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Voici une nouvelle contribution au débat autour du dernier ouvrage de Jean-Marie Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable, Fondement d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste (LLL, 2013).

Dans « Le saut périlleux, le saut assuré, Comment dépasser une croyance marxiste au sujet des services non-marchands. Eléments de réponse à Antoine Artous », Jean-Marie Harribey revient sur mon article « Jean-Marie Harribey , ‘la sphère non marchande’ et la théorie de la valeur de Marx », dans lequel je discute certains aspects de son livre La richesse, la valeur et l’inestimable, Fondement d’une critique socio-écologiques de l’économie capitaliste (LLL 2013). Je le remercie à mon tour de son texte et je souhaite poursuivre cette discussion. Il me semble utile de mettre à disposition des lecteurs des échanges argumentés sur la théorie de la valeur de Marx, dont on a un peu perdu l’habitude de discuter. Jacques Bidet avait déjà commencé à le faire, notamment dans un texte auquel J.-M. Harribey fait référence dans son livre.1 Ce texte n’avait d’ailleurs pas été publié ; c’est à présent chose faite dans le numéro de Contretemps de janvier 2014.

De plus, je n’ai pas la même appréciation que J.-M. Harribey sur l’état et l’objet de nos échanges. Selon lui, nous serions à peu près d’accord sur Marx ; d’autant que, pour moi, la monnaie aurait dans l’analyse logique (je reviendrais sur ce terme) un statut d’antériorité à celui de la marchandise et du capital. Resterait alors à discuter du caractère productif ou pas des « services non marchands ». Or dans mon article, je souligne justement des points de désaccords importants avec J-M Harribey sur… Marx, la théorie de la valeur et le statut de la monnaie. Les lecteurs peuvent juger eux-mêmes. Ainsi, renvoyant, par exemple, à un tableau de la page 70 de son livre, je lui reproche de développer une théorie générale de ce qui serait une valeur économique dite monétaire et qui, dans un second temps, s’inscrirait soit dans des « valeurs d’échange » (des marchandises), soit des « valeurs non marchandes ».

Il faut donc revenir sur le sujet. Cela me permettra de plus de préciser certains points ou de les éclairer de façon différente, en renvoyant à mon premier article en ce qui concerne les références à Marx ou à d’autres auteurs. Je rappelle simplement que le lecteur trouvera dans le « petit » livre de Pierre Salama et Tran Hai Hac, Introduction à l’économie de Marx, une explicitation des catégories d’analyse qui correspondent à ma lecture de la théorie de la valeur de Marx.2 Enfin, je signale que dans son article du Monde diplomatique de décembre 2013, intitulé « Créer de la richesse, pas de la valeur », J-M Harribey résume bien son approche, c’est pourquoi j’y ferai également référence.

La question de la validation sociale du travail

Cette théorie d’une valeur économique dite monétaire semble bien enracinée chez J.-M. Harribey. Ainsi, le point 1 de son article de réponse s’intitule : « Position du problème : le champ de la valeur ». L’intitulé du point 2 explicite : « Traitement du problème : intégrer valeur et monnaie dans une théorie de l’économie monétaire de production ». C’est dans ce cadre qu’il propose « de faire de la valeur une catégorie qui ne soit pas exclusivement liée à la dynamique d’accumulation du capital, mais qu’elle soit une catégorie capable d’englober l’ensemble du travail abstrait socialement validé ». La valeur « est une fraction du travail social dont la validation est soit le fait de la vente sur le marché, soit (et je ne lâcherai pas sur ce point, quitte à me fâcher avec tous les marxistes renommés) le fait d’une décision politique collective ».

Il ne s’agit pas de se fâcher, mais simplement de constater que, ce disant, J.-M. Harribey n’est fidèle ni dans l’esprit ni dans la lettre à ce qu’explique Marx. Le travail social est le travail reconnu (validé) comme tel par la société, c’est-à-dire par un rapport social de production. La théorie de la valeur de Marx ne vise à pas rendre compte d’une « économie monétaire de production », mais de l’exploitation capitaliste comme « rapport marchand d’exploitation » (Tran Hai Hac). Ce rapport suppose la généralisation des rapports marchands, dans lesquels la validation de travaux privés comme travail social se réalise a posteriori par le marché. Et tout l’effort de Marx consiste à construire une problématique, autrement dit une articulation des catégories, adaptée à la spécificité de ce rapport de production.

Cela dit, en traitant la place d’une sphère non marchande, en fait des services publics (je vais revenir sur cette catégorie), dotée de « prix politiques », selon ses formules, en lien avec « une décision politique collective », J.-M. Harribey souligne un problème réel et l’existence d’un rapport salarial spécifique ; celui justement de service public. Sa logique n’est pas celle de la valeur, au sens où Marx en parle, puisque la production de ce secteur est validée comme fraction du travail social a priori par « une décision politique collective ». Il ne s’agit donc pas de travaux privés. Cela ne veut pas dire, bien sûr, que cette décision soit réellement démocratique ou que ne se fasse pas sentir la domination du procès de valorisation capitaliste, mais la logique n’est pas celle d’une validation par le marché.

J.-M. Harribey souligne avec raison que, dans l’étude d’une société donnée, il faut articuler l’analyse générale de la production capitaliste avec celle d’autres formes de production. Celle du service public et de son rapport salarial spécifique est un des principaux exemples ; en tout cas pour les sociétés occidentales et en particulier européennes, qui ont été marquées par le développement massif d’un salariat de services. Si Marx donne quelques indications sur le commerce et le secteur bancaire, il ne dit rien sur le rapport salarial qui, en fait, est hors de son horizon, tant historique que théorique.

De façon plus générale, la tradition marxiste n’a sans doute pas suffisamment analysé sur le plan « théorique », les conditions de circulation de cette marchandise un peu particulière qu’est la force de travail ; et plus généralement de sa production/reproduction.3 Cela en lien avec des problèmes, eux aussi « théoriques », posés par le statut de la force de travail que j’ai signalé dans mon article précédent. Les services publics recoupent pour une part importante cette question, même si les frontières avec la sphère de la circulation des marchandises classiques se chevauchent parfois, par exemple dans les services postaux.

