À lire : un extrait de « All Power To The People »
All Power To The People. Textes et discours des Black Panthers, Paris, Syllepse, 2016, 400 pages, 17 €.
Présentation de l’ouvrage par l’éditeur
L’expérience brève et fulgurante du Black Panther Party, fondé en 1966, a laissé une empreinte indélébile dans l’histoire de la libération noire. La répression brutale et impitoyable dont il a été la victime a été à la mesure de la peur qu’il a semé dans l’establishment américain et des espoirs qu’il a soulevé parmi les Noirs américains.
Ce recueil nous permet de (re)découvrir comment les Panthères ont pris à bras le corps la lutte contre la police raciste et la suprématie blanche et pour l’autodétermination, en mettant en œuvre des programmes de développement et d’autodéfense de leurs communautés, programmes qui ont constitué une manière directe et concrète de construire l’autonomie et l’autodétermination : le pouvoir noir.
De son ascension sur les cendres des révoltes urbaines des années 1960 à la Black Liberation Army, ce recueil nous replonge dans la vie d’un mouvement dont la mémoire a résisté aux balles et aux murs des prisons qui ont décimé ses rangs. Des textes qui nous font revivre cette tentative d’« organiser la rage » des opprimés de l’Amérikkke.
Présentation de l’extrait
Nous publions ici la lettre ouverte d’Eldridge Cleaver à Stokely Carmichael, datant de 1969.
Dirigeant du Student Nonviolent Coordinating Committee (SNCC), qui avait fusionné en 1968 avec le Black Panther Party for Self-Defence (Parti de la Panthère Noire pour l’auto-défense), Stokely Carmichael fut l’un des premiers à avancer le mot d’ordre de « Pouvoir noir » (Black Power), développant par ailleurs – avec Charles V. Hamilton – le concept de « racisme institutionnel » pour rendre compte du caractère systémique du racisme et de son ancrage dans la structure et la matérialité des institutions, des entreprises aux appareils répressifs d’État en passant par les institutions éducatives.
La lettre d’Eldridge Cleaver publiée ici s’inscrit dans la controverse qui traverse alors le mouvement noir autonome en général, et le Black Panther Party en particulier, autour de la question des rapports que celui-ci devrait entretenir avec les organisations de la gauche blanche (qu’il s’agisse de mouvements étudiantes radicalisés, de fronts contre la guerre ou de la gauche révolutionnaire).
Précisons ici qu’on ne saurait plaquer tels quels les arguments de Cleaver dans le contexte français présent, qui s’avère très différent. En effet, contrairement à nombre de ceux qui, en France aujourd’hui, opposent la solidarité de classe à l’auto-organisation antiraciste (refusant parfois à ceux et celles qui sont les cibles du racisme structurel la possibilité de s’organiser de manière autonome, au prétexte que cette autonomie serait un ferment de division de la classe des exploité·e·s), il allait de soi pour Cleaver que la lutte contre le système raciste ne pouvait être menée de manière conséquente sans être animée et dirigée par les premiers·ères concerné·e·s.
Mais les mises en garde de Cleaver, et les critiques portées contre Carmichael, conservent une indéniable actualité au moins sur deux plans.
Tout d’abord, il rappelle justement que l’autonomie politique conquise par le mouvement antiraciste et les organisations non-blanches, n’équivaut pas au séparatisme et autorise au contraire la construction d’alliances avec tous les groupes activement engagés dans la lutte contre l’oppression et pour le renversement de l’ordre social, sur des bases politiques et pour la réalisation d’objectifs qui doivent en chaque cas être discutés et négociés. Cela a permis en particulier au Black Panther Party, comme le dit Cleaver, « de nous asseoir à la même table que des Blancs et définir des solutions à nos problèmes communs, sans trembler en nous demandant s’ils ne vont pas finir par prendre le contrôle ».
