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Nous publions cet article de la journaliste Amira Hass, qui couvre depuis 1991 la Cisjordanie (où elle vit depuis 1997) et Gaza (où elle a vécu entre 1993 et 1997) pour le quotidien basé à Jérusalem Haaretz. Elle est la seule journaliste israélienne juive à vivre dans ces territoires occupés depuis 1967.

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En quelques jours, les Israéliens ont vécu ce que les Palestinien-nes vivent continuellement depuis des décennies : incursions militaires, mort, cruauté, enfants tués, corps jonchant sur la route, blocus, peur, angoisse pour les êtres chers, détention, être la cible de la vengeance, des tirs mortels sans distinction sur les personnes impliquées dans les combats (des soldats) et sur celles qui ne le sont pas (des civils), position de subordination, destruction de bâtiments, festivités ou célébrations gâchées, faiblesse et impuissance face à des hommes armés tout-puissants, et une humiliation cuisante.

C’est pourquoi il faut le répéter une fois de plus – nous vous l’avions bien dit. L’oppression et l’injustice permanentes éclatent à des moments et dans des lieux inattendus. Les massacres ne connaissent pas de frontières.

Le monde a soudainement été chamboulé. Le cauchemar quotidien des Palestinien-nes a fait voler en éclats la façade de normalité qui caractérise la vie israélienne depuis des décennies. Le Hamas l’a brisée suite à l’opération inattendue qu’il a lancée et qui a démontré son habileté militaire et sa capacité à élaborer des plans, à les garder secrets et à utiliser des tactiques de diversion.

Ses membres ont fait preuve de créativité en utilisant diverses méthodes pour percer les murs de la plus grande prison du monde, dans laquelle Israël a entassé deux millions d’êtres humains. Ses hommes armés se sont lancés dans cette opération avec la volonté de sacrifier leur vie, sachant pertinemment qu’ils avaient de fortes chances d’être tués [les autorités israéliennes ont comptabilisé 1500 cadavres de combattants du Hamas]. Certains d’entre eux ont assassiné des centaines de civils israéliens dans ce qui ressemblait à des orgies de vengeance, que leurs commandants n’ont pas eu la sagesse ou n’ont pas jugé important d’empêcher, ne serait-ce que pour des raisons tactiques.

Trois jours plus tard, les conséquences de ces actes massifs de rage palestinienne se font toujours sentir, tandis que la campagne aérienne intensive d’Israël sur Gaza a déjà causé la mort de plus de 560 personnes [1200 habitant.e.s de Gaza et plus de 1000 Israélien-nes en date du 12 octobre], pour la plupart des civils, plus de 180 000 personnes déplacées à l’intérieur de la bande de Gaza et des milliers de blessés.

Comme pour chaque guerre israélienne contre la bande de Gaza à laquelle le Hamas a été partie prenante, notamment en raison du meurtre de civils, il convient de se poser les questions suivantes. Cette organisation a-t-elle un plan d’action et un objectif politique réalistes ? Ou veut-elle surtout réhabiliter sa propre réputation aux yeux des habitants de Gaza ? Son action militaire s’est-elle accompagnée cette fois d’un plan logistique d’assistance et de sauvetage des civils gazaouis attaqués ? Ou bien cette tâche incombera-t-elle une fois de plus aux agences d’aide internationales ?

Les réactions enthousiastes des Palestinien-nes face à la performance actuelle du Hamas ne devraient surprendre personne. Après tout, l’ennemi tout-puissant a été démasqué dans toute sa nudité : une armée non préparée, occupée à protéger les colons qui prient dans la ville de Huwara [en mars, les colons se sont livrés à un véritable pogrom contre ce village palestinien], en Cisjordanie, et les Juifs qui s’emparent des sources d’eau palestiniennes ; des soldats et des policiers déconcertés [le 7 octobre], eux qui s’étaient habitués à penser que combattre signifie arracher des enfants de leur sommeil avec des baïonnettes dégainées ou envahir un camp de réfugiés à bord d’une jeep blindée ; des inventeurs de logiciels espions et des agents du Shin Bet s’appuyant sur des collaborateurs étaient si satisfaits de leurs réalisations qu’ils ont négligé le facteur humain, c’est-à-dire l’aspiration à la liberté partagée par tous les êtres humains.

« La moitié des habitants de Sderot sont à Gaza, et la moitié des habitants de Gaza sont à Sderot », ont plaisanté les habitants de Gaza pendant le shabbat, après que le nombre d’Israéliens faits prisonniers a été révélé. Ce sont les plaisanteries de détenus condamnés à perpétuité, de personnes qui ne connaissent que par les récits de leurs grands-parents réfugiés les paysages de Jiyya, Burayr, Hamama, Najd, Dimra, Simsim et d’autres villages détruits autour de l’actuelle bande de Gaza, zone où se trouvent aujourd’hui les kibboutzim attaqués [par les combattants du Hamas] et les villes israéliennes. Mais qu’advient-il après cette liesse et ce sentiment de réussite ?

La réponse automatique des Israéliens, comme les fois précédentes où leur « vie normale » a été quelque peu ébranlée, est que si la mort et la destruction n’ont pas atteint jusqu’à présent leur but, la bonne solution consiste à multiplier les bombardements aériens de Palestinien-nes, les destructions et la vindicte. C’est la conclusion du gouvernement et de l’armée, mais aussi de nombreux Israéliens. C’est aussi apparemment la conclusion à laquelle sont parvenus les gouvernements occidentaux, qui se sont empressés d’exprimer leur soutien à Israël tout en ignorant la violence et la cruauté structurelles de ce pays, ainsi que le contexte de la dépossession continue du peuple palestinien de sa terre. 

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Cet article est paru sur le site de Haaretz le 10 octobre 2023. Amira Hass est notamment l’autrice de Boire la mer à Gaza. Chronique 1993-1996 (Paris, La fabrique, 2001) et de Correspondante à Ramallah 1997-2003 (Paris, La fabrique, 2004).

Traduction A l’Encontrerevue par Contretemps.

Image : Gaza, octobre 2023. Source : @QudsNen, twitter.

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