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En Équateur, le mécanisme de la « muerte cruzada » (mort croisée) permet au président de dissoudre l’Assemblée nationale, de convoquer sous trois mois de nouvelles élections et de gouverner entretemps par décrets. Le président Guillermo Lasso vient de l’appliquer, créant une situation de forte incertitude politique dans le pays, qui pourrait ouvrir une nouvelle phase du néolibéralisme autoritaire en Équateur.

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L’Equateur connaît une nouvelle phase de troubles politiques : au milieu de son mandat de quatre ans, le président Guillermo Lasso a décidé d’appliquer la « muerte cruzada ». Ce mécanisme, prévu par la Constitution de 2008, permet au président de dissoudre l’Assemblée nationale et de convoquer des élections générales au cours desquelles il remet son mandat en jeu en même temps que celui des députés. Tant le président que les députés peuvent se représenter à ces nouvelles élections. Le Conseil national électoral (CNE) dispose de 90 jours pour organiser le premier tour de l’élection présidentielle et les élections législatives. Celles-ci auront lieu le 20 août prochain. En cas de second tour, celui-ci devrait avoir lieu le 15 octobre. Avec les procédures administratives et légales, le prochain président pourrait commencer son mandat entre la mi-novembre et début décembre.

Durant ce laps de temps qui pourrait durer quasiment sept mois, le président Lasso va pouvoir gouverner en l’absence d’Assemblée nationale, à travers des décrets-lois dont la constitutionalité devra être révisée par la Cour Constitutionnelle. Ces décrets-lois devraient se restreindre aux thèmes économiques. C’est ainsi que le président, outre ses pouvoirs exécutifs, obtient des pouvoirs législatifs certes encadrés mais qui lui permettent d’avoir les mains libres au niveau économique sans débats législatifs. Ces décrets-lois pourront toutefois être éliminés par la nouvelle Assemblée nationale.

C’est la première fois que ce mécanisme de la « muerte cruzada » est appliqué en Equateur, de plus dans un contexte politique et social tendu marqué notamment par un processus d’impeachment (juicio político) du président par l’Assemblée nationale et par une insécurité qui a changé le mode de vie de la population en l’espace de quelques mois. Nous reviendrons ainsi sur ce contexte, sur les incertitudes politiques de cette nouvelle période qui ouvre, selon nous, une nouvelle phase du néolibéralisme autoritaire en Equateur.

Comment en est-on arrivé là ?

Guillermo Lasso est arrivé au pouvoir en gagnant le second tour des élections présidentielles d’avril 2021 face au candidat de la Révolution Citoyenne Andrés Arauz. Lasso a terminé deuxième du premier tour avec 35 000 votes de différence (0,35%) avec le troisième Yaku Pérez. Prenant acte de son faible résultat au premier tour, Lasso a radicalement changé sa stratégie politique et de communication, attaquant son adversaire, présentant le gouvernement Moreno comme une continuation des dix années précédentes de la Révolution Citoyenne et intégrant aussi des questions qui ne faisaient pas partie de son programme politique du premier tour comme la lutte contre les violences faites aux femmes, la préservation de l’environnement ou l’économie verte. Son image a évolué vers celle d’un candidat à l’écoute de la population, qui proposait la « rencontre » (el encuentro) et se réunissait avec divers secteurs de la société (jeunes, ONG, écologistes, féministes, hommes d’affaires, etc.). Cela lui a permis, d’une part, de revenir à l’antagonisme corréisme/anti- corréisme et, d’autre part, de gagner le soutien de Xavier Hervas (et de la quasi-totalité des candidats au premier tour) et des secteurs de l’environnementalisme et du féminisme libéral.

Même si ce changement radical lui posera de nombreux problèmes plus tard puisqu’il n’a pas mis en œuvre les promesses faites lors de la campagne, cela lui a permis de remporter les élections. Malgré les conséquences socio-économiques du néolibéralisme mis en œuvre par le gouvernement de Moreno, ces élections ont vu la première victoire d’une force de droite depuis 1998. C’était aussi la première défaite de la Révolution citoyenne à une élection présidentielle depuis son émergence en 2006. En effet, l’ouverture politique de Lasso contrastait avec les difficultés du candidat Arauz à innover dans son discours et à élargir sa base politique et sociale au-delà des soutiens traditionnels de la Révolution Citoyenne. De plus, une campagne erratique et le manque de profondeur de son image dû à la méconnaissance d’Arauz ont rendu difficile de répondre aux différentes attaques de son adversaire. Les difficultés d’Arauz se sont aggravées en raison de la division dans les secteurs de la gauche. Le résultat électoral d’Arauz a été catastrophique puisqu’il perdait plus de 800 000 votes en comparaison du résultat de Moreno, alors candidat de la Révolution Citoyenne avant son changement radical, au second tour de 2017. D’ailleurs Lasso perdait lui aussi 400 000 votes par rapport à 2017 ce qui nous a fait émettre l’hypothèse que ce n’est pas tant Lasso et son programme politique qui ont gagné les élections mais la Révolution Citoyenne et Andrés Arauz qui les ont perdues[1].

