La Révolution française, la démocratie et le socialisme, par Daniel Guérin
Daniel Guérin, Bourgeois et bras-nus. Guerre sociale durant la révolution française, 1793-1795, préface de Claude Guillon, Libertalia, 2013, 446 p., 18 €.
En 1909, Pierre Kropotkine écrivit que la Révolution française « fut la source de toutes les conceptions communistes, anarchistes et socialistes de notre époque ». Un demi-siècle plus tard, Daniel Guérin estimait plus précisément que celle-ci a été « la source de deux grands courants de pensée socialiste qui, à travers tout le XIXe siècle, se sont perpétués jusqu’à nos jours en un courant jacobin autoritaire et un courant libertaire ». À l’heure où d’aucuns voudraient réhabiliter un « robespierrisme ambigu »1 sans que cela n’entraîne un réel débat stratégique parmi ceux qui ne se contentent pas du monde comme il va, la (re)lecture du livre de Daniel Guérin, Bourgeois et bras-nus, s’impose à quiconque veut comprendre les conflits sociaux entre Jacobins et sans-culottes. Il y trouvera un riche matériau historique qui lui permettra d’aborder ces événements sous un angle inusité afin de « de refaire notre bagage d’idées et d’éviter à tout jamais que nos révolutions soient confisquées par de nouveaux Jacobins ».
Paru en 1973, cet ouvrage est un condensé du grand livre La Lutte des classes sous la Première République, paru en 1946 et réédité en 1968. Cet énorme travail de mille pages en deux volumes suscita un vif débat lors de sa parution – et dans les années qui suivirent – dans la mesure où Guérin rompait avec la tradition robespierriste dominante dans l’historiographie de la Révolution française. Au lendemain de mai 1968, Daniel Guérin en proposa lui-même une version abrégée pour un plus large public avec Bourgeois et bras-nus. On y retrouve les qualités d’analyse et d’écriture de son auteur qui excelle à décrypter les conflits entre classes et fractions de classe pour retrouver dans la Révolution l’embryon d’une révolution prolétarienne menée par les bras-nus contre la république bourgeoise des chefs jacobins. La postface à cette réédition, tirée d’un article intitulé « La Révolution déjacobinisée », paru dans Les Temps modernes (avril 1957) que nous reprenons ici même, synthétise bien le projet historico-politique au cœur des études de l’auteur sur la Révolution française.
Ce beau livre de Daniel Guérin permet ainsi de retrouver le fil d’une histoire populaire qui éclaire les efforts de ceux d’en bas pour s’émanciper des anciennes formes d’exploitation et de domination sans tomber dans de nouvelles, plus redoutables, qui les perpétuent suivant le vieux principe : « tout changer pour que rien ne change ».
Louis Sarlin
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La Révolution déjacobinisée (postface du livre)
Article publié dans les Temps modernes (avril 1957) avec le chapeau suivant : « La fin du stalinisme a ouvert dans le mouvement socialiste international un grand débat sur les problèmes de la démocratie. C’est dans cette perspective que nous publions l’article suivant de Daniel Guérin, bien que nous ne partagions pas toutes ses thèses. T.M. »
Autour de nous, aujourd’hui, tout n’est que ruines. Les idéologies qu’on nous a serinées, les régimes politiques qu’on nous a fait subir ou fait miroiter s’en vont les uns et les autres en morceaux. Pour reprendre l’expression d’Edgar Quinet,2 nous avons perdu nos bagages. Le fascisme, cette forme suprême et barbare de la domination de l’homme par l’homme, s’est effondré, il y a un peu plus de dix ans, dans un bain de sang. Et ceux-là mêmes qui s’étaient raccrochés à lui comme à une bouée de sauvetage, qui l’avaient appelé à la rescousse contre les travailleurs, fût-ce à la pointe des baïonnettes étrangères, ont perdu beaucoup de plumes dans l’aventure et sont contraints, bien qu’ils lui conservent une secrète préférence, de le ranger au magasin des accessoires.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que la démocratie bourgeoise n’a pas été revigorée par la débandade du fascisme. Elle avait d’ailleurs creusé le lit du susdit et s’était montrée incapable de lui barrer la route. Elle n’a plus de doctrine, plus de foi en elle-même. Elle n’a pas réussi à redorer son blason en captant à son profit l’élan des masses populaires françaises contre l’hitlérisme. La « Résistance » a perdu toute raison d’être du jour où a disparu ce contre quoi elle se battait. Sa fausse unité s’est aussitôt désagrégée. Son mythe s’est dégonflé. Les politiciens d’après-guerre ont été les plus pitoyables que nous ayons jamais endurés. Ils ont eux-mêmes volatilisé la confiance trop crédule de ceux qui, contre Vichy, s’étaient, faute de mieux, tournés vers Londres. La démocratie bourgeoise s’est avérée totalement incapable de résoudre les problèmes, les contradictions de l’après-guerre, contradictions encore beaucoup plus insolubles qu’elles ne l’étaient avant une croisade soi-disant entreprise pour leur trouver une solution. Elle ne peut plus se survivre, à l’intérieur, que par une caricature honteuse et hypocrite des méthodes fascistes, à l’extérieur, par des guerres coloniales et même des guerres d’agression. Elle est, d’ores et déjà, démissionnaire. Sa succession est ouverte. Et voici que le stalinisme, qui se prétendait et que beaucoup croyaient fait d’un métal dur et durable, qui se prétendait et que beaucoup croyaient fondé historiquement à se substituer aux formes moribondes (fascistes ou « démocratiques ») de la domination bourgeoise, s’effondre à son tour dans le scandale des ignominies révélées par le rapport Khrouchtchev, dans l’horreur de la répression hongroise. Mais un monde qui s’écroule est aussi un monde qui renaît. Loin de nous laisser aller au doute, à l’inaction, à la confusion, au désespoir, l’heure est venue pour la gauche française de repartir à zéro, de repenser jusque dans leurs fondements ses problèmes, de refaire, comme disait Quinet, tout son bagage d’idées. C’était déjà une préoccupation de cet ordre qui, au lendemain de la « Libération », m’avait incité à remonter jusqu’à la Révolution française.3 Si j’avais insuffisamment révélé mon dessein, et s’il a donc échappé, sans doute par ma faute, à beaucoup de mes lecteurs et contradicteurs, un critique britannique l’a pourtant entrevu : « Chaque génération, écrivait-il, doit récrire l’histoire pour elle-même. Si le xixe siècle en Europe occidentale fut le siècle de la liberté, le présent siècle est celui de l’égalité. Les idéaux jumeaux de la Révolution française, si longtemps séparés par l’ascension politique du libéralisme du xixe siècle, sont en train de se rejoindre. Ce rapprochement, dicté par le cours des événements et la direction du processus historique lui-même, pose de nouvelles exigences à tous ceux qui aspirent à décrire et à interpréter ce processus. Si les idéaux jumeaux que la civilisation occidentale doit si largement à la Révolution française sont destinés à être réconciliés dans l’action, ils doivent certainement l’être aussi – et peut-être d’abord – dans la description par les historiens de leur évolution. » Et ce critique anonyme trouvait naturel qu’ « au moment où la France passe par une phase de reconstruction politique et sociale, elle cherche à être guidée par une interprétation sociale plus multilatérale de son histoire ».4
Mais la nécessaire synthèse des idées d’égalité et de liberté que ce critique recommandait en des termes beaucoup trop vagues et confus ne peut pas et ne doit pas être tentée, à mon avis, dans le cadre et au profit d’une démocratie bourgeoise banqueroutière. Elle peut l’être et elle doit l’être dans le cadre de la pensée socialiste, qui demeure, en dépit de tout, la seule valeur solide de notre époque. La double faillite du réformisme et du stalinisme nous fait un devoir urgent de réconcilier la démocratie (prolétarienne) et le socialisme, la liberté et la Révolution. Or précisément, la grande Révolution française nous a fourni les premiers matériaux de cette synthèse. Pour la première fois dans l’histoire, les notions antagonistes de liberté et de contrainte, de pouvoir étatique et de pouvoir des masses se sont affrontées, clairement sinon pleinement, dans son immense creuset. De cette féconde expérience ont jailli, comme l’a vu Kropotkine,5 les grands courants de la pensée socialiste moderne à partir desquels nous ne pourrons refaire notre bagage idéologique que si nous parvenons – enfin – à en trouver la correcte synthèse.
Le retour à la Révolution française a été jusqu’à présent assez infructueux parce que les révolutionnaires modernes, qui tous l’ont cependant étudiée dans le détail et avec passion, ne se sont préoccupés que d’analogies superficielles, de points de ressemblance formelle avec telle situation, tel groupement politique, tels personnages de leur temps. Il serait amusant de récapituler toutes ces fantaisies, tantôt brillantes, tantôt simplement absurdes, sur lesquelles des historiens de la Révolution russe tels que Boris Souvarine, Erich Wollenberg et Isaac Deutscher, ont eu bien raison de faire toutes réserves.6 Mais il y faudrait des pages et des pages, et nous avons mieux à faire. Par contre, si abandonnant le petit jeu des analogies, nous essayons d’aller au fond des problèmes et d’analyser le mécanisme interne de la Révolution française, nous pouvons en tirer des enseignements fort utiles à la compréhension du présent.
