Lire hors-ligne :

Une première version de cet article a été présentée à l’occasion de la 10e édition du colloque Historical Materialism (Londres) et a été ensuite publiée en anglais sur le site Lenin’s Tomb.

 

Nous aimerions en premier lieu remercier Lars Lih, Paul Le Blanc et John Riddel pour leurs précieux conseils et leurs références très utiles. Toutefois, les propos et conclusions politiques portés par cet article n’engagent que les auteur•e•s.

Pour le meilleur comme pour le pire, aucun agenda politique ne peut aujourd’hui faire l’impasse sur la question raciale. L’essor de l’extrême droite et de ses satellites suscite une inquiétude légitime et nécessaire d’autant plus que la droite classique – divisée et devancée par le PS pour ce qui est de l’application de son programme – lui a cédé une large place. Au sein du gouvernement socialiste, les récentes interventions militaires en Afrique et la marge de manœuvre offerte à Manuel Valls ainsi qu’à l’objet de sa politique ne laissent pas de doute sur la « contre-révolution coloniale » qu’entend perpétuer le bloc au pouvoir.1

À gauche de cette gauche, la question raciale joue elle aussi un rôle certain. Si l’on se concentre seulement sur les dix dernières années, 2014 marquera une décennie de « débats sur le voile ». On sait aujourd’hui combien la LCR puis le NPA ont eu maille à partir avec cette question et, plus généralement, avec la place des descendant-e-s de l’immigration et de leurs préoccupations. Aujourd’hui encore, la coalition que constitue le Front de gauche est au mieux embarrassée par ces thématiques, au pire en vient à rompre avec certaines traditions internationalistes et anti-impérialistes.

Cette conjoncture nécessite peut-être d’examiner cette centralité de la question raciale et ces difficultés de la gauche radicale sans se borner à dénoncer des contenus idéologiques définis comme le « républicanisme », l’« universalisme », etc. Cette approche ne suffit pas en cela qu’elle prend la conséquence (le républicanisme ou l’universalisme problématique des gauches radicales) pour la cause, ou n’envisage en tout cas pas d’en faire la généalogie. Parler de l’« universalisme » comme d’un état de fait empêche d’approcher les incapacités de la gauche radicale comme un produit de l’histoire : la gauche marxiste, révolutionnaire, communiste, n’a pas toujours été si embarrassée par le colonialisme et le racisme. D’autre part, il reste encore à démontrer qu’« universaliste » (ou d’autres termes qui renvoient davantage à des partis-pris philosophiques) est bien le qualificatif adéquat pour identifier cette gauche et ses « principes ».

C’est avec cette préoccupation en tête que nous avons été interpellé-e-s par le terme récurrent chez Lénine de « social-chauvinisme ». Cette désignation nous permettait a priori de saisir des traits de la gauche radicale française (déjà évoqués et sur lesquels nous reviendrons). Il a fallu se demander en quoi ce terme traçait des continuités au sein du mouvement ouvrier et en quoi il permettait d’indiquer où ces continuités avaient pu s’interrompre – pour peut-être y puiser de quoi nous sortir de l’embarras actuel.

I.

Comme nous le disions, « social-chauvinisme » est un terme employé de façon récurrente par Lénine, et ce dans plusieurs œuvres qui s’étalent du début du ralliement des socialistes à la Grande guerre jusqu’aux débuts de la IIIe Internationale 2.

« Social-chauvinisme » n’est pas une catégorie politique à proprement parler dans le vocabulaire du révolutionnaire russe. Malgré sa récurrence, c’est un terme aux contours flous, presque rien de plus qu’une injure. Si le terme « social-chauvinisme » se référait largement au soutien « géopolitique » accordé par le mouvement ouvrier d’un pays donné à son propre État impérialiste, on pourrait aujourd’hui le mobiliser sur des questions plus directement nationales. En essayant d’adapter le terme de « social-chauvinisme », il faut rappeler que nous n’avons pas la prétention de fournir un tableau exhaustif des orientations possibles au sein de la gauche française, et le « social-chauvinisme » n’est pas non plus un critère de condamnation en bloc de cette gauche. Ce concept a d’abord pour nous le sens de décrire puis de comprendre les orientations hégémoniques des appareils de la gauche sociale et politique ; c’est un cadre d’analyse pour expliquer l’histoire de pratiques et d’idées véhiculées par les cadres, les intellectuels, les porte-parole ou les candidats de forces sociales et politiques qui, sans être consensuelles auprès de l’ensemble des militants, ne sont pas non plus des motifs de rupture de ces militants avec les forces en question.

