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David Murphy revient dans cet entretien avec Selim Nadi sur le parcours de Lamine Senghor (1889-1927), dirigeant communiste, anticolonialiste et panafricaniste sénégalais. David Murphy a notamment présenté le recueil de textes de Lamine Senghor : La violation d’un pays, et autres écrits anticolonialistes (L’Harmattan, 2012.)

Pourriez-vous revenir sur le procès intenté à la revue Les Continents par Blaise Diagne ? Quel fut l’importance de ce procès dans l’évolution du débat sur la « question noire » en France ?

Le procès est important tout d’abord pour la simple raison que les deux personnalités noires peut-être les plus connues en France à l’époque s’y confrontent. D’un côté, il y a Blaise Diagne, député sénégalais à l’Assemblée Nationale depuis 1914, qui a joué un rôle très important dans le recrutement de troupes en Afrique pendant la Première Guerre mondiale ; de l’autre côté, il y a René Maran, le romancier franco-antillais, qui avait gagné le Prix Goncourt en 1921 pour son roman Batouala, livre qui a fait scandale surtout à travers sa préface qui critique le colonialisme français.

En réalité, peu sépare Diagne et Maran en ce qui concerne la politique coloniale. Ils ont tous les deux foi en la mission civilisatrice de la France et dans la nécessité de l’assimilation des peuples noirs à la culture française. Mais le rôle de Diagne dans le recrutement de soldats africains lui avait créé des ennemis intarissables parmi une frange de la communauté noire en France : les promesses non tenues par rapport à l’élargissement des droits et l’accès à la citoyenneté pour les « sujets » africains après la guerre, ainsi que le rapprochement, en 1923, de Diagne avec le parti colonial pour des raisons électorales sont, pour ses ennemis, autant de signes de la mauvaise foi de sa campagne de recrutement en Afrique Occidentale Française au début 1918. Or c’est dans ce contexte que Diagne est accusé dans un article non signé du journal noir, Les Continents (mais revendiqué plus tard par Maran) du 15 octobre 1924 d’avoir reçu « une certaine commission par soldat recruté ». De telles accusations avaient déjà paru dans divers journaux français, mais Diagne, indigné, semble voir dans les déclarations d’un journal « noir » un danger pour sa réputation de défenseur des peuples noirs, ce qui l’incite à traîner Les Continents devant les tribunaux.

Diagne gagne le procès, mais, en termes de capital politique, il perd beaucoup. En effet, l’incident marque un profond changement dans la perception de l’homme politique sénégalais : perçu auparavant comme un héros par beaucoup de noirs qui voyaient en lui un défenseur de sa race et le modèle même des promesses de l’assimilation, il devient pour certains un traître à la cause noire. Le Parti Communiste Français (PCF) et le mouvement noir radical se font un plaisir de se moquer du député du Sénégal qui se voit systématiquement traité de « négrier ». Lamine Senghor et ses alliés communistes voient dans cette lutte contre un ennemi commun (Diagne) la possibilité de créer une nouvelle politique « noire » beaucoup plus radicale.

La Première Guerre mondiale a-elle joué un rôle dans l’engagement politique de Lamine Senghor ?

On ne peut pas comprendre l’engagement politique de Lamine Senghor si l’on ne prend pas en compte son statut d’ancien combattant et surtout de « mutilé de guerre ». Il sert loyalement sous les couleurs de la France entre 1916 et 1918, participant à la Bataille de la Somme (1916) et à l’offensive Nivelle (1917). L’armée reconnaît son courage en lui attribuant la Croix de Guerre et il est promu sergent. Mais à l’automne 1917, son bataillon qui occupe un secteur dans la région de Verdun subit une attaque au gaz moutarde et le futur militant est gravement atteint aux poumons. Il survit, mais sa santé est ruinée et il souffrira de la tuberculose jusqu’à sa mort 10 ans plus tard.