La démocratie directe de 1793
Tout d’abord, la Révolution française a été la première manifestation historique, cohérente et sur une vaste échelle, d’un nouveau type de démocratie. Même ceux de mes critiques qui, tout en se réclamant du marxisme, hésitent encore à me suivre dans toutes mes conclusions, ont fini par admettre, avec Albert Soboul, que le « système politique de démocratie directe » découvert spontanément par les sans-culottes était « tout à fait différent de la démocratie libérale telle que la concevait la bourgeoisie ».7 J’ajouterai : pas seulement « différent » mais, souvent, déjà antithétique. La grande Révolution ne fut pas seulement, comme trop d’historiens républicains l’ont cru, le berceau de la démocratie parlementaire : du fait qu’elle était, en même temps qu’une révolution bourgeoise, un embryon de révolution prolétarienne, elle portait en elle le germe d’une forme nouvelle de pouvoir révolutionnaire dont les traits s’accuseront au cours des révolutions de la fin du xixe et du xxe siècle. De la Commune de 1793 à celle de 1871 et de celle-ci aux soviets de 1905 et 1917, la filiation est évidente. Ne voulant pas me répéter de façon abusive, je préfère renvoyer le lecteur aux pages de l’« Introduction » dans lesquelles, à propos de la Révolution française, j’ai analysé les composantes principales du pouvoir « par en bas », marqué les différences essentielles entre démocratie bourgeoise et démocratie prolétarienne, fait la critique du parlementarisme et tenté d’approfondir le phénomène de la dualité de pouvoirs : pouvoir bourgeois et pouvoir des masses. Je voudrais ici me borner à préciser sommairement quelques-uns des traits généraux de la « démocratie directe » de 1793. Si l’on descend dans les sections, dans les sociétés populaires de l’an II, on a l’impression de prendre un bain revivifiant de démocratie. L’épuration périodique de la société par elle-même, chacun montant à la tribune pour s’offrir au contrôle de tous, la préoccupation d’assurer l’expression la plus parfaite possible de la volonté populaire, d’empêcher son étouffement par les beaux parleurs et les oisifs, de permettre aux gens de travail d’abandonner leurs outils sans sacrifice pécuniaire et de participer ainsi pleinement à la vie publique, d’assurer le contrôle permanent des mandataires par les mandants, de placer, dans les délibérations, les deux sexes sur un pied d’égalité absolue,8 tels sont quelques-uns des traits d’une démocratie réellement propulsée du bas vers le haut. Le Conseil général de la Commune de 1793 – au moins jusqu’à la décapitation de ses magistrats par le pouvoir central bourgeois – nous offre aussi un remarquable échantillon de démocratie directe. Les membres du Conseil y sont les délégués de leurs sections respectives, constamment en liaison avec elles et sous le contrôle de ceux desquels ils détiennent leurs mandats, constamment tenus au courant de la volonté de la « base » par l’admission de délégations populaires aux séances du Conseil. À la Commune, on ne connaît pas l’artifice bourgeois de la « séparation des pouvoirs » entre l’exécutif et le législatif. Les membres du Conseil sont à la fois des administrateurs et des législateurs. Ces modestes sans-culottes ne sont pas devenus des politiciens professionnels, ils sont restés les hommes de leur métier, l’exerçant encore, dans la mesure où le leur permettent leurs fonctions à la Maison Commune, ou prêts à l’exercer à nouveau dès que leur mandat aura pris fin.9
Mais, de tous ces traits, le plus admirable, c’est sans doute la maturité d’une démocratie directe expérimentée pour la première fois dans un pays relativement arriéré, à peine sorti de la nuit de la féodalité et de l’absolutisme, encore plongé dans l’analphabétisme et l’habitude séculaire de la soumission. Pas d’« anarchie », pas de « pagaille » dans cette gestion par le peuple, inédite et improvisée. Il suffit pour s’en convaincre de feuilleter les procès-verbaux des sociétés populaires, les comptes rendus des séances du Conseil général de la Commune. On y voit la masse, comme si elle était consciente de ses tendances naturelles à l’indiscipline, animée du souci constant de se discipliner elle-même. Elle ordonne ses délibérations, elle rappelle à l’ordre ceux qui seraient tentés de provoquer le désordre. Bien qu’en 1793 son expérience de la vie publique soit toute récente, bien que la plupart des sans-culottes (guidés, il est vrai, par des petits bourgeois instruits) ne sachent encore ni lire ni écrire, elle fait preuve déjà d’une aptitude au self-governmentqu’aujourd’hui encore les bourgeois, anxieux de conserver le monopole de la chose publique, s’obstinent, contre l’évidence, à lui dénier et que certains théoriciens révolutionnaires, imbus de leur « supériorité » intellectuelle, ont parfois tendance à sous-estimer.10
Démocratie directe et avant-garde
Mais, en même temps, les difficultés, les contradictions du self-government font leur apparition. Le manque d’instruction et le retard relatif de leur conscience politique sont autant d’obstacles à la pleine participation des masses à la vie publique. Tout le peuple n’a pas la notion de ses véritables intérêts. Tandis que les uns font preuve d’une lucidité extraordinaire pour l’époque, d’autres se laissent facilement égarer. La bourgeoisie révolutionnaire met à profit le prestige que lui vaut sa lutte sans compromis contre les séquelles de l’Ancien Régime pour inculquer aux sans-culottes une idéologie séduisante mais fallacieuse et qui, en fait, va à l’encontre de leurs aspirations à la pleine égalité. Si l’on feuillette le volumineux recueil des rapports des agents secrets du ministère de l’Intérieur,11 on voit les indicateurs rapporter des propos entendus dans la rue, tenus par des hommes du peuple, et dont le contenu est tantôt révolutionnaire, tantôt contre-révolutionnaire. Et ces propos sont consignés en vrac, comme étant tous, au même titre, les expressions de la vox populi, sans que l’on tente d’établir entre eux une discrimination ni d’analyser leurs évidentes contradictions. La confusion relative du peuple et notamment des travailleurs manuels encore privés d’instruction, laisse le champ libre à des minorités plus éduquées ou plus conscientes. C’est ainsi qu’à la section de la Maison commune un petit noyau « faisait faire tout ce qu’il voulait » à la société sectionnaire « composée d’une grande quantité de maçons ».12 Dans beaucoup de sociétés populaires, malgré toute la peine et toutes les précautions prises pour assurer le fonctionnement le plus parfait possible de la démocratie, des « fractions » mènent le jeu, dans un sens ou dans l’autre, et parfois elles s’opposent l’une à l’autre. J’ai exposé dans mon livre13 comment les Jacobins, se méfiant des assemblées générales des sections qu’ils considéraient comme peu sûres, les « noyautaient » du dedans, an moyen d’une poignée d’hommes triés sur le volet et rétribués, de fonctionnaires politiques en quelque sorte : les membres du comité révolutionnaire local.
