Après le crédit, l’hiver : « l’institution progressiste de l’art » et la crise
Dans ce texte, l’historien de l’art Mikkel Bolt Rasmussen, enseignant au Département of Arts and Cultural Studies de l’université de Copenhague, se propose d’interroger les limites de l’espace artistique institutionnel où l’expression critique et contestataire de l’art se heurte violemment aux enjeux économiques et politiques néolibérales qui régissent les lieux d’exposition. Il tente alors de mesurer les possibilités d’existence d’un espace de visibilité pour des artistes actuels soucieux de formuler une critique radicale du système capitaliste.
L’économie mondiale est en train de s’effondrer et il semble que nous nous dirigions vers la fin du régime financier actuel. Reste à savoir s’il s’agit réellement d’une « crise terminale » dans le sensde Giovanni Arrighi – la fin d’un cycle d’accumulation – ; mais l’accélération du rythme de la crise, depuis la chute brusque des taux de prêts hypothécaires en 2006 jusqu’au krach financier de 2008 et au-delà, nous oriente dans cette direction.1 Cela pourrait s’avérer être la fin de l’Empire américain. Arrighi le prédisait déjà en 1994 dans son célèbre The Long Twentieth Century où il montrait comment le capitalisme avait eu quatre cycles d’accumulation depuis le XIVe siècle, chacun ayant son propre leader impérial – un cycle génois du XIVe au début du XVIIe siècle, un cycle hollandais de la fin du XVIe siècle jusqu’à une bonne partie du XVIIIe siècle, un cycle britannique de la fin du XVIIIe siècle jusqu’au début du XXe siècle, et un cycle étatsunien qui commença à la fin du XIXe siècle. Ce cycle des États-Unis a été dominant pendant un siècle voire un peu plus à travers trois périodes, avant de s’effondrer et de laisser la place à un nouveau cycle. Selon Arrighi, chaque cycle systémique se caractérise par les mêmes phases, une première d’expansion financière, passant ensuite à une phase d’expansion matérielle, et suivie d’une autre phase d’expansion financière. La trajectoire ascendante de chaque hégémonie est fondée sur l’expansion de la production et du commerce. A un moment, dans chaque cycle cependant, une crise survient comme résultat de la suraccumulation de capital. Comme Arrighi le décrit, l’expansion financière annonce l’automne d’un système hégémonique particulier et précède un changement vers une nouvelle hégémonie. Arrighi est ainsi en mesure de montrer comment l’expansion financière des dernières décennies du XXe siècle n’était pas un phénomène nouveau mais une tendance historique récurrente du capitalisme.
Avec ce qu’on appelle la crise financière, il semblerait que l’automne ait été remplacé par l’hiver.2 Personne ne sait si cette crise est vraiment la fin d’un cycle d’accumulation, mais toutes les expansions financières qui se sont produites depuis le début des années 1970 sont fondamentalement non durables dans la mesure où elles ont attiré plus de capitaux vers la spéculation qu’il ne peut en être gérés ; et à présent les bulles ont commencé à éclater, indiquant la fin possible du régime d’accumulation. L’avenir dira s’il s’agit d’une crise terminale. Mais nous avons d’ores et déjà une assez bonne perception de la prochaine phase finale, étant donné que l’austérité prend les caractères d’un régime politique mondial. Dans celui-ci, les gouvernements dans le monde entier imposent l’austérité d’une façon qui est encore plus visible et brutale qu’au cours des 35 dernières années de pouvoir néolibéral, en baissant les salaires, en licenciant les travailleurs du secteur public, en faisant passer des dispositions légales affaiblissant les organisations des travailleurs et en pratiquant des coupes dans les programmes sociaux bénéficiant à la population laborieuse.3
Voilà où nous en sommes. La crise et la dépression. Ce qui ouvre alors cette question : que va-t-il se passer et à quoi ressemblera le prochain cycle d’accumulation ? Cela va prendre un certain temps, et le plus vraisemblable est que les disproportions dans le cycle actuel vont être résolues par la crise, un ralentissement de l’économie et aussi probablement par une guerre majeure, à l’instar de ce qui s’est passé lors de la dernière transition entre l’hégémonie britannique et l’hégémonie américaine. Mais une sortie complète du système capitaliste et la destruction de la valeur deviennent aussi une possibilité. C’est la perspective révolutionnaire qui est mise en avant par des secteurs parmi les masses révoltées en Afrique du Nord et au Moyen Orient, et qui est reprise à leur compte par les jeunes protestataires en Espagne, en Grèce, en Amérique et ailleurs. Il y a là une critique de l’économie capitaliste monétaire, de l’ordre mondial néolibéral actuel et de son extrême inégalité au plan local aussi bien qu’au plan international.
