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Le 6 décembre, l’universitaire et poète palestinien Refaat Alareer était assassiné à Gaza par une frappe « chirurgicale » qui visait avec précision l’étage du petit immeuble où il s’était réfugié, avec sa famille. Sept autres personnes, dont quatre enfants (son fils et trois de ses neveux), ont également été tuées lors de ce bombardement, et trois autres blessées.

En hommage à cette figure intellectuelle de premier plan de Gaza, nous publions un texte de Stathis Kouvélakis sur la signification de la destruction systématique de la culture gazaouie qu’opère Israël dans le cadre de cette guerre génocidaire. Il est suivi par un texte de Refaat Alareer, écrit en 2015, suite à l’assaut contre Gaza mené par Israël en 2014 (« opération bordure protectrice » dans la novlangue de Tsahal), dans lequel l’intellectuel palestinien oppose à la violence illimitée du colonisateur sa pratique d’enseignant, la portée émancipatrice du combat culturel et sa contribution à la résistance populaire. 

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Le génocide est aussi culturel

Stathis Kouvélakis

Le caractère génocidaire de l’assaut que mène Israël ne se mesure pas seulement au nombre de mort·es, de blessé·es, aux destructions des infrastructures, du bâti, aux déplacements massifs de population, à la terreur quotidienne. L’une de ses dimensions essentielles est la destruction de la culture du peuple palestinien, l’arasement de son patrimoine, la destruction de ses institutions, l’assassinat de celles et ceux qui en sont les représentant.es éponymes. 

Car « Gaza » n’est pas seulement le nom d’une « enclave », d’une « bande [de terre] », voire du  « bastion des terroristes du Hamas », auquel la réduisent le discours dominant et les réalités d’un blocus terrifiant en place depuis 16 ans avant le début du carnage actuel. Gaza est une ville qui existe sans discontinuité depuis l’Antiquité, un carrefour commercial majeur, riche d’un patrimoine architectural et culturel exceptionnel.

C’est à la fois la ville d’Isidore, philosophe et chef de l’école néoplatonicienne d’Athènes (vers la fin du 4e siècle), de Sulaïman Al-Gazzi, poète et théologien chrétien de langue arabe qui a vécu entre le 10e et le 11e siècle, ou encore d’Al-Chafii (767-820), juriste et ouléma, fondateur de l’école de jurisprudence dite chaféite, de Nathan Ashkenazi dit Nathan de Gaza (1643-1680), théologien juif et prophète du messie autoproclamé Sabbataï Tsevi (auquel Gerschom Scholem, l’ami de Walter Benjamin, a consacré un livre qui fit date).

Gaza, c’est aussi, depuis la révolte de 1936-1939 contre le colonisateur britannique et le sionisme, le creuset du mouvement national palestinien, le lieu de naissance de plusieurs cadres fondateurs du Fatah et de l’OLP, un terrain d’opération de la résistance armée depuis les années 1950 mais aussi le lieu où débuta l’Intifada de 1987 et d’où partirent les pacifiques Marches du retour de 2018, noyées dans le sang par l’armée israélienne.

C’est en ayant tout cela en tête qu’on peut saisir le poids des mots, extraits d’un article du Monde, d’un réfugié de 83 ans qui a réussi à atteindre la France, après la destruction totale de la tour Andalus, l’un des bâtiments modernes les plus connus de la ville de Gaza, où il habitait : « Cette terre a accueilli toutes les civilisations possibles depuis trois mille ans, et tout le monde la veut. La promesse de cette terre est celle de l’humanité ».

En plus de la vie et des biens de ses habitant.e.s, c’est l’identité même ce lieu mythique qu’Israël est déterminé à éradiquer, dans la droite ligne de la politique de destruction de l’histoire et de la mémoire de la Palestine qu’il pratique sans relâche depuis sa création. La population gazaouie est du reste constituée à plus de 80% de réfugié.es (et de leurs descendants) de l’ancien district de Gaza, bien plus étendu que le territoire actuel et dont la majeure partie fut conquise par l’Etat sioniste en 1948.