Ce « noyautage », ils l’exerçaient à la fois contre leurs adversaires de droite et contre leurs adversaires de gauche. Mais, quand l’avant-garde extrémiste entra en conflit ouvert avec les Jacobins robespierristes, elle dut créer, contre la fraction jacobine, une nouvelle fraction, plus radicale : la société sectionnaire. Et une lutte très vive se déroula entre les deux fractions pour le contrôle de la section. En province, les fonctionnaires locaux étaient, en théorie, élus démocratiquement par les sociétés populaires. Mais, en pratique, trop souvent la petite fraction qui constituait l’entourage immédiat du représentant en mission faisait approuver par l’assemblée des listes préparées à l’avance.14
Un écrivain de droite, Augustin Cochin, a écrit tout un livre15 pour tenter de prouver que la démocratie directe de 1793 n’était qu’une caricature de démocratie, car, dans les sociétés populaires, un « cercle intérieur » de quelques meneurs faisait la loi sur une majorité passive et moutonnière. Mais l’intention de l’auteur est trop évidente : il cherche à calomnier la démocratie. L’accent est mis, non sur ses éclatantes performances, mais sur les déficiences de son noviciat. En outre, la question ne peut être envisagée dans l’abstrait. Il manque à la démonstration trop ingénieuse et trop intéressée d’Augustin Cochin le critère de classe. La démocratie ne doit pas être considérée seulement dans sa forme ; elle doit être appréciée en fonction de ceux au bénéfice desquels elle fonctionne : chaque fois que la « fraction » est constituée par une avant-garde audacieuse, guidant et stimulant une majorité timorée en n’ayant pas encore une conscience claire de ses intérêts, l’intervention de cette minorité est, dans une certaine mesure, bienfaisante. La grande leçon de 93, ce n’est pas seulement que la démocratie directe est viable, c’est aussi que l’avant-garde d’une société, lorsqu’elle est encore en minorité par rapport à la masse du pays qu’elle entraîne, ne peut éviter, dans cette bataille de vie ou de mort qu’est une Révolution, d’imposer sa volonté à la majorité, d’abord, et de préférence, par la persuasion, et, si la persuasion échoue, par la contrainte. Ici, ne voulant pas me répéter, je dois renvoyer le lecteur à la section de l’Introduction consacrée à la « dictature du prolétariat ».16 J’ai tenté d’y montrer que c’est dans l’expérience même de la Révolution française que Marx et Engels ont puisé cette fameuse notion, en y ajoutant moi-même le correctif que nous avons affaire, en réalité, en 1793, à deux types de « dictature » antithétiques : la « dictature » bourgeoise par en haut, celle du gouvernement révolutionnaire, dictature « populaire » par en bas, celle des sans-culottes en armes, organisés démocratiquement dans leurs clubs et dans la Commune. Sur ce point, cependant, mon livre comportait une lacune. J’aurais dû préciser que la notion de « dictature du prolétariat » n’a jamais été vraiment élaborée par ses auteurs. Sans prétendre, bien sûr, comme Kautsky, à l’époque où il était devenu réformiste, qu’elle n’est dans leur œuvre qu’un Wörtchen, un petit mot sans importance, prononcé occasionnellement (gelegentlich17), on est bien obligé de constater qu’ils ne l’ont mentionnée que rarement, et chaque fois trop brièvement, dans leurs écrits. Et quand, en particulier, ils la découvrent dans la Révolution française, les termes qu’ils emploient sont loin d’être clairs,18 et ils sont discutables. En effet, les révolutionnaires de l’an II, tout convaincus qu’ils étaient de la nécessité de mesures d’exception, du recours à la contrainte, répugnaient à employer le mot dictature. La Commune de 1793, comme sa continuatrice de 1871, voulait guider et non « imposer sa suprématie ».19 Marat lui-même, le seul révolutionnaire de son temps qui appelât de ses vœux la dictature, était obligé de recourir à des précautions de langage : il demandait un « guide » et non pas un « maître ». Mais, même sous cette forme voilée, il scandalisa ses frères d’armes et s’attira leurs vives protestations. Que l’on comprenne : la démocratie venait de pousser son premier cri. Le tyran venait d’être renversé, la Bastille venait d’être rasée. Le mot de dictature sonnait mal. Il éveillait l’idée d’une sorte de rechute dans la tyrannie, dans le pouvoir personnel. En effet, pour des hommes du xviiie siècle, nourris de souvenirs antiques, la dictature avait un sens précis et redoutable. Ils se souvenaient – et l’Encyclopédie était là pour le leur remémorer – que les Romains, « ayant chassé leurs rois, se virent obligés, dans des temps difficiles, de créer, à titre temporaire, un dictateur jouissant d’un pouvoir plus grand que ne l’avaient jamais eu les anciens rois ». Ils se rappelaient que, plus tard, l’institution dégénérant, Sylla et César s’étaient fait proclamer dictateurs perpétuels et avaient exercé une souveraineté absolue allant, dans le cas du second, jusqu’à se faire soupçonner de visées monarchistes. Ils ne voulaient ni d’un nouveau monarque ni d’un nouveau césar. De la révolution d’Angleterre, les hommes de 1793 avaient un souvenir encore plus vif. Comment eussent-ils pu oublier qu’au siècle précédent Olivier Cromwell, après avoir renversé un souverain absolu, avait usurpé le pouvoir populaire, instauré une dictature et même tenté de se faire couronner roi ? Ils se défiaient comme de la peste d’un nouveau Cromwell et ce fut, à la veille de Thermidor, un de leurs griefs contre Robespierre.20
Enfin, les sans-culottes de la base, les hommes des sociétés populaires avaient une méfiance instinctive pour le mot de dictature, parce que celui-ci n’eût traduit qu’une partie de la réalité révolutionnaire : eux voulaient d’abord convaincre, ouvrir à tous les portes de la naissante démocratie, et ils ne recoururent à la contrainte que lorsque ceux qu’ils eussent voulu convaincre et admettre dans la démocratie leur répondaient par du plomb. Peut-être avaient-ils l’intuition que c’est toujours une erreur d’emprunter des mots au vocabulaire de l’ennemi. « Souveraineté du peuple » est, comme le soulignait déjà Henri de Saint-Simon,21 un de ces fâcheux emprunts. Le peuple, du jour où il s’administre lui-même, n’est le souverain de personne. « Despotisme de la liberté » (formule que les hommes de 93 se risquèrent parfois à employer de préférence à « dictature », car elle avait une résonance plus collective), « dictature du prolétariat », ne sont pas moins antinomiques. Le genre de contrainte que l’avant-garde prolétarienne se trouve obligée d’exercer sur les contre-révolutionnaires est d’une nature si fondamentalement différente des formes d’oppression du passé et elle est compensée par un degré si avancé de démocratie pour les opprimés de la veille que le mot dictature jure avec celui de prolétariat. Telle a été l’opinion des collectivistes libertaires du type de Bakounine, bien décidés à ne pas ménager les bourgeois si ceux-ci se mettent en travers de la Révolution sociale, mais repoussant en même temps, de façon catégorique, tout mot d’ordre de « dictatures soi-disant révolutionnaires », « même comme transition révolutionnaire », fussent-elles « jacobinement révolutionnaires ».22 Quant aux réformistes, ils ne rejettent, pas seulement les mots « dictature du prolétariat » mais aussi ce qui vient d’être défini comme valable dans leur contenu. Aussi pendant trop longtemps, les révolutionnaires se réclamant du marxisme n’ont-ils pas osé émettre des réserves quant aux mots, de peur de se voir suspecter d’« opportunisme » quant au fond.
L’impropriété des termes apparaît plus clairement encore si l’on remonte aux sources. Les babouvistes furent les premiers à parler de « dictature » révolutionnaire. S’ils eurent le mérite de tirer la nette leçon de l’escamotage de la Révolution par la bourgeoisie, on sait qu’ils apparurent trop tard, à une époque où le mouvement des masses avait rendu l’âme. Minorité minuscule et isolée, ils doutèrent de la capacité du peuple à se diriger, au moins dans l’immédiat. Et ils appelèrent de leurs vœux une dictature, soit la dictature d’un seul, soit celle de « mains sagement et fortement révolutionnaires ».23
Le communiste allemand Weitling et le révolutionnaire français Blanqui empruntèrent aux babouvistes cette conception de la dictature. Incapables de se lier à un mouvement de masses encore embryonnaire, à un prolétariat encore trop ignorant et démoralisé pour se gouverner lui-même, ils crurent que de petites minorités audacieuses pourraient s’emparer du pouvoir par surprise et instaurer le socialisme par en haut, au moyen de la centralisation dictatoriale la plus rigoureuse, en attendant que le peuple soit mûr pour partager le pouvoir avec ses chefs. Tandis que l’idéaliste Weitling envisageait une dictature personnelle, celle d’un « nouveau Messie », Blanqui, plus réaliste, plus proche du mouvement ouvrier naissant, parlait de « dictature parisienne », c’est-à-dire du prolétariat parisien, mais, dans sa pensée, le prolétariat n’était encore capable d’exercer cette « dictature » que par personne interposée, que par le truchement de son élite instruite, de Blanqui et de sa société secrète.24 Marx et Engels, bien qu’opposés à la conception minoritaire et volontariste des blanquistes, crurent devoir, en 1850, faire à ces derniers la concession de leur reprendre la fameuse formule,25 allant, cette même année, jusqu’à identifier communisme et blanquisme.26Sans doute, dans l’esprit des fondateurs du socialisme scientifique, la contrainte révolutionnaire semble-t-elle être exercée par la classe ouvrière et non, comme chez les blanquistes, par une avant-garde détachée de la classe.27 Mais ils n’ont jamais différencié de façon suffisamment nette une telle interprétation de la « dictature du prolétariat » de celle des blanquistes. Plus tard, Lénine, se réclamant tout à la fois du « jacobinisme » et du « marxisme », inventera la conception de la dictature d’un parti se substituant à la classe ouvrière, agissant par procuration en son nom et ses disciples de l’Oural, allant jusqu’au bout de sa logique, proclameront carrément, sans être désavoués, que la dictature du prolétariat serait une dictature sur le prolétariat !28
Reconstitution de l’État
La double expérience de la Révolution française et de la Révolution russe nous apprend que nous touchons ici au point central d’un mécanisme au terme duquel la démocratie directe, le self-government du peuple, se mue, graduellement, par l’instauration de la « dictature » révolutionnaire, en la reconstitution d’un appareil d’oppression du peuple. Bien entendu, le processus n’est pas absolument identique dans les deux révolutions. La première est une révolution essentiellement bourgeoise (bien que contenant, déjà, un embryon de révolution prolétarienne). La seconde est une révolution essentiellement prolétarienne (bien qu’ayant à remplir en même temps les tâches de la révolution bourgeoise). Dans la première, ce n’est pas la « dictature » par en bas (qui, pourtant, avait déjà fait son apparition), c’est la « dictature » par en haut, celle du « gouvernement révolutionnaire » bourgeois qui fournit le point de départ d’un nouvel appareil d’oppression. Dans la seconde, c’est à partir de la « dictature » par en bas, celle du prolétariat en armes, auquel, presque aussitôt, se substitue le « Parti », que l’appareil d’oppression s’est finalement reconstitué. Mais dans les deux cas, malgré cette différence importante, une analogie saute aux yeux : la concentration du pouvoir, la nécessité.29 À l’intérieur comme à l’extérieur, la Révolution est en danger. La reconstitution de l’appareil d’oppression est invoquée comme indispensable à l’écrasement de la contre-révolution.