Mais comment le tirailleur qui a servi la patrie en danger est-il arrivé dans les rangs des militants anticolonialistes de l’extrême-gauche ? Entre 1918 et 1923, Lamine Senghor ne figure pas dans les notes des agents de surveillance de la police secrète du Ministère des Colonies (le fameux CAI). Puis, en 1924, un petit groupe se forme sous le titre anodin de « La Fraternité africaine » (que l’on appelle parfois « La Fraternelle Sénégalaise ») qui est une « Association amicale et fraternelle des originaires de l’A.O.F. ». Ses statuts proclament que le groupe « se place sur le terrain unique de fraternité, de défense et d’entraide, et dégage tout esprit de politique ». Lamine Senghor en est membre. Vers l’automne 1924, les rapports des agents du CAI notent la présence d’un Noir « inconnu » qui commence à fréquenter les réunions de l’UIC. L’historien Olivier Sagna avance l’hypothèse que Senghor serait rentré dans les rangs de l’UIC en tant qu’indicateur travaillant pour le CAI qui aurait vu dans le désir de l’ex-tirailleur de ramener sa jeune famille au Sénégal — il est marié à une Française et il a deux jeunes enfants — un bon moyen de le faire « chanter » au service du Ministère des Colonies : le CAI recrutait presque tous ses indicateurs de la sorte. Mais deux semaines après son inscription à l’UIC, l’affaire des Continents éclate : Senghor semble renoncer à jouer le rôle qui lui est attribué par le CAI et embrasse la cause anticolonialiste. Or, pour la plupart des historiens, ce revirement s’explique par le fait que, lors du procès Diagne-Les Continents, Senghor est confronté à l’homme politique qui, au nom de la France, avait tant promis aux tirailleurs. Plus de 130 000 soldats de l’Afrique noire avaient participé à la guerre, avec plus de 30 000 morts et, pour Senghor, Blaise Diagne est en grande partie coupable de ces morts.

Pendant les années qui suivent le procès, Senghor écrira maints articles pour la presse anticolonialiste (et surtout pour Le Paria) dans lesquels l’image des tirailleurs comme « chair à canon » sera systématiquement évoquée à côté de massacres coloniaux et d’autres exemples de la barbarie de l’empire français. Et surtout, il dénonce l’iniquité des pensions attribuées aux anciens tirailleurs qui ne touchent qu’une petite proportion des pensions attribuées à leurs frères d’armes blancs. En effet, pendant sa courte carrière de militant, Lamine Senghor soulignera à chaque pas son expérience traumatisante de la guerre ; et le fait d’avoir combattu pour la France rend plus difficile des tentatives officielles de faire de lui un « subversif ».

Dans votre introduction au recueil de textes de Senghor (La violation d’un pays et autres écrits anticolonialistes, L’Harmattan, 2012), vous vous attardez quelque peu sur l’expérience de Senghor au sein de l’Union Intercoloniale (UIC) — que vous décrivez comme « la première tentative de créer un front ‘’transcolonial’’ qui réunirait des militants de toutes les colonies » (p. xi.). Comment expliquer alors que Lamine Senghor ait pris la défense d’un journal réformiste tel que Les Continents (lors du procès Diagne-Maran) ?

Il y a d’abord la raison très simple que, d’après les archives du CAI, la Commission Coloniale du PCF semble l’avoir obligé à témoigner pour la défense lors du procès. Lamine Senghor, qui vient d’intégrer l’UIC ne pouvait pas refuser. Mais alors pourquoi le PCF prend-il la défense d’un journal réformiste ? Dans les années 1920, le PCF navigue entre un absolutisme idéologique et des périodes plus pragmatiques, où les alliances entre nationalistes anticolonialistes et communistes deviennent souhaitables. Or, le PCF semble voir dans le procès la possibilité de radicaliser le mouvement « noir ». Comme le souligne Philippe Dewitte, le grand historien des mouvements « nègres » dans l’entre-deux-guerres, le procès Diagne-Les Continents crée un nouveau « front » contre le système colonial. Ce front ne dure que quelques années, mais c’est dans ce contexte d’une grande coalition des forces opposées au colonialisme que se situe l’action de Lamine Senghor.

Pourriez-vous revenir sur la place qu’occupaient les militants noirs au sein de l’UIC ?

L’UIC est dominé à différents moments dans son évolution par différents groupes de colonisés : d’abord, il y avait les Indochinois autour de Nguyen Ai Quoc, le futur Ho Chi Minh ; puis, il y avait les Nord-Africains, surtout l’Algérien Hadj-Ali Abdelkader, et les Caribéens, Max Bloncourt (Martinique) et Camille Saint-Jacques (Haïti). Quand il en devient membre en automne 1924, Lamine Senghor est donc l’un des premiers noirs africains à intégrer l’UIC. De plus, Bloncourt et Saint-Jacques appartiennent aux professions supérieures (le premier est avocat, Saint-Jacques est ingénieur) tandis que Senghor est facteur aux PTT et qu’il a reçu une éducation assez limitée. On pense alors que le Sénégalais pourra attirer la communauté noire ouvrière, et surtout on lui demande de créer une association d’anciens tirailleurs sénégalais restés en France (tâche qui ne sera pas réalisée).

