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« Que se vayan todos. » Le 30 août dernier, alors que la mobilisation universitaire bat son plein, les rues de Buenos Aires résonnent ici et là de chants que l’on entendait plus depuis le tournant des années 2000. Ce jour-là, sous une pluie battante, plusieurs dizaines de milliers de manifestants protestent contre les coupes budgétaires et le blocage des salaires à l’Université et plus largement dans le système éducatif. Dans un contexte de brutale chute du peso – ce jour-là, le peso se déprécie de 10,7% par rapport au dollar, approfondissant une dévaluation de près 100% en huit mois –, la manifestation revêt une envergure nationale de protestation à l’encontre du gouvernement de M. Macri, alors que s’installe un climat de crise politique et économique globale. Les jours du macrisme au pouvoir sont-ils comptés pour autant ? Encouragé par certains, repoussé par d’autres, le spectre d’un nouveau « 2001 » réapparaît : la dégradation actuelle de la situation économique et sociale constitue-t-elle l’antichambre de soulèvements populaires et d’une profonde crise institutionnelle à venir ? À ce stade, rien n’est moins sûr.

Concédant que les prochains mois s’annoncent compliqués, le gouvernement de M. Macri ne parvient plus à dissimuler les difficultés qui se sont accumulées en quelques mois seulement. Après à peine trois années au pouvoir, la politique économique du gouvernement de Mauricio Macri dévoile toutes ses limites. Orientée vers l’ambition de repositionner l’Argentine dans les circuits financiers internationaux et reprenant des ingrédients d’inspiration néolibérale, la politique gouvernementale s’est attachée à rétablir la confiance des marchés, multipliant les marques symboliques – rapprochement avec l’administration Trump – comme les mesures concrètes – réduction sensible de la taille de l’État, accord sans concessions avec les fonds « vautours », levée des restrictions sur les mouvements de capitaux et les prélèvements sur les produits à l’exportation, etc. Le retour en grâce de l’Argentine sur les marchés financiers internationaux a alors coïncidé avec un accroissement de l’endettement public, que le kirchnerisme avait ramené à des niveaux historiquement bas. Le cycle de confiance s’est par la suite brutalement refermé, se traduisant par un emballement monétaire que le volontarisme politique affiché par le gouvernement s’est montré incapable de maîtriser. La crise de change a fait du FMI un interlocuteur privilégié du gouvernement, régulièrement sollicité pour obtenir davantage de liquidités en dollar, calmer les marchés financiers, stopper la spéculation financière et garantir le budget pour l’année 2019. Ceci impliquant, bien entendu, des contreparties qui ont notamment pris la forme d’un plan d’austérité drastique annoncé pour 2019 et dont les économies serviront, en grande partie, à rembourser des intérêts de la dette en forte augmentation.

Loin de se cantonner à une dimension monétaire, la crise est multi-facettes et ses effets sociaux sont palpables. Pauvreté, chômage, emploi, inflation : les principaux indicateurs macro-économiques du pays sont passés au rouge. Déjà amputé par les coupes dans les subventions aux dépenses énergétiques et de transport, le pouvoir d’achat de larges fractions de la population est entravé par le blocage des salaires, les négociations paritaires de branche ayant abouti à des augmentations de niveaux largement inférieurs à l’inflation, estimée entre 35 et 40% pour l’année 2018. Dans ce panorama, la pauvreté augmente rapidement, en particulier dans les quartiers populaires des banlieues des grandes villes. Nombreux sont désormais les dirigeants sociaux à alerter sur l’état d’urgence alimentaire dans certains quartiers, les soupes populaires attirant une population toujours plus nombreuse, parfois très jeune. Situé autour de 7,2% de la population active à l’arrivée de M. Macri au pouvoir, le chômage atteignait 9,1% en Juin 2018, sur fond de récession économique, de déclin de l’activité industrielle et de nombreuses petites activités liées à une consommation interne en chute libre. Pour les sept premiers mois de l’année 2018, le CEPA avance le chiffre de 32 000 licenciements et suspensions d’activité, dont près de 50% pour le seul secteur industriel. Dans un pays où les niveaux d’activité informelle se maintiennent depuis les années 1990 au-delà des 30% de la population active, ces chiffres ne rendent de surcroît que partiellement compte de l’ampleur des effets de la baisse de l’activité sur les couches sociales les plus fragiles, qui voient se raréfier tout un ensemble d’activités informelles – comme la construction – assurant jusqu’ici des revenus à d’importantes fractions des classes populaires.