Ne voulant pas me répéter, je me bornerai ici à renvoyer le lecteur au chapitre30 dans lequel j’ai essayé de retracer, dans le détail, le « renforcement du pouvoir central » et montre comment, à la fin de l793, la bourgeoisie s’appliqua à détruire de ses propres mains le régime essentiellement démocratique et décentralisateur que, dans sa hâte à supprimer le centralisme rigoureux de l’Ancien Régime, elle s’était donné deux ans auparavant. La « nécessité », le danger contre-révolutionnaire furent-ils vraiment le seul motif de ce brusque retournement ? C’est ce que prétendent la plupart des historiens de gauche. Georges Lefebvre affirme, dans sa critique de mon livre, que la Révolution ne pouvait être sauvée que si le peuple était « encadré et commandé par des bourgeois. » « Il fallait rassembler toutes les forces de la nation au profit de l’armée ; cela ne se pouvait qu’au moyen d’un gouvernement fort et centralisé. La dictature par en haut… n’y pouvait réussir ; outre que les capacités lui auraient manqué, elle n’aurait pu se passer d’un plan d’ensemble et d’un centre d’exécution. »31 Albert Soboul estime que la démocratie directe des sans-culottes était, de par sa « faiblesse », impraticable dans la crise que traversait la République.32 Avant eux, Georges Guy-Grand, minimisant la capacité politique de l’avant-garde populaire, avait soutenu : « Le peuple de Paris ne savait que faire des émeutes. Les émeutes valent pour détruire, et il faut parfois détruire ; mais démolir des Bastilles, massacrer des prisonniers, braquer des canons sur la Convention ne suffit pas à faire vivre un pays. Quand il fallut reconstituer les cadres, faire fonctionner les industries et les administrations, force fut bien de s’en remettre aux seuls éléments disponibles qui étaient bourgeois. »33 Pour ma modeste part, je ne crois pas avoir jamais sous-estimé la contribution des techniques bourgeoises à la victoire finale des armées de la République. Quand Georges Lefebvre me reproche de n’avoir rien dit des « obstacles matériels », des « difficultés ennemies » auxquels se heurtaient le ravitaillement, les fabrications de guerre, les fournitures militaires,34 etc., je suis tenté de lui opposer les pages que j’ai consacrées à Robert Lindet,35 organisateur d’« un système méthodique et quasi scientifique de réquisitions s’étendant à tout le territoire national », « technique » brillante qui « assura le ravitaillement des armées », et celles où j’admets que l’établissement d’un pouvoir fort, la centralisation administrative, l’organisation rationnelle et méthodique des réquisitions, des fabrications de guerre, de la conduite des opérations militaires, cette ébauche d’État totalitaire, comme on dit aujourd’hui, conférèrent au gouvernement révolutionnaire « une force dont aucune autre puissance d’Europe ne disposait à l’époque ».36
Mais il n’est pas certain que la Révolution ne pouvait être sauvée que par ces techniques et que par en haut. J’ai montré, dans mon livre, qu’avant que cette centralisation rigoureuse fût instaurée, une collaboration relativement efficace s’était instituée, à la base, entre l’administration des subsistances et les sociétés populaires, entre le gouvernement et les comités révolutionnaires. Le renforcement du pouvoir central étouffa et tua l’initiative d’en haut qui avait été le nerf de la Révolution. La technique bourgeoise fut substituée à la fougue populaire. La Révolution perdit sa force essentielle, son dynamisme interne.37
Par ailleurs, j’avoue me méfier un peu de ceux qui invoquent le prétexte de la « compétence » pour légitimer, en période révolutionnaire, l’usage exclusif et abusif des « techniques » bourgeoises. D’abord, parce que les hommes du peuple sont moins ignorants, moins incompétents que, pour les besoins de la cause, on veut bien le prétendre ; ensuite, parce que les plébéiens de 1793, lorsqu’ils étaient dépourvus de capacités techniques, suppléaient à cette déficience par leur admirable sens de la démocratie et la haute conscience qu’ils avaient de leurs devoirs envers la Révolution ; enfin, parce que les techniciens bourgeois, réputés indispensables et irremplaçables, mirent trop souvent à profit leur situation de ce fait inexpugnable pour intriguer contre le peuple et même nouer des liens suspects avec des contre-révolutionnaires. Les Carnet, les Cambon, les Lindet, les Barère furent de grands commis de la bourgeoisie, mais, je crois l’avoir montré, les ennemis jurés des sans-culottes. En Révolution, un homme manquant de compétence mais dévoué corps et âme à la cause du peuple, qu’il assume des responsabilités civiles ou militaires, vaut mieux qu’une compétence prête à trahir.38 Pendant les quelque six mois où s’épanouit la démocratie directe, le peuple fit la preuve de son génie créateur ; il révéla, bien que de façon encore embryonnaire, qu’il existe d’autres techniques révolutionnaires que celles de la bourgeoisie, que celles de haut en bas. Ce furent sans doute finalement ces dernières qui prévalurent car, à l’époque, la bourgeoisie avait une maturité et une expérience qui lui conféraient une énorme avance sur le peuple. Mais l’an II de la République, si l’on sait déchiffrer son message, annonce que les fécondes potentialités des techniques révolutionnaires par en bas l’emporteront un jour, dans la révolution prolétarienne, sur les techniques héritées de la bourgeoisie jacobine. Pour terminer sur ce point, je conserve la conviction que le renforcement du pouvoir central, opéré à la fin de 1793, n’avait pas pour seul objectif la nécessité de comprimer la contre-révolution. Si certaines des dispositions prises trouvent aisément leur justification dans ladite nécessité, d’autres ne peuvent s’expliquer que par la volonté consciente de refouler la démocratie directe des sans-culottes. N’est-il pas frappant, par exemple, que le décret du 4 décembre 1793 sur le renforcement du pouvoir central ait coïncidé avec un relâchement et non une aggravation de la sévérité à l’égard des contre-révolutionnaires ? Jaurès a bien vu que ce décret était, pour une bonne part, une machine de guerre contre les « hébertistes », c’est-à-dire, en fait, contre l’avant-garde populaire.39 Ce n’est pas par hasard qu’Albert Mathiez, habitué à « considérer la Révolution d’en haut »,40 a tracé un parallèle enthousiaste entre la « dure » dictature de salut public de 1793 et celle de 1920 en Russie.
L’embryon d’une bureaucratie plébéienne
Du fait que la Grande Révolution ne fut pas que bourgeoise et qu’elle s’accompagna d’un embryon de Révolution prolétarienne, on y voit apparaître le germe d’un phénomène qui ne prendra toute son ampleur que dans la dégénérescence de la Révolution russe : déjà en 1793, la démocratie par en bas a donné naissance à une caste de plébéiens en voie de se différencier de la masse et aspirant à confisquer à leur profit la Révolution populaire. J’ai essayé d’analyser la mentalité ambivalente de ces « plébéiens » chez qui la foi Révolutionnaire et les appétits matériels étaient étroitement confondus. La Révolution leur apparaissait, suivant l’expression de Jaurès, « comme un idéal tout ensemble et comme une carrière ». Ils servirent la révolution bourgeoise en même temps qu’ils se servirent. Robespierre et Saint-Just, comme plus tard devait le faire Lénine, dénoncèrent les appétits de cette bureaucratie naissante et déjà envahissante.41
Albert Soboul, de son côté, montre (dans une étude encore inédite) comment les plus actifs et les plus conscients des sans-culottes des sections obtinrent des postes rétribués. Le souci de sauvegarder leurs intérêts personnels, désormais liés à ceux du pouvoir, leur fit acquérir une mentalité conformiste. Ils devinrent très vite des instruments dociles aux mains du pouvoir central. De militants ils se transformèrent en employés. Leur absorption par l’appareil de l’État, en même temps qu’elle affaiblit la démocratie au sein des sections, eut pour résultat une sclérose bureaucratique qui priva l’avant-garde populaire d’une bonne partie de ses cadres. Mais Soboul, dont l’attention est davantage attirée par la cohésion des forces montagnardes que par leurs conflits internes, n’a en vue que ceux des militants dont la promotion fit des serviteurs dociles du gouvernement révolutionnaire bourgeois. J’ai montré qu’un certain nombre d’entre eux, ceux que j’ai appelés les plébéiens hébertistes, entrèrent en conflit ouvert avec le Comité de salut public. Si leur attachement au droit bourgeois, à la propriété bourgeoise découlait de leurs convoitises mêmes, ils avaient cependant des intérêts particuliers à défendre contre la bourgeoisie révolutionnaire. Celle-ci, en effet, ne voulait leur abandonner qu’une part aussi restreinte que possible du gâteau : d’abord parce que cette énorme plèbe budgétivore coûtait très cher, ensuite parce que la bourgeoisie se méfiait de son origine et de ses attaches populaires et, surtout, du soutien obtenu démagogiquement des faubourgs aux fins d’occuper toutes les places, enfin parce que la bourgeoisie entendait conserver entre les mains de ses « techniciens » éprouvés le contrôle du gouvernement révolutionnaire. La lutte pour le pouvoir qui opposa les plébéiens aux techniciens fut des plus vives et elle fut, en fin de compte, tranchée par la guillotine. Certains secteurs importants, tels que le ministère de la Guerre, les fonds secrets, les fabrications de guerre etc. furent les enjeux de cette rivalité. La bataille pour les fabrications de guerre est particulièrement révélatrice car ici, déjà, deux modes antagonistes de gestion économique s’affrontent : la libre entreprise et ce qu’on appelle aujourd’hui le « capitalisme d’État ». Si les plébéiens étaient parvenus à leurs fins et si les fabrications de guerre avaient été nationalisées, comme ils le demandaient, une partie des bénéfices de la production, convoités et finalement accaparées par la bourgeoisie révolutionnaire, eût passé dans leurs poches.42 Je ne crois pas que Trotski, incomplètement informé, ait entièrement raison lorsqu’il affirme que le stalinisme « n’avait point de préhistoire », que la Révolution française n’a rien connu qui ressemblât à la bureaucratie soviétique, issue d’un parti révolutionnaire unique et puisant ses racines dans la propriété collective des moyens de production.43 Je pense, au contraire, que les plébéiens hébertistes annonçaient par plus d’un trait les bureaucrates russes de l’ère stalinienne.44 Mais, en 1793, malgré que leurs traits spécifiques fussent déjà relativement accusés, et que la part de pouvoir qu’ils s’attribuèrent n’était pas négligeable, ils ne purent l’emporter sur la bourgeoisie, qui était la classe la plus dynamique, la mieux organisée, la plus « compétente » et celle qui correspondait le mieux aux conditions objectives de l’époque ; et c’est finalement la bourgeoisie, non les plébéiens, qui opéra, à son profit exclusif, le « renforcement du pouvoir central ».