Le déluge de bombes qui s’est abattu sur ce territoire de 360 km2 depuis 8 semaines s’est ainsi soldée par la destruction de plus d’une centaine de sites et de monuments de première importance, dont la Grande Mosquée, l’une des plus anciennes de Palestine, l’église grecque orthodoxe de Saint-Porphyre, considérée comme la troisième plus ancienne au monde au fonctionnement interrompu, un cimetière d’époque romaine et le musée de Rafah, qui abritait une part essentielle du patrimoine culturel gazaoui, avec des collections qui allaient de l’Antiquité à l’art contemporain.

La vidéo de la directrice du musée Sulaila Shaheen, tournée au milieu des ruines du bâtiment, donne une idée de l’ampleur du désastre.

La bibliothèque publique de Gaza après le bombardement (photo diffusée sur X par la municipalité de Gaza).

La bibliothèque publique de Gaza a été réduite à un amoncellement de gravats, ainsi que le principal centre d’archives qui abritait des documents remontant à plus d’un siècle. Réagissant à cette destruction, la réalisatrice palestinienne Bisan Owda a publié ce post sur Instagram depuis Gaza :

« Maintenant, nous n’avons littéralement plus rien.. Le futur est inconnu, le présent est détruit et le passé n’est plus notre passé… Pouvez-vous imaginer qu’ils soient en train de faire tout ça pour nous détruire en profondeur ? ».

D’autres bibliothèques publiques et institutions éditoriales majeures ont également été détruites, notamment la Meqdad Printing Press & Library, l’une des plus anciennes de Gaza. 

Mais la fureur israélienne ne s’abat pas seulement sur les monuments, les traces du passé ou sur la culture vivante. Elle cible également des lieux hautement symboliques de la lutte de libération et de ses figures emblématiques, au-delà même de Gaza. Le 27 octobre, la Fédération Internationale des Journalistes a condamné la destruction à Jénine, en Cisjordanie, du sanctuaire où la journaliste palestinienne-américaine, Shireen Abou Akleh, a été abattue l’année dernière par un soldat israélien. Le 14 novembre, c’est un monument à la mémoire de Yasser Arafat qui est détruit par un bulldozer israélien.

Mais c’est sur l’une de ses cibles habituelles, l’Université Islamique de Gaza (UIG) que l’aviation israélienne s’est particulièrement acharnée, dès le 11 octobre, achevant l’œuvre de destruction entamée lors des précédentes attaques menées contre Gaza. A chaque fois, le même prétexte est invoqué (cf. la vidéo diffusée par Tsahal) pour justifier le bombardement : l’UIG est censée être « un centre d’entraînement, de développement d’armes et de renseignement militaire », devenant ainsi un « important centre opérationnel, politique et militaire du Hamas ».

La réalité est, bien entendu, tout autre, à savoir que l’UIG est, d’une certaine façon, le centre nerveux de la résistance du peuple gazaoui, car elle est le lieu où se forment chaque année des dizaines de milliers de jeunes, un espace où la société prend sa respiration et où se forment les cadres du combat quotidien d’aujourd’hui et de la Palestine libre de demain. Et c’est précisément pour cela qu’elle est la cible constante de l’Etat sioniste.

Refaat Alareer était l’un des enseignants qui contribuaient depuis de longues années au rayonnement de cette université. Professeur de littérature anglaise, on venait de loin pour assister à ses cours iconoclastes sur Shakespeare et Dickens, pour lesquels il vouait un véritable culte. Refaat Alareer était également poète, traducteur, fondateur de l’association « Nous ne sommes pas des chiffres » qui réunissait des écrivains du monde entier et des jeunes de Gaza pour « raconter les histoires qui se cachent derrière les données chiffrées sur les Palestinien.nes qui figurent dans les journaux ».

Il a également dirigé deux recueils réunissant témoignages et écrits de jeunes auteurs et autrices gazaouies parus en langue anglaise, qui ont connu une large diffusion Gaza Unsilenced [Gaza non-réduite au silence] et Gaza Writes Back : Short Stories from Young Writers in Gaza, Palestine [Gaza riposte en écrivant : nouvelles de jeunes aut.eur.rices de Gaza, Palestine].