De prime d’abord, il n’est pas simple de passer de ces événements historiques mondiaux de grande ampleur, du niveau économique et politique fantasmatique de l’histoire mondiale, à une réflexion sur les développements dans l’art contemporain et, en particulier, dans les mécanismes de ce qu’on appelle les institutions de l’art progressiste en Europe occidentale et aux États-Unis. Il y a là une question d’échelle. Néanmoins, il est intéressant d’examiner quelques événements récents à la lumière de la conjoncture actuelle marquée par le krach, la crise et l’austérité, des événements où des institutions de l’art considérées traditionnellement comme faisant partie des marges les mieux disposées politiquement envers le monde de l’art, se sont révélées être fermement du côté des pouvoirs en place. Je pense à l’exposition « Abstract Possible » au Tensta Konsthall de Stockholm (12 janvier – 22 avril 2012) où Maria Lind a collaboré avec la maison de ventes aux enchères Bukowskis qui appartient à la compagnie suédoise d’exploration de pétrole et de gaz Lundin Petroleum, impliquée dans des tueries et l’incendie de villages au Soudan ; et je pense à l’expulsion d’un groupe d’activistes occupant l’Espace des Artistes à New York. Dans les deux cas, nous avons une institution prétendument progressiste révélant des alliances jusqu’alors invisibles avec l’élite de classe. Cela semble se présenter comme si les surfaces institutionnelles étaient en train de se fissurer au moment où nous entrons dans une période de crise intense. En hiver, les choses sont mises à nu lorsque les feuilles tombent et que la température baisse.
Bien que le boom du marché de l’art soit tout à fait central dans l’histoire de l’art contemporain depuis 1989, les années 1990 et 2000 furent aussi des décennies au cours desquelles, non seulement la critique des institutions et différentes sortes d’art relationnel ou participatif furent exposés à travers le monde, mais aussi des représentations d’une politique anticapitaliste. Dans une tension avec l’utilisation accrue de l’art contemporain comme refuge pour une nouvelle accumulation de capitaux et comme une ressource pour le développement régional et national, les institutions de l’art ont organisé des expositions centrées sur les conflits politiques en cours ou, plus souvent, ont présenté un art politique historique (alimentant la pulsion historiciste visible dans une bonne partie de l’art nouveau). En Europe, nous avons eu des biennales comme la Documenta X de Catherine David en 1997 avec une forte dose de critique institutionnelle de la fin des années soixante associée à la théorie marxiste, la Documenta 11 postcoloniale d’Okwui Enwezor en 2002 et la 11e biennale brechtienne d’Istanbul en 2009, organisée par WHW ; et nous avons eu de grandes expositions historiques comme « Forms of Resistance » au Van Abbe Museum en Hollande en 2007, réalisée par Will Bradley et Charles Esche, englobant l’art de la Commune de Paris à Disobedience Archive de Marco Scotini. Aux États-Unis, nous avons eu des expositions comme « The Interventionist : Art in the Social Sphere » de Nato Thompson en 2004, avec des personnes comme les Yes Men au Mass MoCa, et le célèbre « Now-Time Venezuela : Media along with the Bolivarian Process » de Chris Gilbert, au Berkeley Art Museum en 2006, qui se termina par la démission et l’exil de Gilbert au Venezuela.4
Ainsi, tandis que l’art contemporain était à bien des égards « un propagandiste des valeurs néolibérales », comme le formule Julian Stallabrass dans son Art Incorporated en montrant comment l’art contemporain est devenu lié à la spéculation post-fordiste, avec bling-bling, boom et baisse brutale, ce fut aussi un lieu où des conservateurs et des artistes ont été capables de montrer des actualités politiques qui n’étaient pas forcément visibles ailleurs.5 L’absence d’un espace public politique qui soit critique procurait une place à l’institution de l’art où il était possible de représenter des problèmes politiques brûlants. Bien que le mouvement altermondialiste et d’autres mouvements anti-système aient essayé de s’opposer aux dogmes néolibéraux, le néolibéralisme est devenu une seconde nature après 1989, agissant comme l’idéologie la plus performante dans l’histoire mondiale, comme Perry Anderson l’a écrit de façon légèrement exagérée en 2000.6A l’heure où l’idéologie néolibérale avait réussi à se présenter comme la seule et unique possibilité, en transformant efficacement toute référence à une alternative comme un glissement vers le totalitarisme, la représentation d’une politique oppositionnelle dans l’institution de l’art était une contribution bienvenue. Il était possible dans l’art contemporain de discuter d’un large éventail de sujets qui étaient exclus des mass media, comme la montée du populisme d’extrême droite en Europe, le communisme ou la recolonisation néolibérale.