Cette fragilité politique de Lasso s’exprimait aussi avec la composition de la nouvelle Assemblée Nationale. Le groupe majoritaire était la Révolution Citoyenne avec 49 députés (sans toutefois avoir la majorité absolue requise pour l’approbation des lois qui est de 70 députés), suivi du mouvement Pachakutik (PK) avec 27 députés puis le Parti Social-Chrétien (PSC), allié de Lasso pour les présidentielles, et Izquierda Democrática (ID) avec 18 députés chacun. Lasso faisait donc face à une assemblée où les forces politiques progressistes étaient majoritaires, son propre parti n’ayant gagné que 13 sièges. Toutefois, lors du vote des autorités de cette assemblée, le 14 mai 2021, Lasso a rompu avec son allié, le PSC, et s’est associé avec PK, la ID et un groupe de députés indépendants pour élire Guadalupe Llori de PK comme présidente de l’Assemblée. Cela entraînera des conséquences politiques plus tard puisqu’avec cette association, l’opposition était menée par deux des partis les plus importants sur l’échiquier politique équatorien : la Révolution Citoyenne et le PSC.

Pourtant, malgré cette fragilité politique, lors des premiers mois de son mandat, Lasso jouissait d’une côte de popularité importante : selon les sondages, l’approbation de sa gestion oscillait entre 60 et 70% d’acceptation. Cela était dû notamment au succès du processus de vaccination contre le COVID-19 qui a permis de vacciner la quasi-totalité de la population lors des quatre premiers mois de son mandat avec l’aide des hôpitaux, du secteur privé et des universités. Petit à petit, la société équatorienne a pu retrouver une liberté de mouvement largement remise en cause pendant les deux premières années de la pandémie durant lesquelles les confinements totaux alternaient avec des confinements partiels et le port obligatoire du masque dans tous les espaces publics.

Toutefois, cette embellie a été de croute durée. L’explosion de violence dans les prisons, principalement due à des guerres de territoires entre bandes organisées, s’est peu à peu déplacée dans les rues des principales villes équatoriennes, tout d’abord sur la Côte pacifique (Guayaquil, Esmeraldas, etc.) puis dans les Andes (Quito). Cette croissance exponentielle de l’insécurité s’est accompagnée d’une transformation des mécanismes de violences : les meurtres exécutés par des tueurs à gage (sicariatos), la multiplication des vols à main armée dans les bars, restaurants, petits commerces ou dans la rue, des paiements d’argent en échange d’une protection pour les commerces (appelés vacunas), etc. La peur s’est installée au sein de la population dont la manière de vivre a été fortement impactée : par exemple, à Esmeraldas, une des grandes villes côtières, les rues sont désertes et les commerces fermés à partir de 14h à cause de la peur générée par les bandes organisées.

A l’impact de l’insécurité sur la vie des Equatorien-nes, il faut ajouter que les conditions socio-économiques ne se sont pas améliorées, conditions qui avaient largement été détériorées durant la pandémie. Lasso a continué et renforcé les réformes néolibérales de son prédécesseur appliquant un programme d’austérité et de réduction du poids de l’État dans l’économie et les dépenses sociales, programme imposé par le Fond Monétaire International (FMI). Les réductions d’impôts pour les entreprises et les plus riches se sont accompagnées de l’augmentation du prix de l’essence. Ces politiques ont abouti à un fort mécontentement d’une grande partie de la population qui a débouché sur une importante mobilisation sociale en juin 2022 sur laquelle nous reviendrons plus tard.