Pour nous, le social-chauvinisme se manifeste d’abord par une attitude consistant à minimiser, relativiser ou même accorder son soutien à différentes expressions du racisme, au nom d’une argumentation « à gauche de la gauche » : qu’il s’agisse de la stigmatisation des foulards islamiques3, de la minimisation de « l’islamophobie4 », du rejet des émeutiers des quartiers populaires d’Amiens5, voire même de la guerre contre la drogue élevée à l’échelle locale au rang d’argument électoral6, ces différents positionnements reflètent des appréhensions problématiques de la question raciale en France. Ces positionnements sont pour nous, à titre d’hypothèse de travail, le corrélat d’un rapport particulier de cette gauche française à l’État.

Le terme « social-chauvinisme » est en effet là pour évoquer la subordination de tout un pan des programmes et des mouvements à gauche de la gauche à une certaine « Idée » de la France et de ses institutions. Le social-chauvinisme est une configuration organisationnelle qui fait primer une (et une seule) tradition française du mouvement ouvrier avec ses priorités hégémoniques, un imaginaire politique restreint à l’activisme des couches blanches du prolétariat français et souvent hostile à l’expression politique des non-Blancs – en dehors d’un rapport muséifié à la mémoire « anticoloniale » quand elle existe.

On doit en outre mentionner que le social-chauvinisme est aussi marqué par un anti-impérialisme relativement lacunaire : davantage anti-OTAN qu’anti-impérialiste, la plupart des composantes du Front de gauche est vacillante à propos des interventions impérialistes de l’État français. Au sujet du Mali, une grande partie de ses députés a voté pour l’intervention française7, tandis que le Parti de gauche soutient l’intervention militaire en Centrafrique au motif que celle-ci bénéficie d’un soutien des Nations unies. Le rédacteur du communiqué rappelle d’ailleurs que « tant que le nucléaire restera la première source de production d’électricité dans notre pays, la France devra contrôler des gouvernements qui détiennent la clé des mines africaines8 » – autrement dit, la fin de la Françafrique est, pour le Parti de gauche, subordonnée à la transition énergétique en France et non à la souveraineté et l’auto-détermination des peuples africains.

Ainsi, le social-chauvinisme est le nom d’une articulation politique hégémonique du réformisme radical en France. Pour les marxistes révolutionnaires, cette évolution ne peut manquer d’être inquiétante et demande une analyse de long terme attentive à la généalogie, mais aussi aux fissures et aux contradictions de cette « tradition » du mouvement ouvrier.

Pour expliciter encore le sens du qualificatif « social-chauvin », on peut dire qu’il se réfère, selon nous, à une conception très étroite et franco-centrée des mouvements sociaux. Il s’agit d’une caractéristique que l’on peut appeler « internationalisme sur la forme, chauvinisme sur le fond ». Aujourd’hui comme hier, les appels oratoires aux « travailleurs du monde entier » se confondent avec une fidélité à l’État français et son prétendu « héritage ». L’appel de nombre de courants de gauche radicale à la « République » est indissociable d’une idée de l’État-nation comme d’un appareil neutre, pouvant être manipulé à volonté dans l’intérêt d’une classe ou d’une autre9. La nation française comme « communauté imaginée » (pour reprendre les termes de Benedict Anderson) est dans ces discours associée à une histoire populaire de la France « progressiste » qui contraste avec une histoire de la France réactionnaire (pétainiste, revancharde, belliciste et cléricale). Cette dichotomie entre la « bonne France » et la « mauvaise France » est au cœur de la réappropriation de l’hymne national dans la campagne de Jean-Luc Mélenchon et les marches couronnées de succès qui visaient, pendant la campagne présidentielle, à rejouer la prise de la Bastille.

II.

L’analyse du social-chauvinisme nécessite dès lors de prendre en compte des caractéristiques de long terme de la social-démocratie et de la formation politique des classes populaires françaises. Pour poser les jalons d’une problématique autour du « social-chauvinisme », il nous faut envisager la Première guerre mondiale comme un point de bascule de la structure sociale et raciale française. Il s’agit d’un moment où la métropole recrute plusieurs centaines de milliers de travailleurs et de soldats chinois et coloniaux. Comme l’explique Laurent Dornel, « la guerre fut l’occasion d’une immigration massive réactivant une partie des anciens flux mais en inaugurant d’autres. Surtout, elle fut marquée par la mise en place de structures administratives nouvelles qui institutionnalisèrent et consacrèrent l’existence de deux types de main-d’œuvre désormais considérées comme radicalement distincts : d’un côté la main-d’œuvre européenne ou « blanche », de l’autre les coloniaux auxquels étaient d’ailleurs assimilés les Chinois10. » Ce changement dans la structure sociale marque un tournant dans la prise en compte par le mouvement ouvrier de la métropole de l’agitation anticoloniale : il s’agissait désormais d’une problématique incontournable non seulement aux colonies, mais aussi en métropole, aux côtés des travailleurs immigrés. Cet élément implique aussi que la chronologie de l’Union sacrée, du ralliement de la social-démocratie à la Grande guerre, précède de peu la racialisation de la force de travail métropolitaine. On peut en inférer que les coordonnées du débat sur le social-chauvinisme est contemporain de – et fortement corrélé à – la prise en compte des colonies par le mouvement ouvrier en métropole comme au sein de l’Empire.

