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C’est indéniable : le recul politique de Bouteflika face au mouvement de contestation populaire est une victoire. Victoire, d’abord, de la dignité. « Yes, we can ! », disaient les Africains-Américains après l’élection historique d’un président issu de la communauté noire, même si la victoire n’avait valeur que de symbole, et pas davantage.

Cette victoire du peuple algérien revêt donc, avant tout, une telle valeur symbolique. C’est une victoire qui permet aux Algériens et Algériennes de sortir du temps où régnaient la peur et le défaitisme et de cheminer vers un temps qu’ils savent désormais pouvoir maitriser et vers une histoire nouvelle qu’elles et ils se savent capables d’écrire.

Politiquement, c’est une bataille victorieuse. Elle se situe au niveau des consciences, mais elle a sa valeur politique. Le régime, en crise latente depuis un certain temps, et sentant sa fin proche, projetait de se construire une nouvelle légitimité en faisant réélire Bouteflika. Il pensait que l’emprise bonapartiste qu’il exerçait sur le pays pouvait encore tenir. Le but était de continuer à diriger un processus de réforme exigé par la poussée économique néolibérale et par les différentes oppositions qui ont émergé dans la société.

Aveuglé par un règne de vingt ans sans partage et sans alternance, même formelle, ce pouvoir a toutefois sous-estimé le ras le bol des Algériennes et des Algériens, une erreur d’appréciation majeure. Confronté à la première déferlante de la rue, il a fait une première concession en proposant une prolongation d’une année du pouvoir de Bouteflika, mais après un scrutin qui le légitimerait sous la forme d’un plébiscite.

Après une deuxième déferlante populaire, encore plus grande que la précédente, il fait une deuxième concession en annulant l’élection présidentielle tout en maintenant sa volonté de diriger le processus de réformes annoncées. Il se donne arbitrairement une prolongation d’une année pour gérer une transition et une recomposition du sérail bureaucratique au pouvoir sans heurt. Mais la protestation populaire n’est toujours pas satisfaite. Elle exige le départ de Bouteflika et son régime.

 

La pression des ultralibéraux

Dans la forme, il est clair qu’en maintenant le président en fonction, et malgré l’annulation du scrutin présidentiel, le régime garde la main sur ce « processus de transition ». Mais il perd la légitimité qu’il comptait reconquérir au moyen de l’élection présidentielle du 19 avril. Il se met ainsi en porte à faux avec sa propre légalité. C’est un « mini-coup d’état » à façade civile, une sorte d’état d’exception.

Ce type de transition « de velours », qui vise à éviter une transition radicale et révolutionnaire, est en réalité souhaité, voire réclamé, par certains milieux médiatiques néolibéraux, avec la caution des puissances impérialistes et régionales. Le discours radical, dans la forme, de ce milieu exprime les intérêts de la nouvelle « oligarchie ». Il surfe sur la radicalité et l’ampleur de la protestation et les reculs du pouvoir pour prétendre à une place de choix dans la direction de ce processus de « réforme ».

Sous la pression de « la rue », une partie de ces forces sociales réclame la démission de Bouteflika, qui n’est que le cache-sexe de la seule force organisée du pays, à savoir l’armée – et cela, disent-ils, afin de placer cette dernière « devant ses responsabilités ». Car l’objectif est de légitimer une « structure transitoire » différente de celle proposée par le pouvoir, et qui pourrait être acceptée par la population en mouvement avant que celle-ci ne puisse atteindre un niveau d’organisation capable qui lui permettrait de diriger elle-même ce processus.

La composition du nouveau gouvernement n’est d’aucune signification. Autrement dit, il ne faut « miser » ni sur Nourredine Bedoui, le nouveau premier ministre soi-disant « neutre » sur le plan partisan, mais néanmoins ex-ministre de l’intérieur, donc lié à l’appareil policier, ni sur toute autre équipe gouvernementale placée sous l’autorité de Bouteflika, ni sur une opposition autoproclamée, qui se donne des semblants de « comité de sages » ou de représentation de la « société civile ».

Il s’agit de construire un projet en partant de cet élan populaire spontané.  Les changements se construisent dans l’interaction dialectique entre les consciences spontanées et les consciences critiques. Cependant, l’élan spontané des masses populaire n’a pas encore produit de projet ou de direction(s) politique propre. Nous ne sommes toutefois qu’à la mi-temps d’un match, avec un score en faveur du mouvement populaire. Ce match connaîtra forcement des prolongations, des temps morts et des rebonds.

