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Après une introduction consacrée à la situation globale en Amérique latine et deux volets dédiés à la situation au Chili, en Argentine, en Colombie et en Uruguay, nous publions ici la synthèse des discussions suscitées autour du livre Une stratégie altermondialiste de Gustave et Elise Massiah, lors des débats organisés avec divers mouvements, collectifs et organisations sociales sud-américaines.

Le livre Une stratégie altermondialiste, paru aux Editions La Découverte, en 2011, a été traduit en espagnol et édité, en avril 2012, par les Editions Trilce à Montevidéo, les Editions Lom à Santiago, les Editions Le monde diplo/Capital intellectual à Buenos Aires, Les Editions La Carreta à Bogota et Medellin.  A l’occasion de la sortie des éditions en espagnol du livre, les auteurs ont été invités, en mai et juin 2012, à Buenos Aires, Montevideo, Santiago du Chili, Bogota, pour présenter le livre et participer à diverses manifestations et débats.

 

A partir de la présentation du livre, les discussions dans les pays ont surtout porté sur la crise et la situation mondiale, les mouvements sociaux et le mouvement altermondialiste, les nouveaux mouvements, la stratégie et la transition. Trois questions sont revenues systématiquement : la situation en Europe, Rio+201, les rapports des mouvements au politique. Elles sont traitées dans les parties sur l’évolution de la crise, l’affrontement idéologique et les sorties de crise, les mobilisations et les transformations politiques. Un développement sur la situation en Europe est renvoyé à la fin de cette deuxième partie. Ces discussions ont permis de préciser les développements du livre. C’est à partir de ces discussions qu’a été élaboré le texte introductif au débat sur la situation du mouvement qui a été présenté au Conseil International du Forum Social Mondial, à Monastir, le 15 juillet 2012.

 

La crise et son évolution

Ce que l’on a convenu d’appeler la crise s’approfondit. La proposition est de partir des mouvements pour comprendre la crise. La dimension financière, la plus visible, est une conséquence qui témoigne de la profondeur de la crise. Au-delà des crises ouvertes alimentaires, énergétiques, climatiques, monétaires, … la crise se caractérise par l’articulation de quatre dimensions : économiques et sociales, celle des inégalités sociales et de la corruption ; géopolitiques avec la fin de l’hégémonie des Etats-Unis, la crise du Japon et de l’Europe et la montée de nouvelles puissances ; idéologiques avec l’interpellation de la démocratie, les poussées xénophobes et racistes ; écologiques avec la mise en danger de l’écosystème planétaire.

Il s’agit en fait d’une triple crise emboîtée : une crise du néolibéralisme en tant que phase de la mondialisation capitaliste ; une crise du système capitaliste lui-même qui combine la contradiction spécifique du mode de production, celle entre capital et travail, et celle entre les modes productiviste et les contraintes de l’écosystème planétaire ; une crise de civilisation, celle de la civilisation occidentale, qui nécessite de revenir sur les rapports entre l’espèce humaine et la nature qui ont défini la modernité occidentale et qui ont marqué certains des fondements de la science contemporaine.

Les résistances des peuples ont accentué la crise du néolibéralisme ; elles confirment le rôle des contradictions sociales dans l’épuisement de cette phase de la mondialisation capitaliste. L’épuisement du néolibéralisme ne signifie pas pour autant le dépassement du capitalisme. Il ouvre une période de crise structurelle qui verra la confrontation entre trois issues possibles : le renforcement sous d’autres formes de la dictature financière et l’’élargissement de la financiarisation à la nature et au vivant ; un réaménagement du capitalisme fondé sur une régulation publique et une modernisation sociale ; une rupture ouvrant sur un dépassement du capitalisme. Les nouvelles situations seront caractérisées par des articulations spécifiques entre ces trois issues. 

 

Le mouvement altermondialiste

Dans chaque phase de la mondialisation capitaliste, il y a une logique dominante que nous appellerons systémique. Dans la phase sociale libérale de 1945 à 1980, c’était la logique du capitalisme industriel, fordiste et keynésien. Dans la phase néolibérale, encore dominante, c’est le capitalisme financier, la financiarisation et la subordination au marché mondial des capitaux. Mais, dans chaque phase, il y a toujours des forces anti-systémiques. Ces forces jouent un rôle déterminant dans la réalité de chaque phase qui résulte de la contradiction entre les forces dominantes et les forces anti-systémiques. Nous proposons de considérer que le mouvement altermondialiste est le mouvement anti-systémique de la phase néolibérale de la mondialisation capitaliste.

