces lignes – « permet de saisir l’autonomie relative des forces de l’ordre » [p. 16]. Autrement dit, quand la BAC pourchasse avec ses drones les jeunes des quartiers comme s’ils étaient des bêtes de proie, quand la gendarmerie mobile lance en une opération d’expulsion plus de onze mille grenades à Notre-Dame-des-Landes et arrache la main d’un Zadiste, quand les voltigeurs braquent avec leurs motos les Gilets jaunes en créant des mouvements de panique parmi la foule ou quand les CRS tirent avec leurs LBD 40 à bout portant sur les grévistes à moins d’un mètre de distance, on n’a pas seulement affaire à l’incarnation subjective des coercitions objectives du racisme structurel, du grand capital français ou des normes bruxelloises et des dispositifs financiers.
Ce sont aussi les coactions des outils employés qu’il faut considérer, unies aux traits psychiques des individus en question et aux pressions générales de l’institution policière en tant que telle. Voici donc la deuxième thèse de fond de l’essai de Rocher : les armes non létales induisent « les forces de l’ordre à frapper, à gazer et à tirer davantage et plus vite », en causant des « blessures qui s’avèrent régulièrement mutilantes, handicapantes, traumatisantes, voire mortelles » [pp. 16-17]. Les armes non létales sont un « puissant amplificateur de la force » [p. 76]. Elles incitent gendarmes et policiers à « frapper plus fort et plus vite » [p. 69], en façonnant ainsi leurs comportements et – par rétro-action – ceux des manifestant.es.
Bien évidemment, les attitudes subjectives carrément violentes et dangereuses des flics ne font pas mystère – tout le monde se souviendra du sadisme violeur de l’agent qui a sodomisé avec sa matraque téléscopique Théo Luhaka ; de même pour les cris de joie des agents de la BAC tirant au LBD sur les Gilets jaunes ou pour les railleries racistes des policiers sortant de la Seine un sans-papier en plein confinement… « un bicot comme ça, ça ne nage pas » ! Même discours en ce qui concerne leur attirance pour les idées d’extrême droite, qui infiltrent le corps de police d’un bout à l’autre – des barbouzes à la Benalla aux hauts placés à la Lallement (chevènementiste de formation, proto-fasciste de fait), en passant par les milliers de manifestants qui ont défilé de nuit devant l’Élysée en octobre 2016 avec des têtes de mort sur leurs cagoules.
De plus, l’esprit à la fois solidaire et disciplinaire de la corporation avec les soutiens/pressions de la part des pairs et de la direction, les modalités de sélection internes et de prime politique qui valorisent l’omerta et le volontarisme, l’opacité foncière qui enveloppe l’ensemble de la profession, etc., n’ont certes pas pour vocation de consolider la déontologie du métier. Et l’on sait aussi qu’entre les ordres donnés par les décideurs dans les salles de contrôle et leur application concrète sur le terrain il existe toujours un écart. Et qu’à tout degré de la hiérarchie, chaque policier individuel jouit à tout moment d’une marge de manœuvre plus ou moins significative en fonction de la situation, alors que trop souvent il prend du plaisir à en abuser consciemment.
Si tout est fait, donc, au sein de l’institution pour dresser les manières et les propensions des « gardiens de la paix » à ce qu’ils obéissent avec zèle[14], la prolifération d’armes non létales catalyse néanmoins la totalité de ces dispositions objectives et subjectives [pp. 81-96]. Bref, c’est « l’augmentation des capacités techniques [qui] renforce la violence du maintien de l’ordre » [p. 70 et ss.][15]. D’où la nécessité politique d’exiger le désarmement des forces de l’ordre.
Or, des barricades de la Commune sur lesquelles s’affichait le fameux « mort aux vaches »[16] aux techniques de guérilla urbaine développées par le mouvement hong-kongais, en passant par les services d’ordre ouvriers, les patrouilles de surveillance du Black Panther Party for Self-Defense, la panoplie de pratiques de résistance palestiniennes ou la tactique du black block, le fil rouge de l’histoire révolutionnaire s’entrelace toujours avec le fil noir de la contre-insurrection. En ce sens, l’auto-défense populaire fait partie intégrante de la grammaire politique des mouvements de révolte et d’opposition.