En 1925, Lamine Senghor et d’autres militants de l’UIC sont au cœur de la campagne du PCF contre la guerre du Rif au Maroc où la France lutte contre les forces d’Abd el Krim. Senghor semble vraiment croire que l’union fait la force, que c’est en travaillant ensemble que les militants des différentes colonies pourront battre l’impérialisme français. Il ne perdra jamais cette foi, mais il commence à se demander combien de temps il va falloir attendre pour que se lance une campagne contre la colonisation de l’Afrique noire. Au fur et à mesure, il se rend compte que le PCF se sert de lui comme « faire-valoir ». La goutte d’eau fait déborder le vase quand le PCF est invité à envoyer deux représentants au Congrès des travailleurs nègres à Chicago en octobre 1925. Le PCF choisit Senghor et l’Antillais Max Bloncourt mais, à la dernière minute, on leur demande de payer le voyage eux-mêmes : quand Senghor objecte, on lui conseille de se faire embaucher comme navigateur ou de s’embarquer clandestinement pour l’Amérique : il refuse. Il décide alors que, pour promouvoir les intérêts des peuples noirs, il faut créer des organisations noires et, en mars 1926, il lance le Comité de Défense de la race nègre (CDRN). L’UIC continue de vivoter pendant quelque temps, mais finira par éclater en différents mouvements nationalistes : le rêve du front « transcolonial » s’éloigne.

En quel sens la campagne du PCF contre la guerre du Rif a-t-elle eu un impact sur Senghor ?

C’est en grande partie la campagne contre la guerre du Rif qui fait de Lamine Senghor ce militant redoutable dont l’histoire a retenu la mémoire. Il est l’un des membres les plus actifs du « Comité d’action contre la guerre du Maroc » et il participe à de nombreux meetings contre la guerre tout au long de 1925 : pour le PCF, ses discours et sa présence même à la tribune sont censés constituer une preuve de la fraternité entre tous les peuples colonisés comme le proclame l’idéologie anti-impérialiste du Komintern. C’est pendant cette période, semble-t-il, que Senghor découvre et développe des dons d’orateur hors du commun qui enflamme la foule avec son ardeur et sa passion. En 1924, Senghor est simple facteur et membre d’un groupe assez anodin, « La Fraternité africaine ». Un an plus tard, en mai 1925, il parle devant 15 000 personnes dans un meeting contre la guerre au Luna Park en banlieue parisienne. Après la campagne contre la Guerre du Rif, Senghor a la confiance et les aptitudes nécessaires à la création d’un mouvement « nègre ».

Pourriez-vous revenir sur la création du Comité de Défense de la Race Nègre (puis, à partir de mars 1927, Ligue de Défense de la Race Nègre) par Senghor et sur ce que celui-ci représentait en termes d’évolution politique chez Senghor ?

Lamine Senghor explique ce revirement de son action politique dans « Le Réveil des Nègres », le dernier texte qu’il écrit pour Le Paria, le journal de l’UIC, en avril 1926. L’article annonce la première étape prise par Senghor dans une tentative d’occuper le terrain resté vide depuis le déclin de la Ligue Universelle pour la défense de la race noire (l’organisation qui publiait Les Continents) de Kodjo Touvalou-Houénou et René Maran. En fait, beaucoup de gens (y compris certains agents du CAI) voient dans le CDRN, présidé par Senghor, le successeur direct de l’action de LUDRN, jugement bien trop hâtif à mon avis. En 1926, parler du « réveil des nègres », comme le fait Senghor dans son article, c’était tout de suite évoquer les idées rendues populaires par Marcus Garvey qui, pendant sa montée foudroyante (jusqu’à sa condamnation pour fraude postale en 1925), avait fait appel au monde noir pour que celui-ci se réveille de son long sommeil. En effet, sans se réclamer directement de son influence, le CDRN doit beaucoup à Garvey  : l’iconographie (l’étoile filante qui figure sur l’en-tête des documents officiels du Comité), le langage, et surtout les insistants appels à la fierté et à la solidarité des « nègres ». Comme Garvey, le CDRN sous Senghor rejette l’idée prônée par W.E.B. DuBois que le progrès peut venir à travers la promotion d’une petite élite noire (« talented tenth »). Si les mouvements noirs en France (très marqués par le discours assimilationniste) ont du mal à suivre Garvey dans l’élaboration de son discours identitaire — surtout la dérive racialisante du chef de l’UNIA vers 1922-24 quand il se laisse parfois tenter par l’horizon d’un séparatisme absolu entre noir et blanc — et par le mythique « retour en Afrique », ils s’engouffrent presque tous dans la brèche ouverte par le militant jamaïcain qui proclame à qui veut l’entendre que le « Nègre » est un homme digne de respect, qui refuse l’opprobre du monde blanc.