La représentation artistique institutionnelle était un antidote positif au chantage intellectuel des années 1990 et 2000, avec la rhétorique sur « la fin de l’histoire » et « le choc des civilisations », mais elle était elle-même limitée, bien sûr, par la difficulté structurelle à connecter une représentation intérieure à un contexte politique extérieur où elle aurait pu acquérir une perspective radicale plus large. Rétrospectivement, l’absence d’opposition au néolibéralisme apparaît presque comme la condition qui a rendu possible l’art « politique » des années 1990 et 2000.
Les contradictions de l’art politique contemporain sont bien sûr structurelles par nature, comme les mouvements historiques d’avant-garde et leurs critiques contemporains tels que Walter Benjamin et Herbert Marcuse l’avaient déjà montré dans les années 1920 et 1930, lorsque l’avant-garde essayait de dépasser l’institution de l’art et de le libérer des limites institutionnelles de l’art moderne. L’analyse marxiste-weberienne de Marcuse, « Über den affirmativen Character der Kultur » {1937}, reste valable comme description du double caractère de l’art. Comme Marcuse l’argumente, d’un côté l’art crée des images d’un autre monde et détient un potentiel subversif grâce à son autonomie. L’art exprime les préoccupations de l’humanité à l’égard de son bonheur futur et, dans ce sens, il transcende la société à un niveau symbolique. Il est une sorte de sanctuaire où un certain nombre de besoins fondamentaux qui sont supprimés par la société capitaliste se trouvent virtuellement réunis. Les victimes de la rationalisation par la société bourgeoise font entendre leur voix et sont éveillés à la vie par l’art qui, de cette façon, fonctionne comme un dépositaire des expériences marginales et des modes d’expression qui ont été bannis. Mais en même temps, l’art s’affirme socialement ; il est une légitimation relative de la société dans laquelle il existe. L’autonomie et la liberté de l’art sont atténuées par la très grande liberté qui se trouve enfermée dans l’institution de l’art, « un royaume indépendant de la valeur {…} compatible avec le mauvais présent, en dépit et à l’intérieur duquel il peut s’offrir le bonheur » .7Ainsi l’art stabilise la condition même qu’il critique, écrit Marcuse. C’est un lieu d’hibernation pour l’imagination anarchiste qui est amenée à être rapidement éradiquée par le processus accéléré de rationalisation de la modernité capitaliste ; mais cette imagination est aussi empêchée d’avoir le moindre impact social d’envergure, précisément parce qu’elle est confinée dans la sphère de l’art, parce que l’art est autonome. Marcuse appelle cette contradiction la double nature de l’art, le fait qu’il est relativement autonome et proteste contre la société capitaliste et ses abstractions aliénantes, et à la fois consolide cette société en étant une soupape de sécurité par laquelle la société évacue son surplus d’énergie et laisse des désirs marginaux s’exprimer comme des produits de luxe inutiles, sans aucun risque de changement réel.
