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À Baroudia, Munia et Ali

 Fanon, c’est avant tout une écriture — et plus qu’un verbe, c’est un souffle.

Ceci s’explique probablement par sa pratique d’auteur : Fanon n’écrit pas, il dicte, d’une traite. Il n’y a pas de retour en arrière. Ou si peu. Fanon colle à l’événement. Malgré tout, il n’est pas ici uniquement question d’une façon de faire mais également d’une manière de voir : si Fanon a le mérite de livrer à chaud ses analyses du processus en cours, il n’en est pas moins visionnaire. Bien qu’il soit pleinement impliqué dans la bataille, il est par exemple frappant de voir à quel point ses analyses de la bourgeoisie nationale ou encore celles des dérives des partis uniques collent à la réalité du système politique des nations indépendantes. Le verbe fanonien, c’est l’histoire en marche : une histoire ouverte, en mouvement, en particulier parce qu’il avait compris — avec d’autres assurément — que la bataille pour l’indépendance était une étape certes nécessaire mais pas suffisante. Et s’il l’a effectivement pensé en même temps que d’autres, le destin — révolutionnaire — de Fanon reste pour le moins singulier : étroitement lié (quasi organiquement) au mouvement algérien,  il entrevoit la libération du pays et meurt quelques mois avant le cessez-le-feu. Fanon vécut dans l’urgence d’une révolution,  à son rythme, sans avoir pu participer à la bataille décisive : celle qui allait décider de l’avenir de l’Algérie indépendante — la bataille interne.

Mais ce destin intimement lié à la révolution algérienne ne doit pas nous laisser envisager Fanon exclusivement en tant que figure ou penseur du Tiers Monde. Fanon n’est pas simplement le juste outil pour penser la situation coloniale, il nous parle aussi d’un aujourd’hui et d’un ici qui tiennent nos vieilles métropoles. En effet, Fanon met à jour jusqu’où l’emprise coloniale a atteint le colonisateur, la nation colonisatrice et à quel point celle-ci a dû intégrer le racisme à sa propre formation sociale. Comme aimait à le répéter Fanon, on ne colonise jamais impunément.

Si Fanon nous parle aujourd’hui, il ne faudrait pas oublier combien cet héritage a longtemps été tu. Son legs a, en quelque sorte, eu à subir le même sort que la mémoire des colonisé.e.s. Il a longtemps été relégué en tant que savoir dépassé, oublié, inutile. La dite psychologisation de ses approches, sa toute personnelle expérience mise au service de sa base empirique, la mise sous tutelle éditoriale via Sartre, nous ont parfois fait recourir à Fanon, comme on se fierait au savoir d’un père immigré, c’est-à-dire de manière peut-être honteuse.

Le chemin de Fanon jusqu’à nous est fait d’histoires d’oubli et de restitution. Il y a probablement là un parallèle intéressant à faire entre l’Algérie et la France, dans sa mise à l’écart comme dans sa réhabilitation.

En France, Fanon est aussitôt oublié. Un peu comme un souvenir traumatique, Fanon est évacué tant il rappelle tout ce que la France préférerait occulter. L’Algérie, de son côté, oublie un peu vite Fanon ; non pas pour ce qu’il retient mais parce qu’il est l’annonciateur des lendemains difficiles. Ces oublis se répondent en miroir.

Pour ce qui est de la réhabilitation de Fanon, en Algérie, elle se concrétise en partie à la faveur d’un colloque à Alger en décembre 1987. On pourrait se demander si ce retour peut se faire parce que la bourgeoisie est alors suffisamment assise pour ne plus craindre les « oracles » de Frantz Fanon, ou — tandis que le colloque se déroule à quelques mois seulement des révoltes de 1988 — si cette réquisition est précisément possible du fait de divisions et d’une crise au sommet.

Plus sagement, on peut se demander quel Fanon est alors réquisitionné.