En plus des problèmes économiques et sociaux, le gouvernement a dû faire face à des accusations de corruption, certaines touchant des proches de Lasso et même un membre de sa famille (son beau-frère Danilo Carrera). Ces accusations étaient accompagnées d’autres comme la collusion avec des groupes mafieux (notamment la mafia albanaise), l’assassinat d’un proche de son beau-frère (Ruben Cherrez), l’utilisation de la justice pour empêcher les enquêtes, entre autres accusations.

Pour essayer de récupérer une certaine légitimité politique et de rehausser une acceptation tombée aux alentours des 15% selon les sondages, Lasso décida de lancer une consultation populaire autour de 8 questions en même temps que les élections locales de février 2023. Ce pari a été perdu malgré des questions qui insinuaient un vote pour le OUI et une campagne électorale avec d’importantes ressources financières en faveur du OUI. Le NON a gagné pour toutes les questions. De plus, le grand vainqueur des élections locales a été la Révolution Citoyenne (RC) qui a gagné dans les plus grandes villes (notamment Quito et Guayaquil mettant fin à 32 ans d’hégémonie politique du PSC dans cette dernière) et les plus grandes provinces (notamment Pichincha, Guayas, Azuay, Santo Domingo). Le slogan utilisé par la RC, « avant on vivait mieux », a été d’une grande utilité pour comparer la période de la RC et l’actuelle.

Après ces élections, il y a eu d’importants changements au sein du gouvernement puisque les figures politiques fidèles à Lasso depuis plus de 10 ans et qui se sont formées au sein de son think tank néolibéral, la Fondation Ecuador Libre, sont sorties du gouvernement. Mais c’est surtout à l’Assemblée nationale que la fragilité politique de Lasso allait se démontrer. Plusieurs députés de différents partis ont décidé de commencer un processus de destitution du président (juicio político) avec comme argument principal un cas de corruption au sein d’une entreprise publique pétrolière, la FLOPEC. La Cour Constitutionnelle a validé la constitutionnalité de ce processus. Les débats ont duré plusieurs semaines avec une grande incertitude au niveau de la votation (il fallait 92 votes pour approuver cette destitution). Toutefois, la « muerte cruzada » annoncée deux jours avant le vote n’a pas permis de savoir si ce processus pouvait aller au bout ou non.

Une nouvelle phase du néolibéralisme autoritaire en Equateur

La décision de Guillermo Lasso de dissoudre l’Assemblée nationale au milieu du processus de sa destitution est un symbole de son irrespect pour tout ce qui a trait au débat démocratique et en particulier envers l’institution démocratique qu’est l’Assemblée nationale. Depuis le début de son mandat, la relation entre Lasso et l’Assemblée nationale a été marquée par le dénigrement, les insultes, les passages en force, des tensions permanentes. Le président Lasso ou des membres de son gouvernement n’ont jamais hésité à traiter les députés de corrompus, de paresseux, d’inutiles, de narcotrafiquants ou de terroristes.

La relation du néolibéralisme avec la démocratie est problématique. Guillermo Lasso n’échappe pas à cette règle. Le néolibéralisme est la phase actuelle du capitalisme qui ne peut pas être défini comme une simple idéologie économique, mais comme une « forme de société » et même une « forme d’existence »[2]. C’est-à-dire qu’il ne s’occupe pas seulement de la sphère économique mais qu’il s’étend à toutes les sphères de la vie. De plus, le néolibéralisme gouverne par les crises : « La crise est devenue un véritable mode de gouvernement, assumé comme tel »[3]. Bien qu’il doive prendre des mesures contraires à la majorité de la population, la priorité est de sauver le capital et de relancer l’économie. C’est aussi pour cela que Laval et Dardot parlent de « l’essence oligarchique de la “gouvernance néolibérale” […] un mode hybride d’exercice du pouvoir qui tient à la fois du gouvernement du petit nombre ou par l’élite, au sens d’une expertocratie, et par un gouvernement pour les riches, au sens de sa finalité sociale. »[4]

Ce mode de gouvernement par la crise et pour l’oligarchie entraîne des conséquences sur l’État et les politiques publiques. L’économie est sous contrôle privé et tout ce qui a un rapport avec des institutions publiques, comme les vestiges de l’État-providence, est sous-financé afin de discréditer idéologiquement tout ce qui a à voir avec le public. L’intervention de l’État doit être minimal et son rôle est d’assurer le bon fonctionnement du marché et, si besoin est, de créer ce marché.[5] Pour que ce système existe et soit cohérent, le néolibéralisme a besoin de l’action de l’État pour créer les conditions favorables à l’expansion de la libre concurrence – entre entreprises mais aussi entre pays pour attirer les investissements – et la libre circulation des capitaux, c’est-à-dire pour soumettre les pays et les individus à l’ordre économique.