Le mouvement altermondialiste est un mouvement historique qui prolonge et renouvelle les mouvements précédents, le mouvement pour les droits civils et politiques, le mouvement ouvrier, le mouvement de la décolonisation, le mouvement féministe, le mouvement pour le renouvellement de la démocratie.

Le mouvement altermondialiste se définit comme la convergence des mouvements sociaux et citoyens. A partir de 2001, les forums sociaux mondiaux constituent l’espace de cette convergence. Cette convergence est fondée sur la diversité des mouvements ; il s’agit de construire l’unité de la diversité. Le mouvement altermondialiste a défini une orientation stratégique : celle de l’accès aux droits pour tous et de l’égalité des droits. Il s’agit d’une alternative par rapport à la subordination des sociétés et du monde au marché mondial des capitaux.

Les forums thématiques approfondissent cette orientation stratégique. Ils portent et anticipent une nouvelle génération de droits (les droits de la Nature, la liberté de circulation, la souveraineté alimentaire, …).  Ils mettent en avant des propositions pour les politiques publiques. Ils permettent les échanges sur les pratiques d’émancipation concrètes. Il s’agit de commencer dès maintenant de construire un autre monde à partir des alternatives et des ruptures nécessaires pour y arriver.

Le processus des forums sociaux mondiaux se diffuse. La nouvelle culture politique imprègne les initiatives et les mobilisations bien au-delà du processus. Les activités auto-organisées, la recherche de formes d’autorité qui ne reposent pas sur la hiérarchie, la diversité dans la convergence des mouvements deviennent des références admises. La liste des forums thématiques, régionaux et mondiaux s’allonge ; on en compte une cinquantaine pour la période de 2012 à début 2013.

 

Le nouveau cycle de luttes et de révolutions

Beaucoup d’interrogations portent sur les nouveaux mouvements. L’hypothèse c’est que la réponse des peuples, à l’accentuation de la crise en 2008 et aux politiques répressives d’austérité, ouvre un nouveau cycle de luttes et de révolutions. Le vent nouveau parti de Tunis s’est d’abord propagé en Egypte. Il a mis en avant la lutte contre les dictatures et il s’est étendu à toute la région Maghreb-Machrek. Il a traversé la Méditerranée et s’est propagé en Europe du Sud, en Espagne, au Portugal, en Grèce en posant la question de la démocratie réelle. Il a trouvé un nouveau souffle en traversant l’Atlantique à travers les “occupy” Wall Street, London, Montréal en désignant les oligarchies à travers le slogan “Vous êtes 1%, nous sommes 99%”. Il prend aujourd’hui des formes plus larges dans de nombreux pays du monde, au Chili, au Canada, au Sénégal, en Croatie, autour de la faillite des systèmes d’éducation et de la généralisation de l’endettement. Le pouvoir économique et le pouvoir politique, à travers leur complicité, ont étés désignés comme les responsables de la crise. Ce qui a été démasqué c’est la dictature du pouvoir financier et la « démocratie de basse intensité » qui en résulte.

Au-delà des spécificités, ce nouveau cycle de luttes met en avant la justice sociale, le refus de la misère, des inégalités, de la corruption ; la revendication de systèmes démocratiques qui garantissent les libertés individuelles et collectives, la dignité de chacun ; les contradictions géopolitiques liées à l’hégémonie occidentale ; les contradictions écologiques de plus en plus sensibles.  Elles mettent en lumière des contradictions sociales entre les couches populaires et les oligarchies. Ces revendications rejoignent des mots d’ordre partagés par les mouvements dans tous les pays du monde et à l’échelle mondiale. Elles les renouvellent et les font largement partager dans l’espace public en les construisant comme des évidences. Elles remettent en cause l’hégémonie culturelle nécessaire à la domination des valeurs de la bourgeoisie et des élites dirigeantes.