Sous cet angle, les services publics cristallisent les batailles et les rapports de force entre classes sur le terrain de la marchandisation et de la « démarchandisation » de la force de travail ; cela est manifeste dans les exemples classiques de l’école et de la santé, très gros pourvoyeurs de service public. Dans la conjoncture historique actuelle marquée par la restructuration néolibérale du capitalisme, cette question ne relève pas de la simple analyse générale. Plus, la problématique du service public – et donc du rapport salarial « public » – est un élément clé dans l’articulation d’une alternative à la mondialisation du capitalisme néolibéral et à la marchandisation du monde qu’elle induit.

C’est pourquoi, dans mon article précédent, j’ai mis au centre la question des services publics, compris non pas seulement comme « fonction publique » à la française, mais comme catégorie liée à celle de pouvoir public, c’est-à-dire à une forme sociale relevant « d’une décision politique collective ». Ainsi désignée la catégorie de pouvoir public peut prendre des formes diverses (locales, nationales, etc.) et ouvre elle-même sur des débats « théoriques » et d’orientation politique.

C’est pourquoi, également, j’ai expliqué que, si l’on voulait prendre en compte l’émergence d’une sphère non marchande importante sous le capitalisme – et traiter des potentialités d’un tel rapport social –, la question n’était pas de l’élargissement de la théorie de la valeur, mais celle des relations entre la dialectique de la valeur comme forme sociale, au sens de Marx, et celle d’une forme sociale que l’on pourrait appeler publique. On retrouvera ces problèmes.

J.-M. Harribey est bien sûr partisan du service public, mais il ajoute que ce n’est pas le fond de la question car la sphère non marchande est bien plus large que celle organisée sous la « férule de l’Etat ». De l’Etat, en tant qu’appareil national bureaucratique centralisé, sans doute, mais au sens général de pouvoir public – comme j’en parle –, il faudrait le montrer. C’est-à-dire, tout simplement montrer que la sphère non marchande « monétaire » existe de façon socialement significative hors des services publics. J.-M. Harribey ne le fait pas, tout simplement parce que cela n’est pas possible.

La nécessité de maintenir une catégorie éthérée de sphère des services non marchands est bien stratégique pour essayer de bâtir une théorie de la valeur monétaire. En pratique, J.-M. Harribey fait le contraire. Dans son livre, il explique que, pour l’essentiel, cette sphère recoupe celle des services publics (p. 437) ; dans son article du Monde diplomatique, il prend l’exemple de la santé et de l’école. Et dans son article de réponse au mien, un « encadré », citant les pages 72-73 de son livre, prend comme exemple un modèle théorique du rapport salarial concerné qui est, typiquement, un rapport salarial de service public. Il s’agit d’un musicien « employé par l’Etat ou une collectivité quelconque qui ont décidé que tous les enfants devaient apprendre la musique en même temps que le calcul ». Et cela en opposition au « musicien employé comme professeur dans une école de musique appartenant à un capitaliste ».

On retrouvera également la question du travail productif. Mais je vais terminer ce point par une remarque sur l’argumentation de J.-M. Harribey. Toujours dans le même encadré – donc en lien direct donc avec le musicien « employé par l’Etat ou une collectivité » – il souligne la nécessité « de construire une nouvelle catégorie, celle d’un travailleur ne produisant pas du capital, mais du revenu ». Cela en lien direct avec des formules de Marx disant qu’un travailleur produit du capital. Ce travailleur de la sphère non marchande produisant du revenu serait alors producteur de valeur (« monétaire ») et payé sur la base du revenu qu’il produit. Or parler de production de revenu n’a pas de sens, du moins dans la grammaire de Marx.

A un niveau descriptif, on peut parler de production de biens ou de services, mais je ne vois pas comment on peut « produire du revenu » ; même si, par ailleurs, cette activité de production peut être rémunérée d’une certain façon (mais ce n’est pas obligatoire). Toutefois dans l’analyse, le point de départ est le rapport social qui structure cette production. Marx est explicite. Ainsi, il écrit : « Le processus de valorisation du capital a pour résultat principal de produire des capitalistes et des travailleurs salariés. C’est ce que l’économie simpliste, qui n’a de regard que pour les choses produites, oublie complètement ».4 On peut très bien écrire qu’un travailleur produit du capital ; c’est-à-dire que dans son activité concrète de production, un salarié employé par un capitaliste produit/reproduit le capital, compris non pas comme simple somme d’argent, mais comme rapport social de production ; on peut dire aussi qu’il produit de la plus-value, au sens où Marx en parle, comme effet d’un rapport d’exploitation. Mais il n’est pas possible d’écrire, de façon analogue, qu’un travailleur produit du revenu. Le revenu n’est pas un rapport social, mais une forme de « rémunération » pouvant s’articuler à des rapports sociaux très différents. C’est donc le rapport social de production qu’il faut spécifier et, dans le même mouvement, traiter des formes de rémunération et/ou de distribution.

Bien plus loin dans son livre, répondant à une objection de Jacques Bidet sur le même thème, J.-M. Harribey précise ce qu’il entend par revenu. Il « ne renvoie pas à l’acception de Smith quand celui-ci traitait du travail du domestique s’échangeant contre du revenu », mais au « sens où l’on en parle à la suite de Keynes de création du revenu national équivalent au produit national » (p. 373). La remarque ne fait qu’accentuer le problème. En effet, en parlant de domestique, Smith indique au moins un rapport social, mais la notion de revenu national – comme celle de produit national – est une catégorie purement comptable. Naturellement elle n’est pas inutile, comme les calculs qu’elle permet. Mais cela ne règle pas la logique des rapports de production. Tout se passe souvent comme si J.-M. Harribey, dans son argumentation, faisait sans cesse des va-et-vient entre ces deux niveaux. Ainsi, il poursuit : « Si l’on admet que l’action de l’Etat a une action sur le produit net, alors il s’en déduit que les salariés de l’Etat produisent une valeur nette » (p. 374).

