
Pour éviter le désastre : défendre le « travail vivant » et le bien commun. Un texte de Stephen Bouquin
Pour rendre hommage au sociologue du travail et militant marxiste Stephen Bouquin, dont nous avons appris avec stupéfaction et tristesse la mort accidentelle, la rédaction de Contretemps a décidé – en complément de la publication d’un texte d’Alexander Neumann au sujet de sa vie, de ses recherches et de son engagement – de republier un de ses textes récents.
Ce texte est paru dans la rubrique « Contrechamps » de la revue Les Mondes du travail (n°29, 2023), revue de référence d’un point de vue académique et militant en ce qui concerne la théorie critique du travail qu’il a animé depuis sa création en 2006, ainsi que sur le blog personnel de l’auteur. Dans ce texte, Stephen Bouquin réinscrit les principaux thèmes de ses recherches (la lutte des classes, les résistances au travail et les évolutions du procès de travail, les biens communs et les alternatives concrètes) au sein des débats récents dans le domaine de l’écologie politique.
Il y discute les apports respectifs à cet égard notamment des travaux de John Bellamy Foster, Andreas Malm, Maria Mies et Kohei Saito, ainsi qu’un grand nombre d’autres références théoriques récentes, et développe des arguments pour une relecture écologiste du concept marxien de travail vivant.
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« Marx disait que les révolutions sont la locomotive de l’histoire. Peut-être que les choses se présentent autrement. Il se peut que les révolutions soient l’acte par lequel l’humanité qui voyage dans le train tire les freins d’urgence » (Walter Benjamin, « Thèse XVIII sur le concept de l’histoire », cité par Michael Löwy (2016).[1]
« Même une société entière, une nation, ou toutes les sociétés existantes simultanément prises ensemble, ne sont pas propriétaires de la terre. Elles en sont simplement les bénéficiaires, et doivent la léguer dans un état amélioré aux générations suivantes en tant que boni patres familias [bons pères de famille] » (Capital, vol. 1 ([1867] ; Londres, 1976), p. 637.
Introduction
D’année en année, la question écologique prend de l’ampleur jusqu’à envahir toutes les autres questions, que ce soit le mode de gouvernance, la pandémie, les inégalités sociales ou l’économie tout simplement. Mais la compréhension théorique de cette déferlante n’est pas toujours au rendez-vous, loin s’en faut. Notre article a pour objectif de contribuer à une clarification aussi urgente du point de vue scientifique que pratique.
Qu’est-ce que la « crise écologique » nous dit d’elle-même ? Ce sera l’objet de notre premier point introductif. Comment penser ce que l’on désigne par « nature » et quel rapport établir entre celle-ci et la société ?
Si les approches dualistes sont critiquables parce qu’elles ont servi de justification de la domination de la nature, faut-il pour autant privilégier une approche « moniste » qui fusionne nature et société ? Nous ne le pensons pas et soulignerons dans ce deuxième point l’importance d’une orientation épistémologique fondée sur un naturalisme critique à la fois matérialiste et dialectique. Nous présenterons dans un troisième point une série d’analyses qui reconnaissent le rôle premier du « capitalocène » dans la crise écologique.
Mais cette critique du « capitalocène » gagne à intégrer celle du patriarcat, ce que nous ferons dans un quatrième point qui présentera les approches écoféministes matérialistes. Nous reviendrons dans un cinquième point sur la catégorie du « travail vivant » comme une entité « corpo-réelle », à la fois naturelle et sociale, ce qui permettra par la même occasion d’articuler la question laborieuse et sociale avec la question écologique et orientera tant le regard que l’action vers une économie du bien commun. En conclusion, nous reviendrons brièvement sur l’urgence de la crise écologique pour souligner l’importance d’une bifurcation systémique et la construction d’un horizon commun.
1. Ce que la crise écologique nous dit d’elle-même
Une des difficultés premières dans l’appréhension de la crise écologique se situe dans la polysémie implicite des notions énoncées. En effet, la notion d’écologie – étymologiquement oïkos (habitat ou maison) et logos (la science / discours), i.e. la science de l’habitat – peut signifier plein de choses distinctes voire opposées. Elle fut inventée au par le biologiste allemand Ernst Haeckel qui en donne la définition suivante dans son livre Die Generale Morphologie der Organismen (1866) : « Par “écologie” nous entendons la science des rapports des organismes avec le monde extérieur, dans lequel nous pouvons reconnaître d’une façon plus large les conditions d’existence qui peuvent être favorables ou défavorables » (cité par Deléage, 2007 : 63)[2].