L’ « anarchie » déduite de la Révolution française
À peine la Révolution française avait-elle pris fin que les « théoriciens » d’avant-garde, comme on dirait aujourd’hui, se plongèrent avec une ardeur passionnée et une lucidité souvent remarquable dans l’analyse de son mécanisme et dans la recherche de ses enseignements. Leur attention se concentra essentiellement sur deux grands problèmes : celui de la « Révolution permanente » et celui de l’État. Ils découvrirent, d’abord, que la grande Révolution, du fait qu’elle n’avait été que bourgeoise, avait trahi les aspirations populaires et qu’elle devait être continuée jusqu’à la libération totale de l’homme. Ils en déduisirent, tous ensemble45, le socialisme. Cet aspect du problème a été exploré en détail dans mon livre et je n’y reviendrai pas ici. Mais certains d’entre eux découvrirent également que, dans la Révolution, un pouvoir populaire d’un nouveau genre, orienté de bas en haut, avait fait son apparition historique et qu’il avait finalement été supplanté par un appareil d’oppression de haut en has, puissamment reconstitué. Et ils se demandèrent avec angoisse comment le peuple pourrait à l’avenir éviter de se voir confisquer sa Révolution. Ils en déduisirent l’anarchie. Le premier qui, des 1794, entrevit ce problème fut l’Enragé Varlet. Dans une petite brochure publiée bien après Thermidor, il écrivit cette phrase prophétique : « Pour tout être qui raisonne, gouvernement et révolution sont incompatibles. » Et il accusa le « gouvernement Révolutionnaire » d’avoir, au nom du salut public, instauré une dictature ».46 Telle est la conclusion, écrivent les historiens de l’anarchisme, que le premier des Enrages tirait de 93, et cette conclusion est anarchiste ».47 Il y avait pourtant, dans cet éclair de génie, une erreur, que ces historiens omettent de relever. Bien que son camarade de combat, Jacques Roux, deux ans plus tôt, eût admis que dans les circonstances révolutionnaires on était « forcé de recourir à des mesures violentes »,48 Varlet ne sut pas distinguer entre la nécessité de la contrainte révolutionnaire, exercée par le peuple en armes sur les contre-révolutionnaires, et la dictature exercée pour une large part contre l’avant-garde populaire par la bourgeoisie révolutionnaire. Mais il y avait néanmoins dans son pamphlet une pensée profonde : une révolution menée par les masses et un pouvoir fort (contre les masses) sont deux choses incompatibles.49 Cette conclusion, les babouvistes la tirèrent à leur tour : « Les gouvernants, écrivit Babeuf, ne font des révolutions que pour toujours gouverner. Nous en voulons faire enfin une pour assurer à jamais le bonheur du peuple par la vraie démocratie. » Et Buonarroti, son disciple, prévoyant, avec une extraordinaire prescience, la confiscation des révolutions futures par de nouvelles « élites », ajoutait : « S’il se formait… dans l’État une classe exclusivement au fait des principes de l’art social, des lois et de l’administration, elle trouverait bientôt… le secret de se créer des distinctions et des privilèges. » Buonarroti en déduisait que seule la suppression radicale des inégalités sociales, que seul le communisme permettrait de débarrasser la société du fléau de l’État : « Un peuple sans propriété et sans les vices et les crimes qu’elle enfante… n’éprouverait pas le besoin du grand nombre de lois sous lesquelles gémissent les sociétés civilisées d’Europe ».50 Mais les babouvistes ne surent pas tirer toutes les conséquences de cette découverte. Isoleés des masses, ils se contredirent, comme on l’a vu, en réclamant, par ailleurs, la dictature d’un seul homme ou d’une « sage » élite, ce qui fera écrire, plus tard, à Proudhon que « la négation gouvernementale qui jeta une lueur, aussitôt étouffée, à travers les manifestations… des Enrages et des Hébertistes serait sortie des doctrines de Babeuf, si Babeuf avait su raisonner et déduire son propre principe ».51 C’est à Proudhon que revient le mérite historique d’avoir tireé de la Révolution française une analyse vraiment approfondie du problème de l’État. L’auteur de L’Idée générale de la Révolution au xixe siècle (1851)52 se livre, tout d’abord, à une critique de la démocratie bourgeoise et parlementaire, de la démocratie par en haut, de la démocratie par décrets. Il en dénonce la « supercherie ». Il s’en prend à Robespierre, adversaire avoué de la démocratie directe. Il souligne les insuffisances de la constitution démocratique de 1793, point de départ sans doute, mais compromis bâtard entre démocratie bourgeoise et démocratie directe, qui promettait tout au peuple en ne lui donnant rien et qui d’ailleurs, aussitôt promulguée, fut renvoyée aux calendes grecques. Et, pénétrant au cœur du problème, il déclare, après Varlet, qu’en proclamant la liberté des opinions, l’égalité devant la loi, la souveraineté du peuple, la subordination du pouvoir au pays, la Révolution a fait de la société et du gouvernement deux choses incompatibles ». Il affirme l’« incompatibilité absolue du pouvoir avec la liberté ». Et il prononce un fulgurant réquisitoire contre l’État : « Point d’autorité, point de gouvernement, même populaire : la Révolution est là… Le gouvernement du peuple sera toujours l’escamotage du peuple… Si la Révolution laisse subsister le Gouvernement quelque part, il reviendra partout. » Et il s’emporte contre « les plus hardis parmi les penseurs », les socialistes « autoritaires » qui, tout on admettant les méfaits de l’État, « en sont venus à dire que le Gouvernement était un fléau sans doute… mais que c’était un mal nécessaire ». « Voila pourquoi, ajoute-t-il,… les révolutions les plus émancipatrices… ont abouti constamment à un acte de foi et de soumission„ au pouvoir ; pourquoi toutes les révolutions n’ont servi qu’a reconstituer la tyrannie. » « Le peuple, au lieu d’un protecteur,… se donnait un tyran… Partout et toujours, le gouvernement, quelque populaire qu’il ait été à son origine,… après s’être montre quelque temps libéral,… est devenu peu à peu exceptionnel, exclusif ». La centralisation opérée à partir du décret du 4 décembre 1793, il la condamne avec une lucide rigueur. Cette centralisation, elle pouvait se comprendre sous l’ancienne monarchie, mais « sous prétexte de République une et indivisible, ôter au peuple la disposition de ses forces ;… traiter de fédéralistes, et comme tels désigner à la proscription, ceux qui réclament en faveur de la liberté et de la souveraineté locale : c’est mentir au véritable esprit de la Révolution française, à ses tendances les plus authentiques… Le système de la centralisation, qui a prévalu en 93…, n’est autre chose que celui de la féodalité transformée… Napoléon, qui y mit la dernière main, en a rendu témoignage. » Plus tard Bakounine, son disciple, lui fera écho : « Chose étrange, cette grande Révolution qui, pour la première fois dans l’histoire, avait proclamé la liberté, non plus du citoyen seulement, mais de l’homme, – se faisant l’héritière de la monarchie qu’elle tuait, avait ressuscité en même temps cette négation de toute liberté : la centralisation et l’omnipotence de l’État ».53Mais la pensée de Proudhon va plus loin et plus profond encore. Il appréhende que l’exercice de la démocratie directe, que les formules les plus ingénieuses en vue de promouvoir un authentique gouvernement du peuple par le peuple (confusion des pouvoirs législatif et exécutif, élection et révocabilité des fonctionnaires recrutés par le peuple dans son propre sein, contrôle populaire permanent), que ce système « irréprochable » en théorie ne « rencontre dans la pratique une difficulté insurmontable ». En effet, même dans cette hypothèse optima, l’incompatibilité entre la société et le pouvoir risque de subsister : « Si le peuple tout entier, à titre de souverain, passe gouvernement, on cherche en vain où seront les gouvernés… Si le peuple ainsi organisé pour le pouvoir, n’a effectivement plus rien au-dessus de lui, je demande ce qu’il a au-dessous ? » Il n’y a pas de milieu : il faut « ou travailler ou régner ». « Le peuple en masse passant à l’État, l’État n’a plus la moindre raison d’être, puisqu’il ne reste plus de peuple : l’équation du gouvernement donne pour résultat zéro ».
