
Capitalisme sans règles et extrême droite libertarienne
Dans cet article, Norbert Holcblat revient sur le dernier livre de l’historien du néolibéralisme Quinn Slobodian qui vient d’être traduit en français, Le capitalisme de l’apocalypse (éditions du Seuil), dans lequel il analyse notamment certaines stratégies du capital et des possédants pour s’affranchir de toute forme – même très limitée – de contrôle démocratique.

Ceux qui se sont intéressé au personnage savent que l’homme à la tronçonneuse (celui qui a précédé Elon Musk), le président argentin Javier Milei, a quatre chiens dont les noms renvoient à trois économistes américains : Milton (Milton Friedman), Robert et Lucas (d’après Robert Lucas) et Rothbard (d’après Murray Rothbard). Tous les trois ont été des néo-libéraux et globalement des réactionnaires ce qui ne signifie pas que leurs vues théoriques économiques et politiques et leurs trajectoires aient été identiques.
Friedman, prix Nobel d’économie (plus exactement détenteur du « prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel »), ne dédaigna pas de se mêler des affaires publiques, fut conseiller des présidents Nixon et Reagan et rencontra Pinochet dont il salua le coup d’État. Robert Lucas, détenteur du même prix, eut une forte influence sur la théorie économique dominante mais ne se soucia guère de politique active tout en prônant l’économie de l’offre. Quant à Murray Rothbard, son « anarcho-capitalisme » et donc son hostilité de principe à l’action de l’Etat, le tint plus éloigné des cénacles officiels, ce qui n’empêcha pas une activité politique multiforme pour l’essentiel orientée vers la droite extrême et une influence intellectuelle non-négligeable.
Le titre français Le capitalisme de l’apocalypse tord un peu l’original : Crack-up capitalism qui correspondrait plus à effondrement ou fracture ou encore « fragmentation » (cf. page 14). Quoiqu’il en soit, ce livre s’inscrit dans une suite de trois ouvrages que Quinn Slobodian a consacré au néolibéralisme ainsi qu’il l’explique dans un entretien récent reproduit dans Contretemps. Il y dit notamment :
« j’ai choisi de me concentrer sur un petit noyau de penseurs situés au cœur du réseau néolibéral, afin d’éclairer à travers eux des dynamiques plus vastes ».
En l’occurrence, deux des chiens de Milei, Friedman et Rothbart ainsi que l’homme d’affaires lié aux milieux de la tech, Peter Thiel. Certes, Friedman et, de manière extrémiste Rothbard, considéraient comme le déclara Ronald Reagan dans son discours d’investiture présidentielle de janvier 1981 que « l’État n’est pas la solution à nos problèmes ; l’État est le problème ». Quant à Thiel, il se proclame libertarien et convaincu que la liberté n’est pas compatible avec la démocratie ; il a joué un rôle non-négligeable dans la radicalisation à droite de dirigeants de la Silicon Valley[1].
Cependant, il convient de ne pas oublier que le néolibéralisme « réellement existant » se caractérise par sa plasticité et ne répugne pas, bien au contraire, à investir et utiliser l’appareil étatique tout en démantelant sa « main gauche » pour citer Pierre Bourdieu :
« ce que j’appelle la main gauche de l’État, l’ensemble des agents des ministères dits dépensiers gardant la trace, au sein de l’État, des luttes sociales du passé »[2].
Nous y reviendrons plus loin.
Dans « Le capitalisme de l’apocalypse », Slobodian adopte souvent une démarche journalistique pour décrire ce qu’il qualifie de « zones », une zone étant « une enclave au sein d’une nation qui échappe aux formes ordinaires de réglementation » (page 13). « Le monde contemporain, explique l’auteur, « est constellé de trous, plein d’aspérités et de zones grises » et de citer pêlemêle : « cités-Etats, paradis fiscaux, enclaves, ports-francs, technopoles, zones hors taxes ou pôles d’innovation ». Plus loin, il y ajoute les « gated communities », c’est-à-dire les quartiers fermés regroupant des familles riches (et, aux Etats-Unis, essentiellement blanches). Slobodian dénombre au total plus de 5400 zones à travers le monde dont la moitié écrit-il se trouve en Chine. Tout cela renvoie à une réalité évidente mais peut être jugé fragile sur le plan conceptuel.