Or, cette définition, plutôt innocente de prime abord, fut tout à fait compatible avec le positionnement réactionnaire de Haeckel qui était favorable à la purification de l’humanité au nom de de la théorie pseudo-scientifique de la survie du plus fort[3]. En toute logique, Haeckel défendait l’eugénisme avec la mise à mort massive des handicapés, des lépreux et des personnes déclarées folles dans les institutions psychiatriques et plaidait ouvertement en faveur d’une purification de la société par l’infliction d’un poison indolore à action rapide…
Le zoologue et anthropologue états-unien Madison Grant (1865-1937) est une autre figure dont la pensée écologique fut résolument réactionnaire. Inventeur et promoteur des Parcs Nationaux aux Etats-Unis, Grant estimait que la confiscation des terres des peuples amérindiens et l’interdiction de l’accès à la propriété aux afro-américains étaient absolument indispensable à la « préservation de la beauté sauvage de la « nature » …
Ces quelques faits anecdotiques nous rappellent que l’écologie n’est pas spontanément progressiste (ni réactionnaire) mais qu’elle peut se décliner à la manière de l’éco-fascisme, de l’éco-libéralisme ou de l’éco-socialisme…[4] Mais cette hétérogénéité idéologique n’empêche en rien la crise écologique de se manifester de façon de plus en plus bruyante.
Grâce aux travaux de nombreux scientifiques (climatologues, glaciologues, biologistes de la faune et de la flore), l’existence même d’une « crise » est désormais un constat largement partagé[5]. Au début des années 1970, la reconnaissance de cette crise ciblait avant tout la pollution et la surpopulation de la terre (Meadows, 1972), ce qui déportait l’analyse vers un néo-malthusianisme, qui n’a pas totalement disparu au demeurant. Il a fallu attendre le début des années 1990, lorsque les effets climatiques sont devenus tangibles, pour voir les émissions de gaz carbonique devenir la cible d’une critique écologiste.
La crise écologique se manifeste désormais par une succession des vagues de chaleur, des sècheresses pluriannuelles, d’incendies gigantesques qui frappent de façon accélérée des régions entières (Californie, Australie, Grèce, Portugal, etc.), tandis que d’autres régions sont confrontées à des pluies diluviennes, provoquant des inondations de grande ampleur emportant des villages entiers dans des torrents de boue[6].
Cette crise a atteint une telle ampleur qu’elle déclenche des effets collatéraux qui connaissent leur propre dynamique. Citons à titre d’illustration le ralentissement des courants océaniques qui dérègle le climat en Europe de l’Ouest ou en Amérique du Nord, l’effet « albedo » de la fonte de la calotte glacière qui réduit les capacités de réflexion de la lumière solaire ce qui augmente le réchauffement climatique ou encore l’acidification des océans et la mortification des écosystèmes terrestres (flore et faune) qui provoquent ce qu’on désigne par la « sixième extinction de masse»[7].
Soulignons, même si chacun a envie d’oublier les mois de confinement, que la pandémie et la crise climatique ne forment pas des phénomènes séparés, parallèles, mais un agrégat ayant des temporalités internes différentes. Les coronavirus ne peuvent affecter directement le climat, mais les pathogènes peuvent se développer en lien avec le changement climatique… Ainsi, il est avéré que la sécheresse et la déforestation ont provoqué la migration d’espèces sauvages par-delà les continents – pas seulement d’insectes (moustiques, sauterelles) mais aussi les chauves-souris dont les insectes représentent la première source alimentaire. Des espèces de chauves-souris d’Indonésie ont été retrouvées au nord de la Thaïlande puis en Chine. Les chauves-souris d’Afrique du Nord peuplent désormais certaines régions d’Allemagne et de Pologne…
À cela s’ajoutent les circuits de la globalisation, qui sont à la fois vecteurs d’une unification marchande et vecteurs de diffusion de pathogènes. Les recherches du microbiologiste Rob Wallace démontrent combien les élevages industriels augmentent la fréquence de mutations, de zoonoses et d’infections à grande échelle. Chaque année, la grippe aviaire et la grippe porcine font des ravages dans des milliers d’élevages industriels avec des millions d’animaux éradiqués. L’usage massif d’antibiotiques dans les élevages a pour corolaire une résistance croissante des pathogènes bactériens, ce qui annonce l’avènement de nouvelles maladies infectieuses pouvant contaminer des populations à grande échelle.