Ensuite, le mouvement antiraciste doit démasquer et combattre les stratégies du Pouvoir blanc visant à coopter des non-blancs, en leur faisant occuper des positions de pouvoir dans un système inchangé, reproduisant aussi bien la suprématie blanche que l’exploitation capitaliste ou l’oppression des femmes. Ainsi pointe-t-il la récupération, par les classes dominantes, du mot d’ordre de « pouvoir noir » pour favoriser l’émergence d’un capitalisme noir, ou encore la promotion de Noirs dans les appareils étatiques de répression qui encerclent et oppriment les non-blancs, pour renforcer la légitimité de ces derniers. Alors que l’accès d’un Noir à la présidence des États-Unis a pu entretenir le mythe d’une Amérique post-raciale, ce rappel a une valeur incontestable.
Eldridge Cleaver
Stokely Carmichael
Lettre ouverte à Stokely Carmichael, Conakry, Guinée[1]
Ta lettre de démission du poste de premier ministre du Black Panther Party est arrivée, je crois, à peu près un an trop tard. En fait, depuis le jour de ta nomination à ce poste – le 17 février 1968 – les événements ont prouvé dès le départ que tu n’étais pas fait pour l’occuper. Il était déjà alors clair que ta position sur des alliances avec des groupes révolutionnaires blancs était en contradiction avec celle du Black Panther Party. Mais nous pensions qu’avec le temps tu serais capable de te défaire de ta crainte paranoïaque, héritée du SNCC, du contrôle par les Blancs, pour t’atteler à la construction du type d’organisation révolutionnaire dont nous avons besoin en Amérique pour pouvoir unifier toutes les forces révolutionnaires et renverser le système capitaliste, impérialiste et raciste.
Je sais que ces termes sont semés à tout bout de champ comme des corps sans vie et que les réalités atroces qu’ils recouvrent peuvent facilement être occultées par leur utilisation à répétition. Mais quand vous voyez la misère dans laquelle le peuple vit du fait des politiques menées par les exploiteurs, quand vous voyez les effets de l’exploitation sur les corps émaciés des petits enfants, quand vous voyez la faim et le désespoir, alors ces termes se remettent à vivre d’une manière bien spécifique. Puisque tu as fait ce voyage et vu tout cela de tes propres yeux, tu devrais savoir que la souffrance est indifférente à la couleur de la peau, que les victimes de l’impérialisme, du racisme, du colonialisme et du néocolonialisme sont de toutes les couleurs, et qu’elles ont besoin d’une unité fondée sur des principes révolutionnaires plutôt que sur la couleur de la peau.
Les autres accusations que tu portes dans ta lettre – et qui ont trait à notre nouvelle idéologie, à notre dogmatisme, à notre tendance à forcer la main, etc. – me semblent secondaires, car à l’exception peut-être de l’honorable Elijah Muhammad, tu es à ce jour le type le plus dogmatique du milieu ; et, que je sache, tu ne t’es jamais opposé à ce que l’on force la main aux gens ou, en cas de besoin, le cou. J’ai trouvé frappant qu’à bien des égards les accusations contenues dans ta lettre ne soient que du déjà-vu, une version réchauffée de celles portées par certains lèche-culs devant le comité McClellan. Et puisque tu as choisi ce moment pour critiquer le parti, nous – et, j’en suis sûr, un grand nombre de personnes étrangères au parti – devons considérer ta lettre à cette lumière. À mon sens, la seule chose dans ta lettre qui soit vraiment de toi est la question de l’alliance avec les Blancs, car c’est sur ce point que nous avons été en désaccord depuis le début.
Tu n’as jamais été capable de distinguer l’histoire du Black Panther Party de celle de l’organisation dont tu as été président – le Student Non-Violent Coordinating Committee. On peut comprendre que tu aies peur que les Blancs exercent un contrôle total ou partiel sur les organisations noires, car c’est précisément ce qui s’est passé pendant tes années au SNCC. Mais le Black Panther Party n’a jamais été dans cette situation. Comme nous n’avons jamais eu à arracher le contrôle de notre organisation des mains des Blancs, nous ne sommes pas inhibés par cette sorte de peur paranoïaque que vous autres avez développée au SNCC. Voilà pourquoi nous sommes capables de nous asseoir à la même table que des Blancs et définir des solutions à nos problèmes communs, sans trembler en nous demandant s’ils ne vont pas finir par prendre le contrôle. J’ai toujours eu l’impression que tu sous-estimes l’intelligence de tes frères et sœurs noirs quand tu ne cesses de leur conseiller de prendre garde aux Blancs. Après tout, tu n’es pas le seul Noir de Babylone à avoir été victime du racisme blanc. Seulement, on dirait que tu as peur des Blancs ; on dirait que tu es encore en train de fuir des chasseurs d’esclaves prêts à t’attraper et te jeter dans un sac.