Quels sont les termes de la polémique qui président à la dénonciation léninienne du social-chauvinisme ? D’après Lars Lih, « la vision politique et la stratégie de Lénine à partir de 1914 ont pour origine une définition de la situation empruntée telle quelle aux écrits de Kautsky11 » avant que celui-ci n’entame un tournant droitier. Quelles étaient les hypothèses stratégiques de Kautsky avant sa fameuse « renégation » ? Pour Lars Lih, l’analyse de Kautsky dans les premières années du xxe siècle s’appuyait sur l’hypothèse d’une dialectique révolutionnaire mondiale : une interdépendance entre l’agenda socialiste révolutionnaire en Europe et les révolutions politiques et anticoloniales dans les pays dits « arriérés » ou dans les nations dominées. Cette dialectique mondiale était rendue inévitable par les rivalités impérialistes, les mouvements de capitaux du Nord vers le Sud et l’aiguisement des tensions qui allaient donner lieu à la Grande guerre.

Le point de vue de Lénine était donc d’envisager la crise de la social-démocratie comme le corrélât de l’incapacité de cette dernière à réagir correctement aux défis du scénario s’esquissant dans les écrits de Kautsky d’avant 1914. Pour Lénine, cette incapacité était explicable, elle était le fruit d’une déviation réformiste (ou « opportuniste ») du mouvement ouvrier européen. Et cette déviation était la conséquence d’une transformation sociologique que Lénine analysait dans les termes suivants :

C’est cette mince couche supérieure d’ouvriers corrompus par la bourgeoisie que nous, les bolchéviks, avons qualifiés […] d’« agents de la bourgeoisie au sein du mouvement ouvrier », et que les meilleurs parmi les socialistes d’Amérique ont baptisés d’une épithète excellente par sa force d’expression et sa profonde vérité : « labour lieutenants of the capitalist class ». C’est le type « moderne » de la trahison socialiste, car dans tous les pays civilisés, avancés, la bourgeoisie pille, – en exerçant l’oppression coloniale ou en soutirant des « avantages » financiers aux peuples faibles, formellement indépendants, – une population infiniment plus nombreuse que la population de « son propre » pays. D’où la possibilité économique, pour la bourgeoisie impérialiste, de tirer des « surprofits » et d’employer une part de ces surprofits pour corrompre une certaine couche supérieure du prolétariat, pour la transformer en une petite bourgeoisie réformiste, opportuniste, craignant la révolution12.

Cette sociologie du mouvement ouvrier européen est bien entendu très controversée. La théorie de l’« aristocratie ouvrière » a eu son lot de critiques plutôt convaincantes13. Si l’on examine les chiffres des profits rapatriés des pays du Sud, on constate qu’ils ne permettent de financer qu’une très faible partie des salaires du Nord. Autrement dit, on ne peut pas vraiment dire que les « surprofits » tirés de la surexploitation du Sud servent directement à payer les salariés privilégiés des pays du Nord. Néanmoins, citons l’un des plus fameux opposants à la théorie de l’aristocratie ouvrière, Tony Cliff :

L’expansion du capitalisme à travers l’impérialisme permet aux syndicats et aux partis ouvriers d’arracher au capitalisme des concessions en faveur des travailleurs, sans le renverser. Ceci donne naissance à une importante bureaucratie réformiste, qui à son tour, devient un frein pour le développement révolutionnaire de la classe ouvrière. La fonction principale de cette bureaucratie est de servir de médiateur entre les travailleurs et les patrons, de négocier des accords avec eux et de «maintenir la paix sociale » entre les classes. Cette bureaucratie aspire à un capitalisme prospère, non au renversement de ce dernier. Elle veut que les organisations ouvrières ne soient pas une force révolutionnaire, mais des groupes de pression réformistes. Cette bureaucratie est un important agent de discipline de la classe ouvrière dans l’intérêt du capitalisme. Elle est une force conservatrice majeure dans le capitalisme moderne. Mais les bureaucraties syndicale et du Parti Travailliste ne sont efficaces pour discipliner à long terme la classe, que dans la mesure où la situation économique des travailleurs eux-mêmes est tolérable. En dernière analyse, le fondement du réformisme repose sur la prospérité capitaliste14.