Le destin de l’avant-garde dite « historique », celui de la néo-avant-garde et de la critique institutionnelle, tout confirme l’analyse de Marcuse et souligne l’autonomie complexe de l’art qui est à la fois défiée et confirmée par l’inclusion de la politique dans l’art contemporain. La gestion des tendances culturelles et de l’art « subversif » est une manière de maintenir l’équilibre social. Herbert Marcuse, Theodore Adorno et Guy Debord ont tous insisté sur ce point. Depuis la fin des années 1950, les institutions artistiques ont reflété ce double caractère de l’art et elles ont permis et même bien accueilli la critique d’elles-mêmes, afin de maintenir en vie le côté anti-autonome ou hétéronome de l’art, reproduisant ainsi le caractère distinctif de l’art comme espace critique dans la société capitaliste. Cette évolution s’est intensifiée depuis l’époque du pop art et de l’art conceptuel, faisant de la représentation de la politique en art un complément nécessaire au tournant néolibéral dans l’art contemporain ; l’art, avec ce tournant, était une façon d’agir comme une défibrillation sur le ralentissement de l’économie, et de divertir la population improductive du FIRE (« finance, insurance, real estate »). Comme l’a écrit Brian Holmes en 2004 dans « Liar’s Poker : The Representation of Politics/The Politics of Representation » : « La « maison » institutionnelle recherche maintenant son intérêt dans un jeu complexe qui peut seul réconcilier le lien économique qu’il fournit, avec le capital culturel qu’il cherche au sein des fractions les plus radicales du champ artistique. »8
C’est ainsi que dans les années 1990 et 2000, plusieurs institutions artistiques européennes se sont ouvertes à une sorte de politisation, lorsque les conservateurs furent autorisés à remanier en profondeur l’institution et à l’ouvrir non seulement à des projets artistiques plus orientés mais à des préoccupations politiques. Le Rooseum de Malmö dirigé par Charles Esche, et le München Kunstverein par Maria Lind ont fait partie des exemples bien connus de cette tendance qu’on a appelé le « new institutionalism ». L’institution de l’art était désormais supposée soutenir activement la criticité, déployer la critique institutionnelle jusqu’au niveau de l’administration institutionnelle et pas seulement organiser mais programmer des expositions d’artistes politiques. La conservatrice elle-même avait un agenda « subversif » et travaillait de concert avec des artistes mettant en œuvre des changements structurels dans l’institution. L’exposition n’était plus le medium privilégié. Les séminaires, les publications et différentes sortes d’archives devinrent de nouveaux formats importants au travers desquels le public, selon le discours du nouvel institutionnalisme, était transformé de spectateur individuel contemplatif en un participant actif. Des conservateurs comme Esche et Lind travaillèrent ainsi à titre de conservateurs internes, s’efforçant de favoriser la critique et de transformer l’institution en une arène ouverte d’intégration sociale pour donner à voir des représentations politiques oppositionnelles de différentes sortes. Selon les mots de Brian Holmes, certains professionnels de l’art étaient apparemment « en train de pratiquer un jeu transformationnel », en essayant de produire des moyens alternatifs d’évaluer l’art et de l’utiliser à des fins progressistes.9 Dans une perspective historique plus longue, ce mouvement doit être compris comme faisant partie d’une tendance générale consistant à éviter une critique directe, considérée comme trop romantique et totalitaire, et incapable de contester l’objet de la critique. Cette tendance s’est orienté vers l’idée d’inspiration vaguement deleuzienne d’un pragmatisme radical, où vous travaillez au sein des institutions en faisant de « modestes propositions », au lieu de les rejeter comme ce fut le cas par exemple dans les années 1960 avec la critique de la société du spectacle par les situationnistes. 10 Une rhétorique du temporaire ou de l’ouverture sans fin a caractérisé le discours du nouvel institutionnalisme, où la confrontation directe a été remplacée par la critique implicite.
Quelques années après le commencement de la crise – comme Arrighi l’écrit, la crise avait en fait déjà commencé au début des années 1970 avec l’épuisement du boom de l’après-guerre – il semble juste de dire que le discours du nouvel institutionnalisme n’était tout simplement qu’un exemple de plus de dépolitisation de l’art, alors que les institutions artistiques étaient momentanément transformées en centres sociaux et en plates-formes de discussion, mais rien ne changeait réellement. Le nouvel institutionnalisme était pour le monde de l’art l’équivalent du discours managérial analysé par Luc Boltanski et Eve Chiapello qui promouvait les attitudes alors associées à la personnalité artistique, telles que l’autonomie, la spontanéité, l’ouverture aux autres et la capacité rhizomatique.11 Les institutions artistiques se sont conformées à la gestion des entreprises et ont adopté la rhétorique de la responsabilité sociale et de la sensibilité aux différences, intégrant le battage médiatique de la créativité néolibérale, faisant travailler tout le monde plus pour gagner moins ou pour rien, et consolidant l’élite au pouvoir. Une déstructuration et une liquidation ont eu lieu, se faisant passer pour une critique et une politisation. Les modestes propositions ne furent une menace pour personne et se sont déroulées comme encore une autre tentative de maintenir l’équilibre social par la gestion de l’art « radical ».