Ce qui émerge à partir des places, c’est une nouvelle génération qui s’impose dans l’espace public. Il ne s’agit pas tant de la jeunesse définie comme une tranche d’âge que d’une génération culturelle qui s’inscrit dans une situation et qui la transforme. Elle met en évidence les transformations sociales profondes liée à la scolarisation des sociétés qui se traduit d’un côté par l’exode des cerveaux, de l’autre par les chômeurs diplômés. Les migrations relient cette génération au monde et à ses contradictions en termes de consommations, de cultures, de valeurs. Les résultats sont certes contradictoires mais réduisent l’isolement et l’enfermement. Les chômeurs diplômés construisent une nouvelle alliance de classes entre les enfants des couches populaires et ceux des couches moyennes. Les nouveaux mouvements étudiants dans le monde marquent la faillite des systèmes éducatifs à l’échelle mondiale. D’une part, le néolibéralisme a rompu la promesse de lier l’éducation au plein emploi et le lien entre le bien vivre et la consommation. D’autre part, le surendettement des étudiants a violemment précarisé les nouvelles générations. 

Cette nouvelle génération construit par ses exigences et son inventivité, une nouvelle culture politique. Elle modifie la manière de relier les déterminants des structurations sociales : les classes et les couches sociales, les religions, les références nationales et culturelles, les appartenances de genre et d’âge, les migrations et les diasporas, les territoires. Elle expérimente de nouvelles formes d’organisation à travers la maîtrise des réseaux numériques et sociaux, l’affirmation de l’auto-organisation et de l’horizontalité. Elle tente de définir, dans les différentes situations, des formes d’autonomie entre les mouvements et les instances politiques. Elle recherche des manières de lier l’individuel et le collectif. C’est peut-être à ce niveau que les réseaux sociaux divers portent de nouvelles cultures, à l’instar des collectifs de logiciels libres capables de mener collectivement des luttes offensives tout en sauvegardant jalousement l’indépendance des individualités. La réappropriation de l’espace public est une revendication de souveraineté populaire. Les places renouvellent les agoras. On occupe et on échange, non pas pour le vote, toujours nécessaire mais rarement suffisant. Ce n’est pas un changement du rapport au politique mais un processus de redéfinition du politique.

La question ouverte aujourd’hui est celle du rapport entre les nouveaux mouvements et le mouvement altermondialiste. Ces mouvements ne se sont pas organisés dans le mouvement altermondialiste, même si de nombreuses relations ont existé dès le début. L’hypothèse est que ce cycle de luttes correspond à une nouvelle phase du mouvement altermondialiste. Ce qui nécessite de considérer que le mouvement altermondialiste, en tant que mouvement historique et anti-systémique a commencé dès le début du néolibéralisme. Il a déjà connu plusieurs phases : en 1980, dans les pays du Sud contre la dette, l’ajustement structurel, le FMI et la Banque Mondiale ; en 1995, avec les luttes contre la précarité, le chômage et la casse de la protection sociale ; en 2000 avec le processus des forums sociaux mondiaux. Aujourd’hui les nouveaux mouvements marquent une nouvelle phase. Une nouvelle phase n’annule pas les phases précédentes. Chaque nouvelle phase prolonge et renouvelle les formes des phases précédentes. Elle les oblige à se transformer.

Les jonctions des nouveaux mouvements avec les mouvements plus anciens de l’altermondialisme existent mais elles sont diffuses. D’autant qu’aucun des deux ensembles n’est homogène  et qu’ils n’ont, ni l’un, ni l’autre, de formes de représentation permettant des discussions formelles. Les premières jonctions tiennent à la nature des mots d’ordre explicités depuis Tunis et Le Caire et complétés par les autres mouvements. Il s’agit d’abord du refus de la misère sociale et des inégalités, du respect des libertés, du rejet des formes de domination. D’un mouvement à l’autre, il y a eu des affinements sur la dénonciation de la corruption et la désignation du « 1% des plus riches et des plus puissants » ; sur la revendication d’une « démocratie réelle » et le rejet de la fusion entre les classes financières et politiques ; sur les contraintes écologiques, de l’accaparement des terres et des matières premières à l’environnement. Au-delà des différenciations politiques et culturelles propres à chacun des deux ensembles, il y a des tendances spécifiques qui pourront se renforcer ou se contredire. Les nouveaux mouvements insistent plus sur les libertés individuelles par rapport à la revendication de justice sociale et d’égalité ; sur des approches « libertariennes » par rapport à l’affirmation de la régulation par la puissance publique ; sur des actions spectaculaires par rapport à l’action collective dans la durée.  

