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Le 24 novembre 2017, des centaines de travailleur.se.s du gigantesque entrepôt d’Amazon situé près de Piacenza, qui est la principale plateforme logistique d’entrée dans le marché italien, se sont mis en grève. C’était en plein « Black Friday ». Cette grève, qui s’est déroulée simultanément en Italie et en Allemagne, était la première d’une série de mobilisations internationales visant à répondre à la nécessité d’améliorer les conditions de travail dans les circuits de distribution qui soutiennent la consommation via la multinationale du commerce en ligne.

Le même jour, la fortune de Jeff Bezos est passée à 100 milliards de dollars, faisant de lui la personne la plus riche de la planète. Ce qui se trouve entre votre livraison à domicile et les bénéfices de Bezos, c’est un système basé sur une plateforme qui organise une main-d’œuvre massive, intensifie le travail et contribue à rendre les emplois plus précaires et instables : un foyer de lutte pour les travailleur.se.s.

De nombreux récits journalistiques ont décrit la réalité brutale du travail chez Amazon. Pour apporter plus de profondeur, Alessandro Delfanti se réfère ici aux études classiques sur la composition des classes dans les sociétés industrielles afin d’analyser comment l’économie numérique s’inscrit dans l’histoire politique et institutionnelle spécifique des contextes locaux, et l’enjeu que représente l’entrée en mouvement des travailleurs·ses de la logistique pour la recomposition politique du prolétariat. 

 

De FIAT à Amazon

Si la plupart des milliers de jeunes travailleur.se.s qui franchissent chaque jour les portes du gigantesque centre de distribution n’ont aucune expérience du travail dans une usine fordiste, les chaînes de montage des années 1960 présentent de nombreuses similitudes avec les rayons d’Amazon gérés par des algorithmes.

Dans les années 1960, le premier théoricien de l’opéraïsme, Romano Alquati, a commencé à enquêter sur le travail dans certaines des entreprises les plus représentatives du capitalisme italien d’après-guerre, comme FIAT et Olivetti. Ses travaux fondateurs, publiés pour la plupart dans les revues radicales Quaderni Rossi et Classe Operaia, ont jeté les bases de l’enquête ouvrière en tant que méthode de recherche et outil d’action politique. En collaboration (et en concurrence) avec d’autres marxistes opéraïstes, comme Mario Tronti et Raniero Panzieri, Romano Alquati a contribué à la construction d’un cadre théorique pour étudier la transformation du travail, les luttes ouvrières et l’évolution de la relation entre le capitalisme et la technologie[1].

Mon propre travail est redevable à cette histoire. Lorsque j’ai commencé à faire des recherches sur le travail au centre de distribution d’Amazon dans le quartier logistique de Piacenza, ma ville natale, dans le nord de l’Italie, j’ai remarqué de nombreuses similitudes avec ce qu’Alquati avait observé chez FIAT dans les années 1960. Par exemple, ce qu’il appelait le « mythe » de FIAT comme fournisseur de bons emplois stables se reflète dans les tentatives d’Amazon de se positionner comme une entreprise protectrice de ses employé.es qui ramène des emplois stables sur le marché du travail italien précarisé. La lutte des syndicats pour communiquer avec les nouveaux sujets qui composent la main-d’œuvre est une autre similitude frappante. Enfin, le rôle politique de la division interne du travail qu’Alquati a identifié chez FIAT est également présent chez Amazon, où les processus de déqualification sont associés à des hiérarchies strictes fondées sur la nécessité de soumission de la main-d’œuvre plutôt que sur le mérite ou les rationalités organisationnelles.

Évidemment, cette continuité dans la trajectoire du capitalisme italien n’est que le cadre des nouvelles caractéristiques qu’Amazon a importées dans le contexte local à partir du modèle étatsunien de l’entreprise numérique. Les éléments nouveaux comprennent, par exemple, le rôle de l’idéologie de l’économie numérique dans la formation de la culture du travail chez Amazon. Lire Alquati en 2018 à la lumière des transformations apportées à l’Italie par le capitalisme numérique mondial peut s’avérer utile pour comprendre comment ce dernier interagit avec le cadre institutionnel et politique local : une étape essentielle pour saisir la mobilisation et la lutte des travailleur.se.s  dans un territoire spécifique.

 

Déqualification et division du travail

Le « mythe » du travail chez Amazon repose sur plusieurs éléments différents. D’une part, les emplois à temps plein d’Amazon offrent un salaire considérable par rapport au type d’emploi précaire faiblement rémunéré qui, depuis la crise financière de 2008, est devenu normal pour les jeunes Italiens.nes. D’autre part, Amazon s’efforce d’importer des éléments de l’ethos de la Silicon Valley dans la culture du travail en entrepôt. L’entreprise met à disposition des espaces communs où les travailleur.se.s peuvent jouer au baby-foot (en dehors de leur temps de travail, bien sûr) et un environnement qualifié d’informel afin de présenter l’emploi chez Amazon comme « cool ». Par exemple, les travailleur.se.s peuvent s’habiller comme ils et elles le souhaitent, une caractéristique qui m’a été répétée à plusieurs reprises lors d’une récente visite de l’entrepôt.

