Venezuela : appréhender la crise politique par le syndicalisme
Nous publions ici les bonnes feuilles de l’ouvrage de Thomas Posado « Venezuela : de la Révolution à l’effondrement. Le syndicalisme comme prisme de la crise politique (1999-2021) » à un nouveau moment crucial de l’histoire du Venezuela. Les élections présidentielles du dimanche 28 juillet constituent une nouvelle étape dans la crise politique que traverse le pays depuis une dizaine d’années.
Le Conseil National Électoral (CNE), l’organe chargé d’organiser les élections, proche de Nicolás Maduro, a déclaré sur la base de 80 % des bulletins dépouillés, que le président sortant avait emporté le scrutin avec 51,2 % des suffrages exprimés contre 44,2 % pour Edmundo González, son principal concurrent. Le gouvernement affirme qu’un hacking lui empêche de publier des résultats plus détaillés.
Pour sa part, l’opposition a mis en ligne les procès-verbaux de plus de 80 % des bureaux de vote qui lui permettent d’établir des résultats diamétralement opposés (67,6 % contre 30,6 %) (https://resultadosconvzla.com). Depuis dimanche, des protestations ont éclaté dans la plupart des villes vénézuéliennes accusant de fraudes le pouvoir en place, le bilan est pour l’heure de 11 morts et plus de 1 000 arrestations dans le cadre des affrontements avec les forces de l’ordre.
Je n’ai pas d’éléments pour déterminer l’authenticité des procès-verbaux mis en ligne par l’opposition vénézuélienne mais cette crise se déroule dans le cadre d’un tournant autoritaire opéré par Nicolás Maduro depuis de nombreuses années. La « démocratie protagonique et participative » professée par Hugo Chávez est remisée au rang de lointain souvenir.
Mis en minorité électorale, Nicolás Maduro a dépossédé les prérogatives de l’Assemblée nationale à majorité d’opposition entre 2015 et 2020. Il a multiplié les manœuvres autoritaires pour empêcher la participation électorale (invalidation de candidatures majeures, transfert de bureau de vote le jour du vote, intervention des instances juridiques pour remplacer la direction de partis d’opposition, refus de renouveler le registre électoral pour intégrer les vénézuéliens à l’étranger…).
Durant cette campagne pour les élections présidentielles, le principal concurrent de Nicolás Maduro n’était que le troisième choix de l’opposition après une peine arbitraire d’inéligibilité contre María Corina Machado, victorieuse des primaires de l’opposition en octobre 2023 et l’empêchement non motivée de sa remplaçante Corina Yoris. Ce ne sont pas les seuls candidats de l’opposition libérale qui sont visés : Andrés Giussepe qui souhaitait incarner un chavisme critique ou Manuel Isidro Molina soutenu par le Parti communiste vénézuélien n’ont pas été autorisés à se présenter.
Le Parti communiste vénézuélien n’a d’ailleurs plus le droit de se présenter en son nom propre à des élections depuis que sa personnalité juridique a été confiée à des proches du gouvernement par les instances judiciaires acquises à Nicolás Maduro. Cette absence de liberté de candidature s’est doublé d’un harcèlement policier (plus d’une centaine d’arrestations dans la campagne de González) et de l’abstention forcée de 99 % des Vénézuéliens vivant à l’étranger (seuls 69 211 des près de 5 millions de Vénézuéliens en âge de voter résidant à l’étranger étaient inscrits dans le registre électoral).