 

Valeur, monnaie, fétichisme

La question de la monnaie occupe une place importante dans cette discussion et elle centrale dans la problématique de J.-M. Harribey pour qui, du point de vue logique, la monnaie est antérieure à la marchandise et la valeur monétaire à la valeur marchande. Contrairement à ce qu’il dit, nous ne sommes pas d’accord à ce propos. Je suis donc obligé de citer mon article précédent : « Du point de vue historique, la monnaie précède la généralisation des rapports marchands, mais, lorsqu’ils sont généralisés, du point de vue logique, il faut traiter de la place de la monnaie dans le procès de valorisation capitaliste ». L’analyse logique fait référence ici à une problématique d’analyse s’efforçant de suivre la dialectique des catégories et des formes sociales portées par le mouvement d’autoconstitution des rapports de production capitalistes, par le procès de valorisation du capital.

C’est très précisément ce que fait Marx dans « La marchandise et la monnaie », la première section du Livre 1 du Capital. Il suit le développement de la forme valeur depuis la forme 1 jusqu’à la forme 4, désignée comme « forme générale » de la valeur ; c’est-à-dire une marchandise fonctionnant comme « équivalent général » dans lequel toutes les marchandises expriment leur valeur. Il s’agit de la forme monnaie de la valeur, autrement dit le prix de la marchandise.

Comment une marchandise peut-elle se transformer en équivalent général ? Elle doit perdre sa nature de marchandise pour permettre aux autres marchandises de s’échanger. Marx n’est pas clair sur les procédures sociales permettant cette transformation et la tradition marxiste va en permanence buter sur la question (voir mon premier article). Il faut que l’Etat, « au nom  de la société », institue une marchandise (l’or, l’argent, etc.) au rang de monnaie (monnayage), l’excluant ainsi du monde des marchandises. Un lingot d’or n’est pas une marchandise. On peut avec lui faire du troc, mais pas des échanges marchands, pour le faire il faut de l’or monnayé, une pièce d’or.

Il s’établit donc une polarité entre monnaie et marchandises, les secondes ne pouvant, en fait, exister sans la première. La question n’est donc pas celle de l’antériorité logique de la monnaie, mais celle de l’analyse de ce « rapport polaire » (Tran Hai Hac). Une fois cette précision apportée, l’approche de Marx sur les développements de la forme valeur garde toute sa pertinence. Le point d’arrivée, la forme 4 – la monnaie – apparaît alors comme le moment culminant de ce que Marx appelle le « fétichisme de la marchandise » : un rapport social qui laisse croire que la « chose sociale » marchandise a naturellement de la valeur.

J.-M. Harribey a une approche très différente. En effet, il défend l’idée que la monnaie est la forme la plus générale et la plus développée de la valeur pour fonder sa théorie de la valeur monétaire comme forme première de la valeur. Bien entendu, je n’accuse pas J.-M. Harribey de succomber au charme du fétichisme de la marchandise. Je souligne simplement que, ici, il s’éloigne fortement de Marx. Certes, comme je viens de le dire, la monnaie est instituée par l’Etat ; on peut donc en parler comme d’une institution sociale. Mais ce n’est pas elle qui institue le social, elle ne peut, disons, y participer que dans le cadre d’un rapport de production déterminé. Je l’ai déjà fait remarquer dans mon premier article : on ne peut écrire, sans autre précision, que « la monnaie est un opérateur social d’homogénéisation des travaux », comme le fait J.-M. Harribey dans son livre (p. 265).

Il est nécessaire de revenir sur l’ossature de la théorie de la valeur de Marx qui, je le rappelle, traite d’un rapport social dans lequel des producteurs privés échangent des marchandises. Marx ne se contente pas de reprendre la simple distinction entre valeur d’usage et valeur d’échange de l’économie politique classique qui, on le sait, veut mesurer cette dernière par le temps de travail. Il lui reproche de s’en tenir à cette mesure (que de plus elle réalise mal) et entend, lui, traiter la valeur comme forme sociale, c’est-à-dire expliquer pourquoi les produits du travail se donnent socialement, existent comme « choses sociales » (Marx), marchandises dotées d’une valeur qui se cristallise dans un prix, et pourquoi les rapports sociaux apparaissent sous la même forme.

La marchandise se présente comme quelque chose de double : valeur d’usage et valeur. La valeur d’échange n’est que « la « forme phénoménale » (l’expression est de Marx). A cette double dimension de la marchandise correspond un caractère double du travail. Le travail concret produit la marchandise, le travail abstrait produit la valeur. Mal déterminé chez Marx, le statut de ce dernier a donné lieu à de nombreuses discussions. Je partage la lecture de ceux qui en font une « substance », non pas naturelle (physiologique), mais sociale.

Reste à déterminer les procédures sociales à travers lesquelles les divers travaux privés peuvent être comparés entre eux, c’est-à-dire égalisés, afin d’être validés socialement, devenir du travail social, au sens indiqué plus haut. Cela ne peut se faire par une mise en relation directe des différents travaux concrets car, par nature, ils sont différents les uns des autres. C’est, on l’a dit, à travers l’échange marchand que les divers produits du travail sont comparés, égalisés et validés comme travail social. La valeur s’objective dans la monnaie qui est donc la forme d’existence sociale du travail abstrait.

Cela veut dire que la valeur ne peut être saisie indépendamment de sa forme prix. Contrairement à ce que peut laisser croire une lecture qu’on peut qualifier de ricardienne de Marx, le temps de travail (par lequel se mesure la valeur) n’apparaît jamais directement, mais via l’égalisation (la mesure) des marchandises par le marché. Le temps de travail est mesuré par la grandeur de la valeur : le prix.

Il est donc possible (et nécessaire) de bâtir une théorie monétaire de la valeur à partir de Marx. Il ne peut exister de marchandise sans monnaie, la marchandise existe d’emblée sous forme monétaire. L’échange immédiat entre marchandise n’est pas possible puisque son échangéabilité passe par la monnaie. C’est pourquoi le rapport d’échange généralisé n’est pas pensable sous la forme du troc (échange direct de deux produits) généralisé. C’est même le contraire.

