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L. Mathieu, Columbo, la lutte des classes ce soir à la télé, Paris, Textuel, septembre 2013, 144 pages. 

 

Classe contre classe

Un meurtre a été commis. Un policier est dépêché sur le lieu du crime. Il récolte des indices, recueille des témoignages, identifie des suspects, bref mène l’enquête. À l’issue de celle-ci, il confond le coupable en détruisant son alibi et en révélant les motivations de son geste. L’arrestation du meurtrier, prélude à son jugement et à sa punition, rétablit la stabilité d’un ordre social un temps menacé par le crime.

Telles sont, schématiquement résumées, les étapes d’une intrigue policière classique.

Sauf que…

Sauf que le policier est mal réveillé ; mal rasé, décoiffé, hagard, il erre sur la scène du crime en quête d’un café et d’un cendrier où écraser son cigare. Ou bien arrive chargé d’un sac de provisions d’où il tire des bananes qu’il distribue généreusement aux autres policiers présents. Ou fait sur les fesses une chute de plusieurs mètres dans le ravin où un cadavre incarcéré dans une épave de voiture vient d’être découvert. Ou encore s’extasie devant un nouveau modèle de machine à écrire, dédaignant le corps du patron de cabaret fraîchement abattu qui gît sur la moquette du bureau. Et s’il demande qu’on lui montre l’arme du crime — un cric — c’est surtout pour pouvoir casser contre lui la coquille de l’œuf dur qu’il vient de sortir de sa poche1.

Sauf que l’assassin est un individu supérieurement intelligent, qui a organisé son forfait de telle sorte que plusieurs témoins l’innocenteront en attestant l’avoir vu à l’heure du crime. Sauf qu’il a non seulement pris soin de masquer toutes les traces de son passage sur le lieu du meurtre mais en a délibérément laissé d’autres qui orienteront l’enquête sur une fausse piste. Sauf qu’il est immensément riche, célèbre, puissant, raffiné et brillant, et qu’il pense n’avoir rien à craindre du policier en imperméable qui paraît quelque peu désemparé devant l’intrigue qu’il est chargé de dénouer. D’ailleurs, ce dernier ne cesse de répéter que quelque chose le tracasse…

 

La domination et son retournement

On aura immédiatement reconnu le début d’un épisode de la série télévisée américaine Columbo. Celle-ci tient en effet une large part de son originalité, et de sa popularité, à la manière dont elle s’écarte des conventions de l’intrigue policière. Il s’agit bien d’un écart, et non d’une rupture ou d’une transgression, puisque les éléments de base du récit policier sont bien présents dans chaque épisode, à savoir un crime commis par un assassin qu’un enquêteur doit démasquer au moyen de ses capacités déductives et d’un faisceau d’indices. L’écart réside avant tout dans l’organisation de ces éléments. L’enjeu n’est pas de découvrir qui est l’assassin au terme de l’enquête. L’identité comme les motivations du criminel sont connues d’emblée puisque chaque épisode s’ouvre sur la conception et la réalisation — méticuleuses — du meurtre. L’enjeu est au contraire de suivre comment le policier va identifier et confondre le coupable en décelant une faille dans un dispositif qui a tous les traits du crime parfait2. Et si la résolution de l’enquête tient le spectateur en haleine, c’est que c’est l’asymétrie qui définit les rapports qui se tissent au fil de l’épisode entre l’assassin et le policier.

C’est plus précisément la domination qui caractérise les relations qui s’établissent progressivement entre les deux principaux protagonistes de chaque épisode. Les assassins de Columbo sont toujours des dominants sur un ensemble de plans qui, souvent, se cumulent : ils sont (très) riches, célèbres (vedettes du petit écran, stars du cinéma, artistes cotés, auteurs de best-sellers…), puissants (politiciens, dirigeants d’entreprise, officiers, scientifiques…), séduisants, élégants, raffinés, modernes… Qu’il s’agisse d’homme ou de femmes, le meurtrier en impose à un policier dont l’attitude première est faite de déférence et d’admiration.

C’est que le lieutenant Columbo est à l’inverse un individu des plus ordinaires, voire quelque peu pitoyable. Son train de vie est de toute évidence modeste : sa voiture est une antiquité qui menace ruine, sa garde-robe se résume aux éternels mêmes costume et imperméable, et il a parfois du mal à faire face à certaines dépenses que lui impose le déroulement de son enquête. Son alimentation privilégie les plats populaires, ses loisirs sont limités et centrés sur la vie familiale : promener son chien (un basset qu’il doit souvent porter), regarder la télévision avec son épouse, fréquenter ses nombreux beaux-frères et neveux… Il n’est en outre guère séduisant, rien en lui n’évoque l’homme d’action et il se révèle extrêmement maladroit et gaffeur.

