Ce que signifie la « réforme » des services publics : le cas des urgences
Avant tout, il faut préciser le sens du terme « réformes ». Allègrement utilisé par les promoteurs de celles-ci, puisque connoté très positivement – une réforme est, nous dit le dictionnaire, une amélioration apportée dans le domaine moral ou social – il faut plutôt les considérer ici comme un ensemble de normes qu’une coalition d’intérêts cherche à imposer au niveau collectif, sans se prononcer a priori sur leur caractère bon ou mauvais.
Dans les hôpitaux, ce mouvement réformateur prolonge celui, qui a débuté dans les années 1980, de « maîtrise » des dépenses de santé. En particulier, les pouvoirs publics ont lancé en 1982 un « programme de médicalisation des systèmes d’information » (PMSI), qui semble porter ce nom notamment en réaction à la dénonciation par les médecins de la « logique comptable » qui leur serait imposée par son biais. Ainsi, bien que ce programme pose les bases d’une comptabilité analytique hospitalière, son nom met en avant la « médicalisation » des systèmes d’information, c’est-à-dire d’une comptabilité, plutôt que la « comptabilisation » d’actes médicaux, alors qu’il s’agit en fait de la même chose.
Un pas supplémentaire dans cette direction est franchi avec la mise en place d’une tarification « à l’activité » (T2A), installée progressivement à partir de 2005. Alors qu’auparavant, le budget d’un hôpital dépendait essentiellement de celui de l’année précédente, désormais une partie croissante de ses ressources est fonction de son « activité », définie essentiellement en termes de nombre d’actes médicaux, plus que par exemple de temps passé par les infirmières auprès des patients. De plus, alors que les tutelles couvraient fréquemment a posteriori les dépenses imprévues, cet instrument de régulation se met en place en même temps qu’un changement de politique en la matière. Aujourd’hui, un nombre croissant d’établissements se retrouvent en déficit. Ce système doit inciter les producteurs de soin à une plus grande efficience, au risque d’une baisse de leur qualité ou de la sélection des malades. En effet, il met en place un financement de l’hôpital en fonction du coût non plus réel mais supposé du séjour, déterminé par une Enquête nationale des coûts (ENC), effectuée sur un échantillon d’établissements dits représentatifs. Tous les dépassements du coût officiel, qu’ils soient dus à des malades plus lourds, à une plus grande qualité des soins, ou à une moindre productivité de l’établissement, demeurent donc dans cette logique à la charge de celui-ci.
Ces mesures s’accompagnent de discours virulents, du côté de leurs promoteurs, qui vitupèrent des résistances qu’ils qualifient d’irrationnelles ou au mieux de corporatistes, comme du côté de leurs opposants, selon qui elles creuseraient la tombe de notre système de protection sociale. Dans le domaine académique, deux grandes écoles se disputent l’interprétation de ces mesures, en même temps qu’elles en retracent la genèse. La première est ancienne, puisqu’elle plonge ses racines dans les travaux de la sociologie des organisations. Elle est aujourd’hui encore reprise par certains acteurs du système de santé, comme des hauts fonctionnaires, et se prolonge par des réflexions globales sur la « rationalisation » du système de santé. En gardant à l’esprit son caractère composite, on peut nommer ce premier ensemble d’interprétations celui de la « politique de rationalisation ». La deuxième grande interprétation de ces mesures dénonce la « politique des caisses vides », qui consisterait à mettre en scène les déficits publics dans l’intention de créer un climat d’austérité budgétaire propice à la réduction des dépenses sociales.
Chacune de ces deux grandes interprétations forme pour l’autre une zone d’ombre. De plus, elles ont en commun certaines limites. Leurs auteurs ne pénètrent ainsi que rarement dans l’enceinte des établissements de soin. Inversement, on trouve des études qui ont l’hôpital pour siège, mais qui s’intéressent essentiellement aux professions de santé, et n’étudient pas pour elles-mêmes les mesures gouvernementales.
L’enquête que j’ai menée tente de dépasser ces limitations théoriques et empiriques en adoptant une double voie d’entrée dans l’univers hospitalier, à la fois descendante et ascendante. La première part d’une agence proche des pouvoirs publics. Elle se prolonge par les consultants privés qui interviennent pour son compte dans les hôpitaux, pour enfin aboutir dans les services administratifs de ceux-ci et dans leurs services de soin. La voie ascendante, de son côté, est partie de patients et de services de soin pour remonter vers l’agence. La combinaison de ces sources permet de voir l’ensemble d’une politique publique en actes : d’abord ses intentions, ensuite ses instruments (T2A ou acteurs intermédiaires), enfin ses effets sur les cibles de l’action, c’est-à-dire sur les patients et sur ceux que je nomme les soignants – les médecins, les infirmières, et tous ceux qui travaillent directement au contact des patients.
L’agence se présente comme purement technique, prétendant simplement « aider » les hospitaliers – soignants et administratifs – à résoudre leurs problèmes, leur apporter un « appui ». En cela, elle préfigure largement l’ « Agence nationale d’appui à la performance des établissements de santé et médico-sociaux » (ANAP) créée par la loi de financement de la Sécurité sociale pour 2009. Elle anticipe également largement sur le rapport Larcher (du nom du président UMP du Sénat), qui a préludé au projet de loi déposé par R. Bachelot, actuellement en discussion au Parlement. En fait, elle est bien l’instrument d’un programme politiquement contesté, le plan Hôpital 2007 (lancé en 2003), qui se propose d’introduire dans les hôpitaux de nouvelles normes, plus productivistes. Si cette agence renouvelle les techniques de gouvernement, en faisant davantage appel au marché et à l’incitation que ne le faisait jusque là l’État, elle ne fait en rien disparaître l’exercice du pouvoir par celui-ci. Au fond, elle tente de convertir des problèmes de moyens en problèmes d’organisation, autrement dit de rendre les hospitaliers responsables des problèmes qu’ils rencontrent.
