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Dans cet entretien, l’historien autrichien Fritz Keller revient sur son travail concernant le rapport des gauches autrichiennes à la révolution algérienne. Plus qu’une question d’érudition historique, le caractère international de la solidarité avec la lutte de libération algérienne permet d’offrir un nouvel éclairage non seulement sur l’histoire de l’anticolonialisme, mais plus largement sur l’histoire des gauches européennes – ici autrichiennes. Ainsi, dans la lignée de Claus Leggewie – qui s’était intéressé aux porteurs de valises en Allemagne fédérale – Keller revient ici sur cette période peu connue de l’histoire du mouvement ouvrier autrichien.

 

Contretemps (CT) : Comment en êtes-vous venu à vous intéresser aux rapports de la gauche autrichienne à la guerre d’Algérie ?

Fritz Keller (FK) : Lorsqu’en 1965, à 15 ans, j’entrais dans une organisation de jeunesse social-démocrate, à Vienne, l’engagement de la gauche dans la guerre d’indépendance algérienne était déjà un mythe parmi les vétérans, qui allaient au cinéma voir, les yeux brillants, La bataille d’Alger (1966) de Gillo Pontecorvo. Les points culminants de leurs récits personnels étaient la mise en place d’une fabrique d’armes illégale au Maroc et la tentative ratée d’imprimer pour le FLN de faux billets de banque à hauteur de plusieurs dizaines de millions de francs français destinés à saboter l’économie française. Moi, je m’intéressais en revanche principalement au mouvement de 1968 avec toutes ses ramifications en Autriche et sur le plan international.

Mon intérêt historique pour l’Algérie apparut seulement lorsque, après 1991, se posa la question politique du rapport aux mouvements politiques dominés par l’islamisme compte tenu d’une guerre civile qui fit près de 200 000 victimes en Algérie. C’est de ce contexte que découla ma thèse de doctorat, en langue allemande, sous la direction de Marcel van der Linden de l’Institut d’histoire sociale d’Amsterdam, qui fut traduite et publiée en arabe, anglais et français entre-temps.

Gelebter Internationalismus

CT : Dans l’introduction de votre livre Gelebter Internationalismus – Österreichische Linke und der algerische Widerstand (1958-1963) (Promedia-Verlag, Vienne, 2010), vous expliquez que, d’un point de vue méthodologique, vous vous êtes inspiré du philosophe et historien marxiste Leo Kofler : pourriez-vous revenir sur les points qui vous intéressent dans le travail de Kofler ? De manière plus générale, dans quelle « tradition » historiographique vous inscrivez-vous ?

FK : Dès le berceau, nous avons tous les deux côtoyé l’austro-marxisme (spécialement à travers la figure de Max Adler). Ce qui me fascinait dans l’approche scientifique de Kofler était qu’il ne voyait dans l’apprentissage académique « rien d’autre qu’un moyen pour organiser la pratique ». Par ailleurs, je partageais son estime pour le travail empirique. En résumé : je me perçois comme étant dans la lignée de l’école marxisante des « Annales » (spécialement de Marc Bloch) tout comme du groupe d’historiens britanniques autour de Maurice Dobb, Eric Hobsbawm et Edward P. Thompson.

 

CT : Les écrits des auteurs austro-marxistes de l’entre-deux guerres eurent-ils une influence sur l’anticolonialisme de la gauche autrichienne après la Seconde Guerre mondiale ?

FK : Après 1945, la direction du SPÖ, le parti socialiste autrichien, mit tout en œuvre pour empêcher la diffusion des écrits d’Otto Bauer, notamment ceux qu’il avait écrits dans la clandestinité et en exil après l’échec du soulèvement de février 1934 contre le régime cléricalo-fasciste. Le prétexte en était la pénurie de papier. Cependant, les jeunes socialistes auto-éditèrent un recueil de ses contributions les plus importantes. « La révolution anticoloniale » – pouvait-on y lire – « renforcera, par son succès inévitable, principalement le mouvement des socialistes démocrates et ceci dans le monde entier ». C’est cette perspective politique qui motiva les jeunes socialistes à se lancer dans un travail de solidarité, qui se limitait, dans un premier temps, à des activités de publication contre « l’impérialisme du dollar » et « le déchaînement aveugle de violence » dans les ex-colonies. Le centre de la propagande était le groupe « Sozialistische Jugend-Internationale » (SJI), fondé par l’autrichien Peter Strasser en 1946, à la mairie de Montrouge, une banlieue ouvrière de Paris.

Lors d’une réunion à Rome, en 1955, la commission exécutive du SJI (qui représentait 55 organisations de jeunesse et d’étudiants avec 509 838 membres) ne décida pas d’une nouvelle résolution agressive contre le capitalisme et l’impérialisme, mais spécifia les réflexions générales dans un catalogue de revendications concrètes, dans lequel on exigeait le droit à l’autodétermination pour les Algériens ainsi que la fin de la « politique de répression systématique et aveugle du gouvernement français ». En août 1958, la SJI prit officiellement contact avec l’Union Générale des Étudiants Musulmans Algériens (UGEMA). Afin de contrer cette évolution, la SFIO se servit même, sans grand succès, de l’appareil d’État : ainsi, l’ambassadeur français en Autriche, un social-démocrate, se plaignit auprès du ministre des Affaires étrangères Bruno Kreisky, que l’un de ses collaborateurs se soit abonné à l’organe central du FLN El Moudjahid. En 1960, La SJI répondit à de telles tentatives par une « déclaration d’indépendance » vis-à-vis de l’organisation aînée de l’Internationale Socialiste.