Parmi ces zones, Slobodian décrit d’abord des micro-États vantés par les économistes précédemment cités : Hong-Kong, Singapour, Dubaï et le Liechtenstein. Les trois premiers sont issus d’implantations impérialistes et le dernier de la décomposition du Saint Empire romain germanique. Au-delà de leurs différences, ils ont un point commun la conjonction d’un capitalisme débridé et de l’absence de démocratie (ou d’une démocratie limitée au Liechtenstein).
Viennent des développements sur les divers types de zones non directement politiques que nous avons énumérés précédemment. En fait, Slobodian étire à l’extrême le concept de « zone », au point d’affirmer que « les États-Unis ressemblent toujours plus à une zone » (page 277). Le pays qui fixe encore l’essentiel des règles du jeu du capitalisme serait donc lui aussi une « zone » !
Les zones plus importantes sur le plan économique (outre les paradis fiscaux) sont évidemment les ZES (zones économiques spéciales) chinoises créées à partir de 1979 et dont le régime combine des exonérations fiscales, une plus grande souplesse dans le droit des terrains, une réduction des droits de douane et une flexibilité accrue pour négocier les contrats de travail. La Chine crée désormais des Zones en-dehors de son territoire, notamment en Afrique, dans certaines régions arables et, surtout en Asie du sud-est en lien avec l’initiative « Belt and Road ».
Mais est-ce si nouveau ? Avant d’être territorial, le colonialisme européen a été (sauf dans l’Amérique espagnol) d’abord fondé sur des comptoirs assurant aux commerçants européens des privilèges commerciaux et juridiques. Leur implantation a été souvent le résultat de la contrainte à la suite d’expéditions militaires menées par les États ou les compagnies à charte néerlandaise et anglaise[3]. Les États européens ont donc alors imposé des « zones » aux pays du « Sud ». La Chine a renversé les rôles et s’est imposé parmi les autres impérialismes. Slobodian note d’ailleurs à sa façon des analogies entre passé et présent :
« dans son entreprise, la Chine fait revivre des chemins déjà empruntés par le passé, en reconstituant le réseau des stations de charbonnage et de ports francs qui avait assuré la prospérité de l’Empire britannique au XIX° siècle » (page 272).
Le capital a toujours exigé d’échapper le plus possible aux règles concernant le commun des mortels. Il a toujours souhaité la constitution de « zones » lui permettant de faire des affaires le plus sereinement possible. Le néolibéralisme a dès l’origine eu des aspirations autoritaires[4] et, au nom de la liberté économique, le capital a périodiquement contourné la démocratie électorale quant elle lui était défavorable.
A la fin de son ouvrage, Quinn Slobodian semble à juste titre relativiser fortement certains développements du corps du livre sur les libertariens, les anarcho-capitalistes… :
« Les zones sont partout mais contrairement à la rhétorique ceux qui les promeuvent, elles ne semblent pas être des endroits libérés de l’État. Au contraire, elles sont des outils dont les États se servent pour atteindre leurs propres objectifs » (page 276).
Il faudrait sans doute être plus précis : leurs propres objectifs pour les États qui ont les moyens de décisions réellement autonomes ou les objectifs qui leur sont assignés par de puissantes firmes privés, d’autres États ou des organisations internationales (FMI, Banque mondiale). Slobodian étudie également des projets (développés notamment au Honduras) de « colonialisme par consentement » (page 224), prônés notamment par un autre « Nobel » d’économie, Paul Romer, où des États pauvres acceptent de confier la gestion de parcelles de leur territoire à des intérêts extérieurs.
Autre bémol de Slobodian sur les utopies de certains idéologues :
« les bons capitalistes savent que le véritable jeu consiste à s’emparer de l’État existant, et non à chercher à en créer un nouveau » (page 277).