Résumons : l’impérialisme permet aux économies du Nord de maintenir une certaine prospérité grâce au pillage et à l’échange inégal avec les pays du Sud ; le mouvement ouvrier européen et étatsunien en période de prospérité tente de tirer « le meilleur » du capitalisme plutôt qu’à le renverser ; le réformisme se développe sur la base de cette dernière stratégie de compromis et est fortement fragilisé par les crises économiques ; le réformisme est donc un des produits de l’impérialisme. Par ailleurs, Cliff ajoute que « [s]i le réformisme trouve ses racines dans l’impérialisme, il devient aussi pour celui-ci un écran de protection important, car il soutient son « propre » impérialisme national contre ses concurrents impérialistes et contre les mouvements coloniaux montants. » Ainsi, le réformisme tend à défendre et mystifier l’impérialisme pour préserver les acquis dont il facilite l’obtention.

Il est certes problématique d’assimiler mécaniquement, comme le fait Cliff, réformisme et « prospérité économique ». C’est un raisonnement qui mène à l’idée dangereuse que le réformisme est voué à disparaître en période de crise économique. Ce qu’il est intéressant de noter dans son argumentation, c’est que le rejet de la notion d’aristocratie ouvrière n’implique pas nécessairement d’abandonner l’idée que l’impérialisme influence matériellement la conscience de classe et les organisations sociales et politiques du prolétariat. Il y a bien un lien entre le réformisme, le social-chauvinisme (la défense, critique ou non, de l’impérialisme par une fraction du mouvement ouvrier) et l’économie de l’impérialisme.

Il y a donc aussi un lien direct entre le développement du réformisme en Europe à la veille de la Grande guerre et les enjeux coloniaux pour lesquels rivalisent les nations européennes depuis la fin du xixe siècle. La littérature des social-chauvins historiques peut nous le montrer. Dans leurs écrits, qu’il s’agisse des auteurs « révisionnistes » comme Bernstein ou des social-chauvins qui ont été à la gauche de la social-démocratie européenne, on retrouve la colonisation comme idéal utopique, comme modalité possible d’un socialisme d’État. Paul Lensch, l’un des fervents opposants au révisionnisme au sein du Parti social-démocrate allemand (SPD), a écrit un ouvrage en pleine guerre mondiale pour défendre l’Allemagne dans le conflit. Dans ce plaidoyer en faveur de l’impérialisme allemand, Lensch écrit :

À l’issue de la guerre, la politique coloniale prendra la forme d’une politique sociale, car ce n’est que dans la mesure où les représentants coloniaux du gouvernement seront conscients de leur responsabilité comme gardiens des intérêts de la colonie qu’il sera possible d’espérer faire des colonies ce que, dans les intérêts de notre culture toute entière et de notre civilisation matérielle, elles doivent être de façon essentielle : les piliers d’une division du travail internationale, ou plutôt intercontinentale, par laquelle les zones tempérées sont fournies en matériaux bruts indispensables et de combustibles, sans lesquels le maintien de notre développement industriel et agricole est impossible. En d’autres termes, la révolution dans le monde capitaliste que la guerre porte avec elle signifie aussi une nouvelle ère pour le monde colonisé15.

Lensch, dans sa défense social-chauvine du colonialisme germanique, envisage un socialisme d’État où les colonies seraient intégrées à une division globale du travail. On peut déduire de ce texte un trait exemplaire du social-chauvinisme. Le social-chauvinisme constitue une appropriation par le mouvement ouvrier de la position des États impérialistes dans la division internationale du travail. Autrement dit, le social-chauvinisme est une forme d’intégration des revendications, de la stratégie, de l’analyse de la social-démocratie (dans la terminologie de l’époque) aux principaux intérêts en jeu dans la division du travail à l’échelle mondiale – et à ses conséquences métropolitaines, à travers la racialisation de la force de travail issue des colonies ou des anciennes colonies.

Nous essayons de montrer par ces développements que le terme de Lénine, son anathème (« social-chauvin »), ne peut être séparé de la relation spécifique des formations politiques et sociales de la classe ouvrière avec le colonialisme et les colonies. Cette relation est tissée et formée par le lien apparent entre une expansion du capitalisme national d’une part, et d’autre part de meilleures opportunités d’emploi et de salaire.