À cette époque, de jeunes socialistes en Allemagne de l’Est et en Allemagne de l’Ouest, en Autriche et en Suisse aidaient les légionnaires basés en Algérie à déserter. La guerre devait finir grâce à la démoralisation de cette troupe d’élite de l’armée française. Ils furent soutenus par Si Mustapha Müller, un allemand au passé mouvementé qui s’était hissé, au sein de l’armée de libération nationale algérienne (ALN), au rang de major et coordinateur d’un service de retour pour les légionnaires étrangers, dont le siège était au Maroc : des déserteurs, qui avaient déjà fui, fournissaient leur numéro de secteur postal. Des militantes qui gravitaient autour de ce cercle de solidarité avec l’Algérie se procuraient, via des annonces dans des journaux ouest-allemands, également des adresses de légionnaires. Chaque courrier devait ainsi être unique, afin de pouvoir organiser la conspiration la plus large contre la défense militaire française. Dans les instructions envoyées de différents endroits se trouvait un guide explicatif sur la manière dont les légionnaires pouvaient échapper au sable brûlant du désert. En l’espace de 6 ans, 4 111 soldats prirent ainsi la fuite, ce qui représentait environ 10% des effectifs de la Légion.

 

CT : Quelle était la position du SPÖ sur la question algérienne ?

FK : La majeure partie des membres du SPÖ ne s’intéressait aucunement à de telles activités. Pour les « citoyens prolétaires » (proletarischen Bürgern – Leo Kofler) le frigo bien rempli avait la priorité. Cependant, des résolutions radicales anti-impérialistes étaient adoptées, sans être lues, aux conventions du parti, tout comme les « rapports factuels » d’un « Franz Huber » pouvaient être publiés, sans aucune réaction, dans l’organe central du SPÖ. Dans cet article, on remettait en cause les « traitements inhumains » au sein de la Légion. Non seulement des femmes thaïlandaises étaient quasi-mariées aux soldats, mais des piscines, des terrains de sports, et même un excellent orchestre symphonique étaient mis à disposition des soldats. De généreux régimes de pension étaient garantis.

 

CT : Dans le chapitre consacré au Parti Communiste Autrichien (KPÖ), vous écrivez que dès le début de la lutte de libération, en 1954, celui-ci évitait toute discussion sérieuse quant à l’attitude de son homologue français sur la question coloniale : pourriez-vous revenir sur l’évolution du KPÖ concernant son rapport à la question coloniale, de l’Indochine à l’Algérie ? Comment se fait-il que le KPÖ ait été si mal informé quant à l’existence et aux activités du PC Algérien ?

FK : Jusqu’à la fin de la période d’occupation (1955), le KPÖ menait, en coopération avec l’armée rouge, de véritables campagnes contre les méthodes publicitaires de la légion étrangère. Par la suite, c’est un « cercle de solidarité avec le FLN » informel, composé du SPÖ, du KPÖ, du Parti Communiste Algérien (PCA) et des trotskystes qui coordonna les activités. Le but de ce groupe informel était de tenir à l’écart, autant que possible, le travail de solidarité dans une Autriche neutre des controverses de la guerre froide. Les membres du KPÖ ne pouvaient uniquement s’informer, si toutefois c’était le cas, de l’existence d’un PCA et des revirements de la politique algérienne du PCF, dictés par Moscou, en lisant la revue de langue allemande publiée à Moscou – Aus der internationalen Arbeiterbewegung – ou lorsqu’ils se procurèrent la presse clandestine des communistes algériens. L’interdiction du PCA, en 1963, ne fut pas du tout mentionnée dans l’organe de presse central du KPÖ Volksstimme.

 

CT : Peut-on parler d’une « génération algérienne » en Autriche ou bien serait-ce surestimer la place de la révolution algérienne dans l’activité de la gauche autrichienne de la fin des années 1950 et du début des années 1960 ? Quel rôle la solidarité avec la révolution algérienne joua-t-elle dans la constitution d’une nouvelle gauche autrichienne ?

FK : Contrairement aux activités politiques diversifiées dans la plupart des États européens il n’y avait pas, en Autriche, de mouvement qui méritait réellement ce qualificatif. Le groupe de solidarité avec le FLN se présentait comme projet internationaliste d’un noyau d’environ 20 jeunes socialistes. Aussitôt que le coup d’État du colonel algérien Boumediene mit fin au rayonnement du « socialisme » algérien, cet épisode héroïque disparut de la mémoire collective. Il n’en resta qu’une coopération économique entre les industries étatisées des deux pays (surtout dans le secteur des chemins de fer) et une société austro-algérienne fondée en 1963 par des sociaux-démocrates, ayant comme mission de protéger ce domaine de l’infiltration communiste.

 

Entretien réalisé et traduit de l’allemand par Selim Nadi.

Image en bandeau : « La bataille d’Alger », de G. Pontecorvo, via La BibLibre.

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