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Extrait de : Ugo Palheta, La Possibilité du fascisme. France, la trajectoire du désastre, Paris, La Découverte, 2018.

On pourra également lire cet entretien avec Ugo Palheta : « Notre temps n’est nullement immunisé contre le cancer fasciste ».

Conclusion du chapitre 3 : « Vers l’État néolibéral-autoritaire »

La contre-révolution autoritaire a d’abord été, à la fin des années 1970, une réponse à la montée des luttes sociales (incluant les luttes antiracistes et de l’immigration mais aussi les luttes féministes et écologistes) et d’une conscience anticapitaliste de masse. Pour autant, son amplification présente ne renvoie pas à l’imminence d’une menace révolutionnaire à laquelle seraient confrontées les classes dirigeantes des puissances capitalistes dominantes. D’ailleurs, au regard de l’ampleur des reculs imposés aux populations et des méthodes employées, la polarisation politique y demeure pour l’instant relativement faible et les luttes de classe d’une intensité indéniablement moindre que dans l’entre-deux-guerres. On assiste donc actuellement davantage à une décomposition progressive des équilibres politiques antérieurs – dont les effets à moyen et long terme sont imprévisibles – et à une offensive autoritaire préventive, qu’à une soudaine irruption des dépossédés renversant la table et contraignant les bourgeoisies à se passer de la démocratie. Cela étant, rien n’empêche d’envisager, dans les années à venir, un approfondissement de la crise politique, une politisation radicale à grande échelle et une accélération de la poussée autoritaire.

Comme on l’a vu, le glissement des « démocraties capitalistes » vers des régimes autoritaires respectant généralement la légalité formelle tout en marginalisant, corsetant voire écrasant les formes directes d’intervention démocratique, ne date pas, en France, de la mise en place de l’état d’urgence. Il s’est amorcé dès la fin des années 1970 et exprime depuis lors une crise latente des États capitalistes tels qu’ils se sont construits aux XIXe et XXe siècles. L’enjeu politique actuel, pour les classes dirigeantes, se situe donc au niveau des structures mêmes de ces États : il s’agit de relancer l’accumulation capitaliste tout en assurant la reproduction des rapports sociaux et la légitimation de la domination bourgeoise. Cela supposerait, non la simple répression des mouvements de contestation, mais leur domestication et l’intégration politique de larges segments du salariat. Or, cette dimension s’est révélée en France un point d’achoppement pour l’État néolibéral-autoritaire, du fait notamment de l’ampleur des luttes sociales et politiques depuis l’hiver 1995.

Comment situer le danger fasciste vis-à-vis de cette offensive autoritaire ? Tout d’abord, rappelons que l’État autoritaire n’est nullement synonyme de fascisme, ni d’ailleurs généralement de « fascisation rampante » (de la société ou de l’État). Un gouvernement qui interdit une manifestation, gouverne par ordonnances, marginalise le Parlement, réprime dans les quartiers pauvres, etc., ne saurait être assimilé ipso facto à un gouvernement fasciste. L’État fasciste ne désigne pas en effet un gouvernement un peu plus répressif que les gouvernements ordinaires mais un régime d’exception dans lequel l’État de droit tel que nous le connaissons est purement et simplement aboli[1]. Les libertés individuelles et collectives, les droits démocratiques fondamentaux et les protections juridiques vis-à-vis de l’arbitraire étatique (d’ores et déjà très inégales selon le statut des citoyens si l’on pense à la situation des non-blancs) y sont supprimés. Un tel régime d’exception ne peut s’imposer que dans une conjoncture extra-ordinaire, au terme d’une crise politique d’une magnitude exceptionnelle. Elle ne peut résulter d’une évolution pas à pas, linéaire : un État ne devient pas progressivement de plus en plus autoritaire jusqu’à se découvrir fasciste un (sinistre) matin. Le fascisme n’est pas le stade terminal d’un lent processus menant inéluctablement les démocraties capitalistes au totalitarisme, et passant par tous les degrés d’autoritarisme.