L’orientation politique de la mentor d’Edmundo González, María Corina Machado, n’est pas celle de l’émancipation des classes populaires vénézuéliennes. Elle a toujours été la dirigeante de l’opposition la plus radicalement anti-chaviste, y compris lorsque celui-ci était démocrate et redistribuait les richesses aux plus modestes : celle qui demandait le soutien de George W. Bush en 2005, celle qui faisait partie des fractions les plus insurrectionnelles appelant à « la sortie » de Nicolás Maduro en 2014, celle qui en appelait à l’intervention militaire étrangère contre son propre pays en 2019, celle qui signait des tribunes aux tonalités néo-coloniales avec l’extrême-droite espagnole de Vox en 2020…
Les courants de gauche radicale ne soutenaient pas cette candidature : trois organisations provenant du trotskisme (la Ligue des travailleurs pour le socialisme (LTS), Marée socialiste et le Parti socialisme et liberté (PSL)) et Patrie pour tous – Alternative populaire révolutionnaire (PPT-APR) ont appelé au vote nul avec la campagne « la classe travailleuse n’a pas de candidat » ; le Parti communiste vénézuélien et l’ancien maire chaviste de Caracas Juan Barreto, souhaitaient l’émergence d’une troisième candidature avec Enrique Márquez ; une vingtaine d’organisations de gauche ont lancé « l’autre campagne » pour défendre également les droits des travailleurs sans s’aligner sur aucun candidat. Pour autant, les Vénézuéliens ont le droit à des libertés démocratiques élémentaires.
Nicolás Maduro est le premier responsable du tournant autoritaire et du leadership des tendances les plus radicales de l’opposition libérale. En limitant les possibilités d’organisation, il a disqualifié la gauche. En ne concédant aucun compromis dans les différentes négociations qui ont lieu depuis une décennie, il a disqualifié les fractions modérées de l’opposition libérale, ouvrant la voie aux courants les plus ouvertement anti-communistes.
Si les protestations se multiplient au Venezuela, ce n’est pas parce que les Vénézuéliens seraient devenus ultra-libéraux ou anti-communistes mais parce qu’ils sont épuisés d’une crise économique qui a coûté 80 % du PIB entre 2014 et 2020 avec un pouvoir d’achat réduit à néant (le salaire minimum mensuel oscille entre 3 et 4 dollars quand le panier alimentaire est de 550,39 dollars), le tout ayant provoqué le départ de 7,7 millions de Vénézuéliens soit plus d’un quart de la population nationale.
L’ouvrage « Venezuela : de la Révolution à l’effondrement. Le syndicalisme comme prisme de la crise politique (1999-2021) » propose de comprendre au concret comment la contention de la situation révolutionnaire dans les années 2000 a terminé dans un effondrement total du pays, avec un prisme depuis le mouvement syndical. C’est dans le mouvement syndical que Nicolás Maduro a expérimenté ses pratiques autoritaires avant de les étendre au pays tout entier.
Thomas Posado
Introduction
Le Venezuela passionne : ancienne source d’inspiration pour une partie de la gauche aux débuts du chavisme pour sa démocratie « participative », sa rhétorique anti-impérialiste et son projet socialiste, contre-modèle pour les droites aujourd’hui, épouvantail utile pour démontrer l’incapacité de la gauche à gérer des équilibres macro-économiques et sa tentation autoritaire. Derrière ces lectures politisées se cache un processus politique complexe, avec ses heures glorieuses hier et son effondrement aujourd’hui. Cet ouvrage propose une analyse des gouvernements Chávez (1999-2013) et Maduro (2013-…) qui dirigent le Venezuela depuis plus de deux décennies. Au contraire des études uniformisantes de ces 23 années de gouvernement, l’accent sera mis sur les ruptures en proposant une périodisation de la situation révolutionnaire du début des années 2000 à la réaction conservatrice de la présidence Maduro en passant par la situation thermidorienne de la fin des années Chávez.