Dans la théorie monétaire de la valeur de Marx, « la monnaie n’a pas de valeur ».5 J.-M. Harribey, lui, veut construire une théorie de la valeur monétaire. Il a bien sûr le droit. Il veut, dit-il, simplement élargir la catégorie de la valeur de Marx. Mais il est difficile de dupliquer l’ensemble de la dialectique des formes sociales que je viens de décrire sur le secteur non marchand ; et ainsi permettre d’expliquer le procès d’égalisation des travaux. C’est pourquoi la monnaie est dotée d’une puissance quelque peu surnaturelle : elle devient, par elle-même, un « opérateur social d’homogénéisation des travaux ».

 

Socialisation et pouvoir public

J.-M. Harribey signale une discussion que j’ai eue avec Tran Hai Hac autour de la catégorie de travail, dans son rapport avec les différentes formes de société, en disant qu’elle a certain lien avec nos échanges.6 Il explique que, comme Tran Hai Hac, il pense que, selon Marx « le travail en général exprime un rapport social dans quelque forme de société que soit », alors qu’il me semble que ce n’est pas le cas, tout au moins au sens moderne du mot travail. Et il ajoute : « S’il en est ainsi, alors en découle l’idée que l’abstraction du travail doit trouver sa forme spécifique dans n’importe quelle société dans laquelle il y a une division du travail et où les échanges continuent d’avoir lieu. C’est d’ailleurs ce que reconnaît explicitement A. Artous dans son adresse à Tran Hai Hac : pour Marx, il existera un processus d’égalisation des travaux dans une société socialiste ».

Je ne crois pas que Marx se posait ce type de problème, mais c’est bien ce que je pense. À ce propos, je voudrais revenir en quelques lignes sur un thème de cette discussion, qui permet d’éclairer mon approche. Dans l’organisation du procès de production, Marx distingue deux grandes périodes historiques : les formes de production précapitalistes, où domine une « procès de travail individuel » (Marx), celle du capitalisme où se met en place un « travailleur collectif » (Marx) sous la férule du capital. Dans le premier cas, la coopération des producteurs ne peut prendre que la forme d’une juxtaposition de « procès de travail individuel », dans le second, le travail perd son caractère de prestation individuelle. On peut alors dire que le travail se sépare de l’individu.7 Tran Hai Hac était d’ailleurs d’accord sur ce constat ; tout en soulignant – à juste titre – que le travailleur collectif ne se substituait pas au travailleur individuel, mais qu’il s’établissait alors une « relation polaire » entre les deux.

Ce travailleur collectif me semble un « acquêt de l’ère capitaliste », pour rependre une formule de Marx, comme la relation polaire qui en découle. Et cela suppose une mise à disposition de la force de travail du producteur individuel au travailleur collectif. Ce qui ouvre deux questions : tout d’abord le devenir de la forme salaire qui exprime aussi cette relation polaire ; ensuite, on voit bien comment existe potentiellement des tensions à travers cette relation qui, dans le cas d’un salariat public, peuvent déboucher sur des formes d’exploitation. Dans mon premier article je proposais de la qualifier de formes politico-administratives pour les différencier de l’exploitation proprement capitaliste.

C’est dans ce cadre que je soulignais l’existence nécessaire d’un processus d’égalisation des travaux dans une société socialiste. Pour le penser à partir de Marx, on rencontre une difficulté bien soulignée par Jean-Marie Vincent. « Hanté par l’idée qu’il faut mettre fin à la séparation entre producteur et moyen de production », Marx a du mal à différencier l’autonomisation des processus par rapport à tout contrôle social, de l’autonomie comme fonctionnement automatisé, qui n’exclut pas, elle, une certaine forme de contrôle social. En conséquence, « il n’arrive pas à expliciter complètement les conditions d’activités vraiment libres, notamment la mobilité du travail, sa plasticité qui ne peuvent être assurées que par des automatismes productifs et des agencements systémiques. En d’autres termes, la liberté du travail et des autres activités présuppose l’autonomie des processus productifs et informationnels par rapport à ceux qui peuvent s’y intégrer librement en sélectionnant les activités qui leur conviennent ».8

On ne peut alors éviter de mettre en relation ma référence à un pouvoir public avec la problématique de socialisation de la production au sens très général du terme, qui est celle de la tradition marxiste. Cela touche à de très nombreux problèmes, notamment à ce point aveugle légué par Marx qu’est la perspective du dépérissement de l’Etat.9 Marx et la tradition marxiste ne proposent pas de revenir en arrière, vers un travail artisanal. Mais la figure de la maîtrise artisanale du procès de production (une maîtrise globale et transparente du procès de production par un sujet collectif) est souvent présente via un « travailleur collectif ». Ainsi, dans les formules d’Engels dans l’Anti-Dühring qui vont devenir la référence orthodoxe dans la tradition marxiste, inclus Lénine, le prolétariat incarne la socialisation des forces productives, développée par le capitalisme. La prise du pouvoir par le prolétariat et l’étatisation de la production, qui supprime la propriété privée, permet à cette socialisation de s’épanouir et à l’Etat de dépérir. On peut alors passer à « l’administration  des choses ».

Marx a, en général, des formules plus nuancées. Cela dit, dans les pages du Livre 1 du Capital où il traite du fétichisme de la marchandise, il lui oppose « une réunion d’hommes libres travaillant avec des moyens de productions communs, et dépensant d’après un plan concerté, leurs nombreuses forces individuelles comme une seule et même force de travail ». Il était loin de s’imaginer que cela se traduirait historiquement par, au sens strict du terme, un « fétichisme de l’Etat-plan » dans lequel est censé de cristalliser la puissance des producteurs associés.10 Tout cela n’était écrit ni dans les textes de Marx ou d’Engels, ni dans l’histoire. Mais l’on ne peut faire comme si cela n’était pas arrivé.