Ces derniers points relativisent sérieusement l’importance de divers théoriciens libertariens mais leurs utopies n’en sont pas moins dangereuses car elles vont dans le sens de l’évolution actuelle du capitalisme et du champ politique et fournissent un substrat intellectuel aux divers réactionnaires Ainsi que l’illustre cette proclamation de Murray Rothbard en 1992[5] : « La stratégie appropriée pour la droite doit être ce que nous pouvons appeler le « populisme de droite » : excitant, dynamique, dur et conflictuel, suscitant et inspirant non seulement les masses exploitées, mais aussi les cadres intellectuels de droite souvent traumatisés. […] »
Dans ce même texte, Rothbartd annonce ensuite :
« Nous sonnons le glas de la social-démocratie. Nous sonnons la glas de la grande Société. Et aussi celui de l’Etat-providence […] Nous effacerons de vingtième siècle ». (cité par Slobodian page 132).
Dans un autre texte, Rothbard définit le programme du populisme de droite qui résonne avec l’actualité sous Donald Trump : baisser les impôts, abolir ou au moins restreindre drastiquement les prestations sociales, supprimer les politiques d’égalité raciale, augmenter les pouvoirs de la police, expulser les vagabonds des rues, abolir la Banque centrale, America First et enfin défendre les valeurs familiales[6].
Les « zones » constituent le rêve d’un capitalisme sans citoyens débarrassé de toutes forme d’emprise démocratique. Elles pèsent sur les États, notamment leurs politiques fiscales et sociales. Mais l’avenir de ce que l’on appelle « démocratie libérale » ne se jouera pas pour l’essentiel à ce niveau. Deux phénomènes sont en train de se conjuguer : la radicalisation autoritaire des États (pour reprendre une expression de Claude Serfati[7])et la montée d’extrême-droites néofascistes, Donald Trump se situant à la confluence des deux.
Dans leur ouvrage précité, Pierre Dardot et alii soulignent :
« Nous vivons le moment où le néolibéralisme secrète de l’intérieur une forme politique inédite qui combine autoritarisme antidémocratique, nationalisme économique, concurrence généralisée et rationalité capitaliste élargie. Cette gouvernementalité originale assume pleinement le caractère autoritaire et (si nécessaire dictatorial) du néolibéralisme sans pour autant ressembler au fascisme historique » (p. 274).
Ailleurs, les mêmes auteurs précisent :
« Si les États se rangent les uns après les autres sous la bannière du capital global dont ils protègent les intérêts contre les revendications et attentes en matière d’égalité et de justice sociale, ils emploient bien des ressorts et mobilisent bien des affects pour détourner cette aspiration vers des ennemis de l’intérieur et de l’extérieur, vers des minorités gênantes, vers des groupes qui menacent les identités dominantes ou les hiérarchies traditionnelles » (p. 17).
L’autoritarisme de plus en plus affirmé du capital est un fait établi qui ne concerne pas que les États dits « illibéraux ». Les dirigeants politiques restent soumis au processus électoral mais rognent les droits des citoyens. Donald Trump veut gouverner par décrets mais il n’a pas le monopole du contournement des droits du Parlement (visible y compris en France). Pour se soustraire à la remise en cause de leur pouvoir, les exécutifs renforcent les forces de « l’ordre », réduisent les droits de manifestation et les espaces de contestation ainsi que les libertés universitaires tandis que la liberté des médias tend à être rognée en fonction du bon vouloir des groupes capitalistes qui les contrôlent.
Les néo-fascistes se présentent, eux, comme une force de rupture par rapport au célère acronyme thatchérien TINA (There is no alternative) : cela a un écho certain dans un contexte de montée des inégalités où « ceux d’en bas » se sentent méprisés tandis que les gauches du capital (démocrates aux Etats-Unis, sociaux-démocrates en Europe) apparaissent au mieux comme impuissantes, au pire comme co-responsables de la situation. Comme il ne s’agit pas pour l’extrême-droite ni (bien sûr) pour la droite traditionnelle radicalisée de s’attaquer réellement aux inégalités et au pouvoir du capital, l’épouvantail agité est l’immigration, l’islam, les LGBTI… et, de façon aujourd’hui plus masquée, le complot juif.