À la dégradation de la situation économique et sociale s’ajoutent les conséquences parfois dramatiques du déficit d’investissement public dans des secteurs comme l’éducation ou la santé. Dans le milieu hospitalier, les réductions budgétaires conduisent à la fermeture d’unités spécialisées et au licenciement de centaines de personnel. Début août, une explosion liée à une fuite de gaz dans une école de Moreno, dans la périphérie ouest de Buenos Aires, a entraîné la mort de deux employés et mis au grand jour l’état de délabrement des écoles publiques, conduisant à la fermeture préventive de nombreux établissements – parfois à hauteur de 50% dans certaines communes de la couronne de Buenos Aires. Faute de prise en charge rapide du gouvernement provincial, dirigé par la coalition au pouvoir Cambiemos, des milliers d’enfants et adolescents se trouvent privés de leur lieu éducatif – qui remplit souvent une fonction sociale et alimentaire –, souvent pour plusieurs semaines. Alfredo Caceres, enseignant et responsable syndical à SUTEBA Tigre, dans la banlieue nord de Buenos Aires, commente : 

« On sait qu’il y a 24 écoles du district où il faut changer les circuits de gaz. On a aucune information sur quand vont débuter les travaux, et les pouvoirs locaux insistent sur le fait qu’il n’y a aucun risque, qu’on peut retourner travailler sans gaz, chauffage ni nourriture à la cantine. »

Dans ce panorama morose, la société argentine n’est pourtant pas atone ou résignée. Un héritage tangible de la période kirchneriste est de ce point de vue la formation de générations sensibles aux questions politiques et sociales et enclines à prendre les rues et exprimer ses mécontentements. Les niveaux de mobilisation et de conflictualité sociale sont restés importants au cours des derniers mois. Fin 2017, la réforme des retraites et de diverses pensions sociales ont entrainé d’importantes manifestations et la multiplication de cacerolazos dans les principales villes du pays et de la banlieue portègne, conduisant le gouvernement, prudent, à repousser d’autres projets de réforme, notamment concernant le marché du travail. Au cœur de l’hiver austral, c’est ensuite la campagne nationale pour le droit à l’avortement sécurisé, gratuit et anonyme, porté par un mouvement féministe particulièrement dynamique depuis plusieurs années, qui a rempli massivement les rues du pays, bien que de façon inégale sur l’ensemble du territoire. Jamais parvenu au stade du débat parlementaire en douze années de kirchnerisme, le droit à l’avortement a transcendé les clivages partisans – aucune force politique, à l’exception de la gauche trotskiste, n’ayant voté en bloc – et a été porté par un soutien populaire de grande ampleur, avant d’être finalement débouté au Sénat. Cependant, au regard des foulards verts aux couleurs de la campagne qui continuent d’arborer de très nombreux sacs et vestes à Buenos Aires et dans les grandes villes du pays, il y a fort à parier que ce vote soit peu à même de refermer le débat et le cycle de mobilisations.

Impliquée dans la campagne pour le droit à l’avortement, une partie de la classe moyenne et de la jeunesse s’est ensuite retrouvée dans la mobilisation universitaire, qui courant Août a pris une vigueur considérable et non observée depuis plusieurs années, sous la forme de grèves d’enseignants et d’occupations d’universités à travers le pays. Davantage en prise avec les classes populaires, les organisations sociales et territoriales telles que la Corriente Clasista Combativa, le Movimiento Evita, la CTEP ou Barrios de Pie, réunis depuis 2016 au sein d’un « triumvirat piquetero« , sont quant à elles montées au créneau pour dénoncer le « budget de la faim » négocié pour 2019 par M. Macri avec les gouverneurs provinciaux, majoritairement péronistes. Depuis plusieurs semaines, ces organisations multiplient les initiatives face à la montée en flèche de la misère sociale parmi les classes populaires et enchaînent les soupes populaires dans les quartiers périphériques comme, de façon plus médiatique, dans le centre de Buenos Aires. Dans le monde du travail, les conflits se cristallisent autour de la question de l’emploi et des licenciements. Alors que la dégradation des niveaux d’activité et d’emploi coïncide dans le secteur privé avec un reflux sensible des conflits en 2018, les luttes de travailleurs du secteur public, de la santé aux chantiers navals, contre les coupes budgétaires et les licenciements ont été particulièrement médiatiques et fédératrices ces derniers mois.