Le champ syndical, prisme pour comprendre le processus bolivarien
Je définis par chavisme, les forces soutenant le processus bolivarien, sans négliger l’hétérogénéité de celles-ci. Alors que certains ouvrages évoquent davantage la montée en puissance du phénomène chaviste[1], mon enquête propose une compréhension globale de la période, des premiers succès à la situation dramatique que connaît le Venezuela aujourd’hui. L’originalité de ce travail provient de mon objet de recherche. Je ne me suis pas intéressé aux mouvements de quartier diversement étudiés mais à la représentation syndicale, angle mort de la recherche sur le Venezuela contemporain. En effet, c’est dans le champ syndical, fortement politisé, structuré depuis 1936, que des projets différenciés ont été constitués à l’intérieur du chavisme. Cette donnée permet non seulement de mieux appréhender l’hétérogénéité du chavisme mais également de comprendre de manière explicite les choix d’orientations lors des différentes configurations politiques. Aucun autre secteur, ni les mouvements de quartier, ni le champ politique, n’a été de manière aussi nette l’arène de confrontations au sein du chavisme. En ce qui concerne les organisations de quartier, aucun mouvement ne se crée de manière durable au niveau national. Même une importante association de médias de quartier comme l’Association Nationale de Médias Communautaires, Libres et Alternatifs (ANMCLA) n’est à l’origine d’aucun programme politique alternatif. Le champ syndical est l’un des rares espaces où les options distinctes du chavisme s’affrontent explicitement. Par ailleurs, le choix du prisme syndical est sans doute l’un des plus pertinents pour comprendre l’échec du chavisme comme projet d’émancipation par son incapacité à refonder les relations de travail et à améliorer les conditions de vie de salariés en tant que salariés.
Les relations de travail et leurs représentations demeurent un fait fondamental de l’organisation des sociétés contemporaines, même si celui-ci a perdu une partie de sa centralité. Les programmes sociaux ayant été organisés sur la base du lieu de résidence plutôt que du lieu de travail, ils ont davantage légitimé les mouvements de quartier que le mouvement syndical. Cette modalité d’attribution a également une influence sur l’organisation du travail non-salarié. Il ne s’est pas développé au Venezuela d’inclusion massive des travailleurs informels dans les organisations syndicales ou de mouvement de chômeurs du type piquetero en Argentine. Ces considérations ne diminuent pas la pertinence de mon choix d’étudier les hautes directions syndicales.
Le champ politique et le champ syndical, malgré la forte politisation du second, demeurent des espaces sociaux différenciés ayant leurs propres luttes internes. Je vais démontrer que le champ syndical vénézuélien s’est structuré historiquement sur des enjeux propres. Cette autonomie revendiquée par nombre d’acteurs syndicaux n’est toutefois pas intangible. Je reprends sur ce point la distinction de Bernard Lahire entre une autonomie-spécificité et une autonomie-dépendance. Par autonomie-spécificité, il entend l’existence d’un domaine particulier d’activité avec ses enjeux propres, ses propres règles du jeu mais n’implique pas une herméticité à l’égard d’enjeux extérieurs et permet de rendre compte d’intersections avec la sphère politique notamment[2].
Le travail informel, qui concerne entre 38 et 53 % de la population active durant l’ensemble de la période, représente une cmposante non négligeable de la force de travail mais la moins influente, la moins organisée. J’aurais pu également élargir ce focus à la représentation patronale mais les contraintes de temps sur le terrain m’auraient mené à un travail trop superficiel sur la compréhension des reconfigurations syndicales récurrentes.
Une des difficultés dans l’analyse du Venezuela contemporain est qu’elle est en partie prisonnière de la polarisation politique qui atteint les sciences sociales. Mon approche a été de dépasser cette polarisation. Le Venezuela a longtemps été analysé à l’aune du paradigme de l’exceptionnalisme, dominant des années 60 aux années 80, faisant de la démocratie vénézuélienne, une démocratie stable, unique, exceptionnelle en Amérique latine. Mais la crise économique, sociale et politique des années 80 et 90 démantèle ce paradigme. Les théoriciens de l’exceptionnalisme se sont retrouvés incapables de prévoir ce qui allait se passer. C’est une pensée toujours présente dans certains milieux d’opposition qui ont accusé Chávez d’attiser les tensions sociales. Leur définition du chavisme est celle d’un processus autoritaire uniforme et les études qui en sont issues, concernant le mouvement syndical, sont consacrées en particulier au syndicalisme d’opposition prêtant au gouvernement, dès le début de son mandat, l’intention de contrôler le mouvement syndical en négligeant l’hétérogénéité du chavisme.
D’un autre côté, le nouveau paradigme lié au changement politique, celui du socialisme du xxie siècle, voit dans le Venezuela de Chávez, un modèle d’inclusion sociale, la construction d’une société socialiste en oubliant que les tensions sociales subsistent. Les études du mouvement syndical qui en sont issues sont concentrées sur le mouvement syndical chaviste omettant le maintien des structures syndicales d’opposition.