Ce projet idéologique semble être un geste désespéré face aux processus de discipline et de déqualification de l’entrepôt et aux hiérarchies qui caractérisent le lieu de travail. De plus, cela se produit dans un contexte où le caractère désirable du travail chez Amazon a déjà été démenti par les journalistes et les travailleur.se.s  La réalité sur le terrain semble être l’effondrement de l’ordre moral de la flexibilité qui était hégémonique dans l’économie numérique et qui est encore présent, bien que partiellement, dans la gig economy.

Dans son analyse de FIAT, Alquati soulignait comment la dépendance de l’entreprise à l’égard d’une déqualification radicale, rendue possible par la présence croissante de la technologie sur la chaîne de montage, lui a permis de puiser dans la masse de travailleurs.ses  non qualifié.e.s migrant vers Turin depuis le sud de l’Italie, essentiellement rural et économiquement appauvri. Chez Amazon, les technologies telles que les scanners de codes-barres pilotés par algorithme qui guident les travailleur.se.s  pour récupérer ou ranger une marchandise sont cruciales dans les processus de déqualification.

Début 2018, Amazon a même déposé un brevet tristement célèbre pour un futur bracelet conçu pour guider les mains des travailleurs.ses vers la bonne marchandise en rayon, ce qui intensifie encore le travail tout en simplifiant et en standardisant les tâches, en réduisant encore le besoin d’employé.e.s spécialisé.e.s. En effet, Amazon peut compter sur des travailleur.se.s inexpérimenté.e.s qui peuvent être formé.e.s en quelques heures et sont prêt.e.s à accepter des conditions d’emploi extrêmement précaires. En conséquence, l’entreprise peut faire face à une forte rotation de la main-d’œuvre, qui s’explique par le remplacement de travailleur.se.s qui subissent souvent de dures conditions de travail pendant quelques mois seulement avant d’abandonner.

Cela n’est pas sans conséquence pour Amazon. Pendant les pics de production, comme autour de Noël ou à la fin de l’été, lorsque le marché des manuels scolaires explose, l’entreprise ne peut pas compter sur la main-d’œuvre locale pour soutenir des équipes qui peuvent nécessiter jusqu’à 3 000 travailleur.se.s, soit environ deux fois plus que la main-d’œuvre à temps plein qui travaille à l’entrepôt toute l’année. Ce besoin de flexibilité a obligé l’entreprise à étendre son bassin de main-d’œuvre au-delà du territoire local. Ainsi, des « bus Amazon » anonymes, gérés par des agences d’intérim et rappelant les bus exploités par Google dans la baie de San Francisco, conduisent des dizaines de jeunes travailleur.se.s précaires des quartiers populaires de la banlieue de Milan (à une heure de l’entrepôt) pour travailler aux heures de pointe à certaines périodes de l’année. Ces travailleur.se.s – appelés « badgeurs verts« , par opposition aux travailleurs à temps plein qui portent un badge bleu – n’ont que peu ou pas de sécurité d’emploi. Pourtant, c’est grâce à eux et à elles que les consommateurs bénéficient toute l’année de services tels qu’Amazon Prime.

Ces travailleur.se.s peuvent également subir une dévalorisation systématique de leur identité et de leur dignité qui va au-delà des histoires de rythmes de travail extrêmes dont nous entendons parler de manière récurrente par les employé.e.s  d’Amazon. Par exemple, les jeunes préparateurs et préparatrices de commandes, empileurs.ses et emballeurs.ses qui travaillent dans les rayons de l’entrepôt sont appelés « enfants » plutôt qu’employé.e.s, et sont soumis.e.s à des fouilles quotidiennes avec des scanners corporels. Tout cela est exacerbé par la confrontation avec ce qu’Alquati appelle la « gestion parasitaire », c’est-à-dire la nature fondamentalement politique des hiérarchies et de la division du travail sur le lieu de travail.

Chez FIAT comme chez Amazon, la division interne du travail semble avoir pour but de faire accepter aux employé.e.s des hiérarchies irrationnelles généralisées contribuant ainsi à maintenir la discipline sur le lieu de travail plutôt qu’à servir des principes organisationnels. Comme les travailleur.se.s de FIAT dans les années 1960, la plupart des employé.e.s d’Amazon critiquent la rationalité de l’organisation de l’entrepôt plutôt que les conditions de leur propre emploi. Par exemple, un.e travailleur.se peut développer des compétences techniques en travaillant avec l’algorithme qui répartit les tâches entre les préparateurs, pour être ensuite dépassé.e dans l’échelle hiérarchique par de nouveaux employé.e.s plus enclin.e.s à l’obéissance et qui sont prêt.e.s à exprimer leur foi dans le « mythe » et la culture du travail d’Amazon.