On l’aura compris, Refaat Alareer était un acteur culturel gazaoui de premier plan, un intellectuel accompli profondément lié à son peuple, et, par là-même, une boussole essentielle de sa résistance et de son combat. C’est pourquoi, Israël a décidé de l’abattre comme il l’a toujours fait avec des centaines de cadres dirigeants et de militant.es palestinien.nes. Selon le communiqué de l’ONG Euro-Med Human Rights Monitor, publié le 8 décembre et qui appelle à une enquête immédiate :

« Mercredi [6 décembre] vers 18h, Refaat Alareer a été tué dans la maison de sa sœur dans le quartier d’al-Sidra dans la zone d’al-Daraj dans la ville de Gaza avec son frère Salah et l’un de ses enfants (Mohammed) ; sa sœur Asmaa et trois de ses enfants (Alaa, Yahia, et Mohammed) ; et un voisin. La femme de son frère, Alaa, et deux autresenfants, Rafik et Alma, ont été blessés lors  de l’assaut.

La frappe aérienne a visé chirurgicalement l’appartement du deuxième étage où se trouvait Refaat dans un immeuble de trois étages, et non l’immeuble entier, ce qui indique que l’appartement était la cible et non d’éventuels dommages collatéraux.

Refaat a été déplacé à plusieurs reprises au cours de cette guerre et s’est retrouvé chez sa sœur avec ses parents, sa femme et ses enfants. Il y a quelques jours, Refaat a déménagé avec sa femme et ses enfants dans une école de l’UNRWA dans le quartier d’al-Tufah à Gaza. L’un de ses amis proches a déclaré à Euro-Med Monitor que Refaat avait reçu un appel anonyme d’une personne qui s’est présentée comme un officier israélien et qui l’a menacé en lui disant qu’ils connaissaient précisément l’école où il se trouvait et qu’ils étaient sur le point d’arriver à son emplacement avec l’avancée des troupes terrestres israéliennes.

Bien que la crédibilité de la menace elle-même n’était pas claire, elle a incité Refaat à retourner dans l’appartement de sa sœur, estimant qu’il était mieux caché qu’une école  ouverte et surpeuplée où il aurait été difficile de se dissimuler.

Depuis le début de cette guerre, Refaat avait reçu de nombreuses menaces de mort et des messages haineux venant de comptes israéliens sur les médias sociaux (…). En 2014, Israël avait bombardé la maison de Refaat à Shejaiya et tué plus de 30 membres de sa famille et de celle de sa femme ».

Quelques jours avant son assassinat, Refaat Alareer avait écrit ce poème, traduit dans des dizaines de langues, du japonais au swahili, et partagé par des internautes partout dans le monde : 

« Si je dois mourir, 

Il faut que tu vives, 

Pour raconter mon histoire,

Pour vendre mes affaires, 

Acheter un bout de tissu,

Et quelques ficelles. 

(Fais-le blanc et qu’il ait une longue traîne !) 

Qu’ainsi un enfant, quelque part dans Gaza, 

Tandis qu’il lèvera les yeux par-dessus le ciel,

Attendant son père parti dans un éclat, 

— Et il n’a dit adieu à personne, 

Pas même à sa chair, 

Pas même à lui-même — 

Puisse voir le cerf-volant, 

Mon cerf-volant que tu auras fait, 

Dans la hauteur au-dessus de sa tête, 

Qu’il pense un instant qu’un ange est là, 

Venu lui rapporter l’amour.

Si je dois mourir,

Qu’il en naisse de l’espoir,

Qu’il en reste une histoire ».

A n’en point douter, et comme il l’aurait voulu lui-même, c’est au peuple palestinien qu’il revient d’écrire la suite de l’histoire, pour que la terre de Gaza se relève, et, avec elle, la Palestine toute entière.