Les travailleurs sont séparés des moyens de production, ils ne possèdent aucun outil de coordination économique pour associer leur bien-être à des décisions qu’ils prennent – tout comme il n’existe pas, au sein du mode de production capitaliste, d’organisme de coordination économique centralisé. Dans ce contexte, la performance économique nationale, et en particulier celle des économies capitalistes, prend nécessairement l’apparence d’une force autonome, à laquelle on peut et l’on doit contribuer en tant que « citoyen » (« l’effort national », « l’intérêt général »). Or, comme on le sait depuis Marx, l’accumulation du capital a davantage tendance à tirer les salaires vers le bas et à générer du chômage, une armée de réserve industrielle, des « populations excédentaires ». Il y a donc, dans le social-chauvinisme, une illusion fétichiste16, une apparence nécessaire et objective », dans laquelle laquelle l’État-nation et la collectivité nationale indivisible sont partie prenante d’un même destin économique et social. Dès lors, les formes prises par l’accumulation impérialiste – on pourrait ajouter aussi à une échelle plus réduite, l’avantage relatif des travailleurs blancs sur le marché du travail – provoquent une forme d’attachement du mouvement ouvrier à un « communauté » nationale imaginaire. Cette forme d’attachement, profondément influencée par la division internationale du travail, porte avec elle des représentations, des pratiques sociales et culturelles, qui mettent en œuvre et « fabriquent » la race au quotidien, dans une multitude d’interactions sociales. C’est à travers ces processus que le mouvement ouvrier et les partis ouvriers, le plus souvent réformistes mais pas seulement, sont parties prenantes de la stratification raciale et de l’idéologie raciste d’une société donnée.

 

III.

 Nous voudrions soutenir ici, en guise de contrepoint, que les politiques mises en place par l’Internationale communiste à la suite de la guerre et de la révolution russe, offrent une alternative et des perspectives politiques pour combattre le social-chauvinisme. Pour parler de la France, il est intéressant de décrire brièvement comment ces politiques ont été mises en œuvre. Au tout début des années 1920, le Parti communiste français a fondé une Union intercoloniale17, formée de militants issus des colonies françaises, qui se battait pour la fin de l’indigénat, la fin des mesures racistes en métropole et l’indépendance nationale des colonies. Il n’est pas possible de faire une histoire complète, ni même d’espérer faire un tableau, de la politique anticoloniale du Parti communiste en France dans ces années-là. On peut néanmoins rassembler plusieurs remarques sur ce qui a effectivement eu lieu :

La politique anticoloniale du PC était relativement incohérente et difficilement lisible. D’importantes campagnes ont été menées, comme le soutien aux insurgés du Rif marocain. Mais ce travail politique a été réalisé de façon erratique.

Ces développements erratiques ont donné lieu à des tendances « autonomistes » au sein du mouvement noir communiste, qui s’est séparé en une organisation « nègre » indépendante, le Comité de défense de la race nègre.

Cette dernière organisation, le CDRN, a une histoire très compliquée. Le PC est même parvenu à en gagner l’hégémonie dans le début des années 1930. Ce qui est important, c’est la manière dont le PC a été amené par pragmatisme (soutenir les luttes de tous les opprimés face à l’impérialisme), souvent contre sa volonté immédiate, à collaborer de façon tortueuse et sinueuse avec des tendances nationalistes noires, à construire des syndicats noirs parmi les travailleurs des chantiers navals marseillais, à soutenir des courants plus enthousiasmés par la fierté culturelle que par la lutte syndicale, comme les militants garveyistes18.

Pour continuer sur cet exemple de l’organisation des Noirs en France par et autour du Parti communiste, on peut faire un bilan sommaire de la politique du PC. Le PC s’est débarrassé de nombreux militants en leur reprochant d’être trop « autonomistes » ; il a sacrifié un grand nombre d’expériences importantes pour suivre la ligne sectaire dictée par Moscou à la fin des années 1920. La ligne « classe contre classe » qui prédominait alors empêchait naturellement de mener ce qu’on aurait pu appeler une « politique de front unique » avec des organisations noires réformistes ou nationalistes. Mais nous voudrions souligner qu’à travers ces expériences et la politique menées par l’Internationale communiste, les militants du PC ont esquissé, bien malgré eux, une politique panafricaine. Indirectement, ils se sont approprié l’idée d’un Atlantique noir, un espace politique et culturel traçant une continuité entre esclavage transatlantique, ségrégation aux États-Unis, colonialisme européen en Afrique et travail forcé, notamment dans les zones portuaires, en métropole. Ce travail politique a contribué à une culture très riche de fierté raciale parmi les travailleurs d’origine coloniale et a représenté une approche profondément novatrice et complexe de l’interaction entre identité raciale et conscience de classe.