Les jonctions sont aussi présentes dans les tentatives, toujours difficiles, de construction d’une nouvelle culture politique. Il y a un fond commun entre le choix de l’horizontalité, l’affirmation de la diversité, la primauté donnée aux activités autogérées. Il reste de fortes spécificités sur la nature de l’espace public, territorial ou virtuel ; sur le rapport entre engagement individuel et collectif ; sur les limites des délégations et la nécessité de coordinations ; sur les modes d’organisation des mouvements ; sur les formes du rapport au politique.

L’hypothèse de travail est que les deux ensembles de mouvements vont participer à la mutation qui aboutira à la naissance des mouvements de la nouvelle période, à celle qui succèdera à la crise du néolibéralisme dont les issues ne sont pas encore déterminées. Les mouvements plus anciens de l’altermondialisme devront tirer les leçons de leurs avancées et de leurs limites. Et, comme le dit si bien Esther Vivas en parlant des nouveaux mouvements : « c’est un prologue ».

Les nouveaux mouvements marquent la transition entre la dernière phase du cycle ouvert par le néolibéralisme et les mouvements anti-systémiques de la phase à venir.

L’épuisement du néolibéralisme, concurremment avec les volontés de dépassement, va déboucher sur une nouvelle phase de la mondialisation capitaliste avec une nouvelle logique, ses contradictions et de nouvelles forces anti-systémiques. C’est dans ce contexte que le mouvement altermondialiste doit se renouveler pour faciliter la jonction entre les forces anti-systémiques du néolibéralisme, toujours dominant, et les nouvelles forces émergentes.

 

L’affrontement idéologique et les issues de la crise

C’est dans la bataille des idées que l’affrontement est le plus net. Les forums sociaux mondiaux ont mené cette bataille sur deux plans : celui d’une orientation alternative, celle de l’égalité des droits du local au planétaire, et celui des mesures immédiates à imposer par rapport aux conséquences de la crise sur les conditions de vie des couches populaires.

De nombreuses propositions immédiates ont été avancées dans les Forums depuis dix ans. Par exemple : la suppression des paradis fiscaux et juridiques ; la taxe sur les transactions financières ; la séparation des banques de dépôts et des banques d’affaires ; la socialisation du secteur financier ; l’interdiction des marchés financiers dérivés ; les redistributions de revenus ; la protection sociale universelle ; etc. Ces propositions ne sont pas révolutionnaires en elle-même. Elles sont reprises aujourd’hui par des économistes de l’establishement et même par certains gouvernements. Mais ces déclarations ne sont pas suivies d’effet car elles nécessitent une rupture avec le dogme néolibéral et la dictature des marchés financiers. Et ce sont toujours ces forces qui sont dominantes et qui n’accepteront pas, sans affrontements, de renoncer à leurs gigantesques privilèges.

Dans les débats menés par les mouvements pour la préparation de Rio+20 on a vu la confrontation entre les trois sorties possibles de la crise structurelle. Le document de travail préparé par les Nations Unies et les Etats, est centré sur une vision de l’ « économie verte » que les mouvements contestent totalement. Dans cette vision, la sortie de la crise passe par l’élargissement du marché mondial, par le « marché illimité » nécessaire à la croissance illimitée. Elle propose d’élargir le marché mondial, qualifié de marché vert, par la financiarisation de la Nature, la marchandisation du vivant et la généralisation des privatisations. Cette démarche est entamée à l’inverse de toute démarche de régulation publique et citoyenne. C’est une extension de la logique néolibérale, celle d’un capitalisme dérégulé qui a conduit à la catastrophe.

Dans cette logique, il s’agit de s’opposer à l’idée que l’accès aux droits est acquis par la gratuité. La Nature produit des services (elle capte le carbone, elle purifie l’eau, etc.) L’affirmation est que ces services sont dégradés parce qu’ils sont gratuits. Pour les améliorer, il faut leur donner un prix, un prix défini par le marché. Il faut les marchandiser et introduire de la propriété privée. Il s’agit de remplacer  le droit de propriété humaine sur la Nature par une propriété privée qui permettrait une bonne gestion de la Nature. Il faudrait laisser cette gestion de la Nature aux grandes entreprises multinationales, financiarisées, qui sauraient la gérer et pallier à ses insuffisances. Une nouvelle offensive est menée pour éliminer toute référence aux droits fondamentaux qui pourrait affaiblir la prééminence des marchés. Cette offensive vise à soumettre les Nations Unies aux pressions des multinationales, à subordonner le droit international au droits des affaires. L’alliance des Etats et des grandes entreprises financières marginalise le multilatéralisme et met en danger le droit international.