Même si la création du CDRN semble annoncer un reniement du communisme, il ne faut pas oublier que l’annonce de sa création paraît dans Le Paria, organe indirectement lié au PCF : c’est pourquoi on peut difficilement parler d’une rupture totale entre Senghor et les communistes. Les rapports des agents du CAI signalent sans cesse que le CDRN n’est qu’une façade pour cacher les sympathies communistes du mouvement, ce qui n’est pas loin de la vérité. En effet, le revirement « nègre » de Senghor n’est pas la quête d’un refuge identitaire, mais un moyen de mettre en exergue une autre dimension de la lutte anticolonialiste à travers la solidarité raciale.

Quelle était la position de Senghor sur les organisations nationalistes anticolonialistes ?

Dans un sens, il est difficile de donner une réponse définitive à cette question puisque Lamine Senghor oscille constamment entre des positions nationalistes et communistes dans ses déclarations en public et en privé. Les agents du CAI qui le suivent lors de sa tournée de propagande en France en 1926, afin de recruter des membres pour le CDRN, doutent de la sincérité de ses déclarations publique selon lesquelles ce comité n’a pas de liens avec le PCF ; puisque le CAI note aussi ses déclarations en coulisse que les chefs du CDRN ne font que cacher leur communisme pendant un certain temps pour attirer tous les noirs sous leur drapeau.

Mais dans un autre sens, la réponse est évidente : Senghor prône l’union de toutes les forces anticolonialistes. Une certaine tendance critique attribue souvent au marxisme le rôle de simple erreur de jeunesse et cette analyse s’accentue suite à la chute du mur de Berlin en 1989 et la fin du régime soviétique deux ans plus tard. Cependant, la carrière de Lamine Senghor ne se prête pas aussi facilement à une distinction nette entre périodes communiste et panafricaniste. En effet, sa courte carrière de militant constitue une tentative d’élaboration d’un discours ouvert à la fois à l’oppression économique et à l’oppression raciale.

Pourriez-vous revenir sur l’expérience du journal La Voix des Nègres ? Y avait-il une théorisation politique du terme « Nègre » chez Senghor ?

Oui, en effet, il y a une profonde réflexion sur le terme « Nègre » chez Senghor, ce qui est assez frappant puisque, en général, il n’est pas un grand théoricien. On voit cette réflexion aux débuts du CDRN dans « Le Réveil des Nègres » l’article d’avril 1926 que j’ai cité ci-dessus. Dans le lexique de Senghor, les termes « hommes de couleur » et « noirs » signalent des catégories introduites par l’impérialisme dans le but de diviser pour mieux régner. Mais la masse du monde noir se constitue de « nègres », ceux qui sont opprimés, ceux qui refusent de coopérer avec le système capitaliste-impérialiste. C’est ici qu’on voit l’influence la plus évidente des idées de Marcus Garvey puisque « Negro » était également le mot clé dans le lexique du militant jamaïcain. Dans le contexte du monde francophone (plus d’une dizaine d’années avant les premiers balbutiements de la Négritude), Lamine Senghor reconnaît la nécessité de « décontaminer » le vocabulaire utilisé pour traiter des questions raciales :

Eh bien, messieurs les colonisateurs, nous le Comité pour la Défense de la Race nègre, nous qui ne renions pas notre descendance directe ou indirecte de la race nègre, nous ramassons ce nom [nègre] dans la boue où vous la traînez. Nous en ferons notre symbole !