Si c’est presque uniquement par pragmatisme que le Komintern ou le PC français ont donné du crédit à un autonomisme noir, ce pragmatisme est porteur d’enseignements pratiques et théoriques. Dans la pratique, cela signifie que la racialisation de la classe ouvrière métropolitaine, qui a lieu pendant et après la Grande guerre, est lourde d’implications du point de vue du travail politique des militants communistes. En effet, dans la mesure où – selon le diagnostic de Lénine lui-même – le social-chauvinisme représente et renforce un obstacle pour la conscience de classe révolutionnaire, briser le « point aveugle19 » des travailleurs blancs, inclure une pluralité de formes d’organisation non blanches au cœur d’une classe ouvrière majoritairement blanche, permet de combattre l’illusion d’une stabilité et d’une réformabilité de l’impérialisme.

Pour dire encore un mot sur les expériences historiques et le potentiel subversif d’intégrer à une stratégie de gauche les organisations autonomes des colonisés, on peut s’attarder sur les politiques de la gauche révolutionnaire au cours du Front populaire. Pendant cette période, Daniel Guérin et ses camarades de la gauche de la SFIO se sont appropriés l’héritage antiraciste et anti-impérialiste incarné et défendu par le PC quelques années à peine auparavant. À partir de 1937, le PC a mis de côté plusieurs de ses principes – comme par exemple l’indépendance sans condition de l’Algérie – afin de ne pas perturber son alliance avec les autres forces de gauche et les radicaux au parlement. En d’autres termes, ces années ont marqué un tournant social-chauvin, selon notre terminologie, du Parti communiste français : le PC a même approuvé la dissolution de l’Étoile nord africaine, un groupe nationaliste révolutionnaire algérien implanté aussi bien en métropole parmi les immigrés qu’en colonie.

Guérin et la gauche révolutionnaire du Parti socialiste se sont opposés en maintes occasions à la politique coloniale du Front populaire. Cette contestation faisait partie d’une stratégie plus vaste visant à combattre les dimensions contre-révolutionnaires de ce gouvernement. Vers la fin des années 1930 et pour préparer le déclenchement de la Seconde guerre mondiale, les militants de la gauche révolutionnaire ont établi des liens avec le réseau d’organisations nationalistes, autonomes, noires, garveyistes, afin de construire un Centre anti-impérialiste. Au cours de séjours outre-manche à la rencontre des militants du Bureau de Londres, Guérin fait même la connaissance du réseau de militants panafricains britanniques comme George Padmore et Jomo Kenyatta20.

Si la gauche révolutionnaire était numériquement faible, il n’en reste pas moins que cette expérience mériterait d’être relue par les camarades antistaliniens d’aujourd’hui, et notamment la manière dont le travail politique en lien étroit avec des groupements immigrés non blancs autonomes peut être une dimension de la lutte contre le social-chauvinisme, c’est-à-dire contre le réformisme.

IV.

À partir de ces éléments, il est possible de revenir à la situation contemporaine en posant les questions suivantes, à titre de pistes de travail, chantiers, hypothèses :

1) Comment les courants sociaux-chauvins ont-ils pris racine dans la situation française et sont-ils devenus hégémoniques électoralement, écrasant tout un engagement anti-impérialiste conséquent de l’extrême gauche ? Pour répondre à la question, il faut à notre avis nécessairement prendre en compte la manière dont cette extrême gauche n’a pas su convertir son anti-impérialisme en une approche cohérente et claire de la race d’un point de vue marxiste. Cette incapacité à avoir une lecture théorique propre du racisme a signifié une perte d’autonomie de la gauche révolutionnaire contemporaine vis-à-vis des théories du racisme et des discriminations dominantes. Cette faiblesse tient donc aussi à l’incapacité de cette gauche à s’approprier son propre héritage, celui du PC des années 1920-1930 ou de la gauche révolutionnaire de la deuxième moitié des années 1930.