 

Nouveaux sujets, vieux syndicats

Au début des années 1960, les « nouveaux sujets » visés par l’enquête de Romano Alquati étaient le résultat d’importantes vagues de migration interne du Sud appauvri vers le Nord industrialisé de l’Italie. Les syndicats, avait-il constaté, ont été confrontés à l’impossibilité de communiquer avec cette nouvelle masse de travailleur.se.s embauché.e.s pour alimenter les chaînes de production. Alquati avait pourtant prévu le potentiel politique de ces nouveaux sujets, qui devait exploser quelques années plus tard chez FIAT et au-delà. Aujourd’hui, les travailleur.se.s  d’Amazon sont plutôt un exemple du précariat mondial, un mélange de blanc.he.s et de racialisé.e.s, de ruraux et de banlieusard.e.s, d’hommes et de femmes, allant des adolescent.e.s aux travailleur.se.s dans la soixantaine, avec un pic autour de 30 ans. Cette diversité interne contribue à générer des défis pour la syndicalisation.

Mais des facteurs politiques entrent également en jeu. Amazon est l’une des rares entreprises du district logistique de la région à avoir réussi à éviter l’implantation de SI Cobas, le syndicat militant en pleine expansion qui a été à l’avant-garde de nombreuses luttes victorieuses dans le secteur de la logistique de la région et qui mobilise précisément les nouveaux sujets de la logistique et du commerce électronique. SI Cobas s’est notamment mobilisé contre le système d’externalisation basé sur des coopératives d’exploitation et s’est ouvertement opposé aux gouvernements locaux du PD (Parti Démocratique).

Les protagonistes de certaines de ces mobilisations ont été, par exemple, des travailleur.se.s migrant.e.s, pour la plupart originaires du Maghreb, chez IKEA ou GLS et des jeunes femmes précaires lors de grèves réussies dans l’entrepôt de la société suédoise H&M[2]. Pourtant, même l’arrivée de syndicats traditionnels plus accommodants, tels que la CGIL et la CISL, a eu pour effet de contraindre Amazon, tristement célèbre pour son antisyndicalisme, à s’asseoir à la table des négociations pour la première fois, et à faire face à une grève, avec la perspective imminente de nouvelles mobilisations à l’avenir.

Les syndicats ont entrepris de poursuivre (et ont partiellement atteint) des objectifs quelque peu limités mais cruciaux, tels que la cohérence des horaires, la stabilité de l’emploi et le respect des accords collectifs nationaux. Dans l’arène politique nationale, ils soutiennent des revendications plus générales, comme l’amélioration de l’accord qui représente le principal cadre institutionnel du travail chez Amazon. Imposé par le gouvernement de grosse koalition de Mario Monti en 2011, il a permis aux employeurs d’imposer plus facilement aux travailleur.se.s du commerce électronique des horaires de week-end et de nuit. De telles formes d’intervention syndicale se produisent dans le contexte de divergences et d’alliances politiques entre différents groupes. À l’avenir, les processus plus larges de recomposition qui ont déjà émergé dans d’autres entreprises des secteurs du commerce électronique et de la logistique pourraient s’étendre à Amazon.

Les syndicats traditionnels organisent actuellement des centaines de travailleur.se.s d’Amazon, en particulier parmi les employé.e.s à temps plein, mais ils peinent à inclure les nouveaux sujets qui représentent la majeure partie de la main-d’œuvre (les « enfants »). Jusqu’à présent, les jeunes travailleur.se.s précaires des banlieues, fortement précarisé.e.s, ont surtout résisté aux conditions de travail dans l’entrepôt en refusant la discipline et en abandonnant leurs études, une sorte de précarisation par le bas. Si une recomposition plus large de la main-d’œuvre devait inclure les jeunes travailleurs.ses précaires des banlieues, avec leurs exigences et leurs styles politiques, les mobilisations d’Amazon pourraient s’avérer explosives pour l’avenir de l’économie numérique italienne.

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Alessandro Delfanti enseigne à l’Institut de Communication, de Culture, d’Information et de Technologie de l’Université de Toronto. Il est l’auteur de Biohackers, The Politics of Open Sciences et  The Warehouse Workers and Robots at Amazon.

Publié initialement par Notes from below. Traduction par Christian Dubucq pour Contretemps.

 

Notes

[1] Un compte-rendu complet des travaux de Romani Alquati et d’autres premiers penseurs de l’opéraïsme peut être trouvé dans Storming Heaven de Steve Wright : Class Composition and Struggle in Italian Autonomist Marxism, Pluto Press, 2017.

[2] Voir Carlotta Benvegnù et Niccolò Cuppini,  » Struggles and Grassroots Organizing in an Extended European Choke Point « , dans Jake Alimahomed-Wilson et Immanuel Ness, Choke Points. Les travailleurs de la logistique qui perturbent la chaîne d’approvisionnement mondiale, Pluto Press, 2018.

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