L’antisémitisme dans la Révolution russe
La Russie a longtemps été marquée par les pogroms, y compris pendant la révolution d’octobre. Si ceux-ci étaient le plus souvent le fait des armées blanches, leurs opposants ont pu aussi verser dans la violence antisémite. Face à un tel phénomène, les dirigeants bolchéviques, souvent juifs eux-mêmes, connurent quelques hésitations face à cet antisémitisme populaire, avant de combattre résolument ces tendances, grâce à l’influence des organisations juives de gauche.
Brendan McGeever retrace dans son ouvrage, publié aux éditions Les Nuits rouges (2022), les évènements et les débats qui traversèrent la jeune révolution russe, à partir des archives russes et ukrainiennes, montrant les effets réels dans la société russe des mesures contre l’antisémitisme. La fin des années 1920 voit de nouvelles campagnes du pouvoir russe contre l’antisémitisme, mais dont la nature change et devient un élément de la bataille menée contre tous les ennemis de l’intérieur par Staline. La lutte contre l’antisémitisme s’intégre alors dans la pratique d’un pouvoir totalitaire qui peut par ailleurs manier l’antisémitisme à son profit.
Épilogue. A l’ombre des pogroms
Vers le début des années 1920, les ordonnateurs de la confrontation avec l’antisémitisme avaient quitté la scène. Après son éviction du « commissariat juif » en 1918, Zvi Friedland continua de diriger les Poale Zion, avant de rejoindre les bolchéviques en 1921. Peu de temps après, il devint professeur d’histoire française, et, plus tard, le premier doyen de l’université de Moscou. Pendant les années 1920, il laissa la question de l’antisémitisme de côté. Envoyés respectivement par la Comintern en Chine et en Allemagne, Moshé Rafes et Abram Kheifets suivirent un chemin similaire. Ce dernier adhérera plus tard au Parti communiste allemand sous le nom d’« August Kleine ». David Lipets se trouva lui aussi une nouvelle vie : désormais connu sous le nom de Pétrovski, il devint général de l’armée Rouge. Quant au territorialiste David Davidovitch (Lvovitch), qui avait été le premier à soulever la question de l’antisémitisme en avril 1918, contrairement aux autres, il continua à s’occuper du sort des Juifs soviétiques, mais il le fit à distance, en tant que directeur de l’ORT à Berlin et Paris. Du noyau de militants qui avaient initié, puis mené la riposte soviétique à l’antisémitisme, seul Dimanstein demeurait dans l’orbite de l’Evsektsia vers la fin de la guerre civile.
A partir de 1922, l’antisémitisme disparut graduellement des travaux de l’Evsektsia, l’attention se concentrant de plus en plus sur la consolidation de la révolution dans la « rue juive ».[1] Mais quand le spectre de l’antisémitisme revint avec force, de façon explosive, en 1926, l’Evsektsia chercha à se positionner encore une fois au cœur de la contre-offensive. Au cours de la crise économique et sociale du milieu des années 1920, le sentiment anti-Juif était monté fortement au sein de la société. D’accusations de meurtre rituel à des pogroms de dimensions réduites et à une sorte de discrimination dans les ateliers des usines, une résurgence de l’antisémitisme devint évidente dans toutes les sphères de la vie sociale en Russie, en Ukraine et en Biélorussie.[2] Quand les premiers signaux d’alerte furent émis en 1926, l’Evsektsia était prête à diriger la campagne du Parti.