Seules des situations extrêmement imprévisibles, ingouvernables, rendent possible la conquête du pouvoir par ceux qui apparaissaient, quelques années seulement auparavant, comme des tribuns grotesques entourés de partisans haineux et de bandes marginales. Le fascisme ne constitue donc ni le destin inexorable des démocraties capitalistes, ni la volonté inavouable mais inflexible des classes dirigeantes. Le passage d’États libéraux ou autoritaires à des régimes d’exception (dictatures militaires ou fascistes) est historiquement rare, ne serait-ce qu’en raison des risques qu’il fait courir aux possédants. Le risque pour ces derniers n’est pas de tout perdre (car ils parviennent généralement à s’accommoder de n’importe quel régime), mais de devoir renoncer à la maîtrise pleine et entière de la situation politique et de voir s’accroître à terme l’instabilité et la polarisation politiques. C’est d’ailleurs pour cela que les fascistes, s’ils ont bénéficié historiquement de la complaisance et même de l’aide directe de la classe dominante, ne constituent jamais la première option de celle-ci. Elle ne s’y résout – et encore partiellement, car certaines fractions de la bourgeoisie refusent jusqu’au bout de recourir au fascisme – qu’en désespoir de cause, avec la prétention illusoire de parvenir à le maîtriser. Néanmoins, pour plusieurs raisons qu’il importe d’énumérer et de préciser, le triomphe des organisations fascistes fut bien préparé historiquement par le durcissement autoritaire des États capitalistes, impulsé par les gouvernements bourgeois traditionnels[2].

Tout d’abord, l’autoritarisme tend à accoutumer les élites politiques traditionnelles au recours croissant à des procédures d’exception et à des formes intensifiées de répression (parfois extra-légales). Cet usage de plus en plus généralisé de la force a pour effet de les rapprocher nécessairement de l’extrême droite en légitimant les « solutions » proposées par cette dernière. Elle amène ainsi la droite, ou du moins des segments de celle-ci, à considérer les fascistes d’un autre œil et ainsi à envisager la possibilité d’alliances avec eux de la base au sommet. Il a en outre pour effet d’habituer les populations à voir leurs droits politiques fondamentaux restreints, les disposant moins à la révolte qu’à l’apathie. Le durcissement autoritaire contribue également à renforcer et à autonomiser les appareils répressifs de l’État, dans lesquels l’extrême droite trouve généralement de solides points d’appui en vue de futurs combats[3]. Enfin, l’autoritarisme implique la mise en place d’une base institutionnelle et d’un arsenal juridique qui donnent immédiatement à l’extrême droite, quand celle-ci parvient au pouvoir, les moyens de bâtir un pouvoir dictatorial, d’asseoir légalement sa domination et de déployer contre toute forme d’opposition une violence potentiellement sans limites[4]. Rappelons au passage qu’aussi bien les régimes mussolinien et hitlérien, mais aussi salazariste et pétainiste, sont parvenus au pouvoir et ont imposé leur dictature, non par des coups d’État, mais par des voies qui respectaient formellement la légalité (sans pour autant qu’ils aient obtenu la majorité lors d’élections démocratiques).

Il existe également un lien plus indirect, mais crucial, entre les tendances autoritaires et le danger fasciste. L’émergence d’un mouvement fasciste puissant, capable de conquérir et d’exercer le pouvoir politique, n’est en effet possible que dans le contexte d’une crise d’hégémonie des classes dominantes. Or la transformation autoritaire des États capitalistes contemporains dérive bien, au moins en partie, de la faible légitimité politique des partis qui se succèdent au pouvoir et de leur enracinement social déclinant. Pour autant, il est douteux que l’État néolibéral, qui a bien peu à voir avec la démocratie libérale et constitue plutôt une version actualisée de l’étatisme autoritaire décrit par Nicos Poulantzas, puisse se pérenniser sous une forme stable. Outre le fait que les méthodes expéditives de gouvernement – les ordonnances par exemple – ne sauraient colmater les brèches que provisoirement et partiellement, l’État néolibéral-autoritaire est à la fois un produit de la crise d’hégémonie et un facteur d’accentuation de cette crise. Plus cette crise s’approfondit, plus les gouvernements sont amenés à gouverner de manière autoritaire, renforçant ainsi la défiance de larges secteurs de la population, donc aiguisant la crise d’hégémonie[5]. Au-delà des instances parlementaires, qui apparaissent de plus en plus comme un théâtre d’ombres où se joue une pièce tragi-comique sans prise sur le monde, cette dimension autodestructrice de l’État néolibéral-autoritaire se marque particulièrement dans ses modes et capacités d’intervention.