Ces deux approches ont les mêmes défauts et une même sous-estimation de la conflictualité sociale. Pour objectiver mon positionnement à l’égard de mon objet de recherche, ma démarche a été celle de ceux que le militant anarchiste Rafael Uzcátegui, appelle les « post-chavistes » : des intellectuels qui ont justifié le chavisme pendant ses premières années et « s’en sont séparés quand les contradictions du mouvement bolivarien sont devenues insupportables[3] ». Je situe mon étude dans une tentative de dépassement de la polarisation autour de la personne de Hugo Chávez et je m’inscris dans la lignée des jeunes chercheurs qui ont tenté d’élaborer des travaux à partir d’enquêtes précises permettant de mettre en perspective les changements concrets de la société vénézuélienne[4].
Les précautions épistémologiques
Cet ouvrage est le résultat d’une thèse de doctorat en sciences politiques (2015) et de plus de cinq années de recherche. L’enquête de terrain comporte une étude des trajectoires des comités exécutifs des trois centrales syndicales successivement majoritaires entre 2001 et 2011. Cet échelon me semble le plus pertinent pour obtenir un échantillon représentatif de configurations syndicales dont je constaterai les extrêmes différences. J’ai réalisé une sociographie de ces trois directions à partir des principaux indicateurs sociologiques, syndicaux et politiques. J’ai complété cette enquête par les récits biographiques de huit personnalités significatives des recompositions du champ syndical. Il convient de dire que les traductions sont de mon fait et qu’il n’est pas de traducteur qui soit parfaitement fidèle au message original. La transcription en français des entretiens a été réalisée dans un souci d’exactitude et d’honnêteté à l’égard des paroles initiales. Néanmoins, je sais qu’un tel idéal n’a pu que partiellement être atteint. Je cite à chaque fois la source, mais je n’ai pas reproduit le texte original en castillan, pour des questions évidentes d’espace.
Mon travail se fonde essentiellement sur des données qualitatives. Le matériel quantitatif est dans le cadre d’un terrain vénézuélien à utiliser avec précaution. J’ai ainsi choisi les seuls indicateurs chiffrés qui ne souffrent pas de contestations, ou sont seulement sujets à des remises en cause qui n’altèrent pas mon analyse. Ma démonstration aurait été plus rigoureuse si j’avais pu disposer de données chiffrées régulières concernant le nombre de syndicats, d’adhérents, par secteur et par région. Celles-ci n’existent pas au Venezuela. J’ai dû me limiter à recouper les estimations avancées par les enquêtés. Face à la multiplicité des acteurs et des courants syndicaux, le lecteur trouvera, en annexes, une liste des personnes interrogées et de leurs fonctions, une table des acronymes et une chronologie en cas de besoin.
Afin de simplifier mon propos et rendre la présente publication plus digeste pour un large lectorat, j’ai procédé à une réécriture de cette recherche et choisi de réduire considérablement le propos épistémologique, à commencer par l’introduction. La structure initiale du travail de doctorat a cependant été respectée, bien que l’appareil de notes de bas de page, les annexes et les références bibliographiques aient été réduits.
Un chapitre dans l’histoire syndicale latino-américaine
Ma problématique a été recentrée sur la reconstitution du lien entre l’État et le champ syndical à l’ère contemporaine. J’aborderai Le mouvement syndical est abordé dans son ensemble, sans que je me sois limité à sa composante ouvrière ou au seul syndicalisme urbain, même si l’étude est centrée sur ce dernier. L’inclusion ou l’exclusion du secteur rural a une signification qu’il serait regrettable de négliger.