À la question de savoir ce que la crise écologique nous dit d’elle-même, on peut répondre qu’elle nous met sous les yeux les causes humaines (l’anthropocène), qu’elle nous invite à prendre en considération la dynamique globale et systémique, et à reconnaître que la trajectoire sur laquelle elle est engagée conduit au désastre, si rien n’est fait lorsqu’il en est encore temps.
2 – Nature et culture : les doubles limites du dualisme et du monisme
Faut-il parler de nature, d’environnement naturel ou d’écosphères ? Ou tout simplement de la Terre, comme planète qui abrite le vivant sous toutes ses formes ? Ce sont là des questions récurrentes qui demandent également des réponses.
Pour les poststructuralistes, qui reconnaissent avant tout le caractère performatif du discours et des représentations, la nature n’est rien d’autre qu’une construction symbolique, une vue de l’esprit, et nous en sommes les porteurs. Pour d’autres, il existera toujours une différence ontologique entre les milieux physiques, les organismes qui peuvent peupler celui-ci et l’activité humaine, consciente et réflexive.
Suivant cette conception dualiste, qui sépare nature et culture, l’activité humaine est pensée comme extérieure à la nature, qui devient alors un « environnement naturel » qui peut être maîtrisé ou domestiqué, autorisant par la même occasion une indifférence quant aux conséquences de l’action humaine sur celui-ci. On retrouve une telle conception dualiste chez René Descartes pour qui l’univers serait constitué de substances physiques tandis que l’humain se constituerait à partir d’une réalité spirituelle et immatérielle.
La sociologie n’est pas en reste puisque pour Emile Durkheim, nature et culture se distinguent également y compris parmi les êtres humains. En effet, la femme serait un « être naturel » quelque peu éloigné de la raison tandis que l’homme (au masculin) serait un produit de la culture. Suivant cette logique, à la femme reviennent les tâches de reproduction et de conservation du foyer tandis qu’à l’homme incombe la responsabilité de la création et de la production. Si pour certains (Lallemant, 2022) il y a lieu de nuancer la naturalisation des femmes attribuée à Durkheim, d’autres (Gardey et Löwy, 2002 ; Gardey, 2005) abondent dans le sens d’un examen critique d’un naturalisme sexiste au sein des sciences sociales[8].
De façon plus générale, il faut surtout se souvenir du fait que la conception dualiste du rapport humain/nature a été et demeure l’objet d’une critique récurrente de la part de la mouvance écologiste. Mais cette critique s’énonce très souvent à partir d’une conception « moniste », qui tend à effacer toute interrelation entre humain et nature ce qui a également pour conséquence de relativiser la responsabilité humaine dans la préservation de l’environnement naturel (Larrère, 2011). En effet, la conception moniste absorbe tout distinction entre nature et culture, entre environnement et société et proclame simplement que nous devons nous naturaliser à nouveau…
Si l’écofascisme se revendique d’une conception moniste où l’humain est entièrement naturalisé, comme devant être en harmonie avec la nature, en réalité il cherche à porter la soumission de la nature et de l’humain par d’autres humains à un niveau jamais atteint auparavant (Dubiau, 2022 ; François, 2022). Il faut donc éviter les faux procès et ne pas penser que toute vision moniste sur le rapport humain/nature serait forcément réactionnaire. C’est en tout cas ce que démontrent les études anthropologiques de communautés de vie amérindiennes, d’Océanie ou d’Afrique australe (Sahlins, 1962 ; 2008 ; Graeber et Wengrow, 2021).