La deuxième conception est celle du Green New Deal, défendue par des courants modernistes, notamment par Joseph Stiglitz et Paul Krugman. C’est un réaménagement en profondeur du capitalisme qui inclut une régulation publique et une redistribution des revenus. Elle est peu audible car elle implique un affrontement avec la logique dominante, celle du marché mondial des capitaux, qui refuse les références keynésiennes et qui n’est pas prêt à accepter qu’une quelconque inflation vienne diminuer la revalorisation des profits. La situation nous rappelle que le New Deal adopté en 1933 n’a été appliqué avec succès qu’en 1945, après la deuxième guerre mondiale

La troisième conception est celle des mouvements sociaux et citoyens ; elle a été explicitée dans le processus des forums sociaux mondiaux. Les mouvements sociaux ne sont pas indifférents aux améliorations en termes d’emploi et de pouvoir d’achat que pourrait apporter le Green New Deal. Mais ils constatent l’impossibilité de les concrétiser dans les rapports de forces actuels. Ils considèrent que la croissance productiviste correspondant à un capitalisme, même régulé, n’échappe pas aux limites de l’écosystème planétaire et n’est pas viable.

Les mouvements sociaux préconisent une rupture, celle de la transition sociale, écologique et démocratique. Ils mettent en avant de nouvelles conceptions, de nouvelles manières de produire et de consommer. Citons : les biens communs et les nouvelles formes de propriété, le contrôle de la finance, le buen-vivir et la prospérité sans croissance, la réinvention de la démocratie, les responsabilités communes et différenciées, les services publics fondés sur les droits, etc. Il s’agit de fonder l’organisation des sociétés et du monde sur l’accès aux droits pour tous. Cette rupture est engagée dès aujourd’hui à travers les luttes, car la créativité naît des résistances, et des pratiques concrètes d’émancipation qui, du niveau local au niveau global, préfigurent les alternatives

 

Les mobilisations et les transformations politiques

L’affrontement idéologique est nécessaire. Surtout si on n’oublie pas la nécessaire bataille pour l’hégémonie culturelle. Mais elle n’est pas suffisante. Deux questions sont posées au processus des forums sociaux et au mouvement altermondialiste : celle des mobilisations et celle des transformations politiques.

Comment mener les mobilisations à la hauteur des enjeux ? Pour le processus des FSM, deux questions se posent. Le processus du FSM permet-il de renforcer la mobilisation des mouvements sur les plans nationaux et sur celui des grands thèmes de luttes (salariales, paysannes, femmes, droits humains, peuples indigènes, écologistes, etc.) ? Le processus des FSM permet-il de faire progresser la mobilisation à l’échelle mondiale par rapport au pouvoir financier et au marché mondial des capitaux, au pouvoir économique et aux multinationales, au pouvoir politique et aux institutions internationales ? Manifestement, des progrès sont indispensables dans ces domaines et ils nécessitent de nouvelles propositions.

Comment construire les débouchés politiques. Là aussi, la question se pose à deux échelles : celle des perspectives à long terme et celle des opportunités immédiates. Les mouvements qui composent le mouvement altermondialiste mettent l’accent sur la transformation en profondeur, la nécessaire transition, qui est une rupture, sociale, écologique et démocratique. Ils mettent en avant le nécessaire affrontement avec les marchés financiers qui détermine cette transition.

A long terme, il faut bien revenir sur la question du pouvoir. On part d’une hypothèse où la question politique passe par la prise du pouvoir d’Etat, par les élections de préférence. Les mouvements sont alors enfermés dans une évolution vers des partis-Etat avec le risque de se couper des peuples qui se détournent de ce qu’ils considèrent comme une classe politique. Il ne s’agit pas seulement de la prise du pouvoir, il faut aussi se poser la question de la nature contradictoire de l’Etat, instrument de la domination de la bourgeoisie et de sa reproduction, mais dans le même temps instrument de l’intérêt général et de la régulation publique et citoyenne. Il s’agit de s’inscrire dans les enjeux de la nouvelle révolution : la définition des nouveaux rapports sociaux, la réinvention de la démocratie et la nouvelle phase de la décolonisation.