Donald Trump, comme nous l’avons déjà signalé, se situe au confluent de la radicalisation étatique et de la montée des néo-fascistes. Certes le fascisme (même « néo ») n’est pas un horizon proche mais que dire d’un processus dans lequel l’évolution de l’État et des classes dominantes créerait progressivement les conditions non seulement d’une participation au pouvoir (c’est déjà le cas dans dons nombre d’États) mais d’une prise de contrôle des institutions par des néofascistes, respectant probablement les dress codes des autres politiciens (même si derrière eux se pressent des groupes moins civils) ?
On sait que « tout fascisme est précédé d’une phase plus ou moins longue de fascisation, sans que bien sûr elle dise son nom. »[8] Le processus de fascisation, qui est « éminemment contradictoire et, par-là, hautement instable », n’aboutit pas nécessairement au fascisme ainsi que le souligne aussi Ugo Palheta[9] : « La classe dominante peut en effet parvenir dans certaines circonstances historiques à faire émerger de nouveaux représentants politiques, à intégrer certaines demandes provenant des subalternes », comme ce fut le cas avec le New Deal mais cela n’est qu’un des scénarios possibles : à l’autre extrême, l’Allemagne du début des années 1930 a vu la classe dominante et ses forces politiques installer les nazis au pouvoir[10] .
Pour l’heure, les classes dominantes sont à l’offensive remettant en cause plus ou moins frontalement, « zone » par « zone » et État par État tout ce qui réduit la liberté du capital (un des premiers textes édictés par Donald Trump le 20 janvier 2025 a retiré les États-Unis de l’accord mondial sur la taxation minimale des multinationales, pourtant peu douloureux pour celles-ci).
Dans le même mouvement, une course à l’autoritarisme est engagée à des degrés différents, au nationalisme économique (qui ne signifie pas la fin de la mondialisation mais la lutte pour en fixer les conditions et/ou défendre sa « part du gâteau ») et également à la guerre (ouverte ou non). Donald Trump y représente indéniablement un facteur d’accélération et, partout, les droites politiques « se droitisent ».
Le dénouement de cette course qui pourrait aboutir à des formes nouvelles de fascisme reste incertain et, outre la structure institutionnelle des différents États, dépendra en dernière analyse à la fois de la crise du capitalisme, de la reconstruction des capacités d’action et de la volonté d’agir de la gauche politique (souvent victime de ses propres renoncements) et des luttes sociales.
Notes
[1] Olivier Alexandre : « Elon Musk et le monde de la tech veulent réduire la sphère politique au profit de l’entreprise privée » | Alternatives Economiques
[2] Un entretien avec Pierre Bourdieu « Il n’y a pas de démocratie effective sans vrai contre-pouvoir critique »
[3] Alain Bihr, Le Premier âge du capitalisme, Tome 1, Page2 & Syllepse, 2018.
[4]Christian Laval, Haud Guéguen, Pierre Dardot, Pierre Sauvêtre, Le choix de la guerre civile. Une autre histoire du néolibéralisme, Lux, 2021
[5]A Strategy for the Right | Mises Institute
[6] « Right- Wing Populism: A Strategy for the Paleo Movement”, Janvier 1992 right-wing-populism.pdf
[7] Claude Serfati, L’État radicalisé La France à l’ère de la mondialisation armée, La Fabrique, 2022.
[8] Ludivine Bantigny et Ugo Palheta, Face à la menace fasciste. Sortir de l’autoritarisme, Textuel, 2021.
[9] Ugo Palheta, , « Fascisme. Fascisation. Antifascisme », Contretemps, 28 septembre 2020.
[10] Johann Chapoutot, Les irresponsables. Qui a porté Hitler au pouvoir ?, Gallimard 2025.