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Nous sommes heureux de mettre à disposition l’introduction du livre La Décolonisation n’est pas une métaphore, d’Eve Tuck et K. Wayne Yang, publié par la maison d’édition récemment fondée Ròt-Bò-Krik. Le livre sera présenté le 1er décembre à 19h à la librairie Petite Egypte (35 rue des Carreaux, Paris 2e).

« La décolonisation, qui se propose de changer l’ordre du monde, est, on le voit, un programme de désordre absolu. Mais elle ne peut être le résultat d’une opération magique, d’une secousse naturelle ou d’une entente à l’amiable. La décolonisation, on le sait, est un processus historique : c’est-à-dire qu’elle ne peut être comprise, qu’elle ne trouve son intelligibilité, ne devient translucide à elle-même que dans l’exacte mesure où l’on discerne le mouvement historicisant qui lui donne forme et contenu » (Franz Fanon, Les Damnés de la terre, Paris, François Maspéro, 1961, p. 29).

« Disons-le, le colon sait parfaitement qu’aucune phraséologie ne se substitue au réel » (Franz Fanon, ibid., p. 36).

Introduction

Ces dernières années, que ce soit dans nos écrits ou dans nos enseignements, nous nous sommes intéressés à la manière dont le colonialisme de peuplement a façonné l’instruction scolaire et les sciences de l’éducation aux États-Unis et dans d’autres États-nations de peuplement colonial. Ce sont là deux entreprises distinctes qui se chevauchent cependant. La première s’intéresse à la façon dont l’invisibilisation des dynamiques du colonialisme de peuplement caractérise l’organisation, la gouvernance, les programmes et l’évaluation de l’apprentissage obligatoire. La seconde porte sur la manière dont les perspectives et visions du monde des colons sont perçues comme des connaissances et des sujets de recherches, et sont activées — sous la forme de données et de résultats — pour rationaliser et maintenir des structures sociales injustes. Nous faisons ce travail aux côtés de nombreuses personnes qui, à certains égards sans relâche, par des écrits, des rencontres, des cours, des actions militantes, n’acceptent pas que soit négligée la violence réelle et symbolique du colonialisme de peuplement.

À côté de ces travaux, nous réfléchissons à ce que la décolonisation signifie, à ce qu’elle veut et à ce qu’elle nécessite. Avec une appréhension croissante, une des tendances que nous avons remarquées est la facilité avec laquelle le vocabulaire de la décolonisation a été adopté, du moins en surface, dans le champ aussi bien de l’éducation que d’autres sciences humaines, supplantant les précédentes manières de traiter des questions de justice sociale, de méthodologie critique ou de décentrement des perspectives coloniales. La décolonisation, dont nous affirmons qu’elle est un projet distinct d’autres projets de justice sociale fondés sur les droits civiques et humains, est bien trop souvent engloutie dans les impératifs établis par ces autres projets, sans que soit jamais envisagé que la décolonisation veuille quelque chose d’autre. Les colons s’adonnant à la recherche se contentent de remplacer les termes associés aux droits civiques et humains, que ce soit pour signifier leur apparente prise de conscience de l’importance des théorisations autochtones et décoloniales dans le domaine de l’enseignement et des sciences de l’éducation, ou bien pour inclure les peuples autochtones à la liste de leurs revendications — en tant que groupe particulier ou classe (ethnique) supplémentaire. Lors de conférences de sciences de l’éducation, il n’est pas rare d’entendre des intervenants se référer, presque avec désinvolture, à la nécessité de « décoloniser nos écoles », d’user de « méthodes décoloniales » ou de « décoloniser la pensée des étudiants ». Pourtant, nous avons aussi pu remarquer combien, dans l’essentiel de ces discussions, il n’était jamais fait mention des peuples autochtones, de nos/leurs[1] luttes pour la reconnaissance de notre/leur souveraineté, ou des contributions des intellectuels et des activistes autochtones au cadrage et au contenu théoriques de la décolonisation. En outre, il est fait bien peu de cas de l’immédiat contexte de peuplement colonial des terres nord-américaines, où bon nombre de ces conférences ont lieu. 