Paris, le 13 décembre 2023

Il n’y a pas de poèmes de destruction massive

Refaat Alareer

Au cours du conflit actuel, l’Université islamique de Gaza (UIG), où j’enseigne la littérature mondiale et la création littéraire dans le département d’anglais, a été touchée par de nombreux missiles israéliens. Le bâtiment administratif a été sérieusement endommagé. Deux départements ont été complètement détruits : le département du personnel et les bureaux du département d’anglais. L’UIG a été créé en 1978 et a accueilli des dizaines de milliers de Palestinien .nes. Aujourd’hui, plus de 20 000 étudiant.es étudient à l’IUG, qui compte 10 facultés  et  plus de 70 champs d’études, allant de la médecine et de l’ingénierie aux langues, à l’éducation et à la psychologie.

Les étudiants de l’IUG et l’occupation israélienne

Lorsque j’ai commencé à enseigner à l’UIG, j’ai rencontré de jeunes étudiant.es dont la plupart n’étaient jamais sortis de Gaza et avaient beaucoup souffert de l’occupation israélienne. Cette souffrance s’est encore aggravée lorsqu’Israël a renforcé son siège en 2006. Nombre d’entre elles et eux n’ont pas pu se rendre en Cisjordanie pour rendre visite à leur famille, ni à Jérusalem pour  un simple rituel religieux, ni aux États-Unis ou au Royaume-Uni pour obtenir des bourses oufaire des visites. Même les livres, ainsi que des milliers d’autres produits, n’étaient normalement pas autorisés à entrer. Le monde doit savoir que le fait de plonger cette jeune génération dans l’obscurité a des conséquences bien plus graves quenous ne l’aurions jamais imaginé.

Au début, mes étudiant.es ont eu du mal à étudier Yehuda Amichai (parce que c’est un juif israélien !) ou à accepter mes points de vue « progressistes » sur Shylock [le personnage du marchand juif de la pièce de Shakespeare Le marchand de Venise] ou Fagin [personnage juif du roman de Dickens Oliver Twist, chef d’une bande d’enfants]. Pour beaucoup, Fagin était la source du mal, l’incarnation du diable qui détruit la société en assassinant, au moins métaphoriquement, son avenir,les petits, en les transformant en voleurs et en meurtriers.

Questions difficiles

Ce n’est que plus tard qu’ils et elles ont pu ouvrir un peu les yeux et voir que Fagin n’était que le produit d’une société qui déteste ceux qui sont différents, ceux qui ont la peau plus foncée ou une race différente. Ils et elles se sont rendu compte que Fagin valait mieux que l’église elle- même. Ils ont vu que Fagin offrait un abri aux sans-abri et qu’il permettait à des gens comme Oliver de se sentir heureux et d’avoir un peu d’espoir. Fagin, le juif, n’était plus un juif. C’était un être humain, comme n’importe lequel d’entre nous. Le refus de Fagin de réveiller Oliver pour l’envoyer cambrioler une maison et son commentaire « Pas maintenant. Demain. Demain » n’étaient plus perçus comme de l’ironie, mais comme la preuvequ’un être humain avait du cœur.

La question la plus difficile que j’ai posée était « Que feriez-vous si vous étiez Fagin ? », une  question qui invitait mes étudiant.es à reconsidérer les questions de race et de religion, et à les  transcender en des concepts beaucoup plus élevés d’humanité et d’intérêts partagés.

Mais les cours de Shakespeare sur le Marchand de Venise étaient plus délicats. Pour beaucoup de mes élèves, Shylock était irrécupérable. Même sa fille le détestait ! Cependant, grâce à l’ouverture d’esprit, au dialogue et au respect de toutes les cultures et religions que l’UIG promeut, j’ai travaillé en étroite collaboration avec mes étudiant.es pour surmonter tous lespréjugés lorsqu’ils et elles jugent les gens, ou du moins lorsqu’ils analysent des textes littéraires.

Ainsi, Shylock est également passé de l’idée simpliste d’un Juif qui veut une livre de  chair juste pour satisfaire des désirs de vengeance cannibales et primitifs à celle d’être humain [vu comme] totalement différent. Shylock était comme nous, Palestinien.nes, constamment exposé non seulement à l’agression, à la destruction et au racisme israéliens, mais aussi à sa machine de guerre de désinformation et de diffamation. Shylock a dû affronter de nombreux murs religieux et spirituels érigés par une société d’apartheid. Shylock était dans une position où il devait choisir entre la soumission totale et l’humiliation en vivant comme un sous-homme, ou résister à l’oppression par les moyens dont il disposait. Il a choisi de résister, tout comme les Palestinien.nes de nos jours.