Lasso et son gouvernement répondent exactement à cette caractérisation du néolibéralisme. Ses fondements idéologiques en Equateur ont été travaillés au sein de la Fondation Ecuador Libre, un think tank qui alimente les analyses de politiques publiques et au sein de laquelle a été écrit le programme de gouvernement de Lasso. Les principaux cadres du gouvernement Lasso sont issus de cette fondation ou sont des collaborateurs de Lasso au sein de la banque Banco de Guayaquil que présidait Lasso. Selon leurs principes idéologiques, le marché doit primer sur l’État, les biens publics et communs devraient être privatisés. En résumé, l’État doit être minimal et doit créer les conditions pour que les forces du marché puissent s’exprimer sans obstacle. C’est ainsi que l’austérité est mise en œuvre au niveau des investissements et des dépenses publiques : l’approvisionnement des hôpitaux publics en médicaments est minimal ; la qualité des services publics s’est fortement dégradée ; les investissements publics (même dans la sécurité) sont minimaux ; les infrastructures publiques (par exemple les routes) sont dégradées, etc.

Une des caractéristiques du néolibéralisme est l’individualisation des responsabilités de l’État. Elle était déjà présente lors de la pandémie lors de laquelle s’est installé un discours qui reportait la responsabilité de la crise sur les individus et leurs comportements : ce n’est pas le système de santé définancé et privatisé qui ne marche pas, mais plutôt que la crise sanitaire est la faute des irresponsables qui se comportent mal en quittant leur domicile. En plus de cette responsabilisation, ces discours marquent une certaine infantilisation de la population. Lors de la pandémie, le gouvernement et les médias qui fonctionnent comme caisse de résonnance disaient aux individus comment se comporter et les grondaient s’ils ne réagissaient pas à leurs instructions. Cette individualisation de la responsabilité existe aussi pour la forte insécurité en Equateur. Lors d’un discours en faveur de la légalisation du port d’armes, l’argument de Lasso était que les personnes allaient pouvoir se défendre dans la guerre entre la société et les bandes organisées.

Le néolibéralisme de Lasso est aussi autoritaire dans la continuité du gouvernement de Moreno. Lors des dernières années, le néolibéralisme tend à être autoritaire – comme on peut l’observer en France – en ayant besoin des bras armés de l’État (police et armée) pour imposer ses politiques. En Equateur, ce néolibéralisme autoritaire a commencé à s’exprimer avec la répression des mobilisations d’octobre 2019[6] avec l’utilisation d’un arsenal important de mécanismes : mise en place de l’État d’exception, déploiement policier et militaire, couvre-feu partiel et total, protection et argumentation de l’usage abusif de la force par les forces de l’ordre, judiciarisation et criminalisation de la manifestation, etc. La gestion de la pandémie a aussi été marquée par cet autoritarisme face à l’absence d’une réponse sanitaire adéquate de l’État : restriction des libertés, mesures pour discipliner la population et si nécessaire sanctions par des amendes ou des arrestations.

Cet autoritarisme s’est de nouveau exprimé lors des mobilisations de juin 2022. Celles-ci étaient menées par le mouvement indigène et son leader Leonidas Iza, président de la CONAIE qui s’était fait connaitre lors des manifestations d’octobre 2019. La faible mobilisation lors du premier jour laissait penser que la grève n’allait pas durer. C’est un geste autoritaire du gouvernement qui mit le feu aux poudres : l’arrestation pendant la nuit de Leonidas Iza dont le lieu d’emprisonnement n’a été connu que le jour suivant. La CONAIE a parlé de kidnapping et les communautés indigènes se sont mobilisées jusqu’à Quito pendant 18 jours lors desquels de nombreux secteurs populaires sont sortis dans la rue. Malgré une plateforme de 10 revendications, la principale était de baisser le prix de l’essence qui avait augmenté fortement à cause de la libéralisation des prix du l’essence Super.