Le cas de l’exposition « Abstract Possible » au Tensta Konsthall est intéressant. La collaboration avec Bukowskis, la plus grande maison de ventes aux enchères en Suède qui appartient à la famille Lundin, laquelle dirige la compagnie pétrolière du même nom, une compagnie complice dans la guerre civile au Soudan et faisant l’objet d’une enquête pour crimes humanitaires selon le droit international, cette collaboration met en lumière de façon révélatrice la position des institutions soi-disant progressistes, alors que nous allons vers l’hiver du capital financier.12Que l’art contemporain ait été de longue date une opportunité d’investissement pour les super riches et un secteur de blanchiment de l’argent n’a rien de neuf. Mais l’enchevêtrement direct entre une Kunsthalle, un lieu d’exposition en Suède, et une coalition de pétrodollars et de dollars venant du trafic d’armes, est assez remarquable.13
L’exposition à Tensta même est un simple regroupement présentant les œuvres de plus de vingt artistes. L’exposition est centrée sur l’abstraction formelle dans un parcours allant des gros plans d’Yto Barrada sur des portes de bus avec des formes abstraites indiquant les lignes de bus pour les illettrés aux sérigraphies de Matias Faldbakken installées n’importe comment, avec en surimpression le jeu sur ordinateur « Battlefield » développé par la compagnie suédoise EA Digital Illusions. Toutes les œuvres de l’exposition imitent quelque peu le langage visuel abstrait du modernisme, mais rarement avec la négativité radicale qui caractérisait ses précédents historiques. A Tensta, la plupart des œuvres se détachent comme des symptômes d’un académisme historiciste attardé de l’art contemporain où les formes et configurations modernistes sont remaniées et commentées d’une manière presque nostalgique, ce qui ne fait que confirmer la distance entre les gestes originaux radicaux et le recyclage actuel, vide et faible, de l’abstraction moderniste comme formes fascinantes, populaires sur le marché de l’art. Le spectacle se poursuit à la maison des enchères Bukowskis dans le centre de Stockholm où des œuvres d’art réalisées par les mêmes artistes exposés à Tensta sont en vente à des prix fixés dans un cadre défini par la contribution de Goldin + Senneby qui ont fait un rapport sur les opportunités rassemblées avec chacune des œuvres en vente. Le rapport lui-même est proposé pour 120 000 couronnes suédoises et son contenu n’est accessible qu’aux acheteurs. Dans cet exemple, la critique implicite du nouvel institutionnalisme semble avoir fusionné complètement avec le système néolibéral de l’art. Plutôt que d’exposer et de mettre en relief la structure économique de l’art contemporain, elle est une confirmation en creux du système, puisqu’il n’y a aucune tentative que ce soit de s’orienter vers des directions alternatives. Nous nous retrouvons ainsi en face d’une pure affirmation du système existant, de son marché de l’art et de la politique pétrolière sanglante de ses propriétaires. Le processus au travers lequel les valeurs culturelles sont produites, circulent et sont accumulées, et pour qui et par qui cela a lieu, n’est pas contesté. Il semble que la tolérance répressive des années 1990 et du début des années 2000 n’est plus une option, obligeant les artistes à se rapprocher des pouvoirs dirigeants ou d’abandonner l’art ou du moins de renoncer au succès institutionnel.
L’expulsion des protestataires d’Occupy Wall Street de l’Espace des Artistes à New York par le personnel de sécurité en octobre 2011 et l’expulsion d’artistes graffeurs du pavillon Oscar Niemeyer à la Biennale de Sao Paulo par la police en 2008, sont d’autres exemples à prendre en considération lorsque nous essayons de nous confronter à l’évolution de l’institution culturelle dans la conjoncture actuelle de crise et d’effondrement idéologique.