En dépit de luttes sectorielles parfois vivaces, ces différents fronts peinent cependant à s’agréger et à dessiner un front de résistance commun au projet libéral de M. Macri. Les raisons sont multiples. Comme le note J. Natanson, il est important de rappeler que la crise économique affecte de façon différenciée les provinces du pays, certaines continuant à montrer des niveaux de croissance liés au type d’activités économiques qu’il développe, tournées vers l’exportation (vin, soja, etc.). Un autre facteur explicatif réside dans l’équilibre interne des politiques gouvernementales : très libéral dans sa conduite de la politique économique, le gouvernement a fait le choix, jusqu’à aujourd’hui, de conserver globalement le système de prestations sociales développées au cours du cycle politique antérieur. La suppression de la Asignacion Universal por Hijo, distribuée à près de trois millions de foyers, ou la privatisation des régimes de retraite, comme ce fut le cas dans les années 1990, ne sont pas à l’ordre du jour. Perçu par le gouvernement comme une force de contention des protestations, le maintien voire l’augmentation de certaines dépenses sociales est également le fruit des mobilisations unitaires des organisations sociales réunies dans le « triumvirat piquetero » de San Cayetano. Appuyées par la CGT, les mobilisations massives ont notamment débouché fin 2016 à l’adoption de la loi dite « d’urgence sociale » et à travers elle le déblocage de plusieurs millions de dollars permettant l’octroi d’un salaire complémentaire aux travailleurs de l’économie populaire jusqu’à la fin du mandat de M. Macri. La rapide dégradation du pouvoir d’achat et la montée du chômage sont néanmoins susceptibles de faire évoluer rapidement la donne pour les franges sociales les plus défavorisées.

Enfin, la difficile généralisation de la conflictualité sociale s’explique par les dynamiques du mouvement syndical. Empêtrée dans des luttes intestines de pouvoir entre des fractions plus ou moins conciliantes avec les orientations gouvernementales, la CGT, principale centrale syndicale, n’assume que très sporadiquement le rôle de leader des mobilisations contre les politiques gouvernementales. Après trois années au pouvoir, le gouvernement de M. Macri a dû affronter seulement quatre journées de grève nationale et interprofessionnelle – massivement suivies mais le plus souvent sans manifestations – ce qui, au regard des présidences précédentes, le place loin derrière en termes de conflictualité syndicale. En dépit de demandes en ce sens de la part de nombreux syndicats de base, les actions décidées par la CGT sont peu coordonnées et suivies dans le temps. Parallèlement, certaines structures de branche renâclent à mobiliser leurs adhérents et s’inscrire dans un cycle de protestation de leur côté, acceptant des accords de flexibilisation du travail dans certains secteurs industriels ou des augmentations salariales nettement en deçà des niveaux d’inflation, à l’image de l’accord salarial de 25% signé par les syndicats universitaires début septembre.

Les difficultés du mouvement syndical ne peuvent toutefois être lues sous l’angle univoque de la « trahison » des structures syndicales centrales. Dans un secteur industriel exsangue à l’exception des activités tournées vers l’exportation, la peur de la perte d’emploi pèse sur les capacités d’organisation des syndicats de base, globalement renforcées au cours de la période kirchneriste. Le changement de contexte politique est par ailleurs propice à la recrudescence de mesures antisyndicales. Carlos Zerrizuela, délégué syndical dans une usine d’abattage bovin le long de l’autoroute panaméricaine, au nord de Buenos Aires, nous raconte :

« En 2016, quelques mois après l’arrivée de Macri, on a eu un gros conflit. L’entreprise a fini par annoncer 32 licenciements, avant de nous dire qu’elle acceptait d’en réincorporer la moitié si les délégués syndicaux présentaient leur démission. On a tenu, grâce au soutien des salariés et de la construction syndicale qu’on mène depuis dix ans. Mais depuis, c’est fragile : les salariés ne veulent plus se mouiller, participer aux assemblées générales, chacun se protège car personne n’a envie de se retrouver dehors par les temps qui courent. ».

Un peu plus loin, l’usine Persicot a quant à elle fermé ses portes, mettant au chômage plus de six cents travailleurs. Quelques kilomètres dans la direction opposée, ce sont deux cents salariés de Modelez qui se retrouvent sur le carreau, tandis que les grandes usines de Ford ou Volkswagen comptent plusieurs milliers de travailleurs provisoirement « suspendus ». Dans ces établissements comme dans d’autres, les restructurations fragilisent les collectifs syndicaux, au sein desquels la gauche trotskiste avait bien souvent acquis ces dernières années des positions significatives.