Cet ouvrage s’inscrit dans le cadre de l’étude du corporatisme qui est sans aucun doute « le concept le plus communément utilisé pour décrire la relation État / travail en Amérique latine [5]». Le corporatisme est un système de représentation d’intérêts où ceux-ci sont constitués en un nombre limité d’organisations, dans un cadre non-compétitif, ordonné hiérarchiquement et fonctionnellement différencié par des catégories, reconnues ou permises par l’État. Il est accordé à ces corps intermédiaires un monopole délibéré de la représentation dans leurs catégories respectives en échange de l’observation de certains contrôles dans la sélection de leurs dirigeants et l’articulation des revendications et des soutiens[6]. Ce terme générique recouvre une grande diversité de pratiques. Dans les années 90, les perspectives théoriques pour appréhender les relations de travail en Amérique latine ont été renouvelées à travers ce qui a été appelé les « nouvelles études du travail » dont la figure de proue était le sociologue mexicain Enrique de la Garza[7]. Ce courant réfute le discours sur la « fin du travail [8]» à partir de la réalité vécue par l’immense majorité des latino-américains.
Mon approche s’inscrit dans le cadre du néo-institutionnalisme historique. Ce paradigme me permet de m’intéresser plus particulièrement à la dimension processuelle du phénomène et à la persistance des dynamiques socio-politiques tout en comprenant les changements dans le cadre de conjonctures critiques. Je m’inscris dans la lignée de l’ouvrage magistral de David et Ruth Berins Collier, Shaping the Political Arena. Ils ont entrepris une étude des relations entre l’État et le travail par une analyse comparative et historique des huit principaux pays latino-américains : Argentine, Brésil, Chili, Colombie, Mexique, Pérou, Uruguay et Venezuela. Au début du xxe siècle, même si l’État coopérait occasionnellement avec des secteurs de salariés, la politique étatique habituelle consistait en des mesures coercitives à l’égard des travailleurs et de leurs organisations, quelques fois au prix de plusieurs centaines de morts, comme ce fut le cas lors du massacre d’Iquique au Chili en décembre 1907 ou durant la Semaine tragique en Argentine en janvier 1919. Cette coutume change avec l’émergence d’une « conjoncture critique » que David et Ruth Berins Collier définissent comme « une période de changement significatif qui se produit dans des voies distinctes dans différents pays (ou dans d’autres unités d’analyse) et qui entraîne des héritages distincts[9] ». De nouvelles directions politiques promeuvent une transition d’un État de laissez-faire à un État plus interventionniste assumant davantage de responsabilités économiques, promulguant de nouvelles constitutions plus sociales, introduisant de nouvelles législations régulant les conditions de travail, le salaire minimum et la sécurité sociale impliquant ainsi la période d’ « industrialisation par substitution d’importations » des années 30 et des décennies suivantes. Durant cette période, l’usage de la répression est en partie remplacé par la création de canaux institutionnels pour résoudre les conflits du travail dans un nouveau système. Ce temps est nommé, par les deux auteurs, celui de l’ « incorporation initiale du mouvement syndical », défini comme « le premier essai soutenu et au moins partiellement réussi de l’État pour légitimer et modeler un mouvement syndical institutionnalisé[10] ».
Le projet d’incorporation poursuit deux objectifs : d’une part, la régularisation et l’institutionnalisation de canaux pour la résolution du conflit capital – travail pour contenir la radicalisation des travailleurs. Je me réfère à la définition de l’institutionnalisation de Sidney Tarrow et Charles Tilly, l’ « incorporation de représentations ou d’acteurs politiques dans les routines de la vie politique organisée[11] ». Les dirigeants reconnaissaient alors de manière croissante l’inefficience et l’infaisabilité de l’approche coercitive[12]. D’autre part, il existe une volonté de transformer l’État oligarchique du laissez-faire dans lequel les classes moyennes étaient politiquement subordonnées, en un État plus interventionniste qui assume de nouveaux domaines de compétence. La thèse principale de Shaping the Political Arena est que ces périodes d’incorporation initiale du mouvement syndical « se constituent lors de conjonctures critiques qui arrivent par des voies distinctes dans des pays divers, et que ces différences jouent un rôle central dans le modelage de l’arène politique nationale dans les décennies suivantes[13] ».