2) Comment le social-chauvinisme a-t-il évolué au fil des années et survécu à l’explosion sociale de 1968 ? La réponse se situe dans la manière dont la gauche et les syndicats ont réagi à l’offensive et la restructuration capitaliste qui débute dans les années 1970. Par exemple, les grandes vagues de licenciement dans les secteurs traditionnels et déqualifiés de la classe ouvrière sont allées de pair avec une valorisation du travail manuel pour les Français blancs21. À l’inverse, les travailleurs issus des anciennes colonies étaient invités à regagner « leurs » pays. La réaction des gauches et des syndicats a souvent été d’accompagner le processus de rapatriement. Les franges syndicales (CFDT) et politiques dissidentes n’étaient pas armées théoriquement pour saisir le fait que le pouvoir construisait un privilège blanc au sein du marché du travail en France (à travers les lois Bonnet-Stoléru notamment), et que les luttes autonomes des immigrés et enfants d’immigrés étaient des réponses à cette racialisation de la crise économique.

3) Comment conceptualiser ici et maintenant la race en France et combattre le social-chauvinisme ? On peut dire sans trop s’avancer que les Indigènes de la république et leur théoricien Sadri Khiari ont produit une analyse pionnière et indispensable pour envisager la race dans un contexte français. On peut à titre d’exemple retenir une distinction très intéressante conceptuellement, entre différents courants d’une même classe ouvrière, en termes de différents « espaces-temps »22. Cette notion est à rapprocher d’une approche pionnière en histoire globale du travail : intégrer la géographie, la démographie et les études de mobilité au sein d’une sociologie historique des classes, afin de saisir différentes temporalités et spatialités des identités et formations de classe. Ces apports nous permettent de comprendre comment différentes fractions de la classe ouvrière constituent des identités, des mouvements, des communautés et même des partis racialement différenciés et comment opérer une articulation réellement internationaliste de leurs revendications.

V.

De la part des marxistes révolutionnaires, cela implique d’être créatifs. D’imaginer le sujet révolutionnaire comme un processus d’auto-constitution et d’auto-réforme, fait de tensions et de conflits entre partis, syndicats et mouvements, entre Blancs et non-Blancs (à un autre niveau, entre différentes ethnicités parmi les non-Blancs). Cela implique d’imaginer le « prince moderne » comme un sujet en expansion, capable de se coordonner et de trouver une ligne de conduite à partir de rectifications mutuelles des forces en présence. Le parti révolutionnaire de demain ne sera probablement pas un seul parti de la classe prolétarienne, mais une pluralité de partis, mouvements, associations, d’intellectuels organiques, d’appareils d’hégémonie qui, à travers de vives polémiques internes et des conflits aigus, parviendront à dépasser le réformisme et le social-chauvinisme (il aurait été possible de mentionner le sexisme ici, bien que ce ne soit pas au cœur de ce papier et qu’il faudrait délimiter les enjeux propres de cette oppression).

Pour conclure, et pour trouver un appui « orthodoxe » à ces dernières remarques, nous voudrions terminer cette contribution par la condamnation du Parti unique en Union soviétique dans l’un des écrits tardifs de Léon Trotsky, La Révolution trahie :

Autant de mots, autant d’erreurs et parfois davantage ! Comme si les classes étaient homogènes ! Comme si leurs frontières étaient nettement délimitées une fois pour toutes ! Comme si la conscience d’une classe correspondait exactement à sa place dans la société! La pensée marxiste n’est plus ici qu’une parodie. Le dynamisme de la conscience sociale est exclu de l’histoire dans l’intérêt de l’ordre administratif. A la vérité, les classes sont hétérogènes, déchirées par des antagonismes intérieurs, et n’arrivent à leurs fins communes que par la lutte des tendances, des groupements et des partis. On peut reconnaître avec quelques restrictions qu’un parti est une « fraction de classe ». Mais comme une classe est faite de nombre de fractions – les unes regardant en avant et les autres en arrière –, la même classe peut former plusieurs partis. Pour la même raison, un parti peut s’appuyer sur des fractions de plusieurs classes. On ne trouvera pas dans toute l’histoire politique un seul parti représentant une classe unique si, bien entendu, on ne consent pas à prendre une fiction policière pour la réalité23.

Lire hors-ligne :