Le 26 août 1926, le Parti tint une réunion pour faire face à la crise grandissante. Bien qu’il fût formellement convoqué par le département de l’agitation et de la propagande (Agitprop), l’initiative n’était pas venue de la direction du Parti, mais de Dimanstein et de l’Evsektsia, désormais placée au sein de l’Agitprop comme département subalterne.[3] Elle donna l’orientation générale de la campagne à venir. Ses leaders – Vainstein, Méreschine et Chermérisski – parlèrent tous à la tribune, comme un certain nombre d’autres dirigeants, y compris l’économiste principal du Parti, Youri Larine. Mais ce fut Dimanstein qui mena les débats. Son discours d’ouverture avait un air familier : l’antisémitisme était devenu monnaie courante au sein des institutions, en partie parce qu’aucune campagne n’avait été menée parmi les travailleurs et les membres du Parti. Et le problème allait continuer à s’aggraver car aucune initiative de la part de l’Etat n’était prévue. Il insista pour qu’un nouvel ensemble de mesures concrètes soit adopté :
« Nous avions un décret contre l’antisémitisme signé par Lénine et Bontch-Brouévitch [en 1918], notait-il, mais ce qu’il nous faut développer, c’est un système complet de mesures contre l’antisémitisme » (souligné par l’auteur).
Tout comme en 1918 et 1919, il appela à la formation d’une commission spéciale pour diriger la réponse du Parti. A la fin de la réunion, Dimanstein et Chermérisski furent élus pour mener la campagne, avec Piotr Smidovitch, du VTsIK, et Meyer Trilisser, vice-président de la Guépéou. Les deux derniers ne prirent cependant aucune part aux travaux de la commission, qui furent dirigés par l’Evsektsia. Le 2 septembre, dans la semaine qui suivit, la commission tint sa première réunion et esquissa un plan détaillé de la nouvelle confrontation à venir avec l’antisémitisme dans le Parti et les institutions soviétiques.[4]
Ces propositions rencontrèrent un grand succès. Au congrès du Parti qui suivit (le 15e), en décembre 1927, on annonça qu’il s’attaquerait directement à l’antisémitisme.[5] S’ensuivit une campagne sans précédent, dépassant par son échelle et sa portée tout ce qui avait été fait depuis la guerre civile. De meetings de masse en enquêtes officielles, de douzaines d’articles dans les journaux et de publications diverses, le problème de l’antisémitisme fut présenté au public comme il ne l’avait jamais été auparavant.[6] L’impact, tout du moins pour les Juifs soviétiques, fut profond. Le travail d’Anna Shternshis a montré à quel point la campagne de cette fin des années 1920 a laissé une empreinte durable sur une génération de Juifs et contribué à nourrir un sens d’appartenance et d’identification avec le projet bolchévique, en dépit de la persistance de l’antisémitisme dans la vie quotidienne.[7] De même, dans son étude comparative de l’holocauste en Bessarabie et en Transnitrie, Diana Dumitriu montre que les campagnes éducatives soviétiques contre l’antisémitisme pendant la guerre civile et dans les années 1920 avaient eu un effet déterminant sur les populations non-juives et aidé à une certaine acceptation de l’intégration des Juifs.[8]
Tandis que Dimanstein et l’Evsektsia avaient attiré l’attention sur la crise et lui avaient conféré l’urgence nécessaire en août et septembre 1926,[9] la campagne fut soutenue « d’en haut » à partir de 1927 par la direction du Parti, et non par l’Evsektsia. Comment expliquer cela ? L’État soviétique était devenu une entité toute différente sous Staline. Dès 1929 – sommet de la campagne contre l’antisémitisme –, elle éclipsa tout ce que le régime avait connu en matière de ressources et de travail humain en 1918-1919. Mais, politiquement, il avait été transformé. Comme Andrew Sloin l’a montré, l’offensive de l’État contre l’antisémitisme de la fin des années 1920 fut accomplie dans le cadre du stalinisme, dont la pratique consistait à dénoncer et éliminer toutes sortes d’ennemis construits rhétoriquement. Les « antisémites » rejoignirent la liste toujours grandissante des « ennemis du peuple », avec les koulaks, les prêtres, les pillards, les spéculateurs et les hooligans.