Ces incorporations se font cependant selon des modalités très différentes entre un travaillisme voisin du socialisme et un corporatisme hérité du fascisme. Si ces gouvernements marquent la naissance de l’État social en Amérique latine, la finalité de chacune des politiques (désamorcer les conflits sociaux, maintenir le statu quo, coopter le mouvement syndical ou obtenir son soutien politique) fonde des caractéristiques différentes dans chacun des pays. Plusieurs caractéristiques sont relevées par les deux auteurs afin de distinguer les différentes stratégies mises en œuvre : l’agent à l’origine de cette incorporation (l’État ou un mouvement politique, qu’il soit ou non constitué en parti), la mobilisation électorale (est-ce que les leaders du processus de réformes cherchent le soutien des travailleurs dans l’arène électorale ?), la force du lien entre le syndicat et le mouvement politique et l’inclusion de la paysannerie dans le projet d’incorporation. Ces caractéristiques permettent de distinguer quatre types élémentaires de période d’incorporation.
Tableau 1 : Types d’incorporation des classes ouvrières
Source : Collier David et Collier Ruth Berins, Shaping the Political Arena: critical junctures, the labor movement, and regime dynamics in Latin America, Princeton University Press, 1991, pp. 166-167.
Incorporation réalisée par un parti politique | Incorporation réalisée par l’État | |||
Objectifs et agents de l’incorporation | Mexique (1917-40) Venezuela (1935-48) | Pérou (1939-45) Argentine (1943-55) | Colombie (1930-45)Uruguay (1903-16) | Brésil (1930-45)Chili (1920-31) |
Absence de contrôle des syndicats par l’État | NON | NON | NON | NON |
Mobilisation de soutiens ouvriers réalisée par un parti | OUI | OUI | OUI | NON |
Modalité et envergure de l’incorporation | Populisme radical | Populisme du travail | Mobilisation électorale | Incorporation par l’État |
Mobilisation électorale | OUI | OUI | OUI | NON |
Syndicats liés à un parti | OUI | OUI | NON ou Faible | NON |
Paysannerie incluse | OUI | NON | NON | NON |
Une caractéristique unit l’ensemble des huit pays : le contrôle, plus ou moins strict, des syndicats par l’État. Les autres modalités les dissocient en quatre paires, celle donnant le plus de place à la mobilisation à gauche, celle privilégiant le contrôle à droite, entre les deux, des gradations de ce clivage mobilisation-contrôle. Parmi les cas d’incorporation par un parti politique, où l’intérêt pour le contrôle est accompagné d’un effort de mobilisation de soutien, on distingue trois sous-types. Les deux premiers sous-types ont été mis en œuvre par des nouveaux partis exprimant explicitement leurs objectifs anti-oligarchiques et mobilisant leur base sociale pour se maintenir au pouvoir. Au Mexique et au Venezuela, ces mobilisations incluent la paysannerie par le biais d’une réforme rurale se confrontant ainsi également aux propriétaires ruraux. Au vu des transformations opérées, David et Ruth Berins Collier nomment ce sous-type le « populisme radical ». Au Pérou et en Argentine, le parti ou mouvement qui a dirigé la période d’incorporation ne rassemble pas l’ensemble des secteurs populaires mais construit avec la classe ouvrière, un lien spécifique. Cette dernière n’est pas seulement mobilisée électoralement. Au sein du mouvement syndical, des liens systématiques sont constitués avec les organisations favorables et les éléments affiliés à d’autres partis en sont exclus. Cette paire est nommée par David et Ruth Berins Collier « populisme du travail ». Le troisième sous-type d’incorporation par le parti est celui de la mobilisation électorale par un parti traditionnel, les colorados en Uruguay, les libéraux en Colombie. Ces deux partis ont été fondés au xixe siècle et disposent de solides liens avec les élites économiques. La mobilisation des travailleurs est plus limitée que dans les deux cas précédents, largement restreinte à l’aspect électoral dans un système bipartite établi. Le dernier cas est celui de l’incorporation par l’État, au Brésil et au Chili, où le processus réside essentiellement dans la recherche de l’imposition de nouvelles méthodes de contrôle par l’État. Dans ces deux pays, le processus de réformes est explicitement anti-démocratique et anti-mobilisation.