Le discours de Shylock « Un juif n’a-t-il pas d’yeux ? » n’était plus une tentative pathétique de justifier un meurtre, mais plutôt l’intériorisation de longues années de douleur et d’injustices. Je n’ai pas du tout été surpris lorsque l’une de mes étudiantes a trouvé les similitudes entre nous et Shylock si frappantes qu’elle a modifié le discours en :

« Un Palestinien n’a-t-il pas des yeux ?

N’a-t-il pas des mains, des organes, des sens, des affections, des passions ? 

Nourri de la même nourriture, blessé par les mêmes armes, atteint des mêmes maladies, soignés par les mêmes moyens, réchauffé et rafraîchi par les mêmes hivers et les mêmes étés qu’un chrétien ou un juif ? 

Si vous nous piquez, ne saignons-nous pas ? Si vous nous chatouillez, ne rions-nous pas ? Si vous nous empoisonnez, nemourrons-nous pas ?

Et si vous nous faites du tort, ne nous vengeons-nous pas ? ».

Le moment le plus émouvant de mes six années d’enseignement au département d’anglais de l’UIG a sans doute été lorsque j’ai demandé à mes étudiant.es à quel personnage ils s’identifiaient le plus : Othello, avec ses origines arabes, ou Shylock, le juif. La plupart se sont senti.es plus proches de Shylock et plus sympathiques à son égard qu’à celui d’Othello. Ce n’est qu’à ce moment-là que j’ai réalisé que j’avais réussi à aider mes étudiant.es à progresser et à briser les préjugés avec lesquels ils et elles avaient dû grandir à cause de l’occupation et du siège. Malheureusement, les copies d’examen que j’avais conservées dans mon bureau ont  été incendiées d’une manière qui rappelle la façon dont Shylock a été dépouillé de son argent  et de ses biens. J’ai toujours voulu utiliser les réponses et les compiler dans un livre.

Un sport joyeux

Mais maintenant ! Avec tous les morts et les destructions qu’Israël fait subir aux Palestiniens de Gaza, serai-je capable de répéter cette expérience ? Pourrai-je parler de l’humanité de Fagin et des similitudes entre nous et Shylock, tout en regardant mes étudiant.es dans les yeux ?

Comment vont-ils réagir après ce qu’ils ont vu de la part des sionistes qui utilisent le judaïsme comme excuse et commediscours pour nous tuer ?

D’après les photos que j’ai vues, le département du personnel et le département d’anglais sont totalement détruits. Mon bureau, ainsi que ceux de mes collègues, ont disparu. Mon bureau où je rencontrais des centaines d’étudiant.es pour des heures de bureau et des discussions plus approfondies a disparu. La merveilleuse petite bibliothèque du département a disparu. Je ne sais pas si l’ensemble du bâtiment de cinq étages doit être démoli ou s’il peut être rénové.

Peu après l’attaque, un porte-parole de Tsahal a déclaré sur Twitter qu’ils avaient détruit un « centre de développement d’armes » logé dans l’université. Cependant, quelques heures plus tard, Israël a alourdi le motif pour lequel il a bombardé l’IUIG : dans un communiqué de presse, le ministre israélien de la défense a déclaré que « l’UIG mettait au point des produits chimiques destinés à être utilisés contre nous ». Lorsque je leur ai répondu sur Twitter, les mettant au défi de produire la moindre preuve, je n’ai bien sûr reçu aucune réponse. Nous devons prendre pour acquis qu’Israël ne ment jamais. Nous sommes même censés ignorer l’incohérence flagrante entre les deux déclarations ci-dessus. Pour nous, le mensonge, s’il n’était pas tragique, serait hilarant.