[10] Cette campagne n’était donc pas tant motivée par le désir de protéger les Juifs que par une volonté plus vaste de cibler les secteurs de la société censés représenter une menace pour le régime. Son but, dit Sloin, était de consolider l’emprise de Staline sur le pouvoir dans le pays et son contrôle de l’expression politique dans une période de grande instabilité. Elle découlait d’abord et avant tout du modèle stalinien de contrôle absolu, et non d’un engagement sincère pour la libération des Juifs de l’oppression qu’ils subissaient. De cette façon, l’Etat pouvait, sans être contredit, mobiliser contre l’antisémitisme tout en le favorisant. Ce n’est pas un paradoxe, par exemple, que la campagne de la fin des années 1920 survînt en même temps qu’émergeait une forme d’antisémitisme camouflé sous « l’anti-trotskisme » et la campagne contre l’Opposition unifiée.[11]
Il y a donc une différence capitale entre la période de la guerre civile et celle de la fin des années 1920. Pendant la première, la réplique fut lancée par un groupe de révolutionnaires juifs au sein de l’Evsektsia et de l’Evkom ; une décennie plus tard, elle était portée, non plus par l’action d’un petit groupe d’individus, mais par un Etat autoritaire ayant à sa disposition des ressources sans précédent pour réaliser ses objectifs. La direction de l’Evsektsia continua pourtant à jouer un certain rôle. Encore en 1929, à la veille de la disparition de l’Evsektsia, son chef, Chémerisski, informait régulièrement le gouvernement de l’étendue de l’antisémitisme dans les ateliers et dans le Parti au sens large, tout particulièrement dans les Komsomols. A Smolensk, l’Evsektsia locale prit l’initiative de rendre publics ce genre d’incidents. De façon frappante, pendant toutes les années de la fin 1920, les victimes de l’antisémitisme continuaient à considérer l’Evsektsia comme une autorité dans ce domaine et lui écrivaient des douzaines de lettres pour détailler leurs expériences.[12]
Cependant, l’action de l’Evsektsia pendant cette période était tempérée par son besoin de démontrer ses préoccupations envers le « nationalisme juif ». A la même époque, une certaine hostilité du régime stalinien envers le « particularisme » commença à se manifester, et les militants de l’Evsektsia consacraient beaucoup d’énergie et de moyens contre le « chauvinisme juif », de plus en plus souvent identifié comme « déviation » de droite.13 Il y avait là une cruelle ironie. Quand les bundistes et les sionistes de gauche rejoignirent le gouvernement au temps de la guerre civile, leur « nationalisme juif » avait représenté un appoint précieux à la critique de l’antisémitisme. Mais quand le stalinisme se consolida une décennie plus tard, ces ressources se trouvèrent asséchées. Le stalinisme impliquait une centralisation totale du pouvoir qui, en fin de compte, amena la disparition d’organisations relativement autonomes comme l’Evsektsia, le Département des femmes (le Zhenotdel), la Section polonaise[13]* et autres institutions « particularistes ».14 La fermeture de l’Evsektsia en 1930 fut le signal de la fin de la culture d’Etat en faveur d’une politique culturelle juive. En même temps, la campagne de l’Etat contre l’antisémitisme prit fin, et, dès 1932, les publications sur ce sujet cessèrent. Le pire était à venir. Comme le cauchemar du stalinisme s’abattit au milieu des années 1930, tout un groupe de militants juifs, y compris nombre des principaux rencontrés dans la présente étude, furent assassinés au cours de la terreur qui marqua la société soviétique dans les années qui suivirent et au-delà. L’antisémitisme soviétique survécut au stalinisme ; mais pas les campagnes menées contre lui.
Notes (NB : les notes suivies d’un astérisque sont propres à l’édition française)
[1] Gitelman, Jewish Nationality and Soviet Politics, 1917-1930.
[2] Schwarz, The Jews in the Soviet Union, 241-73 ; Sloin, The Jewish Revolution in Belorussia, 218-19 ; L. S. Gatagova, « Antisemit est’ kontrrevoliutsioner…». Soveshchanie o vyrabotkemer po bor’be s antisemitizmom pri Agitpope TkK VKP (b) », in Arkhiv evreiskoi istorii, tome 4, éd. O. V. Budnitskii (Moscou : ROSSPEN, 2007), 147-49. Sur l’émergence de l’antisémitisme au sein de la société soviétique en 1926, voir GARF f.374 o.27 d.1096.