En ceci, la phase récente française – dont le quatrième chapitre de l’ouvrage esquisse un bref aperçu [pp. 97-115] – se révèle instructive. Adoptée au tout début du printemps 2016 par certaines franges du cortège de tête, l’auto-protection s’est démocratisée au fil des années, pour devenir une pratique de masse avec les Gilets jaunes : lunettes de natation, masques anti-smog, foulards, sérum physiologique et maalox font désormais partie du kit minimal de qui souhaite se protéger face aux violences policières. À cet égard, la démultiplication d’équipes de street medics ainsi que l’usage de banderoles renforcées sont les pièces maitresses du tableau, dont l’inventivité et l’apprentissage collectifs n’ont de cesse de modifier la toile en fonction des changements de la conjoncture.
À ce cadre riche et varié, il faut ajouter d’autres morceaux importants : la politisation des blessé·es qui a déterminé une politisation supplémentaire des armes non létales, comme c’est le cas avec L’assemblée des blessés et avec Les mutilés pour l’exemple ; le courage des journalistes freelance qui dénoncent les violences policières pour ce qu’elles sont et leur association récente dans le collectif Reporters en colère ; la constitution de collectifs politiques comme Désarmons-les, spécifiquement consacrés à la critique des violences et de l’armement policiers ; et puis, surtout, la diffusion de réflexes spontanés, comme ceux qui consistent à filmer et faire circuler sur internet les agissements des forces de l’ordre (et encore une fois, cette bonne habitude, lancée par les jeunes des quartiers populaires et par les militant.es expérimenté.es des manifs, a atteint un niveau de masse avec les Gilets jaunes)[17].
Voici, en gros, le contexte historique de rédaction de l’ouvrage de Rocher, paru juste avant la conjoncture ouverte par la pandémie du COVID-19 qui pourrait accélérer et radicaliser ultérieurement les tendances déjà en acte. Par-delà la complexité du phénomène en cours, nous nous trouvons en effet devant l’une des plus grandes crises sociales et économiques que le capitalisme a jamais traversé. Les données actuelles et les projections à venir des fondamentaux économiques sont particulièrement tragiques. Partout dans le monde, des mouvements spontanés ont surgit pour protester contre l’allongement et l’intensification du temps de travail et contre la dégradation généralisée des conditions de vie (notamment l’augmentation du prix des marchandises et le manque de nourriture).
Sans entrer dans les détails d’une situation en constante évolution qui affecte lourdement le quotidien de plus de la moitié de la population globale, ce macro-événement historique ouvre sur des scénarios à venir entièrement indéterminés et riches de possibles – pour le mieux comme pour le pire ! Si La Rumeur osait chanter en 2012 « Tout brûle déjà », si l’écologie radicale a repris à son compte cette punch-line et si, encore, les Gilets jaunes nous ont fait savourer l’avant-goût de cet état de choses, la situation présente semble nous y introduire pour de vrai. Et certes, pour sûr, les forces de l’ordre – en tant que bons pompiers pyromanes – seront prêtes à nous accueillir dotées de tout leur équipement.
Illustration : Stephane Mahe / Reuters.
Notes
[1] Cet article a été rédigé avant le début du grand mouvement états-unien et international déclenché par l’assassinat de George Floyd.
[2] Pour un vidéo-documentaire qui fait froid au dos, cf. https://www.streetpress.com/sujet/1558444107-documentaire-gilets-jaunes-une-repression-etat.
[3] Cf. à cet égard R. Kempf, Ennemis d’État. Les lois scélérates, des anarchistes aux terroristes, La fabrique, 2019.
[4] P. Rocher, Gazer, mutiler, soumettre, La fabrique, 2020, pp. 78ss, où l’auteur déconstruit les données de 2009 à 2018 concernant l’utilisation des principales armes non létales.
[5] En extrême synthèse la démarche opéraïste consiste à postuler le primat du sujet sur l’objet, c’est-à-dire la primauté des mouvements subjectifs de la classe sur la dynamique objective de la reproduction sociale. Ou, pour le dire avec le Tronti de Lénine en Angleterre : « nous avons considéré, nous aussi, le développement capitaliste tout d’abord, et après seulement les luttes ouvrières. C’est une erreur. Il faut renverser le problème, en changer le signe, et repartir du commencement : et le commencement c’est la lutte de la classe ouvrière. Au stade du capital social avancé, le développement capitaliste est subordonné aux luttes ouvrières, vient après elles ; il doit leur faire correspondre jusqu’au mécanisme politique qu’est la production elle-même », M. Tronti, Ouvriers et capital, Entremonde, 2016, p. 119.