Ce nom est celui de notre race ! […]

Nous […] nous faisons honneur et gloire de nous appeler Nègres, avec un grand N majuscule en tête. C’est notre race nègre que nous voulons guider sur la voie de sa libération totale du joug esclavagiste qu’elle subit. Nous voulons imposer le respect dû à notre race, ainsi que son égalité avec toutes les autres races du monde ; ce qui est son droit et notre devoir.

À une époque où l’on considérait le mot « noir » comme plus commode et respectueux, il n’est pas étonnant que le choix du mot « Nègre » ait connu une réponse mitigée de la part des militants. En effet, dès la première assemblée générale du CDRN, le 6 juillet 1926, un militant malgache, Stefany, prétend que le terme « Nègre » serait injurieux et qu’il faudrait le remplacer par « Noir » dans le titre du Comité. L’assemblée approuve cette proposition, mais le bureau du CDRN et surtout Senghor lui-même (qui est absent de la réunion du 6 juillet) semblent se ficher royalement des soucis de Stefany et compagnie et continuent à utiliser le terme « Nègre ».

Comment expliquer que les écrits de Senghor n’aient eu que peu d’échos au moment de leur publication ?

C’est, en partie, un problème plus général rencontré par tous les militants comme Lamine Senghor qui publiaient la plupart de leurs écrits dans des journaux éphémères et à petite distribution comme Le Paria ou La Voix des Nègres (journal du CDRN). Même son texte le plus connu, La Violation d’un pays, a été publié chez une petite maison d’édition avec un tirage probable de 2 000 à 3 000 exemplaires (peut-être moins même) et distribué seulement par La Ligue de Défense de la Race Nègre (l’organisation créée par Senghor après le schisme au sein du CDRN au début 1927).

Or, il faut reconnaître que ses écrits rencontraient un public restreint. En même temps, il ne faut pas négliger l’idée qu’une bonne partie de l’impact de Senghor réside dans l’existence même de son mouvement et de son journal plutôt que dans le contenu précis des articles : la création du CDRN est source de fierté pour ses partisans. Et il ne faut pas non plus négliger le fait que des copies de ces journaux étaient aussi envoyées en Afrique et ont dû animer des débats et des réflexions chez des lecteurs : les chercheurs n’ont pas encore pu évaluer leur influence sur les débats sur le sol africain.

Si ses écrits rencontraient un public restreint, ses discours semblent, par contre (d’après les comptes rendus de l’époque), avoir eu un grand effet sur le public qui assistait aux meetings communistes et/ou anticolonialistes. Ses discours étaient rarement édités par la suite, mais la grande exception à la règle concerne celui qu’il a fait au Congrès inaugural de la Ligue contre l’impérialisme à Bruxelles (en février 1927), où il a partagé la scène politique avec les chefs des grands mouvements nationalistes, tels que l’Indien Nehru et l’Indonésien Mohammed Hatta.

La Ligue contre l’impérialisme est une initiative d’inspiration communiste qui cherche à réunir le front le plus large que possible contre les puissances impérialistes européennes. À la tribune, Senghor, libéré des contraintes de l’apaisement des modérés du CDRN, pousse plus loin ses critiques de l’impérialisme : la défense de la race « nègre » passe obligatoirement par la défaite des impérialistes. L’impérialisme ne saurait apporter la civilisation aux colonies puisqu’il s’agit d’un système de domination. Il dénonce les sévices infligés aux colonisés, les travaux forcés et l’iniquité des pensions attribuées aux anciens tirailleurs.

Senghor élabore un discours qu’il mettra au point dans son petit livre La Violation d’un pays, qui sera publié quelques mois plus tard : « Qu’est-ce que c’est que la colonisation ? C’est la violation du droit d’un peuple à disposer de lui-même comme il l’entend ». Dans un langage qui prévoit les dernières lignes de La Violation d’un pays, Senghor finit son discours par proclamer que l’impérialisme est le fruit du capitalisme qui impose la domination des colonisés là-bas et des ouvriers ici (comme le dira vingt ans plus tard Sartre dans « Orphée noir ») :

[C]eux qui souffrent de l’oppression coloniale là-bas doivent se donner la main, se serrer les coudes avec ceux qui souffrent des méfaits de l’impérialisme métropolitain, porter les mêmes armes et détruire le mal universel qui n’est que l’impérialisme mondial.

Camarades, il faut le détruire et le remplacer par l’union des peuples libres. Plus d’esclaves !