Comment sortir de cette contradiction, de ce « cercle infernal » ? Proudhon répond qu’il faut dissoudre le gouvernement dans l’organisation économique. « L’institution gouvernementale… a sa raison dans l’anarchie économique. La Révolution, faisant cesser cette anarchie et organisant les forces industrielles, la centralisation politique n’a plus de prétexte. » Cependant il y a dans Proudhon une grave lacune. Il attaque l’État dans l’abstrait. Son utopisme petit-bourgeois le rend incapable de définir comment et pourquoi l’État se dissoudra dans l’ « organisation économique ». Il se contente de quelques formules vagues telles que la « solidarité industrielle », le « règne des contrats ». Se cramponnant à la propriété privée, dans laquelle il croit trouver la garantie de la liberté, il est opposé, en principe, à la gestion collective54 et franchement hostile au communisme. C’est ici que le matérialisme historique de Marx éclaire et concrétise la critique proudhonienne de l’État : le pouvoir politique, c’est le pouvoir organisé d’une classe en vue de l’oppression d’une autre classe et seul le communisme, en supprimant les conditions de production bourgeoises, mettra fin à l’antagonisme de classes et, en conséquence, abolira l’État.55 Anarchistes et marxistes sont d’accord sur le dépérissement final de celui-ci.56 Cependant, les marxistes soutiennent que I’État ne pourra être aboli immédiatement après la Révolution prolétarienne, mais seulement au terme d’une période transitoire plus ou moins longue. Les libertaires ripostent que ressusciter l’État au lendemain de la prise de pouvoir par les travailleurs, c’est instaurer une nouvelle forme d’oppression. Entre ces deux antipodes, soumis, au surplus, dans la Première Internationale, à la pression opposée des bakouninistes et des blanquistes, la pensée de Marx et d’Engels oscille…
La tradition « jacobine »
C’est, ne l’oublions pas, dans la Révolution française, dans l’expérience de 1793-1794, que Proudhon avait puisé sa fulgurante diatribe contre la restauration de l’État. Et Bakounine, son disciple, souligne que leur pensée s’étant « nourrie d’une certaine théorie » qui « n’est autre que le système politique des Jacobins modifie plus ou moins à l’usage des socialistes révolutionnaires », « les ouvriers socialistes de la France » (« n’ont jamais voulu… comprendre » que « lorsque, au nom de la Révolution, on veut faire de l’État, ne fut-ce que de l’État provisoire, on fait…de la réaction et on travaille pour le despotisme ».57 Le désaccord entre marxistes et libertaires découle, dans une certaine mesure, du fait que les premiers n’envisagent pas toujours la Révolution française sous le même angle que les seconds. Deutscher a aperçu qu’il y a dans le bolchevisme un conflit entre deux esprits, l’esprit marxiste et l’esprit « jacobin », un conflit qui ne sera jamais complètement résolu, ni chez Lénine, ni chez Trotski lui-même.58 Dans le bolchevisme, on retrouve en effet, nous le verrons, des séquelles de jacobinisme plus accentuées que dans le marxisme originel. Mais je crois que le marxisme lui-même n’a jamais complètement surmonté une contradiction analogue. Il y a en lui une tournure d’esprit libertaire et il y a en lui une tournure d’esprit « jacobine » ou autoritaire.
Cette dualité prend, à mon avis, son origine, pour une large part, dans une appréciation parfois juste, mais parfois aussi erronée, du véritable contenu de la Révolution française. Les marxistes voient bien que celle-ci a trahi les aspirations populaires du fait même qu’elle a été, objectivement et dans ses résultats immédiats, une révolution bourgeoise. Mais, en même temps, il leur arrive d’être obnubilés par une application abusive de la conception matérialiste de l’histoire, qui leur fait parfois ne la considérer que sous l’angle et que dans les limites de la révolution bourgeoise. Ils ont raison, bien sûr, de souligner les traits relativement (bien qu’indiscutablement) progressifs de la révolution bourgeoise, mais ces traits (qu’au surplus même des libertaires tels que Bakounine et Kropotkine, sinon Proudhon, ont exaltés comme eux), il est des moments où ils les présentent de façon trop unilatérale, où ils les surestiment, où ils les idéalisent. Boris Nicolaïevski met certes exagérément l’accent, car il est menchevik, sur cette tendance du marxisme. Mais il y a quelque chose de vrai dans son analyse. Et l’ultragauchiste allemand de 1848, Gottschalk, n’avait pas entièrement tort de renâcler devant la perspective marxiste « d’échapper à l’enfer du Moyen Âge » pour se « précipiter volontairement dans le purgatoire » du capitalisme.59 Ce qu’Isaac Deutscher dit des marxistes russes d’avant 1917 (car, ô paradoxe, il y avait beaucoup de « menchévisme » chez ces « bolcheviks » !) est valable, je crois, dans une certaine mesure, pour les fondateurs mêmes du marxisme « Comme ils voyaient dans le capitalisme une étape sur le chemin qui menait du féodalisme au socialisme, ils exagéraient les avantages de cette étape, ses caractères progressifs, son influence civilisatrice… ».60 Si l’on confronte les nombreux passages des écrits de Marx et d’Engels concernant la Révolution française (dont j’ai donné, dans mon livre quelques extraits) force est de constater que tantôt ils aperçoivent et tantôt perdent de vue son caractère de « révolution permanente ». La révolution par en bas, ils la voient certes, mais seulement par éclipses.