L’approfondissement rapide de la crise ces dernières semaines laisse toutefois entrevoir certaines évolutions. Courant septembre, la consolidation au sein de la CGT d’un noyau critique des orientations gouvernementales, rassemblant de nombreuses délégations régionales et syndicats de branche de la CGT autour de Hugo Moyen, secrétaire général de la CGT sous la période kirchneriste et déjà animateur dans les années 1990 d’un pôle syndical critique du gouvernement néolibéral de Carlos Menem, laisse présager d’un possible durcissement des positions syndicales dans les prochains mois. A ces rééquilibrages dans les échelons supérieurs de la CGT s’ajoutent des embryons d’initiatives communes avec des syndicats de base combatifs, parfois liés à la gauche trotskiste et traditionnellement critiques vis-à-vis de centrales syndicales jugées bureaucratisées. Un constat similaire s’opère en ce qui concerne les relations avec les mouvements sociaux. Juan Roch, secrétaire général de la section régionale CGT de la Zone Nord de Buenos Aires, souligne les soubassements conjoncturels de ce rapprochement :

« On s’occupe de travailleurs en situation de subordination [salariale], ce qui n’est pas le cas des mouvements sociaux nécessairement. Mais on développe de plus en plus des relations, avec la CTEP, le Modifient Evita. Je crois que c’est lié au contexte actuel : tout le monde se regarde, on se compte, on cherche à regrouper les forces. »

Le chemin est malgré tout long et incertain. Alors que les élections présidentielles se profilent pour 2019, l’enjeu électoral mobilise une grande partie du champ politique et social. Dans cette perspective, un enjeu des prochains mois est de savoir si le rapprochement entre les composantes du mouvement social est susceptible d’être approfondi et de constituer le socle à un projet politique alternatif, à ce jour particulièrement incertain du fait des divisions internes du péronisme et de la fragilisation de l’ex-présidente Cristina Kirchner. Régulièrement évoquée, la perspective d’un retour au premier plan de cette dernière est loin d’être garanti. Accusée de corruption, inculpée au plan judiciaire, Cristina Kirchner est loin de faire l’unanimité dans l’opinion et dans les rangs du péronisme. Ces derniers mois, dans la foulée des mobilisations pour l’approbation de la loi « d’urgence sociale », de nombreuses organisations sociales et politiques ont œuvré à la formation d’un espace politique unitaire visant à « lutter contre le néolibéralisme ». Si les soutiens à l’ex-présidente au sein de cet espace sont nombreux, le rapprochement avec le mouvement kirchneriste de Unidad Ciudadana continue de traverser (et de diviser) de nombreuses organisations. Très active dans les luttes et les manifestations, la gauche trotskiste pâtit quant à elle de ses divisions internes et de la fragilisation de ses positions syndicales et peine à imposer ses propositions dans l’agenda politique. La stratégie d’ouverture observée à l’occasion des manifestations et grèves des 24 et 25 septembre, où les rassemblements et coupures de route ont rassemblé une large diversité de secteurs syndicaux et d’organisations sociales, peut laisser peut-être présager de certaines reconfigurations dans les semaines et mois à venir.

Dans ce contexte de fragmentation des luttes et des organisations, la fragilisation du gouvernement de M. Macri reste relative. Loin de correspondre à une ouverture à certains secteurs péronistes permettant une plus grande stabilité gouvernementale, le dernier remaniement ministériel de début septembre acte le resserrement du gouvernement autour du noyau dur de la coalition Cambiemos et du PRO, dont est issu M. Macri. Cette capacité de résilience rappelle que le macrisme ne se réduit pas à une entreprise de marketing électoral improbablement victorieuse mais qu’il dispose au contraire d’un ancrage historique et social dans l’Argentine post-2001 qui lui assure aujourd’hui une certaine stabilité1. Assurément, la chute du peso et la dévaluation salariale affectent le gouvernement et les soutiens au sein des classes moyennes et populaires qu’il avait su conquérir par la création de liens, ténus, avec certains secteurs populaires, le jeu des alliances électorales et grâce aux désillusions de certaines fractions sociales vis-à-vis du kirchnerisme. Néanmoins, pour l’heure, l’absence d’une opposition politique structurée, les atermoiements du mouvement syndical et le maintien d’un fort antikirchnerisme, attisé par des affaires de corruption à forte résonance médiatique, agissent comme de puissants garde-fous contre la fragilisation du gouvernement et de l’ordre institutionnel. Dans ce contexte, alors que la continuité institutionnelle est peu mise en cause, les perspectives politiques sont avant tout électorales ; à ce jeu-là, le principal candidat à la succession à la présidence pourrait bien être… Mauricio Macri.

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Je remercie Lucas Spinosa (UBA-Conicet) pour ses commentaires sur une première version de ce texte, achevé en septembre 2018.

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références

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1 Gabriel Vommaro, La larga marcha de Cambiemos. La construccion silenciosa de un proyecto de poder, Siglo Veintiuno Editores, 2017.