Face à cette crise politique et sociale, la réponse du gouvernement a d’abord été le pourrissement de la mobilisation en accusant les organisations sociales (CONAIE en premier) et politiques (la Révolution Citoyenne et une partie du mouvement Pachakutik) d’être financées par le narcotrafic. Ensuite il y a une forte répression dont le bilan a été de 9 morts, plusieurs milliers de blessés et d’arrestations. Ce n’est que dans les jours suivants que le gouvernement a proposé d’ouvrir un processus de dialogue à la CONAIE qui n’a pas eu d’autre choix que d’accepter face à la terrible répression. Cela a permis la démobilisation de la population mais les résultats de ce dialogue ont été minimes pour les organisations sociales et indigènes.

Dans les mois qui ont suivi, le rôle des militaires et de la police est devenu de plus en plus important pour faire face aux violences dans les prisons (dont la gestion appartient à la police) et dans la rue. Le narcotrafic et le crime organisé ont pénétré les plus hautes sphères de l’État et des forces armées. Les guerres de territoires font de plus en plus de victimes dans les prisons ou dans les rues. Le niveau de violence est tel que la politique n’est pas exempte. Lors de la campagne des élections locales de février 2023, 5 candidats ont été tués et une dizaine d’autres ont été la cible d’attentat, principalement sur la Côte. Pour la première fois dans l’histoire de l’Equateur, la classe politique est la cible des bandes organisées.

Après l’annonce de Guillermo Lasso de la « muerte cruzada », la première intervention a été celle de l’État-Major militaire lors d’une retransmission télévisée et à la radio autorisée par le gouvernement. Les hautes autorités militaires ont transgressé leur rôle d’institution obéissante et se sont présentées comme partie prenante du conflit en déclarant la constitutionnalité de la mesure prise par le gouvernement avant même que la Cour Constitutionnelle ou autre acteur institutionnel civil ne se prononce. C’est cette intervention des militaires avec la bénédiction de Lasso qui inquiète les organisations politiques, sociales et de défense des Droits de l’Homme, d’autant plus que durant leur discours, les militaires ont menacé de répression les futures tentatives de mobilisations sociales. De plus, les militaires ont occupé l’Assemblée nationale lors des deux premiers jours. Ce n’est pas tant la mesure de la « muerte cruzada » qui représente une menace pour la démocratie mais le contexte de son annonce et les acteurs qui la soutiennent.

Une phase électorale incertaine

L’annonce de la « muerte cruzada » qui n’a pas été remise en cause par la Cour Constitutionnelle, ouvre une période d’incertitude politique et sociale importante. Cette mesure exceptionnelle est une première dans l’histoire équatorienne. D’importantes questions démocratiques n’ont pas forcément de réponse dans la Constitution : quel est le rôle exact de la Cour Constitutionnelle dans la révision des décrets-lois ? Quand la nouvelle Assemblée nationale pourra-t-elle se réunir : septembre ou novembre ? Quels sont les mécanismes démocratiques de contre-pouvoir au gouvernement ?

D’autres questions politiques surgissent. Tout d’abord celle des garanties démocratiques d’une campagne électorale respectant l’équité politique. Le CNE et les organisations politiques vont devoir faire preuve de créativité pour s’adapter à l’urgence électorale : choix des candidat-e-s, programme électoral, type de campagne électorale, etc. La campagne électorale va durer entre 8 et 10 jours ce qui laisse peu de place pour l’improvisation et l’irruption d’un-e outsider. Cela pourrait être atténué par le fort sentiment anti-politique qui règne au sein d’une grande majorité de la population.

Dans ce contexte, la Révolution Citoyenne paraît disposer d’un certain avantage face aux autres organisations politiques. Elle sort d’une campagne électorale réussie, elle est à la tête des principales villes et provinces du pays. Elle dispose de nombreux cadres politiques et du mouvement politique le mieux structuré au niveau national et le plus organique au niveau électoral. Son leader, Rafael Correa, est au plus haut dans les sondages depuis qu’il était au pouvoir ; même s’il ne peut pas se présenter aux élections, ce sera un personnage central. Ses député-e-s ont dirigé l’opposition au gouvernement à l’Assemblée national, notamment lors du processus d’impeachment. Et ses adversaires les plus importants sont divisés (Izquierda Democrática), affaiblis (PSC) ou se trouvent embourbés dans des conflits internes (Pachakutik par exemple).

Toutefois, la victoire de la Révolution Citoyenne n’est pas pour autant assurée. Tout dépendra de la qualité de la ou du candidat présidentiel. Mais, surtout, après l’annonce de cette mesure exceptionnelle, on a pu observer une reconfiguration du bloc de pouvoir autour de Lasso. La peur du retour au pouvoir de la Révolution Citoyenne fonctionne encore comme levier d’articulation de certains secteurs sociaux comme les différentes Chambres de commerce et d’industrie, les forces politiques conservatrices, les médias, les forces armées. Il est probable que le discours anti-corréiste et même les obstacles pour accepter les candidatures corréistes soient très présents lors des prochaines semaines.