Comme ont tendance à le faire, dans leur zèle, les disciples de tous les maîtres, j’ai eu le tort, dans mon livre, de présenter les vues de Marx et d’Engels sur la Révolution française comme une « synthèse » cohérente, de les « dogmatiser », alors qu’en réalité elles présentent des contradictions difficilement conciliables (et qui ne sont pas seulement dialectiques », c’est-à-dire reflétant des contradictions qui existent dans la nature). Pour donner un seul exemple (car il serait trop long de les récapituler ici) Marx n’hésite pas à présenter les humbles partisans de Jacques Roux et de Varlet dans les faubourgs comme les « représentants principaux » du mouvement révolutionnaire,61 mais il échappe à Engels d’écrire qu’au « prolétariat » de 1793 « pouvait, tout au plus, être apportée une aide d’en haut ».62 On comprend déjà mieux ce qu’il faut entendre par cet esprit « jacobin » dont parle Deutscher. À première vue, le terme est vide de sens, car qui pourrait dire ce qu’était au juste le « jacobinisme » en 1793 ? La lutte de classes (bien qu’encore embryonnaire) passait à travers la Société des Jacobins. Ses chefs étaient des bourgeois de gauche méfiants, au fond, à l’égard des masses populaires et dont l’objectif plus ou moins conscient était de ne pas dépasser les limites de la révolution bourgeoise. Les Jacobins du rang étaient des plébéiens qui, plus on moins consciemment, voulaient franchir ces limites. À la fin, les deux tendances antagonistes devinrent, du fait même de leur conflit ouvert, beaucoup plus conscientes et les Jacobins d’en haut envoyèrent à I’échafaud les Jacobins d’en bas (en attendant d’être jetés eux-mêmes sous le couperet par des bourgeois plus réactionnaires). Par « esprit jacobin », je crois qu’il faut entendre la tradition de la révolution bourgeoise, de la « dictature » par en haut de 1793, quelque peu idéalisée et insuffisamment différenciée de la « dictature » par en bas. Et, par extension, il faut entendre aussi la tradition du conspiratisme babouviste et blanquiste, qui emprunte à la révolution bourgeoise ses techniques dictatoriales et minoritaires pour les mettre au service d’une nouvelle révolution. On voit pourquoi les libertaires discernent dans le socialisme (ou communisme) du xixe siècle une certaine tendance « jacobine », « autoritaire », « gouvernementaliste », une propension au « culte de la discipline de l’État » héritée de Robespierre et des Jacobins, qu’ils définissent une « humeur bourgeoise », « un legs politique du révolutionnarisme bourgeois », a quoi ils opposent l’affirmation que « les Révolutions sociales de nos jours n’ont rien ou presque rien à imiter dans les procédés révolutionnaires des Jacobins de1793 ».63
Marx et Engels encourent, certes, beaucoup moins ce reproche que les autres courants socialistes, autoritaires et étatistes, du xixe siècle. Mais ils eurent eux-mêmes quelque peine à s’affranchir de la tradition jacobine. C’est ainsi, pour prendre un seul exemple, qu’ils ont été lents à se défaire du mythe « jacobin » de la « centralisation rigoureuse offerte en modèle par la France de 1793 ». Ils l’ont finalement rejeté, sous la pression des libertaires, mais non sans avoir trébuché, hésité, rectifié leur tir et, même dans leurs repentirs, fait encore fausse route.64 Ce flottement devait permettre à Lénine d’oublier les passages anticentralistes de leurs écrits – notamment une mise au point faite par Engels en l885 et que j’ai cité dans mon livre65 – pour ne retenir que « les faits cités par Engels et concernant la République française, centralisée, de 1792 à 1799 » et pour baptiser Marx un « centraliste » !66 Sur les bolcheviks russes, en effet, l’emprise « jacobine » est encore plus accentuée que sur les fondateurs du marxisme. Et, pour une large part, cette déviation prend son origine dans une interprétation parfois inexacte et unilatérale de la révolution française. Lénine, certes, a assez bien aperçu son aspect de « révolution permanente ». Il a montré que le mouvement populaire (qu’il appelle improprement « révolution démocratique bourgeoise ») a été loin d’atteindre en l794 ses objectifs et qu’il n’y parviendra, en fait, qu’en l87l.67Si la victoire complète n’a pas été remportée dès la fin du xviiie siècle, c’est parce que les « bases matérielles du socialisme » faisaient encore défaut.68 Le régime bourgeois n’est progressif que par rapport à l’autocratie qui l’a précédé, que comme forme dernière de domination et « l’arène la plus commode pour la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie ».69 Seul le prolétariat est capable de pousser la révolution jusqu’à son terme « car il va beaucoup plus loin que la révolution démocratique ».70 Mais, par ailleurs, Lénine a longtemps rejeté la conception de la révolution permanente et soutenu que le prolétariat russe devrait, après la conquête du pouvoir, se limiter volontairement à un régime de démocratie bourgeoise. C’est pourquoi il a souvent tendance à surestimer l’héritage de la Révolution française, affirmant qu’il restera « peut-être à jamais le modèle de certaines méthodes révolutionnaires » et que les historiens du prolétariat, doivent voir dans le jacobinisme « un des points culminants que la classe opprimée atteint dans la lutte pour son émancipation », les « meilleurs exemples de révolution démocratique ».71 C’est pourquoi il idéalise Danton72 et n’hésite pas a se proclamer lui-même un « Jacobin ».73 Les attitudes jacobines de Lénine lui attirèrent, en 1904, une vive réplique du jeune Trotski. Pour ce dernier (qui ne s’était pas encore rallié au bolchevisme), le jacobinisme, « c’est le degré maximum de radicalisme qui puisse être fourni par la société bourgeoise ». Les révolutionnaires modernes doivent se défendre du jacobinisme au moins autant que du réformisme. Jacobinisme et socialisme prolétarien sont « deux mondes, deux doctrines, deux tactiques, deux psychologies séparées par un abîme ». Si tous deux sont intransigeants, leurs intransigeances sont qualitativement différentes. La tentative pour introduire les méthodes jacobines dans le mouvement de classe du prolétariat, dans les révolutions prolétariennes du xxe siècle, ce n’est pas autre chose que de l’opportunisme. Elle exprime, au même titre que le réformisme, « une tendance à lier le prolétariat à une idéologie, une tactique et finalement une psychologie étrangère et ennemie de ses intérêts de classe ». À quoi bon, demandait le jeune Trotski, ajouter au mot « Jacobin », comme le faisait Lénine, le correctif « lié indissolublement a l’organisation du prolétariat » si l’on conservait en même temps une psychologie jacobine de défiance envers les masses ? Sans doute le stade du « jacobinisme » ou « blanquisme » correspondait-il à l’état arriéré de la Russie. Mais, continuait Trotski, « il n’y a pas de quoi être fiers si, par suite de notre retard politique, nous en sommes encore au jacobinisme ».74 Ce sont pourtant les méthodes révolutionnaires bourgeoises et jacobines75 découlant de ce « retard politique » de la Russie et reposant « sur de vieilles traditions, sur une routine périmées »76 qui plus tard seront imposées en bloc comme un dogme au prolétariat mondial…
Vers une synthèse
En conclusion, la Révolution française a été la source de deux grands courants de pensée socialiste qui, à travers tout le xixe siècle, se sont perpétués jusqu’à nos jours un courant jacobin autoritaire et un courant libertaire. L’un, d’« humeur bourgeoise », oriente de haut en bas, est surtout préoccupé d’efficacité révolutionnaire et veut tenir surtout compte de la « nécessité », l’autre, d’esprit essentiellement prolétarien, oriente de bas en haut, met au premier plan la sauvegarde de la liberté. Entre ces deux courants de nombreux compromis, plus ou moins boiteux, ont déjà été élaborés. Le collectivisme libertaire de Bakounine essayait de concilier Proudhon et Marx. Le marxisme s’efforça de trouver, dans la Première Internationale, un moyen terme entre Blanqui et Bakounine. La Commune de 1871 fut une synthèse, empirique de jacobinisme et de fédéralisme. Lénine lui-même, dans l’État et la Révolution , est partagé entre l’anarchisme et le communisme d’État, entre la spontanéité des masses et la « discipline de fer » du jacobinisme. Pourtant la véritable synthèse de ces deux courants reste à faire. Comme l’écrit H. E. Kaminski, elle est non seulement nécessaire, mais inévitable. « L’histoire… construit ses compromis elle-même ».77 La dégénérescence de la Révolution russe, l’effondrement et la banqueroute historique du stalinisme la mettent, plus que jamais, à l’ordre du jour. Elle seule nous permettra de refaire notre bagage d’idées et d’éviter à tout jamais que nos révolutions soient confisquées par de nouveaux « Jacobins » disposant de blindés en comparaison desquels la guillotine de 1793 fait figure de joujou.