Cette proposition générale trouve particulièrement à s’illustrer à propos des services d’urgence, qui occupent une position charnière dans les établissements. Placés à la porte de ceux-ci – ils ont longtemps été appelés « services-porte » – ils vivent avec une acuité particulière la rencontre entre les demandes du public, qui peuvent être de nature médicale mais aussi sociale, et les logiques de l’institution : offre de soins médicaux fortement spécialisés par sous-disciplines et limitation des ressources disponibles. Cette position fait d’eux des lieux où se concentrent, par rapport aux autres services, les patients les plus démunis, puisqu’y sont surreprésentés les catégories défavorisées dans l’échelle sociale ou des populations précaires : ouvriers, employés, chômeurs, femmes au foyer, étudiants. En outre, à partir des années 1980 environ, un certain nombre de facteurs se conjuguent pour renforcer les tensions qui s’expriment à leur niveau et leur donner une visibilité particulière. On assiste tout d’abord à la montée lente mais continue du chômage puis des situations de précarité. Ensuite, ces services font l’objet d’une médiatisation croissante : par le biais de séries télévisées ou, plus spécialement en France, par celui de P. Pelloux, président de l’Association des médecins urgentistes de France (AMUF) notamment à l’occasion de la canicule de 2003. Enfin, certains patients recourent de plus en plus aux services d’urgence, moins chers, donnant potentiellement un accès rapide à toutes les spécialités hospitalières et plus disponibles qu’une médecine de ville de plus en plus onéreuse, éclatée entre de multiples officines et qui délaisse certains segments horaires comme la nuit et le week-end.
Cette demande importante adressée aux services d’urgence, non complètement suivie par une offre de soins correspondante, se traduit par un encombrement de ces services, et pour les patients par des temps d’attente élevés. L’agence étudiée par l’enquête s’intéresse précisément à ces temps d’attente, mais d’une manière particulière. En s’appuyant sur le mouvement d’indignation causé par cette attente auprès des patients et des soignants, elle tente, à l’aide d’une rhétorique statistique, d’inverser la perception de ses causes en affirmant qu’elle serait due avant tout à une mauvaise organisation des soignants. Le temps d’attente des soignants est ainsi pour elle un indicateur à même de « faire bouger » ou de « faire se bouger » les soignants, dans une optique d’amélioration conjointe de la qualité et de « l’efficience » des soins, autrement dit de leur productivité. Mais l’examen précis de son travail montre que, derrière un objectif affiché de baisse des délais d’attente, l’agence recherche surtout à faire réaliser aux établissements des gains de productivité, à augmenter le nombre de patients traités par soignant, plutôt que d’accroître l’offre pour répondre à la demande.
L’utilisation de cet indicateur favorise donc plutôt une intensification du travail des soignants et la « maîtrise » des dépenses de santé, que l’accroissement de la qualité des soins dispensés, qui apparaît largement comme une justification a posteriori. Au cours de leur travail, les réformateurs ne suivent qu’exceptionnellement des indicateurs de qualité des soins.
De plus, dans un des services les plus « avancés » sur la voie des réformes, l’amélioration de « l’efficience » ainsi obtenue va de pair avec une dégradation de la qualité, approchée par le taux de retour des patients. Plus le temps d’attente et de passage des patients est bref, toutes choses égales par ailleurs, plus leur taux de retour dans le service est élevé. Autrement dit, dans l’espace des pratiques médicales possibles, les patients examinés le plus rapidement sont aussi ceux qui doivent revenir le plus fréquemment. L’examen de ces réformes en train de se faire montre donc que les soignants y sont incités à mettre en place des soins standardisés et bas de gamme, autrement dit des soins low cost. Dans son analyse du Nouveau management public (NMP), Christopher Pollitt, spécialiste de la question, montre que celui-ci peut servir aux gouvernants à reconfigurer leurs relations avec les gouvernés. Dans une situation initiale, ceux-ci imputeraient à ceux-là la responsabilité des dysfonctionnements des services publics, comme les hôpitaux. Le NMP permettrait au contraire au gouvernement de « responsabiliser » l’administration, au sens où désormais ce n’est plus lui mais elle que les usagers tiendraient pour responsable de leurs problèmes. La version observée ici fait un pas de plus : non seulement les soignants sont ainsi « responsabilisés » d’un temps d’attente élevé, mais de plus l’incitation à soigner plus vite reporte les risques de cette opération sur les patients, qui attendent moins, voire sont « réorientés » à l’entrée du service (la volonté des pouvoirs publics rejoint ici la vieille hantise des urgentistes d’avoir « des journées remplies » de fausses urgences), mais doivent revenir plus souvent.
Enfin, le durcissement des conditions de la négociation que les patients doivent mener pour accéder au soins, pénalise surtout les moins favorisés d’entre eux, ce qui renforce les inégalités sociales de santé.
Auteur d’une thèse de sociologie sur les réformes hospitalières. (Plus d’informations sont disponibles sur http://nb.zeserveur.net)