Tandis que nous nous acheminons vers une crise économique mondiale, les fractures et lignes de conflit qui avaient été cachées pour un temps redeviennent visibles, et il semble juste de dire qu’une véritable rupture anti-système n’a jamais été à l’ordre du jour des tenants du nouvel institutionnalisme ni de ce qui passait pour de l’art politique dans les institutions au cours des années 1990 et 2000. Cela n’a jamais été une alternative à l’ordre régnant et, rétrospectivement, cela doit être compris comme du néolibéralisme à visage humain. A présent, les masques sont tombés et la différence entre la néo-libéralisation culturelle et le nouvel institutionnalisme est difficile à localiser. Comme l’écrit Anthony Davies, il n’y a pas d’alternative mais « des formes de coexistence avec le néolibéralisme, à des niveaux inégaux et en passant par des phases différentes, mais tout évoluant dans la même direction », et maintenant, dans une situation d’effondrement, elles semblent finalement fusionner avec lui.14
Les masques sont tombés ; le lien intime entre l’institution culturelle et l’élite au pouvoir a été dévoilé et peut être vu par tout le monde. Nous observons des signes d’effondrement idéologique là où les institutions « progressistes » se trouvent dans une situation nouvelle où il leur est difficile de poursuivre la mascarade de la tolérance répressive du nouvel institutionnalisme. Dans cette situation, nous sommes confrontés à un certain nombre de questions urgentes. L’une d’elles concerne le passé récent et les différentes « politisations » de l’art qui ont eu lieu au cours des années 1990 et 2000. Rétrospectivement, il semble que c’est comme si l’essentiel de ce qui nous était présenté comme progressiste et radical dans les années 1990 et 2000, n’a été qu’un complément à la néo-libéralisation de l’art. La classe dirigeante a continué à amasser des richesses tandis que les expositions artistiques ont été transformées en parties festives ou en lieux de discussions sur le post-colonialisme et les inégalités économiques. Cela nous oblige à nous interroger : est-ce encore une option viable que de s’adonner à un jeu transformationnel au sein de l’institution ? Que faire ? Bien qu’on puisse avoir de plus en plus envie de sortir de l’institution dans la mesure où l’institution révèle son caractère de classe, cela n’est peut-être pas entièrement judicieux du fait que nous aurons besoin de toutes les sources disponibles de critique dans les luttes à venir. Mais étant donné la capacité à gérer l’art radical et à le détourner afin de maintenir l’équilibre social – le caractère affirmatif de l’art de Marcuse –, il semble raisonnable de dire que seul l’art qui se situe à l’extrême marge du système de l’art peut aider à construire un passage au-delà du capitalisme. Avec les insurrections à venir, l’espace intérieur sans risque du monde de l’art s’avèrera peut-être trop compromis. Cela n’a posé aucun problème à Tensta et à Lind d’être financés par Lundin et de collaborer avec cette compagnie. Lind l’a expliqué au cours d’un débat sur l’exposition où une anthologie accompagnant l’exposition fut lancée grâce au financement d’une vente aux enchères à Bukowkis. L’anthologie s’intitule Contemporary Art and its Commercial Markets : A Report on Current Conditions and Future Scenarios. Lind expliqua : « Le projet ne consiste pas à prendre position, il montre à quoi ressemble le monde. » Voilà ce que représente la critique complice de nos jours. Apparemment, tout ce qui nous est laissé consiste en l’identification au système existant. Jacques Rancière appelle cette logique, « la police » – il y a ce qu’il y a.15Heureusement, cette logique est contestée dans de plus en plus d’endroits dans le monde entier, d’Athènes au Caire et à Oakland, par les Indignados à Madrid et les Unknown Artists à New York. L’hiver est là.
Traduction de l’anglais par José Chatroussat.
Texte original en anglais sur le site de Mute.
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Image en bandeau : Alexandra Clotfelter, « The Beginning is Near » (via art21 magazine).