Et puisqu’il est question d’élargir la thématique de la valeur, il faut citer Gérard Roland, dans Economie politique du système soviétique, où il montre que le caractère double des produits du travail n’est pas propre à la société marchande. En URSS, la quantité joue un rôle central dans la production, mais si les produits sont différents du point de vue du consommateur, ils fonctionnent comme équivalent du point du de vue du plan. « Le rapport entre les producteurs et l’objet est donc déterminé non pas par la valeur d’usage, mais par la contribution à l’indice statistique du plan que nous appellerons la valeur-indice et qui représente la forme de médiation fondamentale dans le mode de production soviétique ».11 Par ailleurs, la monnaie existait en URSS. L’analyse de Gérard Roland me semble remarquable par la façon dont elle produit une nouvelle catégorie de valeur, « la valeur-indice », en lien direct avec l’analyse d’un mode de production. Au demeurant, la valeur d’usage n’existe jamais seule, elle est toujours prise dans ces procès sociaux qui régulent la production concernée.

Resterait alors à concrétiser la perspective d’une économie structurée au travers d’une forme sociale publique, pour reprendre ma formule, qui ne procède pas comme s’il était possible d’homogénéiser le travail social comme une force de travail « unique », via un Etat-plan qui, cette fois, serait démocratique… Les débats ont été nombreux à ce sujet et, par exemple, dans les années 1990, ils ont ressurgi autour de la thématique du « socialisme de marché ». J’ai déjà souligné qu’une problématique de démarchandisation de la force de travail était un élément clé. L’autre est, non pas la suppression de la propriété privée en soi, ou l’éradication (même progressive) de tout rapport marchand, mais des formes de contrôle public sur les principaux moyens de production par des politique d’allocation des ressources.12

 

« La valeur économique » comme catégorie intermédiaire ?

Marx raisonne en termes d’opposition entre valeur d’usage et valeur, parfois simplifié en valeur d’usage/d’échange – mais je ne reviens pas sur ce point ici. La valeur d’usage est une catégorie plus difficile à définir qu’on ne le croit. D’abord, elle est censée répondre à un besoin de l’homme, mais il n’y a rien de « naturel » dans tout cela ; comme le besoin, elle a toujours une dimension sociohistorique : elle est toujours moulée dans des rapports sociaux. Sous cet angle, on peut en parler comme d’une richesse sociale, même lorsqu’elle produite par la nature. Deuxièmement, le travail n’est pas « source de toute richesse », comme l’écrivait la social-démocratie allemande dans son projet de programme du congrès de Gotha (1875). La Critique du programme de Gotha de Marx, où chaque mot est pesé, commence ainsi : « Le travail n’est pas la source de toute richesse. La nature est tout autant source de valeur des valeurs d’usage (qui sont bien, tout de même la richesse réelle !) que le travail ». Et quelques lignes plus loi, il ajoute : « Les bourgeois ont d’excellentes raisons pour attribuer au travail cette surnaturelle puissance de création ».

Cette dernière formule montre bien que Marx – comme je l’ai signalé dans mon premier article – n’est pas un partisan effréné de la figure de l’homo faber qui se cristalliserait dans l’ouvrier moderne. Mais ici, je vais poursuivre sur la première dimension, c’est-à-dire la sphère de la valeur d’usage qui correspond, à celle de la production (ou de la collecte) de bien et de services et, grosso modo, à ce qu’avec des yeux modernes on appelle « l’économie ». Dans les sociétés précapitalistes, l’économie est « encastrée » dans le social, selon la célèbre formule de Karl Polanyi. Ou encore, pour citer Braudel, « l’économie commence au seuil de la valeur d’échange ».13 L’accélération du développement du capitalisme renforce l’autonomisation de la sphère économique, ce qui constitue une première rupture dans l’organisation du social qui s’articule à la séparation du travail de l’individu, via l’instauration d’un « travailleur collectif ».

Voilà en gros la façon dont, à mon avis, on peut crayonner l’espace socio-économique mis en place par le capitalisme ; au moins pour ce qui nous concerne ici. Dans ce cadre, parler de valeur économique, c’est en fait parler de valeur marchande d’un produit. C’est ainsi que cela se passe, dans l’usage commun des mots, mais aussi dans de nombreux usages théoriques. Il me semble que l’angle d’attaque critique le plus fonctionnel est de distinguer, à la façon de Marx, la production de richesses, au sens de valeur d’usage (c’est-à-dire de réponse à des besoins qu’il s’agit alors de définir), d’une problématique strictement marchande, d’une logique de marchandisation du monde.

J.-M. Harribey connaît les propos de Marx sur la nature, le travail et la production de valeur d’usage. Il ouvre d’ailleurs son article du Monde diplomatique sur une citation du Capital qui en traite. Mais il introduit une catégorie intermédiaire, celle de valeur économique. Elle lui permet, en quelque sorte, de jouer sur plusieurs tableaux dans une argumentation qui semble homogène – au nom, justement, de ce que serait une théorie de la valeur économique – mais qui, ce faisant, zappe en permanence les problèmes « théoriques » posés par l’articulation des différents moments de traitement de l’espace socio-économique capitaliste dont je viens de parler. L’article du Monde diplomatique est une bonne illustration.

J.-M. Harribey – de façon très intéressante, je l’ai déjà signalé dans mon premier article – détricote les discours actuels visant à « attribuer à la nature une valeur économique », à multiplier la mesure de ses bienfaits ; par exemple à chiffrer en dollars les services rendus par les chauves-souris. Comme, en plus, il reproche aux économistes de considérer, ce faisant, l’environnement comme un « capital naturel », le lecteur entend valeur économique au sens commun actuel du terme et/ou au sens néolibéral de. Comme l’aurait dit Marx, les richesses, les valeurs d’usage fournies par la nature sont traitées comme des valeurs d’échange, des marchandises potentielles alors que, comme il l’écrit dans son livre « la gestion de la nature ne peut relever d’un ordre marchand » (p. 186). Bref, l’angle d’attaque semble être seulement celui de la critique de la marchandisation du monde. Il l’est bien sûr, mais pas seulement.