Cet État se construit sur les cendres de l’État capitaliste de la période précédente, marqué par l’inscription institutionnelle des acquis démocratiques et sociaux de la classe ouvrière. Il ne cherche pas seulement à liquider ces conquêtes ; il se débarrasse également des instruments – notamment monétaires et budgétaires – qui donnaient antérieurement aux États capitalistes dominants la possibilité d’intervenir activement dans la sphère économique et d’amortir ainsi les crises inhérentes à l’économie capitaliste. Soumis aux injonctions conjointes du capital (de plus en plus déterritorialisé sous la férule de la finance de marché) et des institutions internationales ou supranationales, il n’est pas certain que l’État néolibéral-autoritaire soit désormais en capacité de gérer les « affaires communes de la classe bourgeoise tout entière[6] », et encore moins d’élaborer un projet politique fédérateur permettant de former des alliances inter-classes. Ajoutons qu’en cherchant à transformer la matérialité même de l’État – par l’imposition de nouveaux modes de fonctionnement et d’intervention reposant pour l’essentiel sur des normes importées des entreprises privées et par la substitution d’une logique de rentabilité à une logique de bien public –, les gouvernements successifs ont affaibli ce qui constituait un élément décisif de stabilisation et de légitimation de la domination capitaliste.

L’un des traits particuliers de l’État néolibéral-autoritaire tient en outre dans la réduction progressive, mais considérable, de son autonomie vis-à-vis de la classe dominante – sans pour autant qu’elle se trouve complètement abolie. Ainsi éprouve-t-il une difficulté croissante à prétendre incarner un improbable « intérêt général », c’est-à-dire à transmuer l’intérêt propre de la classe dominante en intérêt universel. En France, chacun des trois derniers présidents – Sarkozy, Hollande et Macron – est ainsi apparu très rapidement comme un « président des riches » aux yeux d’une grande partie de la population. Or l’hégémonie capitaliste suppose précisément un État politique capable d’opérer cette mystification/abstraction des intérêts purement économiques de la bourgeoisie, en les élevant au rang d’intérêt de l’ensemble de la société, d’intérêt national. La politique elle-même se trouve dévaluée et tend à dépérir, sous le coup non seulement de cette réduction de l’autonomie relative de l’État mais aussi d’une « politique dépolitisée[7] », ou plus précisément d’une « politique de la dépolitisation[8] ». Cela a pour effet qu’une partie croissante de la population ressent un mépris non seulement pour les professionnels de la politique, mais pour la politique elle-même – sentiment dont l’extrême droite se nourrit habilement.

La crise idéologique à laquelle fait face la classe dominante, dimension particulière de la crise d’hégémonie, ne se réduit donc pas à la crise des institutions assurant la diffusion de l’idéologie dominante (le système d’enseignement, dont on connaît les difficultés ou les médias dominants). Elle est avant toute chose un produit de l’incapacité grandissante de l’État et de ses représentants à donner corps à la fiction d’une puissance publique autonome, au-dessus des classes et capable de transcender leurs intérêts particuliers (notamment l’intérêt des puissants). Plus profondément, c’est ici le déclin des partis de masse qui est le facteur décisif. Rien n’est en effet venu les suppléer dans la fonction hégémonique qu’ils accomplissaient naguère. Nicos Poulantzas indiquait déjà que la haute administration d’État tendait à devenir le « parti réel de l’ensemble de la bourgeoisie ». Mais il ajoutait que cela ne rendait pas moins indispensable l’existence d’un parti d’État dominant et de masse. Celui-ci devant être capable à la fois de coordonner et d’impulser l’activité de la base au sommet de l’État mais aussi de tisser des liens organiques entre les sommets de l’appareil d’État et la population.

Que frénétiquement les partis recherchent et revendiquent la présence sur leurs listes d’« acteurs de la société civile » ne doit pas tromper. C’est bien parce que ces liens sont extrêmement affaiblis, sinon inexistants, qu’il leur est nécessaire de mettre en avant des « personnalités » qui ne sont pas des professionnels de la politique mais se recrutent très majoritairement parmi les patrons (petits ou grands), professions libérales ou cadres dirigeants. Les seules relations organiques qui semblent subsister unissent aujourd’hui les sphères dirigeantes des entreprises, les sommets du pouvoir exécutif et des partis (réduits de plus en plus à de simples écuries présidentielles) et la haute fonction publique. Ces liens ne sont pas nouveaux – ils faisaient déjà l’objet des travaux classiques sur l’État capitaliste de Charles Wright Mills ou de Ralph Miliband[9] – mais ils sont devenus extrêmement étroits. Ils favorisent ainsi des allers-retours incessants entre ministères et conseils d’administration de grandes entreprises et, surtout, une gestion de l’État sur le modèle et au service des entreprises capitalistes.