à voir aussi
références
⇧1 | Giovanni Arrighi, The Long Twentieth Century : Money, Power and the Origins of Our Tiles (London & New York : Verso, 1994). Une nouvelle édition avec une nouvelle postface est sortie en 2009. |
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⇧2 | L’idée que l’expansion financière annonce l’automne d’un système hégémonique particulier a été développée à l’origine par Fernand Braudel dans Civilisation matérielle, Economie et Capitalisme, XVe-XVIIIe siècle : Le temps du monde, Paris, Armand Colin, 1979. Arrighi a repris cette idée et l’a utilisée dans The Long Twentieth Century. |
⇧3 | Cf. Steven Colatrella, « In Our Hands is Placed a Power : A Worldwide Strike Wave and the Political Crisis of Global Governance », dans Wildcat, n° 90, 2011. |
⇧4 | Il n’y a aucun doute que la scène institutionnelle en Europe occidentale et celle aux États-Unis sont presque incomparables dès qu’on en vient à la question de l’art politique. L’art politique n’a jamais acquis la « popularité » qu’il a eu en Europe (comme le montre la démission de Gilbert). Cela est dû également à l’impact beaucoup plus grand qu’a eu « la guerre contre le terrorisme » aux États-Unis, ce qui a affecté à la fois l’infrastructure et la superstructure d’une façon beaucoup plus visible. L’affaire Kurtz, dans laquelle Kurtz, membre du Critical Art Ensemble, était accusé de bioterrorisme, a été classée sans suite en 2008. Cette affaire où la moitié des artistes de « The Interventionists » ont été assignés à comparaître est un exemple du serrage de vis de l’espace public. Cf. Gregory Sholette, « Disciplining the Avant-Garde : The United States versus the Critical Art Ensemble », in Circa, n° 112, pp. 50-59. |
⇧5 | Julian Stallbrass, Art Incorporated : The Story of Contemporary Art (Oxford University Press, 2004), p. 72. |
⇧6 | Perry Anderson, « Renewals », in New Left Review : New Series, n° 1, 2000, p. 14. |
⇧7 | Herbert Marcuse, « Über den affirmativen Character der Kultur », 1937, Kultur und Gesellschaft (Frankfurt, Suhrkamp, 1968), p. 86 ; « Réflexion sur le caractère « affirmatif » de la culture », trad. fr. Daniel Bresson, in Culture et Société, Paris, éd de Minuit, 1970. |
⇧8 | Brian Holmes, « Liar’s Poker : Representation of Politics / Poltics of Representation », in Springerin, n° 1, 2003. |
⇧9 | Ibid. |
⇧10 | Charles Esche, Modest Proposals (Istanbul : Baglam, 2005). Pour une critique de ce mouvement vers de « modestes propositions », voir Mikkel Bolt Rasmussen : « Scattered (Western Marxist-Style) Remarks about Contemporary Art, Its Contradictions and Difficulties », in Third Text, n° 109, 2011, pp. 199-210 ; traduction française in Variations n° 17, octobre 2012, « Remarques éparses (en style marxiste occidental) sur l’art contemporain, ses problèmes et ses contradictions ». |
⇧11 | Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999. |
⇧12 | Cf. Kerstin Lundell, Affärer i blod och olja. Lundin Petroleum i Afrika (Stokholm. Ordfront, 2010). Voir aussi le rapport de 2010 Unpaid Debt : the Legacy of Lundin, Petronas and OMV in Block 5A, Sudan 1997-2003 par ECOS {European Coalition on Oil in Sudan). « Les auteurs actuels des crimes rapportés étaient les forces armées du gouvernement du Soudan et différents groupes armés locaux qui étaient, soit alliés au gouvernement, soit constituaient son principal opposant, le Sudan People’s Liberation Movement/Army (SPLM/A). Néanmoins, les preuves présentées dans ce rapport mettent en cause le rôle joué par l’industrie pétrolière dans ces événements. {…} Le lancement de l’exploitation pétrolière a provoqué une guerre féroce dans la région. Entre 1997 et 2003, des crimes internationaux ont été commis à grande échelle au cours de ce qui fut essentiellement une campagne militaire du gouvernement du Soudan pour sécuriser et prendre le contrôle des champs de pétrole du Block 5A. Comme les documents de ce rapport l’indiquent, cette campagne comprenait des attaques aveugles et ciblant délibérément des civils, en brûlant les abris, en pillant, en détruisant des objets de première nécessité pour survivre, par des meurtres illégaux de civils, des viols de femmes, des enlèvements d’enfants, des tortures et des déplacements par la force. Des milliers de personnes sont mortes et près de deux cent mille ont été violemment déplacées. » p. 5. |
⇧13 | Pour une analyse de la politique économique mondiale et la collusion entre les pétrodollars et les dollars de l’armement, voir Jonathan Nitzan et Shimshon Bichler : The Global Political Economy of Israel (London, éd Pluto, 1999). |
⇧14 | Anthony Davies, « Take Me I’m Yours : Neoliberalising the Cultural Institution », in Mute, vol. 2, n° 5, 2007, p. 107. |
⇧15 | Jacques Rancière, La mésentente, Galilée, 1995. |