En effet, J.-M. Harribey ajoute : « Aussi convient-il de renouer avec la distinction d’Aristote, Adam Smith, David Ricardo et Karl Marx qui distingue entre valeur d’usage et valeur d’échange » pour dire que « les ressources naturelles sont une richesse, mais sans valeur économique intrinsèque et que la nature est indispensable à toute production de valeur économique, laquelle ne provient que du travail ». Le rappel de la distinction entre valeur d’usage et valeur d’échange est de pure forme car la première disparaît, en fait de l’argumentation sur la nature. Et, surtout, il est impossible de se réclamer de Marx. En effet, sa « critique de l’économie politique » vise justement à déconnecter la relation établie entre travail et valeur, pour analyser le rapport de production dans lequel les produits du travail apparaissent comme des « choses sociales » ayant une valeur. Et c’est précisément à partir de cette question que se sont déployées – et se déploient encore – les discussions. J.-M. Harribey fait dire à Marx ce qu’il ne dit pas : « toute production de valeur économique ne provient que du travail humain ». Et cela de façon récurrente. Ainsi dans son livre : « Marx n’a cessé de répéter la différence entre richesse et valeur et que le travail n’était pas la seule source de richesse, mais qu’il était la seule source de valeur » (p. 218). Il suffit de relire la citation de la Critique du programme de Gotha donnée plus haut pour voir que Marx ne parle pas ainsi. À ce niveau de généralité, on peut simplement dire que le travail produit des valeurs d’usage ; mais c’est aussi le cas de la nature. Sinon, on attribue au travail une « surnaturelle puissance de création », selon la formule de Marx.

Troisième moment, déjà rencontré. J.-M. Harribey écrit : « La théorie libérale confond richesse et valeur, et tend à réduire toute valeur à celle destinée au capital » alors que « la reconnaissance du caractère productif du travail effectué dans la sphère non marchande participe à la redéfinition de la richesse et de la valeur indispensable pour endiguer le processus de marchandisation de la société ». On pouvait tout aussi bien écrire, dans la lignée de Marx : « participe à la redéfinition de la richesse et de la valeur d’usage » ; sous cet angle, il est productif, alors que, pour le capitaliste, il ne l’est pas pas. Mais si la sphère non marchande produit de la valeur permettant son financement, on ne voit pas pourquoi il faudrait « répartir socialement la charge du paiement par l’impôt ». À la limite, l’impôt serait inutile, le seul problème étant de gérer démocratiquement les revenus par les travailleurs de la sphère non marchande.

 

« Prélèvement », travail productif, pouvoir public

Tout en nous créditant de la prise en compte de l’Etat dans l’institution de la monnaie, J.-M. Harribey souligne ce qui serait une divergence essentielle avec Pierre Salama ou Tran Hai Hac et moi-même. « La divergence porte sur le point suivant : selon la plupart des auteurs marxistes, il faut qu’il y ait d’abord production et réalisation de valeur dans la sphère capitaliste pour que, ensuite, puisse être envisagé un prélèvement sur celle-ci destiné à faire exister des services non marchands. Cette vision diachronique (…) suppose une économie ‘réelle’ sans monnaie où, pour investir, il suffit ne pas consommer pour avoir une école non-marchande, il suffit de prendre dans une économie de consommation de la classe capitaliste ».

À vrai dire, je ne comprends pas. J-M Harribey me semble reconstruire ce qui serait une problématique marxiste pour, ensuite, dire que là se trouve la divergence essentielle… Reste que l’existence d’une « économie réelle » sans monnaie n’a pas de sens pour Marx et les marxistes. Au contraire, comme je l’ai développé plus haut, il n’existe pas de marchandise sans monnaie. Il suffit de feuilleter le livre I du Capital pour s’en rendre compte, même si l’argumentation sur la monnaie n’est pas suffisante. Une fois le statut de la monnaie déterminé, alors, classiquement, on peut traiter de ces différentes fonctions : moyen de circulation, de paiement, de réserve, de crédit… Et c’est son institution par l’Etat qui permet à ce dernier de mener les politiques d’anticipation.14

Enfin, dernière remarque, Marx ne raisonne pas en termes de simple juxtaposition de divers niveaux, à partir de ce qui serait une « économie réelle » sans monnaie, mais selon une problématique dynamique de procès de valorisation, du développement des différents moments de la forme valeur. Marx, justement, veut en rendre compte par ces analyses du développement de la forme valeur et des divers niveaux où elle se manifeste. Je ne vois pas comment on peut imaginer un procès de valorisation sans monnaie…

C’est dans ce cadre qu’il faut discuter de la question du financement des services publics. J’ai parlé de « prélèvement » sur le capital. J.-M. Harribey y voit le « signe d’une impasse intellectuelle totale ». En effet, explique-t-il, en France (2012), le produit net des sociétés privées est d’environ 1 000 milliards d’euro, sur lesquels elles versent 750 milliards de salaires, le reste étant leur résultat d’exploitation, on ne voit pas d’où sortiraient les centaines de milliards représentant la sphère non marchande ». On remarquera que, ce faisant, J-M Harribey,  argumente non pas par l’analyse du procès de valorisation dans son ensemble mais à partir des chiffres de la comptabilité nationale. Il est vrai que sa théorie de la valeur (monétaire) économique repose sur une unité de mesure similaire à celle de la comptabilité nationale.

Sur cette base, on peut d’ailleurs, apporter une louche de plus. En 2011, les dépenses publiques, représentent 55,9 % (118,7 milliards) du PIB ; ces dépenses incluent la sécurité sociale qui en représente 46,5 %. Ces chiffres ont l’intérêt de faire apparaître, une autre source de « prélèvement » que l’impôt – les cotisations sociales15 –, mais la dite impasse intellectuelle semble se renforcer car le public et le privé seraient à peu près au même niveau. Et l’on voit mal du coup pourquoi on peut parler d’une domination de la production et du marché capitalistes. L’impasse intellectuelle est tellement manifeste que l’on se demande pourquoi si peu s’en sont aperçus…

On aura compris que je ne suis pas très convaincu, même si j’ai des limites à ce niveau de discussion car je ne suis pas économiste de formation. Du coup, je ne suis pas capable de décortiquer et de discuter dans le détail, les modalités de calculs, de mesure et de classement des activités opérées dans le cadre du PIB. Ni capable de faire apparaître des formes alternatives de calcul permettant, à ce niveau, d’esquisser des alternatives sur d’autres formes de distribution de la richesse sociale produite ou potentiellement « productible ». À d’autres de le faire.