Le discours de Senghor rencontre un énorme succès non seulement dans la salle, mais aussi à travers le monde : on le fait tout de suite traduire en anglais et des extraits sont publiés dans plusieurs revues aux États-Unis, dont The Crisis de W.E.B. Du Bois. Le texte est souvent accompagné d’une photo de Senghor, poing levé, qui reste aujourd’hui l’image la plus connue du militant sénégalais.

En quel sens le pamphlet le plus connu de Lamine Senghor – La Violation d’un pays — représentait-il une innovation quant à sa forme ?

La Violation d’un pays est un récit assez simple, d’une trentaine de pages, qui trace de façon polémique l’histoire sanglante de l’esclavage et du colonialisme en Afrique. Comme Les Trois Volontés de Malic (1920), texte contemporain d’un autre Sénégalais Amadou Mapathé Diagne (défenseur du système colonial pour sa part), il s’agit d’un texte qui souhaite être compréhensible pour un public très large, y compris pour les enfants. Cette approche rejoint également celle élaborée par certains écrivains affiliés au PCF, comme Paul Vaillant-Couturier, qui écrivait des récits pour enfants (par exemple, Jean sans pain), textes souvent illustrés, dans lesquels on révélait les injustices du monde capitaliste sous la forme d’un conte.

Mais La Violation d’un pays c’est aussi un texte très hybride, qui mélange la forme d’un conte avec une approche fort didactique et utilise le langage politique du communisme révolutionnaire, le tout accompagné de cinq illustrations très simples en noir et blanc qui renforcent le message politique. Devant cette instabilité constitutive, des critiques n’ont pas pu se mettre d’accord sur sa catégorisation : on le définit comme un pamphlet, un conte, une nouvelle, une fable.

Pour moi, La Violation d’un pays est l’un des premiers exemples du texte pamphlétaire hybride, servant de site privilégié à une réflexion globale, qui deviendrait par la suite forme dominante de la « pensée noire » (par exemple, chez Aimé Césaire, Frantz Fanon et, plus récemment, Achille Mbembe et Patrice Nganang…).

Je partage l’avis de Brent Hayes Edwards qui souligne surtout le côté allégorique du texte ; pour Edwards, l’expérimentation générique est révélatrice de la recherche d’un langage et d’une forme qui permettrait la critique du colonialisme, et aussi d’une reconnaissance que la lutte anti-impérialiste doit aussi se placer sur le terrain de la culture.

Comment expliquer qu’alors que le rôle de Senghor en tant que pionnier d’un mouvement noir radical dans la France de l’entre-deux-guerres, est assez largement reconnu, il n’existe que peu d’études approfondies de sa vie et de ses écrits ?

Il y a d’abord le fait que Lamine Senghor est mort très jeune, à 38 ans, en novembre 1927 et, comme je l’ai expliqué ci-dessus, il laisse peu de traces tangibles de ses trois années de militantisme. Après sa mort, il est difficile de trouver ses écrits, le mouvement « nègre » qu’il a créé est divisé et la génération d’étudiants noirs qui débarquent en France à partir de la fin des années 1920 — Léopold Senghor et Aimé Césaire étant les plus connus — ignore tout de son existence.

Or, pendant longtemps, on a perçu Lamine Senghor comme une étoile filante qui a brillé pendant un certain temps, mais qui n’a pas marqué les esprits de façon durable. Et, de façon plus générale, le mouvement anticolonialiste de l’entre-deux-guerres a longtemps été perçu comme un échec et la plupart des historiens ne s’y attardaient pas.

Bien sûr, il y a toujours eu des exceptions et mes recherches sur Lamine Senghor sont construites sur les bases jetées par des gens comme Robert Cornevin, Martin Steins, Philippe Dewitte, Papa Samba Diop, Guy Ossito Midiohouan, Christopher L. Miller, Brent Hayes Edwards et surtout Olivier Sagna. Et, depuis quelques années, il y a un regain d’intérêt chez les universitaires pour l’anticolonialisme de cette période, dont témoignent les livres de Minkah Makalani, Jennifer Anne Boittin et Michael Goebel.

Or, je pense que le moment est propice pour des études approfondies de personnages-clés de cette période comme Lamine Senghor et son adjoint Tiémoko Garan Kouyaté.

Entretien réalisé par Selim Nadi.

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