Les deux auteurs s’intéressent ultérieurement aux suites de ces périodes d’incorporation résultant de la conjoncture critique initiale. Les similarités entre chaque paire sont le point de départ d’une trajectoire postérieure de changement suivie par les deux pays. Deux options s’offrent aux gouvernements : « du contrôle à la polarisation ou de la mobilisation à l’intégration[14] ». Dans le cas d’une incorporation par le parti, on distingue alors deux étapes : tout d’abord, la réaction conservatrice durant laquelle le parti ou la direction qui a gouverné durant la période d’incorporation perd le pouvoir (à l’exception du Mexique où ces changements sont réalisés par le même parti) ; puis, la restauration d’un régime compétitif durant laquelle des mesures sont mises en œuvre pour s’assurer que la polarisation de la période d’incorporation ne recommence pas. Dans ces six pays, le parti de l’incorporation connaît une évolution sur trois aspects à des degrés divers selon les cas : une modération programmatique permettant de gagner la loyauté des classes dominantes auparavant aliénées, l’expulsion ou le départ des secteurs revendicatifs et la continuité du succès du parti, malgré le virage conservateur et la perte du soutien des secteurs radicaux, par la conservation des liens avec les travailleurs du secteur formel (et de la paysannerie dans les deux cas du « populisme radical »)[15]. J’ai repris la terminologie de « populisme » des deux auteurs par souci de fidélité à leur écrit mais sans souscrire à la manière dont est utilisé ce terme. Il n’existe pas dans Shaping the Political Arena de réflexion sur le terme de populisme. Le cadre néoinstitutionnaliste historique forgé par David et Ruth Berins Collier demeure particulièrement adapté à mon étude sur les hautes directions syndicales à des moments différenciés.
Le concept d’affiliation de Robert Castel, défini par Marie-Hélène Bacqué et Yves Sintomer comme « l’inscription à la fois matérielle et symbolique des individus dans un système d’institutions, d’interactions et de représentation[16] », a été mobilisé pour expliquer la réinclusion des classes populaires vénézuéliennes dans la vie politique, économique et sociale du pays. Les deux concepts affiliation, incorporation, ont en commun de traiter de la dynamique inclusion / exclusion. La notion d’incorporation, centrale dans mon travail, est propre au lien État / mouvement syndical. Ce concept a été créé en référence aux sociétés latino-américaines où le mouvement syndical est « presque toujours subordonné à des partis politiques qu’ils ne contrôlent pas[17] » mais pourrait être utilisé dans toute autre configuration où l’État intervient pour légitimer et modeler un mouvement syndical institutionnalisé.
Le concept d’incorporation permet de resituer le gouvernement d’Hugo Chávez dans son contexte historique et géographique et de définir avec précision les évolutions de la relation entre l’État et le mouvement syndical. Actualiser ce concept constitue un des enjeux centraux des sciences sociales latino-américanistes.
J’ai choisi d’utiliser les néologismes des termes « désincorporation » et « réincorporation », pour définir le démantèlement et la reconstitution de ce lien entre l’État et le mouvement syndical. Comment, dans un contexte de crise politique, un gouvernement contient-il les secteurs revendicatifs pour réincorporer le mouvement syndical ? Je vais tenter de répondre à cette problématique centrale en commençant, au sein d’un premier chapitre, par resituer dans le temps la désaffiliation des classes populaires vénézuéliennes durant les décennies de réformes néolibérales puis leur réaffiliation progressive pendant les gouvernements d’Hugo Chávez. Cette dernière période est fortement hétérogène et nécessite une périodisation fine : je distinguerai quatre configurations de pouvoir successives. Cette temporalité rythmera également le second chapitre dédié à l’analyse des reconfigurations syndicales. La succession de trois centrales syndicales successivement dominantes en moins de dix ans permet de comprendre l’évolution de l’économie politique du chavisme. Ainsi, la confédération syndicale historique a participé aux tentatives insurrectionnelles de l’opposition, achevant ainsi la dynamique de désincorporation en cours depuis plusieurs décennies. Les forces syndicales pro-chavistes sont toutefois caractérisées par leurs fortes divisions. Celles-ci ont abouti à une tentative avortée de réincorporation. Ce n’est qu’à la fin de la présidence d’Hugo Chávez qu’une nouvelle confédération syndicale voit le jour, possédant désormais le monopole de la représentation syndicale aux yeux de l’exécutif mais une capacité de mobilisation extrêmement limitée, une forme de réincorporation tardive. Enfin, un dernier chapitre observera au concret ces transformations à travers l’étude des trajectoires des comités exécutifs des trois directions syndicales successivement dominantes complétées par quelques histoires de vie. L’évolution des carrières militantes individuelles et des caractéristiques sociales, politiques et syndicales du groupe syndical dominant permettra d’objectiver la signification des recompositions précédemment décrites.