Je sais que mes étudiant.es n’arrêteront pas de plaisanter sur le fait que je développe des PDM (Poèmes de destruction massive) ou des TDM (Théories de destruction massive). Certain.es pourraient même commencer à relire certains textes à la recherche de traces chimiques, ou demander qu’on leur enseigne la « poésie chimique » en même temps que la poésieallégorique  et narrative. Je suppose que les termes « histoires à courte portée » [short range stories] et « histoires à long terme » pourraient remplacer les termes normaux tels que « nouvelles » et « romans » [par analogie avec les missiles de longue ou courte portée]. Et on me demandera peut-être si mes examens comporteront des questions capables de porter des ogives chimiques !

Mais pourquoi Israël bombarderait-il une université ? Certains disent qu’Israël a attaqué l’UIG  pour punir ses 20 000 étudiant.es ou pour pousser les Palestinien.nes au désespoir. C’est vrai, mais  pour moi, le seul danger que représente l’UIG pour l’occupation israélienne et son régime d’apartheid est qu’il s’agit de l’endroit le plus important à Gaza pour développer l’esprit des étudiants et en faire des armes indestructibles. La connaissance est le pire ennemi d’Israël. Laconscience est l’ennemi le plus détesté et le plus redouté d’Israël. C’est pourquoi Israël bombarde une université ; il veut tuer l’ouverture d’esprit et la détermination à refuser de vivre  dans l’injustice et le racisme. Mais encore une fois, pourquoi Israël bombarde-t-il une école ? Ou un hôpital ? Ou une mosquée ? Ou un immeuble de 20 étages ? Il pourrait s’agir, comme l’a dit Shylock, d’un « sport joyeux » !

Blessures palestiniennes et impunité israélienne

Les blessures qu’Israël a plantées dans le cœur des Palestinien.nes ne sont pas irréparables. Nous  n’avons pas d’autre choix que de nous rétablir, de nous relever et de poursuivre la lutte. Se soumettre à l’occupation est une trahison envers l’humanité et envers toutes les luttes dans le monde.

Et je sais qu’il me sera très difficile d’engager mes étudiant.es dans le genre de discussions où nous, Palestinien.nes, combattons l’injustice côte à côte avec de nombreux collègues chrétiens  et  juifs du monde entier. Je crois cependant savoir par où commencer. Je commencerai par Ilise  et Dan, mes amis juifs, que j’ai rencontrés lors de notre tournée depromotion du livre Gaza Writes Back aux États-Unis. Ils sont restés en contact permanent avec moi pour s’assurer quej’allais bien et que ma famille allait bien. Ils ont été ma lueur d’espoir face à l’obscurité et à l’oppression. Je parlerai à mes élèves de Jewish Voice for Peace (JVP) [Voix Juives pour la Paix], dont le travail considérable, notamment dans le cadre de la campagne de boycott, de désinvestissement et de sanctions (BDS), a un impact transformateur dans la lutte des Palestinien.nes. J’enseignerai à mes élèves que le judaïsme est détourné par Israël. Je leur enseignerai ce qu’Ali Abunimah [journaliste palestinien-américain, défenseur de la solution à un Etat] nous enseigne :

« Malgré les efforts incessants des sionistes pour les impliquer, les Juif.ves ne sont pas collectivement coupables des crimes génocidaires d’Israël contre les Palestinien.nes. S’opposer   à l’antisémitisme signifie refuser catégoriquement l’affirmation du sionisme selon laquelle ses atrocités sont commises au nom des Juif.ves du monde entier ».

Et je sais qu’ils et elles demanderont si l’on en fait assez, si ces ami.es peuvent encore faire davantage pour empêcher Israël de commettre d’autres crimes horribles contre nous. Je laisse à Ilise et Dan le soin de répondre à cette question, aux militant.e.s solidaires des Palestinien.nes qui travaillent dur pour promouvoir  BDS et les JVP et qui s’efforcent de traduire en justice les criminels de guerre israéliens pour mettre fin à leur impunité. 

12 février 2015.

*

Texte initialement paru dans Middle East Eye, repris dans le recueil dirigé par Refaat Alareer et Laila El-Haddad Gaza Unsilenced (Just World Books, 2015).

Traduction par Stathis Kouvélakis.

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