Dans l’immédiat, le pouvoir politique se définit en situation. C’est dans chaque pays, au niveau national, par rapport aux Etats, que les mouvements doivent définir, en fonction des situations, le rapport aux partis politiques et aux instances politiques. De ce point de vue les mouvements, tout en gardant leur sens critique, ont la possibilité de juger de l’intérêt de certains régimes et de peser sur leur évolution. Au niveau mondial, le mouvement altermondialiste définit son action  dans la bataille idéologique, dans la bataille des idées, pour le droit international. De grandes possibilités d’action existent pour les mouvements, notamment au niveau local et à l’échelle des grandes régions. L’autonomie des mouvements, qui n’exclut pas les engagements directs en situation, reste essentielle. Les mouvements participent à la séparation des pouvoirs nécessaire au respect des libertés individuelles et collectives qui définit une démocratie. L’enjeu est dans la réinvention du rapport entre pouvoir et politique.

Entre la question de l’urgence, celle de la dictature du réalisme, et celle de la transformation structurelle, les mouvements sont confrontés à la nécessité de définir une nouvelle pensée stratégique. D’autant que les mouvements sont confrontés à la question très difficile des nouvelles stratégies militaires, celles de la guerre sans fin et de la déstabilisation systématique.

 

La situation en Europe

Les questions ont été très nombreuses et les débats très vifs sur la situation en Europe. Surtout dans les discussions avec les syndicats, les responsables politiques et les journalistes des différents pays. C’est pourquoi nous développons ici quelques réflexions. Trois questions sont revenues systématiquement : est-ce que la crise européenne est un tournant dans la crise globale ? Que peut-on attendre des résultats électoraux de la gauche européenne, notamment en Grèce et en France ?  Comment analyser les succès de l’extrême droite européenne ?

L’intérêt des mouvements en Amérique Latine pour la situation en Europe n’est pas seulement culturel ou de solidarité. Il exprime la prise de conscience de l’importance pour tous les mouvements des affrontements sociaux en Europe. L’Europe est un des fronts de la crise globale. Les contradictions s’y exacerbent. En ce sens ont peut parler d’un des maillons faibles par rapport à l’offensive des marchés financiers. Cet affrontement a pris un tour aigué en Europe où se combinent particulièrement la crise économique et la crise géopolitique  et où se joue le maintien de la suprématie du marché mondial des capitaux.

La logique de la crise telle qu’elle est gérée par les forces dominantes est très claire. Les inégalités sociales, le chômage, la précarisation ont fait baisser la consommation populaire et ont ouvert une crise de « surproduction ». Le recours au surendettement a trouvé ses limites ; par l’extension des marchés financiers dérivés, il a  contaminé tous les marchés de valeurs. L’explosion des « subprimes » a marqué le passage de la dette des ménages à la dette des entreprises bancaires. Le sauvetage des banques par les Etats a ouvert la crise des dettes publiques. La réduction des déficits par les plans d’austérité est supposée permettre une solution à cette crise sans remettre en cause les profits et en maintenant le contrôle par le marché mondial des capitaux et les privilèges des actionnaires.

Les résistances populaires s’y opposent. Les dernières élections en Europe montrent l’exaspération des peuples par rapport aux politiques d’austérité. La victoire de François Hollande en France, sans grande illusion, c’est d’abord la défaite de Nicolas Sarkozy. Les cinq années de casse sociale ont accru le mécontentement général. La campagne électorale a été marquée par un alignement de la droite sur les thèses de l’extrême droite (migrations, étrangers, islamophobie) autour des thèses racistes et xénophobes.

On ne peut pas parler d’un tournant à gauche général en Europe, mais on peut affirmer que les contradictions sont de plus en plus fortes. La légitimité des politiques d’austérité est remise en cause et la montée des inégalités est de plus en plus ressentie comme insupportable. L’imposition des plans d’austérité remet en cause la légitimité de l’Europe. La spirale de l’endettement est trop visible : endetter les Etats pour sauver les banques et puis faire payer les peuples, surtout les pauvres et les classes moyennes, est perçu comme profondément injuste. L’alignement sur la politique, de rigueur budgétaire imposée, est de moins en moins accepté.

Par rapport à cette exaspération, il y a plusieurs réponses. La position de la social-démocratie affirme la nécessité d’une politique de croissance par rapport à l’austérité. Elle est reprise par plusieurs gouvernements. Elle rencontre une inquiétude d’une partie des classes dirigeantes par rapport aux dangers des mobilisations populaires contre l’austérité. Ces courants sont tentés par des politiques keynésiennes de relance de la demande par des dépenses publiques et par une acceptation d’une inflation de 5 à 6% pour faciliter la gestion de la dette.