L’expression de la domination dans les interactions entre le criminel et le policier fait tout le sel du récit. Les dominants sont arrogants et sûrs de leur pouvoir, et font preuve de condescendance, voire de mépris, à l’égard du lieutenant qui leur apparaît à première vue intimidé et démuni. Mais les dominants sont piégés par leur domination : trop certains d’avoir commis le crime parfait, ils sous-estiment les capacités de Columbo qui parvient toujours à identifier la faille dans la manière dont ils ont perpétré leur meurtre. C’est ce renversement de la domination, attendu tout au long de l’épisode et qui en constitue l’achèvement, qui produit la jubilation du spectateur : le lieutenant brouillon et gaffeur se révèle finalement bien plus malin que les dominants dont la supériorité apparaît illégitime, puisqu’entachée par le crime.

Ce renversement final de la domination a tous les traits d’une revanche de classe. Car telle est la lecture, « marxiste » si l’on veut mais plus exactement « bourdieusienne », que ce livre entend proposer de Columbo3. Si chacun des 69 épisodes que compte la série s’organise autour de la confrontation de deux individus inégaux, ceux-ci sont aussi des incarnations de classes sociales spécifiques, et c’est d’un affrontement de classe que l’intrigue livre une expression exacerbée. Cet affrontement voit plus exactement s’opposer la petite fonction publique, incarnée par le modeste lieutenant, à différentes fractions de la classe dominante américaine, et plus spécifiquement californienne. Mais il faut ici apporter une précision importante. Certes, les assassins de Columbo disposent tous d’imposantes ressources économiques dont témoignent, notamment, la magnificence de leurs habitations ou le luxe de leurs voitures. Mais ils bénéficient aussi de compétences culturelles impressionnantes, d’une très large notoriété ou d’un irrésistible pouvoir sur différents subordonnés. La domination et l’affrontement de classe ne s’expriment pas, autrement dit, sur le seul plan de la richesse économique ; celui-ci est en quelque sorte médiatisé ou transposé sur le registre davantage symbolique des styles de vie. C’est dans ce registre, en effet, que s’exprime de la manière la plus savoureuse l’opposition entre des assassins raffinés et cultivés et un policier dont le mauvais goût s’étale honteusement au fil de leur confrontation. La Distinction, cet ouvrage désormais classique que Pierre Bourdieu a consacré à l’espace des styles de vie, constituera à ce titre une importante ressource pour l’étude que nous entendons conduire4.

Une appréhension de Columbo en termes de lutte des classes a pourtant été contestée par l’un de ses exégètes américains, Mark Dawidziak, qui s’appuie sur les propos de Peter Falk lui-même. Selon l’interprète du lieutenant, celui-ci « n’a rien contre les riches. Il manifeste même des regrets au moment d’arrêter l’assassin, comme s’il se disait “voilà un homme qui possède une splendide maison, une garde-robe superbe, qui s’exprime avec recherche, qui a bénéficié d’une bonne éducation. C’est vraiment terrible qu’il ait pu faire cela” »5. Le constat est tout à fait pertinent : à de très rares exceptions près, Columbo ne fait jamais preuve d’hostilité à l’égard des meurtriers. Il témoigne au contraire d’une politesse et d’un respect constants à leur égard, et c’est presque en s’excusant qu’il leur signifie leur arrestation. Mais que la confrontation entre les coupables et le lieutenant reste toujours feutrée et policée, et que Columbo ne définisse pas les assassins comme des ennemis de classe, n’empêche pas que ce soit en ces termes que le public puisse percevoir leur affrontement. La mise en scène des écarts sociaux abyssaux qui les séparent y invite, et c’est selon nous une des clés de la popularité de la série.

On pourra également faire remarquer que cette attention aux différences de classe est en grande partie inhérente au genre policier lui-même, dont une des spécificités est de définir socialement ses personnages. Sherlock Holmes est ainsi le détective des « maîtres » de la société victorienne qu’il protège des menées troubles et autres malfaisances d’individus issus des classes inférieures parmi lesquels se recrutent, de manière privilégiée, leurs propres domestiques6. Les intrigues des romans d’Agatha Christie se déroulent le plus souvent au sein de la gentry britannique, et leurs protagonistes évoluent dans le confort douillet de leurs vieux cottages ou dans les hôtels et les wagons de luxe de leurs voyages d’agrément. Les enquêtes du commissaire Maigret ont plus rarement pour cadre la haute société et plus fréquemment les classes populaires ou la petite bourgeoisie, dont le policier est lui-même issu et dont il a conservé les goûts et le mode de vie. Surtout, chacun des personnages des romans de Simenon, qu’il soit victime ou coupable, y est socialement situé et d’une certaine manière stylisé7. Dans une toute autre tradition littéraire, le roman noir américain s’est fait porteur d’une virulente critique sociale dont l’œuvre de Dashiell Hammett (lui-même condamné pour sympathies communistes pendant le maccarthisme) reste un des plus vivants témoignages. Cette veine a directement inspiré le « néo-polar » français qui, depuis les années 1970 et dans le sillage de Jean-Patrick Manchette, se veut porteur d’une critique de l’ordre politique et social héritée de l’humeur soixante-huitarde de nombre de ses auteurs8. Sur ce plan encore, Columbo ne déroge pas aux codes du récit policier classique mais s’y ajuste sur un mode décalé et largement parodique. Cela n’empêche pas la série d’être, à sa manière, porteuse d’une critique acérée des expressions symboliques de la domination sociale. C’est en tout cas ce que nous tenterons de démontrer dans cet ouvrage.