En fait, c’est justement ta définition vague du pouvoir noir qui a fourni au pouvoir la nouvelle arme qu’il va utiliser contre les nôtres. Le Black Panther Party t’a donné une chance de sauver le pouvoir noir des mains des porcs qui s’en sont emparé pour en faire le fondement du capitalisme noir. Depuis que l’Administration Nixon a chargé James Farmer de veiller au développement de ce capitalisme noir sous le slogan de pouvoir noir, quelle valeur ce slogan peut-il bien avoir pour la lutte de libération des nôtres ? Est-ce que la dénonciation du Black Panther Party est ce que tu peux faire de mieux contre ce fléau ? Mais je crois que ta responsabilité va un peu plus loin. Tu avais certes raison de dire que jamais LBJ n’en appellerait au pouvoir noir. Mais Nixon l’a fait et il le finance à hauteur de plusieurs millions de dollars. De sorte que, maintenant, tes vieux potes du pouvoir noir sont en train de s’enrichir grâce à ton slogan. En fait, ton appel au pouvoir noir est devenu le lubrifiant de la bourgeoisie noire pour son insertion dans la structure de pouvoir.
En te nommant au poste de premier ministre du Black Panther Party, nous avons essayé de te sauver des griffes de la bourgeoisie noire qui s’était accrochée à tes basques pour monter sur ton dos, comme on monte sur celui d’une mule. Et maintenant, ils t’ont volé le ballon et filent tout droit marquer un touchdown : six points pour Richard Milhous Nixon.
En février 1968, lors du Free Huey Rally à Oakland, Californie, tu as fait ton premier discours public après ton retour aux États-Unis du voyage triomphal que tu as fait dans les pays révolutionnaires du tiers-monde. Tu en as profité pour critiquer la coalition que le Black Panther Party avait formée avec le Peace and Freedom Party blanc. À la place, tu en appelais à un front noir uni qui rassemblerait toutes les forces de la communauté noire, de gauche et de droite ; serrer les rangs contre les Blancs et s’envoler tous ensemble vers la liberté. Tu proposais d’y inclure les nationalistes culturels, les capitalistes noirs et les oncles Tom professionnels, bien que ce soient justement ces trois groupes qui s’efforçaient de tuer ton truc dans l’œuf. (Tu te rappelles ce qu’a fait Ron Karenga à ton meeting de Los Angeles ?)
Tu avais de grands rêves à cette époque-là, Stokely ; et, en surface, tes grandes idées avaient quelque chose d’héroïque. Mais en creusant, quand on arrivait à la réalité et tous ses détails, ta manière de voir était celle d’un aveugle. Tu étais incapable de distinguer tes amis de tes ennemis, car tout ce que tu parvenais à voir c’est la couleur de peau du gars en face de toi. C’est cet aveuglement qui t’a conduit à prendre la défense d’Adam Clayton Powell, ce chacal de Harlem, quand il a été attaqué par ses frères chacals du Congrès. C’est cet aveuglement qui t’as amené à prendre la défense de ce flic noir de Washington, quand il s’est fait baiser par ses supérieurs blancs du département de la police à qui il servait de porte-flingue, quand il patrouillait dans la communauté noire. En bref, ton habitude de regarder le monde à travers des verres teintés de noir t’a amené, sur le plan national, à prendre le parti d’ennemis des Noirs tels que James Farmer, Whitney Young, Roy Wilkins et Ron Karenga ; et, sur le plan international, à finir à côté de Papa Doc Duvalier, Joseph Mobutu et Haïlé Selassié. Oui, nous étions opposés à cette merde et aujourd’hui nous y sommes encore plus fortement opposés, surtout depuis que l’Administration Nixon t’a volé ton programme et t’y as peut-être même inclus.