Revenons pour finir sur les liens entre le durcissement autoritaire des « démocraties capitalistes » et le danger fasciste. Comme on y a déjà insisté, un État fasciste ne saurait sortir tout armé de l’État capitaliste actuel par simple approfondissement du caractère autoritaire de ce dernier. Seule une situation au cours de laquelle la crise d’hégémonie se muerait en crise d’ensemble de l’État et où un mouvement fasciste (ou protofasciste) se montrerait suffisamment habile pour s’imposer comme alternative crédible de pouvoir, sans réaction unifiée de la gauche et des mouvements sociaux, pourrait mettre le fascisme à l’ordre du jour. Néanmoins, pour les raisons indiquées plus haut, la transformation autoritaire de l’État favorise insensiblement l’extrême droite. Elle crée aussi les conditions, en cas de crise de régime, d’une fascisation plus ou moins rapide de l’État qui, aujourd’hui comme dans l’entre-deux-guerres, opérerait par une série de ruptures, au sein et en dehors de l’État. Cela permettrait aux fascistes d’asseoir leur pouvoir sur l’ensemble de la société mais également de s’inscrire dans des tendances déjà présentes au cœur de l’État capitaliste (renforcement du pouvoir exécutif, intensification de la répression, marginalisation des instances élues, caporalisation des corps intermédiaires, etc.). On dira certainement que nous n’en sommes pas là ; c’est une évidence. Mais doit-on en arriver à ce point où le néofascisme devient candidat au pouvoir pour entreprendre de construire conjointement un mouvement antifasciste de masse et une alternative au néolibéralisme autoritaire ?

Notes

[1] Voir N. Poulantzas, Fascisme et dictature, Paris, Seuil/Maspéro, 1974 [1970].

[2] Qu’on pense aux gouvernements dirigés par Giolitti en Italie ou aux gouvernements dirigés par Brüning puis Von Papen en Allemagne avant l’arrivée au pouvoir respectivement de Mussolini et de Hitler. Sur les rapports entre ces gouvernements bourgeois autoritaires et la dynamique fasciste, voir notamment le texte magistral de Léon Trotsky : « Démocratie et fascisme », in Contre le fascisme. 1922-1940, Paris, Syllepse, p. 196-206.

[3] L’audience très importe du Front national dans les appareils répressifs (police et gendarmerie) est bien connue. Voir notamment : « 2012-2017 : une radicalisation du vote des membres des forces de sécurité », IFOP Focus, mars 2017, n°151.

[4] Pour une tentative d’anticipation de la manière dont le FN pourrait, une fois parvenu au pouvoir, user des institutions de la Cinquième République, Voir C. Fouteau et M. Hajdenberg, « Si Marine Le Pen était présidente », Mediapart, 14 mars 2017, https://www.mediapart.fr/journal/france/140317/si-marine-le-pen-etait-presidente?onglet=full.

[5] « L’ensemble de la phase actuelle est caractérisé par une accentuation particulière des éléments génériques de crise politique et de crise de l’État, accentuation qui, elle-même, s’articule à la crise économique du capitalisme. C’est cette accentuation […] qui constitue un trait structurel et permanent de la phase actuelle. L’étatisme autoritaire se présente également comme une résultante de, et comme une réponse à, l’accentuation de ces éléments de crise » (N. Poulantzas, L’État, le pouvoir et le socialisme, p. 291).

[6] K. Marx et F. Engels, Manifeste du parti communiste, Paris, Garnier-Flammarion, 1999 [1848].

[7] W. Hui, « Depoliticized Politics. From East to West », New Left Review, septembre-octobre 2006, n°41.

[8] P. Bourdieu, « Contre la politique de dépolitisation », in Contre-feux 2, Paris, Raisons d’agir, 2000.

[9] C. Wright Mills, L’Élite au pouvoir, Marseille, Agone, 2012 [1956] ; R. Miliband, L’État dans la société capitaliste, Bruxelles, Editions de l’université de Bruxelles, 2012 [1969]. Voir également la controverse entre Poulantzas et Miliband autour de la théorisation de l’État capitaliste : https://www.contretemps.eu/le-probleme-de-letat-capitaliste/. Voir enfin : F. Denord, P. Lagneau-Ymonnet et S. Thine : « Le champ du pouvoir en France », Actes de la recherche en sciences sociales, 2011/5, n°90.

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