 

Assemblée constituante et auto-organisation du mouvement

Le débat sur l’assemblée constituante ou la simple réforme de la constitution est maintenant clairement posé, avec, en filigrane, la question du contenu social et économique de ce changement tant désiré. Pour le dire autrement, s’il s’agit de s’engager dans une transition, vers quoi doit-elle s’orienter ?

La clé de voute de cette construction reste la direction de ce processus. La solution de Bouteflika est déjà rejetée dans sa forme et son contenu par le mouvement populaire, un rejet qui s’est massivement affirmé lors des manifestations de ce vendredi 15 mars. Elle est rejetée dans sa forme par les représentants de cette « oligarchie » montante. Reste à construire les représentants légitimes de ce mouvement, autrement-dit l’auto-organisation.

C’est sur ce point que se situe, pour l’instant, l’impasse. Ceux d’en haut ont perdu toute légitimité. Les partis politiques, syndicats et associations classiques ont perdu toute représentativité. Le mouvement n’a pas encore produit de nouvelles structures.

Dans ce contexte, l’idée des comités populaires des « secteurs professionnels » fait son chemin. Nous ne sommes plus dans les représentations partisanes et idéologiques de l’après octobre 1988 (islamistes, laïques, démocrates, nationalistes, socialistes…)[1], ni dans une configuration ethnico-régionale (Arabophones, Berbères, Kabyles, Chaouis, etc.). Un vent nationaliste unifie le mouvement. Nous ne sommes pas encore dans une représentation sociale, encore moins en termes de classes sociales, ni dans une structuration par quartiers ou villages.

Il s’agit dans ce contexte d’apprécier concrètement la situation. L’émergence de comités populaires n’a pas de portée révolutionnaire dans l’absolu. Si les soviets dans la Russie de 1917 étaient composés d’ouvriers d’usine et des classes travailleuses portées politiquement et idéologiquement par les bolchéviques, le même type de structures dans l’Iran de 1979, appelées « choura », ont fini par se placer sous le contrôle des Mollahs derrière Khomeiny.

En 2001, la révolte algérienne qui a touché essentiellement les territoires de la Kabylie a également produit des comités populaires, initialement portés par la gauche et les éléments progressistes. Mais ils ont été rapidement phagocytés et repris par ce qu’on a appelé à l’époque « les Aârouchs », traditionnels dans la forme et conservateurs dans le contenu[2]. Il ne s’agit donc pas d’idéaliser ou de sacraliser l’auto-organisation.

Aujourd’hui, comme le souligne l’historien et ancien combattant de la lutte pour l’indépendance Mohamed Harbi, « la main tendue des oligarques aux travailleurs est un marché de dupes et ne fait que perpétuer leur subordination à l’agenda néolibéral ». Car, toujours selon Harbi, ces hommes d’affaires « ont besoin des masses populaires pour faire pression sur le pouvoir afin de défendre leurs privilèges ». C’est un marché de dupes, certes ! mais qui peut s’imposer au sein d’un mouvement qui veut rapidement en finir avec le pouvoir dans un moment où l’action des travailleurs, ou syndicale, reste faible.

Il reste le mot d’ordre d’assemblée constituante. Celle-ci ne constitue pas non plus la solution absolue. Après octobre 1988, la mise en place d’une assemblée constituante aurait donné une majorité absolue islamiste fascisante vue la dynamique prise par l’islamisme à ce moment dans la société. Aujourd’hui, la revendication de l’assemblée constituante permet de laisser la brèche ouverte et de préparer à un débat dans la société.

Des voix s’élèvent pour souligner l’absence d’un parti d’avant-garde. En effet ! Mais le temps presse. Et l’histoire n’est pas toujours à la merci des orientations critiques des avant-gardes. Elle a son côté spontané et contingent. C’est précisément là où vient se loger la dialectique entre la conscience spontanée et la conscience critique.

 

Le 16 mars 2019.

Nadir Djermoune est architecte-urbaniste et enseignant au département d’architecture à l’université de Blida. Il est l’auteur de plusieurs articles pour Contretemps.

 

Notes

[1] Les événements d’octobre 1988 désignent le soulèvement populaire qui a touché plusieurs villes algériennes. Les manifestations ont souvent pris une tournure violente et ont été réprimées dans le sang par l’armée faisant plusieurs centaines de morts. L’ouverture politique qui s’en est suivi s’est brutalement terminée en 1991 par le coup militaire qui a interrompu un processus électoral qui conduisait à une victoire dans les urnes du Front Islamique du Salut.

[2] Aârouchs, pluriel de aârch, à l’origine une structure communautaire extrêmement ancienne désignant un ensemble de tribus. Dans le contexte du soulèvement de 2001, le terme se référait aux représentants d’un village, issus d’une assemblée locale et dont le nombre était proportionnel au nombre d’habitants.

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