Et maintenant tu vas libérer l’Afrique ?! Par où vas-tu commencer ? Le Ghana ? Le Congo ? Le Biafra ? L’Angola ? Le Mozambique ? L’Afrique du Sud ? Au cas où tu l’ignorerais, je crois qu’il faut que tu saches que les frères africains qui sont engagés dans la lutte armée contre les colonialistes seraient ravis que tu remplisse tes valises de souvenirs africains et que tu rentres à Babylone. Ils n’ont jamais oublié quand tu as ouvert ta grande bouche à Dar-es-Salaam, quand tu t’es permis de leur dire comment diriger leurs affaires. Il me semble que tu es maintenant pris au piège entre les deux extrêmes de ta propre rhétorique : d’une part, tu t’es coupé de la lutte à Babylone, de l’autre, tu n’es pas près de devenir le Sauveur de notre Mère l’Afrique.
L’histoire a appris quelque chose aux ennemis des Noirs, quelque chose que tu n’as pas appris. Et ils sont en train de découvrir de nouvelles façons de nous diviser plus rapidement que nous trouvons de nouvelles façons de nous unir. Une chose qu’ils savent, que nous savons, mais qui semble t’échapper, est qu’il n’y aura pas de révolution ou de libération des Noirs en Amérique tant que les révolutionnaires noirs, blancs, mexicains, portoricains, indiens, chinois et esquimaux ne seront pas disposés ou capables d’unir leurs forces dans une grande organisation fonctionnelle en mesure de faire face à la situation. Tes discours et tes craintes au sujet d’alliances prématurées sont absurdes, car aucune coalition contre l’oppression entre des forces révolutionnaires intègres ne peut jamais être prématurée. Elle ne saurait être que trop tardive, à l’heure où les forces de la contre-révolution s’abattent sur le monde. Et cela se produit parce que dans le passé, les gens se sont toujours unis sur une base qui perpétue la division entre les races et ignore les principes et analyses révolutionnaires élémentaires.
Tu es agacé parce que le Black Panther Party s’inspire des principes révolutionnaires du marxisme-léninisme. Mais si tu regardes autour de toi tu t’apercevras que les seuls pays qui sont parvenus à se libérer et à tenir tête à la déferlante contre-révolutionnaire sont justement ceux où existent des partis marxistes-léninistes puissants. Tous ceux qui ont combattu pour leur libération sur une base exclusivement nationaliste sont devenus la proie du capitalisme et du néocolonialisme et, dans bien des cas, ils sont maintenant sous le joug de tyrannies qui les oppriment autant que les anciens régimes coloniaux.
Que tu ne saches rien sur le processus révolutionnaire est évident ; que tu en saches encore moins sur les États-Unis et son peuple est encore plus évident ; et que tu en saches encore moins sur l’humanité que sur le reste, cela crève les yeux. Tu parles de ton « amour immortel pour le peuple noir ». Un amour immortel pour les Noirs qui conteste l’humanité des autres peuples est un amour condamné d’avance. C’est parce qu’ils se sont aimés les uns les autres d’un amour immortel que les Blancs ont nié l’humanité des peuples de couleur, c’est cet amour qui les a exclus de l’humanité. Il me semble qu’un amour immortel des tiens aurait au moins dû te conduire à une stratégie susceptible de contribuer à notre lutte de libération au lieu de faire de toi l’allié objectif du comité McClellan dans sa tentative de destruction du Black Panther Party.
Eh bien, au revoir, Stokely, et prend garde. Méfie-toi de certains Blancs et de certains Noirs, car je peux t’assurer que des deux côtés certains ont des dents pour mordre. Rappelle-toi ce que le frère Malcolm a dit dans son Autobiographie : « Nous avions la meilleure organisation que les Noirs aient jamais eue aux États-Unis – et les Noirs l’ont détruite. »
POUVOIR AU PEUPLE
Notes
[1] Ramparts, septembre 1969.