Bien entendu, se parer du langage de la décolonisation n’est pas aussi infamant que de vendre dans une chaîne de magasins des sous-vêtements à « imprimé Navajo[2] » ou que d’autres appropriations si fréquentes des cultures et matériels autochtones. Cependant, ce type d’inclusion est une forme d’enclosure, dangereuse en ce qu’elle domestique la décolonisation. C’est également une procédure de saisie restreignante, par sa manière de récapituler les théories dominantes de la transformation sociale. À l’occasion du numéro de lancement de Decolonization: Indigeneity, Education & Society, nous tenions à préciser avec la plus grande clarté que la décolonisation n’est pas une métaphore. Quand la métaphore envahit la décolonisation, elle tue sa possibilité même ; elle remet la blanchité au centre, réimplante la théorie, va jusqu’à innocenter le colon, et entretient même la possibilité d’un avenir au colonialisme de peuplement. Décoloniser (le verbe) et la décolonisation (le nom) ne peuvent être aisément greffés sur des discours ou dans des cadres théoriques préexistants, même s’ils sont critiques, même s’ils sont antiracistes, même s’ils ont la justice pour perspective. L’absorption, l’adoption et la transposition faciles de la décolonisation ne sont qu’une autre forme d’appropriation coloniale. En écrivant sur la décolonisation, nous ne la proposons pas comme métaphore ; il ne s’agit pas d’une approximation d’autres expériences d’oppression. La décolonisation n’est pas un terme interchangeable avec un autre pour qualifier ce qu’il faudrait faire pour améliorer nos sociétés et nos écoles. La décolonisation n’a pas de synonyme.

Notre objectif dans cet essai est de rappeler aux lecteurs ce qui déstabilise dans la décolonisation — et ce qui doit continuer à le faire. Nous plaidons assurément en faveur de l’analyse du colonialisme de peuplement à l’intérieur de l’enseignement et des sciences de l’éducation, et nous considérons que les travaux des penseurs autochtones sont essentiels pour déverrouiller les aspects déconcertants de l’éducation publique. Pour partie du moins, nous souhaitons que d’autres adhèrent à nos efforts, pour que ne soient plus invisibilisées ni la structuration du colonialisme de peuplement, ni les critiques autochtones de cette structuration. Pourtant, cette adhésion ne peut être ni trop aisée, ni trop ouverte, ni trop stabilisée. La solidarité est une affaire malaisée, délicate et incertaine. Elle ne réconcilie pas les griefs actuels, pas plus qu’elle n’exclut les futurs conflits. Certains aspects du projet décolonial ne sont pas facilement absorbés si l’on approche la question de l’équité éducative par le biais des droits humains ou civiques. Dans cet essai, nous réfléchissons à ce que la décolonisation veut.

Il y a une longue et tortueuse histoire des populations non autochtones qui cherchent à atténuer les conséquences de la colonisation. L’adoption trop facile d’un discours décolonial (faisant de la décolonisation une métaphore) n’est qu’un moment de cette histoire et puise dans des tropes préexistants qui font obstacle à des alliances potentiellement plus signifiantes. Nous considérons la mise en œuvre de ces tropes comme une série de manœuvres de disculpation[3], qui tentent problématiquement de réconcilier la culpabilité et la complicité coloniales, et de ménager un avenir aux colons. Pour expliquer en quoi la décolonisation est plus qu’une métaphore et nécessite plus qu’une métaphore, nous discuterons de plusieurs de ces manœuvres de disculpation : 

i. Le nativisme colonial

ii. Le fantasme d’adoption du colon

iii. L’équivoque coloniale

iv. La conscientisation

v. Les peuples autochtones à risque / à astérisque 

vi. La ré-occupation et les fermes urbaines

De telles manœuvres en définitive incarnent le fantasme du colon de trouver un cheminement plus aisé vers la réconciliation. De fait, nous prétendons que porter notre attention sur ce qu’il y a d’irréconciliable dans les relations coloniales de peuplement et sur ce qu’il y a d’incommensurable entre les projets décolonisants et d’autres projets de justice sociale, aidera à diminuer la frustration que peuvent produire les tentatives de solidarité ; mais cette attention ne permettra à personne de s’affranchir du travail décolonial, qui est aussi difficile que perturbant. Nous discuterons ainsi de ces interruptions qui peuvent venir déstabiliser cette recherche d’innocence et faire reconnaître cette incommensurabilité.

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Illustration : Retrait de la statue de l’homme politique britannique Cecil Rhodes du campus de l’Université du Cap le 9 avril 2015 / Wikimedia Commons.

Notes

[1] Étant une chercheuse autochtone et un chercheur colon/transgresseur qui écrivent ensemble, nous avons choisi d’utiliser des barres obliques dans les pronoms afin de refléter, au long de cet essai, la divergence de nos positions.

[2] Tim Gaynor, « Navajo file trademark suit against Urban Outfitters », Reuters, 29 février 2012, accessible en ligne : https://www.reuters.com/article/us-navajo-urbanoutfitters-idUSTRE81S2IT20120229 (dernière consultation XX XXX 2022).

[3] Janet Mawhinney, ‘Giving up the ghost’: Disrupting the (re)production of white privilege in anti-racist pedagogy and organizational change, mémoire de master, Ontario Institute for Studies in Education of the University of Toronto, 1998, accessible en ligne : http://www.collectionscanada.gc.ca/obj/s4/f2/dsk2/tape15/PQDD_0008/MQ33991.pdf (dernière consultation XX XXXX 2022).

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