Cela dit, tout en n’ayant aucun mépris pour les calculs chiffrés, je pense que les argumentions appuyées sur des logiques de raisonnement et des problématiques ont leur propre autonomie. Je vais donc terminer sous cet angle qui, en fait, ramène à la case départ avec, toutefois (j’espère) les acquis de mon argumentation. Je reviendrai sur le travail productif, puis sur le pouvoir public.

Chez Marx, la catégorie de travail productif vise, dans sa dimension générale, à désigner un travailleur producteur de valeur d’usage sous forme de biens ou de services, mais ces valeurs d’usage sont toujours imbriquées dans des rapports sociaux de production. C’est donc l’analyse de cette spécification qui est pertinente. Comme le procès de valorisation structure la production capitaliste, les valeurs d’usage fonctionnent comme « support » (Marx) de la valeur, le travail productif est celui qui, via la production d’une marchandise, produit de la plus-value. Plus qu’une catégorie destinée à classer au cordeau des groupes de producteurs, elle vise d’abord à analyser les dynamiques d’accumulation du capital.16 Il faut à ce propos souligner, je l’ai fait dans mon précédent article, que, dans l’analyse de ces dynamiques, la tradition marxiste classique a parfois mal pris en compte (hormis Rosa Luxembourg) l’appui indirect à la valorisation représentée par la demande solvable issue du pouvoir d’achat des travailleurs des secteurs improductifs.

La catégorie elle-même a fait l’objet de débats, avec une tendance à réduire le travail productif à une production de bien matériel, alors que Marx est pourtant explicite, cela concerne aussi des biens immatériels et/ou des services. Du point de vue du procès de valorisation dans son ensemble, les sdphères de la circulation des marchandises et du capital (commerce, banque), sont considérées des moments improductifs car elles ne génèrent pas de la plus-value, même si elles ont un rôle de plus en plus important (par exemple, le commerce et le marketing) dans sa réalisation ; et donc la rentabilité du capital. Ces travailleurs participent donc directement au procès de valorisation et certains proposent alors d’en parler comme des travailleurs indirectement productif. Si la problématique que je viens de décrire est clairement spécifiée, cette appellation, à vrai dire, ne me gêne pas. J.-M. Harribey semble d’accord sur cette approche de la définition du travail productif chez Marx (plus-value pour des biens matériels ou immatériels).

Toutefois, dans son article de réponse, faisant référence au commerce, il introduit la référence à la catégorie du « travailleur collectif » comme si – mais cela n’est pas explicite17 – elle permettait d’en faire des travailleurs directement productifs de plus-value. Marx n’utilise pas la catégorie de travailleur collectif dans ce sens, mais, en lien direct avec la sphère de la production, pour expliquer que dans cette dernière des producteurs membres de ce travailleur collectif, mais non directement engagés dans la production, sont tout de même productifs.

Je ne reviens pas sur ma critique du caractère productif (de valeur monétaire) des salariés des services publics qui, selon J-M Harribey, produiraient le revenu sur la base duquel leur travail est payé. Ils produisent de la richesse sociale, des valeurs d’usage dotées d’un « prix politique ». Dans ce cadre, la monnaie n’exprime pas la valeur d’une marchandise, ni une valeur économique dite monétaire. Ce serait en fait une tautologie : on fixe un prix monétaire et l’on dit qu’il exprime une valeur… monétaire. Ici, la monnaie a deux fonctions. D’une part, elle fonctionne comme unité comptable pour la gestion des services publics, mais aussi pour agglutiner – toujours de façon comptable – la richesse produite par les services publics à celle du secteur privé. D’autre part elle permet de distribuer du pouvoir d’achat aux fonctionnaires et donc – entre autres – de créer une demande solvable utile pour le procès d’accumulation du capital.

C’est donc par la médiation de la sphère publique – et non de la monnaie en soi – que les richesses sociales produites par le service public sont agglutinées (ajoutées) aux produits de sphère marchande et peuvent ainsi apparaître dans le PIB comme des éléments de la richesse nationale. La validation de ces travaux par la « délibération politique collective » se traduit par des procédures politico-administrativos-comptables d’égalisation et de mesure de ces travaux, procédures qui se heurtent sans cesse aux procédures sociales mises en œuvre par le marché pour valider des travaux privés comme travail social. Où l’on retrouve les logiques potentiellement contradictoires de la validation du travail social souligné en début d’article.

 

En guise de conclusion

Je n’ai pas de conclusion particulière à faire, sinon de rappeler la fonction – de mon point de vue – de ces échanges. Il s’agit de mettre à la disposition des argumentations autour de la théorie de la valeur de Marx dont on a un peu perdu l’habitude de discuter. Du coup, j’ai introduit mes propres développements sur ma lecture de cette théorie à partir de problèmes réels soulignés par J.-M. Harribey ; en particulier sur la question de la monnaie qui occupe une place charnière dans ces échanges. Pour le reste, c’est au lecteur de juger.

Je reviendrais juste sur une remarque de J.-M. Harribey dans la conclusion de sa réponse. Comme dans mon article, je soulignais une série de convergences sur certains débats en cours, il se demande comment du faux pourrait jaillir le vrai. D’abord, j’ai parlé de convergences, ce qui n’implique pas forcément un accord sur l’ensemble de la problématique. Ainsi, sur l’écologie, j’ai fait remarquer que le détricotage pertinent auquel il se livre peut être mené au nom de la critique de la marchandisation du monde, c’est-à-dire en référence au système de mesure porté par la valeur marchande, et non d’une dite valeur économique qui n’a pas de statut chez Marx, lequel distingue valeur d’usage et valeur d’échange.