Plus d’informations sur le site de l’éditeur : https://pum.univ-tlse2.fr (actuellement en maintenance)
Notes
[1] Ciccariello-Maher George, La Révolution au Venezuela. Une histoire populaire, La Fabrique, Paris, 2016.
[2] Lahire Bernard, Monde pluriel. Penser l’unité des sciences sociales, Seuil, Paris, 2012, p. 79.
[3] Uzcátegui Rafael, Venezuela : révolution ou spectacle ?, Les Amis de Spartacus, Paris, 2011, p. 252.
[4] Compagnon Olivier, Rebotier Julien et Revet Sandrine (dir.), Le Venezuela au-delà du mythe, Les Éditions de l’Atelier, Paris, 2009 ; Rebotier Julien et Revet Sandrine (dir.), dossier « Venezuela : portrait d’une société au quotidien », Cahiers des Amériques latines, n° 53, 2006, p. 15-169.
[5] Collier David et Collier Ruth Berins, Shaping the Political Arena: critical junctures, the labor movement, and regime dynamics in Latin America, Princeton University Press, 1991, p. 41.
[6] Schmitter Philippe C., « Still the Century of Corporatism? », Review of Politics, vol. 36, n°1, 1974, pp. 93-94.
[7] de la Garza Enrique [dir.], Tratado Latinoamericano de Sociología del Trabajo, FCE, Ciudad de México, 2000.
[8] Rifkin Jeremy, La Fin du travail : le déclin de la force globale de travail dans le monde et l’autre de l’ère post-marché, La Découverte, Paris, 1996.
[9] Collier David et Collier Ruth Berins, Shaping the Political Arena: critical junctures, the labor movement, and regime dynamics in Latin America, Princeton University Press, 1991, p. 782.
[10] Collier David et Collier Ruth Berins, Shaping the Political Arena: critical junctures, the labor movement, and regime dynamics in Latin America, Princeton University Press, 1991, p. 783.
[11] Tarrow Sidney et Tilly Charles, Politique(s) du conflit, Presses de Sciences Po, Paris, 2008, p. 355.
[12] Collier David et Collier Ruth Berins, Shaping the Political Arena: critical junctures, the labor movement, and regime dynamics in Latin America, Princeton University Press, 1991, p. 746.
[13] Collier David et Collier Ruth Berins, Shaping the Political Arena: critical junctures, the labor movement, and regime dynamics in Latin America, Princeton University Press, 1991, p. 29.
[14] Collier David et Collier Ruth Berins, Shaping the Political Arena: critical junctures, the labor movement, and regime dynamics in Latin America, Princeton University Press, 1991, p. 10.
[15] Collier David et Collier Ruth Berins, Shaping the Political Arena: critical junctures, the labor movement, and regime dynamics in Latin America, Princeton University Press, 1991, pp. 354-356.
[16] Bacqué Marie-Hélène et Sintomer Yves, « Affiliations et désaffiliations en banlieue. Réflexions à partir des exemples de Saint-Denis et d’Aubervilliers », Revue française de sociologie, vol. 42, n°2, 2001, p. 245.
[17] Touraine Alain, La Parole et le Sang. Politique et société en Amérique latine, Odile Jacob, Paris, 1988, p. 283.