[3] Gatagova note qu’il n’y a aucune preuve dans les dossiers du Politburo que l’initiative soit venue de la direction du Parti. Gatagova, « Antisemit est’ kontrrevoliutsioner…», 158.
[4] Gatagova, « Antisemit est’ kontrrevoliutsioner…», 147-62 ; O. V. Budnitskii, éd. Soveshchanie o vyrabotke mer po bor’be s antisemitizmom pri Agitprope TsK VKP (B) », 163-65, 178-79. Le discours de Dimanstein lors de la réunion du 26 août est également republié dans Gatagova, Kosheleva et Rogovaia, TsK RKP (b)-VKP (b) i natsional’nii vopros. Kniga 1. 1918-1933 gg., 425-27. Sur la réunion du Parti du 26 août, voir aussi D. Dumitru, The State, Antisemitism, and Collaboration in the Holocaust : The Borderlands of Romania and the Soviet Union (Cambridge : Cambridge University Press, 2016), 109-13 ; Kostyrchenko, Tainaia politika Stalina, 106.
[5] Kostyrchenko, Tainaia politika Stalina, 105.
[6] En plus d’une vaste campagne de presse, l’État soviétique sortit également un certain nombre de films sur le thème de l’antisémitisme. Voir V. Pozner, « Le cinéma contre l’antisémitisme : La campagne de la fin des années 1920 », in Kinojudaica. Les représentations des juifs dans le cinéma de Russie et d’Union Soviétique, éd. V. Pozner et N. Laurent (Paris : Nouveau Monde Editions, 2012). Pour un aperçu daté mais néanmoins utile des publications imprimées sur l’antisémitisme dans les années 1920, voir B. Pinkus et A. A. Greenbaum, Russian Publications on Jews and Judaism in the Soviet Union 1917-1967 (Jérusalem : Society for Research on Jewish Communities, 1970), 51-66.
[7] Shternshis, Soviet and Kosher, 161-62.
[8] Selon Dumitru, après l’attaque de l’Union soviétique par les Roumains et les Allemands en 1941, les civils de la Transnistrie ukrainienne se montrèrent beaucoup plus tolérants envers les Juifs que leurs homologues de la Bessarabie roumaine. Le facteur décisif, selon Dumitru, fut l’opposition de l’État à l’antisémitisme dans les territoires soviétiques au cours des deux décennies précédentes. Il reste à savoir si ces résultats sont spécifiques à la Transnistrie ou s’ils peuvent être généralisés à d’autres parties de l’Union soviétique. Dumitru, The State, Antisemitism, and Collaboration. Pour un point de vue opposé, qui suggère que les civils et les collaborateurs locaux étaient souvent les principaux, voire les seuls acteurs de l’extermination des Juifs dans les territoires de l’Union soviétique occupés par les Allemands, voir Y. Arad, The Holocaust in the Soviet Union (Lincoln : University of Nebraska Press, 2009).
[9] La commission de Dimanstein se réunit une deuxième fois le 9 septembre 1926, mais aucun compte rendu n’en fut conservé. Il n’est pas certain qu’elle se soit à nouveau réunie. Gatagova, « Antisemit est kontrrevoliutsioner…», 153.
[10] Sloin, The Jewish Revolution in Belorussia, 209-10.
[11] Sloin, The Jewish Revolution in Belorussia ; I. Deutscher, The Prophet Unarmed. Trotsky : 1921-1929 (Oxford : Oxford University Press, 1970), 258 ; Kevin Murphy, Revolution and contre-révolution : Class Struggle in a Moscow Metal Factory (Chicago : Haymarket Books, 2007), 167-69.
[12] M. Fainsod, Smolensk Under Soviet Rule (Boston : Unwin Hyman, 1989), 445.
[13][13] Gitelman, Jewish Nationality and Soviet Politics, 455 ; Sloin, The Jewish Revolution in Belorussia, 244.
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Illustration : victimes du pogrom du 15 février 1919 dans la ville de Proskourov