[6] Cf. A. Feigenbaum, Petite histoire du gaz lacrymogène, Libertalia, 2019.
[7] « Un permis de tirer », pour reprendre le Collectif 8 juillet.
[8] Sur les enjeux et la nature économico-politique de cette industrie, cf. P. Rocher, Gazer, mutiler, soumettre, op. cit., pp. 117-34. Cf. aussi, entre autres, M. Rigouste, La domination policière. Une violence industrielle, La fabrique, 2012, pp. 137-71. Plus globalement, sur le rôle du militaire et de la sécurité dans les sociétés capitalistes avancées, cf. J.-C- Serfati, Le militaire. Une histoire française, Amsterdam, 2017 et C. Boukalas, M. Neocleus, C. Serfait, Critique de la sécurité. Accumulation capitaliste et pacification sociale, Eterotopia France, 2017.
[9] Ce texte rentre dans une petite série de contributions que je suis en train de rédiger sur « la crise » : il a été précédé par Sur la méthode opéraïste, co-écrit avec J. Allavena et M. Polleri, La montée des autoritarismes, Dans la boite noire des années 10 : crise, néo-fascisme et mouvements sociaux, Penser le capitalisme global : multiplication du travail, opérations du capital et contre-pouvoirs, à paraître dans Actuel Marx, et par La crise des Gilets Jaunes et l’horizon des possibles. De chacun selon ses privilèges à chacun selon ses besoins.
[10] Pour ne donner qu’un exemple, nous pouvons prendre en considération la répartition du pouvoir entre les différents ministère de l’appareil d’État. En France (mais ces tendances sont à peu près analogues dans tout le monde occidental) les seuls ministères qui sont en train de voir leur budget et leurs effectifs augmenter depuis les années 2000 sont ceux des affaires intérieures et de la défense, alors que tous les autres subissent des pertes et des restrictions majeures. L’expression « main droite de l’État » est de Pierre Bourdieu (cf Sur l’État. Cours au Collège de France 1989-1992, Seuil/Raisons d’agir, Paris, 2012).
[11] L’expression est de l’historien indien de l’environnement Ranajit Guha. Pour une déclinaison et termes géopolitiques et géoéconomiques centrée sur le déclin de la puissance américaine, cf. les travaux de Giovanni Arrighi, notamment Adam Smith à Pékin. Les promesses de la voie chinoise, Max Milo, 2009.
[12] Pour un récit de l’évolution immanente du cortège de tête, manif après manif, je me permets de renvoyer à D. Gallo Lassere, Contre la Loi Travail et son monde. Argent, précarité et mouvements sociaux, Eterotopia, 2016, pp. 60-68. Pour une vision d’ensemble, cf. le n° 77 de Vacarme, Violences policières, automne 2016.
[13] G. Chamayou, Théorie du drone, La fabrique, 2013, pp. 27-28.
[14] Par-delà la désormais très riche bibliographie de sociologie de la police, cf. aussi F. Lordon, Vivre sans ? Institutions, police, travail, argent…, La fabrique, 2019, pp. 147-57.
[15] À cela il faut ajouter deux autres remarques. Tout d’abord, ces armes sont testées par les producteurs dans des situations abstraites, qui n’ont rien à voir avec une scène d’émeute ou d’insurrection avec des manifestant.es. En deuxième lieu, les forces de l’ordre sont très souvent sous-entrainées à leur usage, ou entrainées dans des contextes artificiels qui à nouveau ne reproduisent pas la confusion et l’adrénaline panique d’un affrontement.
[16] Die Wache signifie en allemand la sentinelle, et il se référait aux soldats de l’armée prussienne qui assiégeaient Paris.
[17] Je signale au passage une nouvelle application pour récolter des preuves contre les violences policières. Cf., entre autres, https://www.huffingtonpost.fr/entry/violences-policieres-une-application-pour-recolter-des-preuves_fr_5e6886d6c5b68d61645d01c5.