À lire la liste des intervenant.e.s à Alger, il semble que ce soit davantage le Fanon psychiatre qui ait été mis en avant. Comment aurait-il pu en être autrement ? Nous sommes au cœur des « années Chadli » et en plein marasme économique, et la simple tenue d’un « colloque Fanon » dans ce contexte relève presque de l’incongruité. Il n’en reste pas moins que cette décennie voit se multiplier les rencontres académiques autour de la vie et de l’œuvre de Fanon (Fort-de-France en 1982, Brazzaville en 1984, Alger en 1987). En France aussi, une fenêtre s’ouvre nettement à l’occasion de la traduction de L’Orientalisme d’Edward W. Saïd en 1980, œuvre magistrale dans laquelle son auteur exprime toute la dette qu’il doit à Fanon — mais qui range du même coup Frantz Fanon au rayon des classiques sans liens visibles, sinon en palimpseste, avec les urgences en cours et à venir.

En Algérie on préfère donc retenir le Fanon psychiatre, le « psychanalyste du colonialisme », et en France, on a tôt fait d’enterrer le Fanon tiers-mondiste et son projet d’homme nouveau, et ce également dans les rangs d’une certaine gauche qui n’hésite pas à écraser l’illusion qui avait été l’idéal tiers-mondiste et consistant à augurer que l’émancipation allait être l’œuvre des pays du Sud. L’ébullition à la périphérie de l’économie-monde avait pu laisser penser qu’une « déconnexion » des nouveaux pays indépendants allait faire de ces derniers des foyers de résistance. Il est pourtant notable qu’on  était alors sur le point d’assister, en pleine période de défaite, à une déconnexion, bien réelle cette fois. Cette déconnexion s’est jouée entre les luttes des descendant.e.s de colonisé.e.s — qui prendraient leur essor avec la Marche pour l’égalité et contre le racisme (appelée de manière commune et dépolitisante la « Marche des Beurs ») — d’avec un mouvement ouvrier à l’aube de son déclin historique.

Le renforcement d’un ancrage académique de Frantz Fanon se poursuit tout au long des années 1990. Cette réappropriation tardive et circonscrite de Fanon se fait peut-être à la faveur de ce que l’on pourrait appeler la production d’un savoir d’ordre social. En effet, les ancien.ne.s colonisé.e.s, tout comme leur descendance, sont perçu.e.s comme un problème social et, pour le meilleur comme pour le pire, tout un appareillage de concepts, de savoirs et d’études se met en place dans le but de penser ce dit problème. Fanon fait dès lors partie du corpus qui accompagne cette gestion.

Mais là encore, tout en se souvenant de Fanon, on ne cesse de l’oublier. Ce retour à Fanon, en se concentrant dans l’académie, a participé d’un certain oubli : celui de l’unité de la théorie et de la pratique (que ravive, dans ce dossier, l’article de Leo Zeilig) ou encore l’oubli de son volontarisme (que ramène à nous l’article de Peter Hallward). Quant à la question raciale (au centre de l’article de Rafik Chekkat), si l’enveloppe académique la réquisitionne bien, elle le fait en la disjoignant des questions d’économie politique.

C’est ici que l’on revient au souffle de Fanon. C’est un souffle épique où se joue en creux son volontarisme. Cette catégorie n’aurait peut-être pas pu être appropriable sans l’étude soigneuse qu’en fait Peter Hallward. Il s’agit ici d’une conception unitaire. Par là, on s’attelle à capturer des traits que l’on juge habituellement de manière disparate et qui trouvent ici une rationalité sous le terme de volontarisme. L’idée qui vient fortifier cet axe, c’est qu’il n’y a pas besoin d’attendre l’avènement d’une trajectoire objective qui apporterait le salut des opprimé.e.s : la libération est l’œuvre d’une initiative autonome, concertée et effective. Et, on ne pourrait le cacher, il y a par ailleurs quelque chose de jubilant à penser l’émancipation aussi comme une forme de destruction. Car ce que porte également le souffle de Fanon, c’est un certain rapport à la violence (que déploie le fil tendu par Leo Zeilig.) Il existe cette idée classique que la violence est une réponse défensive de l’opprimé.e mais on trouve aussi chez Fanon la violence destructrice pensée non seulement comme adjuvante mais, en elle-même, également émancipatrice : la violence se situe à la suspension de la légalité présente dans la situation d’oppression et construit un autre ordre, ouvre une possibilité. Sans détruire ou dissoudre l’ordre précédent, rien qui vient briser le cercle vicieux de la domination ne peut advenir.