L’incertitude politique ne se terminera pas avec les élections qui viennent. Le prochain gouvernement sera un gouvernement de transition non seulement pour le temps court où il sera au pouvoir (un an et demi environ avec une période électorale de six mois au milieu) mais aussi pour l’énorme chantier qui l’attend pour commencer à reconstruire des conditions démocratiques minimales et une certaine confiance dans les institutions publiques. L’Assemblée nationale devra aussi débattre les décrets-lois qui seront envoyés par le gouvernement Lasso, décrets-lois qui approfondiront le néolibéralisme avec notamment la privatisation prévue de certaines entreprises publiques, une réforme des marchés publics, du secteur pétrolier, des télécommunications ou la création de zones franches libres d’impôts pour les entreprises qui décident d’y investir.

Dans ce contexte, la lutte contre l’insécurité sera primordiale. Il faudra aussi prendre en compte la variable sécuritaire dans la future campagne qui va s’ouvrir et pas seulement comme thème de campagne mais aussi dans la manière de faire campagne. La violence commune s’est déplacée aussi dans l’arène politique comme on a pu l’observer lors des dernières élections locales mais aussi avec l’attentat lors des dernières semaines contre le maire de Duran (une des villes les plus peuplées d’Equateur) qui a été obligé de quitter le pays. La violence et l’insécurité auront une influence importante sur la campagne électorale et les résultats électoraux.

Pour terminer, en même temps que les élections présidentielles et législatives, auront lieu deux consultations populaires : la première au niveau national sur l’exploitation pétrolière des blocs ITT dans le Yasuní ; la seconde au niveau local sur l’exploitation minière à Quito et plus précisément dans le Chocó Andino de Pichincha, une réserve de la biosphère reconnue par l’UNESCO. Ces deux consultations populaires sont le résultat du travail d’organisations écologistes et remettent à l’agenda politique les débats autour de l’extractivisme en Equateur au niveau local et national. Pourtant si ces deux consultations ont des arguments politiques similaires (conservation de la biodiversité dans des zones mégabiodiverses et fragiles, modèle alternatif de développement, etc.), elles ne mobilisent pas les mêmes imaginaires politiques.

Le développementisme, largement accepté par une grande majorité de la population, est surtout lié à l’exploitation pétrolière. Au contraire, l’exploitation minière à grande échelle est nouvelle en Equateur et génère d’importants conflits socio-environnementaux au niveau local. Les caractères national et local de ces consultations seront aussi à prendre en compte. Tout comme le positionnement des différents acteurs politiques face à des questions politiques et sociales qui replacent dans l’agenda politique les débats autour du régime d’accumulation qui serait préférable pour l’Equateur. En espérant que ce débat ne soit pas éclipsé par celui sur l’insécurité.

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Illustration : Manifestation contre le chef de l’État équatorien à Quito.

Matthieu Le Quang est docteur en philosophie politique de l’Université Paris Cité.

Notes

[1] “No es tanto que Lasso y su programa ganaron las elecciones, sino que la Revolución Ciudadana las perdió”, Revista Ánalisis, Friedrich-Ebert-Stiftung FES-ILDIS, septiembre 2021: https://library.fes.de/pdf-files/bueros/quito/18485.pdf

[2] Voir Dardot, Pierre, Laval, Christian, 2016, Ce cauchemar qui n’en finit pas. Comment le néolibéralisme défait la démocratie, Paris, La Découverte.

[3] Ibidem, p. 32.

[4] Ibidem, p. 24.

[5] Harvey, David, 2014 (2005), Brève histoire du néo-libéralisme, Paris, Les Prairies Ordinaires, p. 16.

[6] Voir Ramírez Gallegos, Franklin (Ed.), 2020, Octubre y el derecho a la resistencia. Revuelta popular y neoliberalismo autoritario en Ecuador, Buenos Aires, CLACSO; Iza, Leónidas, Tapia, Andrés, Madrid, Andrés, 2020, Estadillo. La rebelión de octubre en Ecuador, Editorial RedKapari, Quimantú, Editorial El Colectivo, La Fogata, Bajo Tierra, Editorial Zur.

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