A l’échelle d’un seul pays, c’est difficile ; à l’échelle de l’Europe c’est possible. D’autant qu’aux Etats-Unis, certains courants seraient d’accord pour aller dans ce sens. C’est ce que préconisent des économistes comme Paul Krugman ou Joseph Stiglitz. Cette proposition ne remet certes pas en cause la logique du capitalisme. D’autant qu’elle ne répond pas aux nouvelles contradictions nées de la croissance productiviste et des limites de l’écosystème. Elle représente pour certains une voie possible à court terme. Cette orientation se heurte à deux difficultés. Il faut résoudre les contradictions entre les gouvernements et notamment par rapport au gouvernement allemand. Il faut que les gouvernements acceptent l’affrontement avec les marchés financiers pour imposer cette solution. Pour l’instant aucun gouvernement social-démocrate ne s’y prépare.

La prise de conscience de plusieurs mouvements, et notamment d’une partie du mouvement syndical, est que la situation n’est plus tenable. Leurs analyses les amènent à remettre en cause la logique du néolibéralisme et même celle du capitalisme. Cette radicalité se retrouve dans plusieurs courants politiques en Europe. Ils expriment des positions qui ont mûri et qui ont été mises en avant par des mouvements avancés. Il est intéressant de voir comment se définit le programme de la gauche radicale à partir de plusieurs cercles, notamment ATTAC. On peut pour l’illustrer citer le programme de Syrisa en Grèce. Au plus fort de la crise grecque, la gauche radicale n’a pas mis en avant la sortie de l’Euro. Elle a affirmé que c’était à l’Europe, et non à la Grèce seule, de résoudre sa crise. Dans le programme en dix points mis en avant par la gauche radicale grecque, plusieurs points relèvent de la réflexion de la gauche radicale européenne et finiront par s’imposer. Notamment : le refus de la solution par l’austérité pour les seules couches populaires ; la remise en cause de la partie illégitime des dettes ; la révision du statut de la Banque Centrale Européenne ; la remise en cause de la troïka (UE, FMI, BCE) et de ses politiques suicidaires ; le refus de remettre en cause les droits sociaux fondamentaux ; l’audit et le contrôle du système bancaire, etc.

Pour comprendre la montée de l’extrême droite en Europe, il faut analyser plus en profondeur la situation de l’Europe. Le tournant néolibéral de l’Europe au début des années 80 a cassé la dynamique européenne. La compétitivité et le libre-échange l’ont emporté sur la solidarité et la coopération. L’élargissement à 27 après la chute du mur de Berlin a marginalisé les forces progressistes. Alors que l’adhésion de l’Espagne, du Portugal et de la Grèce avait été accompagnée d’un programme très conséquent pour unifier les normes sociales vers le haut, le dernier élargissement n’a donné lieu à aucun effort et a imposé des conditions de concurrence rabaissant toutes les normes sociales. L’Europe a été un espace de dumping : social, environnemental et fiscal.

La crise de 2008 a remis en cause la place géopolitique de l’Europe. A la crise sociale et au chômage s’est ajoutée une crise symbolique. Comment définir son identité quand on sait qu’on ne sera plus au centre du monde ? Par le refus de voir que l’Europe reste très riche mais que ce sont les inégalités qui augmentent. Par la recherche de boucs émissaires. Par la nostalgie et la glorification du passé, y compris colonial. Par le racisme et la xénophobie. D’autant que les forces d’extrême droite ont évolué vers un euro-fascisme avec des situations différentes. En Italie, l’alliance entre les forces de droite et d’extrême droite s’appuie sur les insatisfactions régionales, sur les insatisfactions des classes moyennes prolétarisées et sur les couches populaires précarisées. En Hongrie et dans les pays de l’ancien « Est », l’effondrement du soviétisme rend difficile la référence au socialisme et à la gauche.