Que ce soit dans sa manière de penser la violence ou dans la singularité et le mérite qu’il met en œuvre en posant qu’il n’y a pas de libération qui soit donnée d’avance, Fanon nous offre un parti-pris plus intéressant, politiquement et intellectuellement, que les positions qui font de la fin du colonialisme le fruit d’une progression démographique, le fait d’un coût économique, ou l’effet d’une contradiction entre les différentes franges de la bourgeoisie coloniale : l’émancipation des opprimé.e.s relève des opprimé.e.s eux et elles-mêmes.

Dès lors, publier une série de textes sur Frantz Fanon et son travail, c’est encore davantage pour apporter des réponses à la question suivante : pour qui sont-ils pertinents ? Rafik Chekkat vient y répondre le plus précisément : il s’agit de percevoir chez Fanon, à travers l’entrelacement subtil d’une « expérience subjective d’homme noir » et d’« une analyse des structures sociales et économiques qui engendrent le racisme », par quels chemins « les non-Blancs, à partir de leur expérience, de leurs préoccupations, brisent leur condition d’infériorité subjective et entrent en lutte pour leur libération. »

Plus largement encore, si les anniversaires servent à quelque chose, espérons que les célébrations de cette année, celle des cinquante ans de sa mort comme celle des cinquante ans de la publication des Damnés de la terre, justifient une plus grande réappropriation de son œuvre, de sa vie révolutionnaire, et de sa volonté. En effet, nous pensons notamment que Fanon pourrait en partie nous venir en aide pour régler un problème général de la gauche française avec les médiations. Cette gauche qui semble croire qu’elle verra un jour l’affrontement final avec le Capital, quasiment en chair et en os, souvent à l’invocation de la grève générale : un jugement dernier avec, d’un côté le monde du travail et ses alliés, et de l’autre, le Capital et ses alliés, sans se demander par quelles médiations ces alliances et ces rapports de force se jouent réellement.

Fanon, de son côté, montre bien en quoi la colonisation est un moment de la totalité sociale qui est irréductible à plusieurs titres. D’une part, irréductible en cela qu’une pérennité des structures coloniales implique une pérennité du racisme, aussi bien dans « la  métropole » que dans les territoires colonisés. D’autre part, irréductible car ce moment-là de la totalité sociale a donné forme aux structures concrètes du capitalisme occidental (et cela est aussi vrai  du « capitalisme indigène » mais sous une autre forme : on pense à la bourgeoisie qu’évoque Fanon ou encore à la difficulté de construire de vraies indépendances et les sociétés socialistes imaginées par l’idéal tiers-mondiste), et il s’agit d’envisager de front ce que cette structuration implique quant au problème des médiations évoqué plus haut.

Toutes les expériences des classes sociales du capitalisme occidental sont médiées par cette forme coloniale qu’a pris le capitalisme et qui l’a structuré pendant des décennies. Pour une part, cela a défini et littéralement façonné durablement à la fois une position particulière du prolétariat associé à la métropole (qui a été obligé de se positionner, sommé qu’il était par la stratégie du capitalisme), et de l’autre côté, la position structurelle d’inclusion/exclusion de l’immigration issue des colonies.  Si nous prenons donc la pleine mesure de l’héritage fanonien, nous comprenons que cette affirmation doit dès lors façonner nos analyses, nos revendications et nos mots d’ordre anticapitalistes.

 

Félix Boggio Éwanjé-Épée collabore notamment à la RILI. Rafik Chekkat, ancien avocat, est militant antiraciste. Stella Magliani-Belkacem travaille aux éditions La Fabrique.

Nous tenons à particulièrement remercier Danièle Obono pour nous avoir si vaillamment mobilisé.e.s autour de ce cinquantenaire Fanon qui marque l’année 2011.

 

Pour prolonger : nous publierons bientôt le dossier Fanon paru dans le numéro 10 de la revue Contretemps. 

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