Marx n’est pas une bible et si la catégorie intermédiaire de valeur économique était pertinente, il faudrait voir. Mais il me semble que J.-M. Harribey n’arrive pas à la fonder théoriquement ; au contraire, elle brouille les cartes. En fait, sa seule fonction est de produire une théorie de la valeur (monétaire) économique afin de prouver que les salariés du secteur non marchand sont producteurs de valeur ; sans y arriver à mon avis.

Ce serait un peu long, mais il est possible de faire des remarques de ce type sur l’ensemble des points de convergence que j’ai signalés. S’ils existent c’est que, tout simplement, J.-M. Harribey se réclame d’une théorie de la valeur-travail (même si je n’aime pas trop cette notion), en intégrant très largement l’apport de Marx à ce niveau, notamment en ce qui concerne son analyse de l’exploitation capitaliste.18 Cela fait une double délimitation importante. D’une part, par rapport à des auteurs comme André Orléan qui, dans le passé, ont soulevé de réels problèmes sur le statut de la monnaie, mais qui, aujourd’hui, ont abandonné toute problématique de la valeur et de l’exploitation, estimant que le détour par les rapports de production est inutile. D’autre part, par rapport aux partisans du capitalisme cognitif pour qui la théorie de la valeur de Marx n’avait de sens que pour la production classique de biens matériels. J’ajouterais que, sur ce sujet, Michel Husson – un marxiste des plus « classiques » – a produit des analyses pertinentes depuis, à présent, pas mal de temps…

 

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1 Je le signale dans mon article, contrairement à ce que dit J.-M. Harribey. Ce que je fais seulement remarquer, c’est que le débat esquissé sur l’exploitation (ou pas) des salariés de la fonction publique n’est pas repris dans le livre. Les débats entre J.-M. Harribey et J. Bidet ont démarré suite à un article du premier dans La Pensée n° 330, avril-juin 2002, « Le travail productif dans les services non marchands ». Outre le texte du second déjà cité, il existe au moins deux autres textes d’échange entre les deux auteurs, voir : http://www.youscribe.com/catalogue/ressources-pedagogiques/education/college-lycee/debat-avec-jacques-bidet-au-sujet-du-travail-productif-dans-les-1659498
2 Voir également la somme de Tran Hai Hac : Relire « Le capital », Page deux, 2003.
3 Sur la question du travail domestique dans la famille moderne, je renvoie à mon article « Oppression des femmes et capitalisme ».
4 Marx, Grundrisse, Pléiade, Œuvres t. 2, p. 357.
5 « En tant qu’équivalent générale, la monnaie exprime la valeur des marchandises, mais n’a pas de valeur à exprimer. (….) La monnaie n’a pas de valeur, mais un pouvoir d’achat », Tran Hai Hac, Relire « Le Capital », op. cit., tome 1, p. 123.
6 A. Artous, « Travail abstrait et ‘travail en général’ », THH « L’Introduction de 1857, « ‘Travail en général’et travail abstrait’ , A. Artous, « Quelques remarques sur le texte de Tran Hai Hac », Variations, printemps 2005. On trouve ces textes sur le site http://www.marxau21.fr/ (rubrique « fétichisme »).
7 Pierre Naville employait cette formule dès les années 1950, pour souligner les potentialités émancipatoires ouvertes par cette séparation, rompant alors radicalement avec toutes les figures artisanales de contrôle du procès maîtrise du procès de production, voir De l’aliénation à la jouissance, La genèse de la sociologie du travail chez Marx et Engels, Anthropos, 1970 [1954].
8 Jean-Marie Vincent, Max Weber ou la démocratie inachevée, Edition du Felin, 1998, p. 162.
9 Voir mon livre, Marx, l’Etat et la politique, Syllepse, 1999.
10 Voir mon livre Le Fétichisme chez Marx, Syllepse, 2006, chap. 5 « Fétichisme et communisme » ; voir aussi pour la suite Travail et émancipation sociale. Marx et le travail, Syllepse, 2003.
11 Gérard Roland, Economie politique du système soviétique, L’Harmattan, 1989 p. 58.
12 Voir, par exemple, l’article de Diane Elson au titre évocateur, « Pour la socialisation du marché », publié en français dans Critique Communiste n° 106-107 (1991), puis dans Actuel Marx, n° 14 (1993) : Diane Elson, « Pour la socialisation du marché ». http://hussonet.free.fr/diane.pdf.
13 Karl Polanyi, La Grande transformation, Gallimard, 1979 ; Fernand Braudel, Civilisation matérielle et capitalisme, Armand Colin, 1979, t. 2 p. 7.
14 Les rapports marchands généralisés ne sont pas de simples rapports horizontaux entre opérateurs privés dans lesquels l’Etat interviendrait de l’extérieur, dans un second temps. L’Etat est constitutif de ces rapports, via l’institution de l’équivalent général (monnaie), qui ont donc aussi, dès le départ une dimension verticale. « Le marché incorpore dans son concept même une procédure de socialisation centralisée qu’est le régime monétaire, et donc d’une faculté de régulation macroéconomique qu’est la politique monétaire », Tran Hai Hac, Relire « le capital « , op. cit., t. 1, p. 346.
15 Ici, il faudrait reprendre les discussions sur la première théorie du salaire socialisé de Bernard Friot et sur le problème de gestion par les ayants droits de cette part socialisée sur salaire.
16 Introduction à l’économie de Marx (o.c , p.115-116), écrit en 1992, en fait une démonstration très pertinente à partir de l’analyse des effets de la financiarisation dans des pays latino-américains qui préfigure ce qui va se passer dans les pays du centre.
17 Dans son livre (au moins certains passages, je n’entre pas ci dans le détail), J.-M. Harribey souligne bien que la sphère de la circulation n’est pas pour Marx, productive. Avec une bonne formule : « Sans valeur d’usage, point de porte-valeur et donc point de valeur » (p. 384).
18 J.-M. Harribey ne dit rien de l’exploitation (ou pas) des salariés du secteur non marchand.