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à voir aussi
références
⇧1 | Lire Claude Guillon, « “Une histoire de la Révolution française”… Pour quoi faire ? », http://unsansculotte.wordpress.com/2013/05/13/une-histoire-de-la-revolution-francaise-pour-quoi-faire/ |
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⇧2 | Edgar Quinet, La Révolution, Lacroix, 1865, I, p. 8. |
⇧3 | La Lutte de classes sous la Première République, 2 vol., Gallimard, 1946. |
⇧4 | Times, Literary Supplement, 15 novembre 1946. |
⇧5 | Kropotkine, La Grande Révolution, 1909, p. 745. La plupart des historiens de la pensée socialiste ont eu le tort de ne pas souligner suffisamment que ces courants de pensée sont nés non seulement dans le cerveau des idéologues du xixe siècle (eux-mêmes héritiers des philosophes du xviiie siècle), mais aussi dans l’expérience vivante de la lutte des classes, en particulier celle de 1793. Cette lacune est particulièrement visible dans le chapitre sur la Révolution française par lequel G. D. H. Cole ouvre sa monumentale histoire de la pensée socialiste. (A History of Socialist Thought, 1953, I, pp. 11-22.). |
⇧6 | Boris Souvarine, Staline, l935, p. 265 ; Erich Wollenberg, The Red Army, 2e édit., Londres, 1940, p. 78-80 ; Isaac Deutscher, Staline, 1953, p. 7. |
⇧7 | Albert Soboul, « Classes et lutte de classes sous la Révolution française », Pensée, janvier-février l954. |
⇧8 | Voir, entre autres, Marc-Antoine Jullien à la Société populaire de La Rochelle, 5 mars 1793 dans Édouard Lockroy, Une mission en Vendée, 1893, p. 245, 248 (D. G., l, p. 177-178). |
⇧9 | VoirPaul Sainte-Claire Deville, La Commune de l’an II, Plon, 1946. |
⇧10 | Afin de ne pas me répéter, je m’abstiens ici d’exposer un autre aspect de la démocratie directe et communale de 1793 : la fédération, n’ayant rien à ajouter à ce que j’en ai dit dans mon livre (I, p. 34-37). Je voudrais pourtant préciser que c’est à cette source que Proudhon puis Bakounine ont puisé leur fédéralisme libertaire. |
⇧11 | Pierre Caron, Paris pendant la Terreur, 6 volumes. |
⇧12 | Ibid., p. l2. |
⇧13 | D. G. II, p 74. |
⇧14 | Lockroy, op. cit., p. 45, 57. |
⇧15 | Augustin Cochin, La Révolution et la libre pensée, 1924. |
⇧16 | D. G., I, p. 37-41. Cette section n’a pas été du goût de certains anarchistes (voir Le Libertaire, 3 janvier l947). |
⇧17 | Karl Kautsky, La Dictature du prolétariat, Vienne, 1918 ; – du même Materialistische Geschichtsaufassung, 1927, II, p. 4é9 ; – Voir Lénine, La Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, 1918, ed. l92é, p. 11. |
⇧18 | Ainsi, dans sa « Critique du programme d’Erfurt », l89l, Engels écrit que la République démocratique est « la forme spécifique de la dictature du prolétariat, comme l’a déjà montré la grande Révolution française ». |
⇧19 | D. G., I, p. 35-3é6 20. Ibid., p. 39. |
⇧20 | Saint-Just ayant proposé que le pouvoir fut concentré entre les mains de Robespierre, la perspective d’une dictature personnelle suscita un tollé parmi ses collègues, et Robert Lindet se serait écrié : « Nous n’avons pas fait la Révolution au profit d’un seul. » (D. G., II ; p. 273-27é). |
⇧21 | Cit. par D. G., I, p. 23. |
⇧22 | Bakounine, article dans L’Égalité du 26 juin l869 dans Mémoire de la Fédération jurassienne, Sonvillier, l873, annexe ; Œuvres (éd. Stock) IV, p. 344 ; – « Programme de l’Organisation révolutionnaire des Frères internationaux » dans L’Alliance internationale de la démocratie socialiste et l’Association internationale des travailleurs, Londres-Hambourg, 1873. Cependant, Bakounine admet que pour « diriger » la Révolution, une « dictature collective » des révolutionnaires est nécessaire, mais une « dictature sans écharpe, sans titre, sans droit officiel, et d’autant plus puissante qu’elle n’aura aucune des apparences du pouvoir » (lettre à Albert Richard, l870, dans Richard, Bakounine et l’Internationale, éd Lyon, l896). |
⇧23 | Philippe Buonarroti, Conspiration pour l’Égalité dite de Babeuf, l828, l, p. 93, l34, l39, l40 (D. G., l, p. 40). |
⇧24 | Kautsky, La dictature…, cit. – Préface de V. P. Volguine aux Textes choisis de Blanqui, l955, p. 20, 41. |
⇧25 | Voir les Cahiers du bolchevisme, 14 mars l933, p. 45l. |
⇧26 | Marx, La Lutte des classes en France, l850, éd. Schleicher, l900, p. 147. |
⇧27 | Maximilien Rubel, Pages choisies de Marx, l948, p. L. note et 224-225. |
⇧28 | Voir Léon Trotsky, Nos taches politiques, Genève, l904 (en russe), quelques extraits dans Deutscher, The Prophet Armed, Trotsky : I879-1921, New York et Londres, l954, p. 88-97. Il convient de préciser que la pensée de Lénine, par la suite, oscillera entre une conception blanquiste et une conception plus démocratique de la « dictature du prolétariat ». |
⇧29 | VoirProudhon, Idée générale de la Révolution au xixe siècle, 1851 (Œuvres complètes, Rivière), p. 126-127 ; Deutscher, op. cit., p. 8-9 (d’après Albert Sorel). |
⇧30 | D. G., II, p. l-l6. |
⇧31 | Georges Lefebvre, Annales historiques…, avril-juin l947, p. l75. |
⇧32 | Albert Soboul, « Robespierre and the Popular Movement of l793-1794 » dans Past and Present, mai l954, p. 6. |
⇧33 | Georges Guy-Grand, La Démocratie et l’après-guerre, l922, p. 230. |
⇧34 | Lefebvre, op. cit., p. l77. |
⇧35 | D. G., I, p. 347, II, p. 22-23. |
⇧36 | Aujourd’hui, de même, les critiques les plus sévères de la dictature stalinienne ne contestent pas que des techniques analogues ont fait de l’URSS, notamment sur le plan atomique, une des deux plus grandes puissances du monde. |
⇧37 | D. G., II, p. 22-23. |
⇧38 | D. G. l, p. l85, l88, 223. |
⇧39 | D. G. II, p. 3-7. |
⇧40 | Georges Lefebvre, Etudes sur la Révolution française, l954, p. 21. |
⇧41 | D. G., I, p. 25l-256. |
⇧42 | D. G., I, p. 255, 326 ; II, p. l25-l28. |
⇧43 | Trotsky, Staline, l948, p. 485, 556, 559-560. |
⇧44 | De même, sur le plan militaire, une fois éliminés les généraux d’ancien régime, traîtres à la Révolution, celle-ci fit surgir, à côté des généraux sans-culottes, dévoués mais souvent incompétents, un nouveau type de jeunes chefs sortis du rang, capables mais dévorés d’ambition, et qui, plus tard, se feront les instruments de la réaction et de la dictature militaire. Dans une certaine mesure, ces futurs maréchaux d’Empire sont la préfiguration des maréchaux soviétiques (D. G., I, p. 229-230.). |
⇧45 | On retrouve l’expression « révolution permanente » sous la plume de Bakounine, comme sous celle de Blanqui et de Marx. |
⇧46 | Varlet, L’Explosion, l5 vendémiaire an III (D. G., II, p. 59). |
⇧47 | Alain Sergent et Claude Harmel, Histoire de l’anarchie, l949, p. 82. |
⇧48 | Jacques Roux, Publiciste de la République française, n° 265 (D. G., I, p. 85). |
⇧49 | D. G., II, p. 59. |
⇧50 | Babeuf, Tribun du Peuple, II, 294, l3 avril l796 ; – Buonarroti, op. cit., p. 264-266 (D. G., II, p. 347-348). 53. |
⇧51 | Proudhon, Idée générale…, p. l95. |
⇧52 | « Du principe d’autorité », p. l77-236. |
⇧53 | Bakounine, Œuvres, I, II. |
⇧54 | Toutefois, Proudhon admet la gestion collective des « grands instruments de travail » tels que « entre autres, les chemins de fer » (Idée générale…, op. cit., p. l75). Bakounine, bien que disciple de Proudhon, se ralliera, lui, contre les proudhoniens, au collectivisme de la Première Internationale (congrès de Bruxelles, l868). Toutefois, il répudiera toujours le « communisme d’État ». |
⇧55 | Manifeste communiste, l847, Ed. Costes, l953, p. 96-97 ; – Marx, Neue Rheinische Zeitung, l850, dans Pages choisies, Ed. Rubel, l948, p. l70. |
⇧56 | Bakounine, Œuvres, IV, p. 250 ; – Les Prétendues Scissions de l’Internationale, Londres, 5 mars l872, p. 49 ; – James Guillaume, L’Internationale, II, l907, p. 298. |
⇧57 | Bakounine, Œuvres, II, p. 108, 232, – Il en a été de même pour les socialistes allemands : Rudolf Rocker a souligné (dans son Johann Most, Berlin, l924, p. 53) combien Wilhelm Liebknecht fut « influencé par les idées des vieux Jacobins communistes ». |
⇧58 | Deutscher, The Prophet, op. cit., p. 95. |
⇧59 | Boris Nicolaïevski, Karl Marx, l937, p. l46, 158. |
⇧60 | Deutscher, Staline, op. cit., p. 39 ; – Voir également Sir John Maynard, Russia in flux, New York, l955, p. 118. |
⇧61 | Marx, la Sainte Famille, Œuvres Philosophiques (Costes) II, p. 213. |
⇧62 | Engels, Anti-Duhring, l878, (Costes) III, p. 8. |
⇧63 | Proudhon, Idée générale…, op. cit., p. 234-323 ; – Bakounine, Œuvres, II, p. 108, 228, 296, 361-362 ; Œuvres,VI, p. 257. |
⇧64 | Engels, Karl Marx devant les jurés de Cologne (Ed. Costes), p. 247 et note ; – Marx, Dix-Huit Brumaire de Louis-Bonaparte (Ed. Schleicher), p. 342-344 ; – Marx, Guerre civile…, op. cit., p. l6, 46, 49 ; – Engels, « Critique du programme d’Erfurt », op. cit. |
⇧65 | D. G., II, p. 4. |
⇧66 | Lénine, L’État et la Révolution, 1917, « Petite Bibliothèque Lénine », 1933, p. 62, 84-85. |
⇧67 | Lénine, Pages choisies, Ed. Pascal, II, p. 372-373. |
⇧68 | Lénine, Œuvres (en français), XX, p. 640. |
⇧69 | Pages…, II, p. 93. |
⇧70 | Ibid., II, p. 115-116. |
⇧71 | Pages…, II, p. 296 ; – Œuvres, XX, p. 640. |
⇧72 | Pages…, III, p. 339. |
⇧73 | Œuvres, XX, p. é40 ; – Pages…, I, p. 192 (1904). |
⇧74 | Trotsky, Nos taches politiques, op. cit. |
⇧75 | Rosa Luxembourg, La Révolution russe, 1918, éd. française, l937, p. 27. |
⇧76 | Voline, La Révolution inconnue (1917-1921), l947, p. l54-l56, 2l2. |
⇧77 | 83. H. E. Kaminski, Bakounine, 1938, p. l7. |