 

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références

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1 Respectivement dans les épisodes La Griffe du crime (1997), Dites-le avec des fleurs (1972), Tout n’est qu’illusion (1976) et Le Spécialiste (1973). On trouvera en annexe la liste des épisodes de Columbo.
2 Columbo relève ainsi du type « A2 » (« x est connu depuis le début par le lecteur » — ici le téléspectateur — mais pas par la police, pour qui il s’agit de le démasquer) dans la modélisation des structures du récit policier proposée par François Le Lionnais dans Oulipo, La Littérature potentielle, Paris, Gallimard, 1973, p. 62.
3 Celle-ci n’est bien sûr pas la seule possible. Voir par exemple les pistes sémiologique et psychanalytique esquissées respectivement par Umberto Eco, « Innovation et répétition : entre esthétique moderne et post-moderne », Réseaux, n° 68, 1994, p. 9-26 et Guillaume Soulez, « La double répétition », Mise au point, n° 3, 2011 (en ligne).
4 Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979. Si, par sa date de parution, cet ouvrage s’applique bien à la période (les années 1970) de production de la première série de Columbo, la transposition d’une étude des styles de vie français à la situation américaine peut soulever de légitimes objections. Outre la relative similarité des modes de vie (et de consommation) dans ces deux pays industrialisés, le rapprochement peut cependant se justifier en partie par le fait que c’est au travers des schèmes de perception propres à l’espace des styles de vie français que Columbo a été accueillie, et appréciée, en France. Ajoutons que la fiction télévisée livre une représentation stylisée (et par conséquent efficace du point de vue comique) de goûts et de pratiques dont les études sociologiques postérieures à celle de Bourdieu ont montré qu’elles étaient davantage pluralistes (voir notamment Bernard Lahire, La Culture des individus, Paris, La Découverte, 2004 et Philippe Coulangeon, Julien Duval (dir.), Trente après La Distinction de Pierre Bourdieu, Paris, La Découverte, 2013).
5 Mark Dawidziak, Dossier Columbo, Amiens, Encrage, 1991, p.12. Les inclinations politiques des créateurs de la série nous sont inconnues, mais on notera que ceux-ci, Richard Levinson et William Link ont, au cours des années 1960 et 1970, traité dans leurs scénarios de « questions de société » très sensibles dans les États-Unis de l’époque telles que les relations interaciales et le racisme, l’homosexualité, l’antimilitarisme, la détention d’armes à feu ou les usages politiques des avancées scientifiques (ibid., p. 19). Ancien étudiant en science politique, Peter Falk raconte pour sa part avoir visité la Yougoslavie à l’occasion de la rupture des relations Staline-Tito (et y avoir travaillé à la construction d’un chemin de fer) et s’être syndiqué lorsqu’il travaillait comme cuisinier (Peter Falk, Juste une dernière chose…, Paris, M. Lafon, 2006). Si cela ne permet pas d’identifier précisément des options politiques qui ont par ailleurs pu évoluer au fil du temps, cela permet toutefois de supposer une sensibilité « de gauche » ou « libérale » (au sens américain du terme). On remarquera également que la série est née dans un contexte, celui des années 1970, qui assiste à la diffusion de l’humeur critique portée par les mouvements sociaux (ceux des Noirs, étudiants, féministes, pacifistes, etc.) des années précédentes et qu’elle s’interrompt pendant les années de regain du conservatisme sous les deux mandats de Ronald Reagan.
6 Luc Boltanski, « Une étude en noir », Tracés, n° 20, 2011, p. 49-73.
7 Philippe Corcuff, Lison Fleury, « Profondeurs du social et critique politique. Hypothèses comparatives sur Maigret et le néo-polar », Mouvements, n° 15-16, 2001, p. 28-34.
8 Annie Collovald, Érik Neveu, « Le “néo-polar”. Du gauchisme politique au gauchisme littéraire », Sociétés et représentations, n° 11, 2001, p. 77-93, et Elfriede Müller, Alexander Ruoff, Le Polar français. Crime et histoire, Paris, La Fabrique, 2002.