références

références
1 Voir Sadri Khiari, La Contre-révolution coloniale. De de Gaulle à Sarkozy, Paris, La fabrique, 2008. » qu’entend perpétuer le bloc au pouvoir.
2 Voir par exemple « L’opportunisme et la faillite de la Deuxième internationale » (1916).
3 Voir très récemment cette analyse de Mélenchon à la suite des manifestations des bonnets rouge à Quimper : « Il y a bien sûr ceux pour qui la seule injonction régionaliste est un label de qualité suffisant. Ceux-là voient dans cette nouvelle ligne d’horizon une garantie permanente de bonne fin. C’est ce qu’a fait le NPA. Je le regrette beaucoup. L’absurdité de la situation ne le retient pas davantage que l’affaire de sa candidate voilée ne l’avait retenu. Même cause, même effet : l’exaltation en faveur de la place publique des particularismes culturels conduit tout droit à l’indifférence sur les contenus qu’ils portent. »
4 Voir ce communiqué du Parti de gauche.
5 Voir la tribune parue sur Rue 89, « Jean-Luc Mélenchon, vous avez tort sur les émeutes d’Amiens-Nord », co-signée par Cédric Durand, Razmig Keucheyan, Flavia Verri et Julien Rivoire.
6 Voir par exemple ce tract distribué par le Front de gauche dans le cadre de sa campagne dans la ville de Sevran.
7  À ce propos, voir l’intervention du député Asensi, favorable à l’intervention.
8 Voir le communiqué du Parti de gauche.
9 Denis Berger annonçait dès 1996 ce retour problématique du républicanisme, à gauche comme à droite, dans le numéro 38 de la revue Futur Antérieur. Il définissait ainsi le recours au républicanisme : « la République est un compromis consenti autour d’un ensemble de valeurs normatives dont l’universalité est proclamée sans être nécessairement fondée et démontrée. Pour obtenir le consentement, pour le maintenir en vie en l’adaptant aux évolutions, une force est nécessaire qui ait aussi l’apparence de l’universalité. Elle ne peut être trouvée à l’intérieur de la société, profondément divisée. Il est donc nécessaire de chercher le garant et l’exécutant du compromis dans le champ d’une externité relative par rapport au quotidien social. L’État est présent pour cela : il remplit des fonctions d’intérêt collectif qui contribuent à lui conférer l’apparence de l’indépendance ; son monopole dans de nombreux domaines est directement dépendant du droit qui légitime ses normes ; sa structure hiérarchique, à l’image de celle de la société, lui confère une autorité qui peut passer pour naturelle. Pour toutes ces raisons, l’État apparaît comme le gérant idéal du compromis républicain. Ce qui revient à dire que la définition la plus générale que l’on puisse donner de la République est celle d’une délégation de pouvoir à l’État. Ce qui, soit dit en passant, permet de comprendre la facilité avec laquelle, dans certaines circonstances, s’effectue le passage de la République à un régime totalitaire. » disponible sur : http://multitudes.samizdat.net/Impasse-de-la-Republique
10 Laurent Dornel, « Xénophobie et « blanchité » dans la France de 1880-1914, in Thierry Leclère et Sylvie Laurent (dir.), De quelle couleur sont les Blancs ?, Paris, Éditions La Découverte, 2013.
11 Voir son texte : « Lenin, Kautsky, and the new era of revolutions ».
12 Lénine, Lettre aux ouvriers d’Europe et d’Amérique (1919).
13 Voir Charlie Post, « Le Mythe de l’aristocratie ouvrière », La Brèche, Juin 2008, p. 44-58.
14 Voir : « Les racines économiques du réformisme ».
15 Paul Lensch, Three Years of World Revolution, London, Constable and Company Ltd, 1918, pp. 200-201.
16 Pour une excellente introduction à la théorie marxienne du fétichisme de la marchandise, voir Isaak Roubine, Essais sur la théorie de la valeur de Marx, Paris, Syllepse, 2009.
17 Lire à ce propos, Ian Birchall, « « Le Paria ». Le Parti communiste français, les travailleurs immigrés, et l’anti-impérialisme (1920-1924) ».
18 Pour une histoire détaillée, lire Philippe Dewitte, Les mouvements nègres en France, 1915-1939, L’Harmattan, Paris, 1986. Sur les politiques de l’Internationale communiste vis-à-vis de la « question noire », voir aussi Hakim Adi, Pan-Africanism and Communism, London, Africa World Press, 2013.
19  Selon une expression empruntée à Noël Ignatiev et Theodore Allen, deux membres ou proche de la Sojourner Truth Organization – un groupe d’extrême gauche antiraciste qui s’est développé aux États-Unis dans les années 1970-1980 – et désormais références incontournables des études de blanchité. Voir par exemple : « White blindspot ».
20 Toutes ces activités et cette chronologie sont rapportées par Daniel Guérin dans Front populaire, une révolution manquée, Paris, Agone, 2013.
21 Voir Sylvain Laurens, Une politisation feutrée. Les hauts fonctionnaires de l’immigration en en France (1962-1981), Paris, Belin, 2009.
22 Voir Houria Bouteldja et Sadri Khiari, Nous sommes les indigenes de la république, Paris, Éditions Amsterdam, 2012 ;  Sadri Khiari, La contre-révolution coloniale en France, La fabrique, Paris, 2009.
23 Voir : L. Trotsky, La révolution trahie.