L’extrême droite utilise tous les arguments. L’évolution du système oligarchique a rendu la corruption insupportable. La fusion entre les élites politiques et les élites financières a accru la méfiance par rapport à la classe politique. Cette situation alimente le discours anti-establishement de l’extrême droite. Contrairement à beaucoup d’affirmations, le premier parti ouvrier de France n’est pas le FN, c’est l’abstention (31%). Pour ceux qui votent, les ouvriers se répartissent à peu près également entre la droite et la gauche, et ils  participent comme les autres catégories à une évolution de la droite vers l’extrême droite. Le vote ouvrier n’est pas seulement sociologique. S’il y a eu une « surreprésentation » des partis de gauche et communiste dans les votes ouvriers, elle n’a jamais dépassé 20% et il y a eu toujours beaucoup d’ouvriers qui ont voté à droite. C’est ce que Gramsci expliquait à partir de l’idée de l’hégémonie culturelle de la bourgeoisie.

Nous sommes, particulièrement en Europe, dans une situation analogue à celle des années trente, quand coexistaient trois issues possibles de la crise : le fascisme et les guerres ; la rupture avec l’impact de la révolution de 1917 et des luttes anticoloniales ; un projet de réaménagement interne du capitalisme avec le New-Deal.

 

Les mouvements sociaux confrontés à la différenciation des situations

Dans la crise, la bourgeoisie financière reste encore au pouvoir et la logique dominante reste celle de la financiarisation. Mais la mondialisation est en train d’évoluer et ses contradictions augmentent. Elle se traduit par une différenciation des situations suivant les régions du monde, une sorte de dérive des continents. Chaque grande région évolue avec des dynamiques propres et l’évolution des mouvements sociaux tient compte des nouvelles situations. Cette évolution modifie les conditions de la convergence des mouvements telle qu’elle s’était construite dans le processus des forums sociaux mondiaux.

En Amérique Latine, des régimes desarrollistas ou développementalistes, mettent en place des politiques post-néolibérales. Des politiques qui ne sont pas du tout anticapitalistes et qui combinent des gages au marché mondial des capitaux et des politiques sociales avec des redistributions. Elles ont pour conséquence une forme de banalisation de l’altermondialisme et une fragmentation des mouvements sociaux.

En Asie, des alliances combinent des bourgeoisies étatiques, nationales et mondialisées. Comme en Amérique Latine, se pose la question sur le rôle des mouvements sociaux des nouvelles puissances qu’on appelle faute de mieux « pays émergents ». Dans ces deux régions, le mouvement social s’organise autour des travailleurs en lutte pour leurs droits et leurs salaires, et des alliances larges avec la bourgeoisie étatique, d’autant que cette dernière contrôle une partie de l’appareil productif.

Au Moyen Orient, le nouveau cycle de luttes et de révolutions débouche sur une période de fortes contradictions. La présence réelle des mouvements est confrontée à l’émergence de forces politiques de l’islam confrontées au pouvoir gouvernemental, et à l’instrumentalisation des grandes puissances qui cherchent à compenser la chute de leurs alliés dictateurs en jouant des situations. En Afrique, la course aux matières premières et à l’accaparement des terres et la multiplication des conflits qui en résulte brouille la dynamique économique réelle et la vivacité des mouvements.

En Amérique du Nord, les nouveaux mouvements, Occupy et carrés rouges, sont confrontés à la violence de la réaction des pouvoirs économiques et à la montée des conservatismes inquiétants.

En Europe, les mouvements sont confrontés à trois défis principaux : la précarité, la xénophobie, la définition d’un projet européen alternatif. Le premier concerne l’indispensable et très difficile alliance pour les luttes communes entre travailleurs précaires et travailleurs non-précaires. Le second concerne la montée des idéologies racistes et xénophobes qui prolifèrent à partir de la peur et des insécurités sociales, écologiques et civiques. Le troisième concerne la définition d’un projet européen alternatif qui se dégagerait du projet européen dominant et de ses impasses et qui traduirait en termes politiques et culturels l’unité du mouvement social européen.

Confrontés à la nouvelle situation et à la vigueur de la réaction conservatrice, les mouvements déploient une très forte combativité et beaucoup d’inventivité. Ils n’ont pas encore redéfini les nouvelles formes et les priorités qu’ils veulent accorder à la convergence des luttes internationales. Ils sont conscients de son importance et restent présents dans les espaces existants, notamment dans les forums sociaux, mais sans les investir avec une attention suffisante.

 

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1 Sommet alternatif organisé par les mouvements sociaux à l’occasion de la Conférence mondiale sur le développement durable organisée par les Nations Unies à Rio, du 20 au 22 juin 2012, vingt ans après la Conférence mondiale Environnement et développement.