Dans ces communautés où prédominent des relations égalitaires à distance du patriarcat, les rapports sociaux s’organisent en symbiose étroite avec l’environnement naturel. L’accumulation d’un surplus est activement contrecarrée (cfr. le potlach, l’agriculture nomade, le refus d’accumulation et de thésaurisation, etc.) et les spiritualités religieuses, qu’elles soient chamaniques ou animistes, reflètent cette intégration dans un environnement avec lequel s’organise la vie en étroite interdépendance.
Cela explique aussi pourquoi, tant sur le plan matériel que symbolique, ces communautés tendent à préserver un équilibre entre l’activité sociale des humains et ce que l’on désigne par « environnement naturel ». Le positionnement naturaliste moniste se retrouve également du côté de la mouvance écologiste radicale qui s’identifie à la deep ecology ou l’écologie profonde qui présente certaines expériences d’alternative et certaines mobilisations comme expression de la nature elle-même (« nous ne défendons pas la nature mais nous sommes la nature qui se défend » comme mot d’ordre du réseau d’action Extinction Rebellion).
Parfois, ce monisme se conjugue avec le refus de mobiliser la notion de nature. Suivant cette perspective, que l’on retrouve notamment chez l’anthropologue Philippe Descola, la nature n’existerait pas « en soi » et ne serait rien d’autre qu’un dispositif métaphysique que les civilisations européennes ont inventé pour mettre en avant une séparation entre l’activité humaine et le monde qui l’entoure ; un monde qui est devenu un réservoir de ressources, un domaine à exploiter, un espace de prédation[9]. L’activité humaine faisant partie intégrante du vaste écosystème terrestre, Descola estime que l’urgence consiste à susciter d’autres manières « d’habiter » le monde qui ne seraient plus destructrices de l’écosystème.
Toutefois, en abordant la question du changement, les lectures monistes des rapports entre société et nature révèlent aussi qu’elles n’ont pas entièrement résolue la question sur le plan théorique. Les différentes manières d’habiter le monde terrestre sont certainement fondées sur des coutumes et des normes sociales mais aussi sur un mode d’organisation sociale et, accessoirement, un mode de production. Tant du point de vue intellectuel que pratique, nous faisons face à l’existence d’un monde social qui s’organise suivant une logique systémique, ce qui nous ramène non pas à la nature mais à la société et aux relations existant entre ces deux dimensions à la fois indissociables et relativement autonomes.
Bruno Latour est sans doute l’intellectuel qui a exprimé une ambition permanente de repenser le monde et la relation que les humains nouent à leur environnement, qu’il soit composé d’artefacts ou englobant de façon plus large l’ensemble de l’écosystème terrestre. Pour Latour, la nature n’est pas une victime à protéger, mais serait « ce qui nous possède » (Latour et Schultz, 2022, p. 43). Il faut donc refuser de penser que les humains puissent agir de l’extérieur sur une nature dont ils seraient séparés.
C’est dans Politiques de la nature (1999) que Latour précise son positionnement, proche de certains développements de l’anthropologie poststructurale, et notamment celle de Philippe Descola. Sa proposition principale consiste à installer la nature en sujet premier de la politique, à en faire un acteur politique de premier plan et de la sortir définitivement de son rang d’objet. Il prolonge ainsi ses travaux antérieurs (Vie de Laboratoire, Nous n’avons jamais été modernes) où il mettait sur le même plan l’action humaine en réseau et l’action des objets. Homme et environnement ne font qu’un et l’homme doit s’adapter autant que son environnement se modifie, tout en ayant une action directe et indirecte sur l’humain.
Si Latour peut paraître convainquant dans ses formulations plus générales comme par exemple le rejet du clivage nature/culture, la critique des catégories sociologiques de la modernité et la reconnaissance de ce que la technologie nous fait plutôt que de ce que nous faisons avec elle, son approche est loin d’être indiscutable[10]. Elle attire plusieurs critiques fondamentales.
Ainsi, Latour considère que l’asymétrie des relations humains/non-humains constitue une sorte d’incompréhension première de la réalité. Or, c’est le contraire qui est vrai puisque cette asymétrie est bien réelle et justement hautement problématique dans la manière où elle s’applique. En considérant tous les aspects de la vie comme une collection d’objets en interaction, sa théorisation est devenue une sorte de manuel de chosification ; une analyse qui chosifie la nature et qui n’offre finalement rien d’autre qu’un matérialisme vide.
Au crépuscule de sa vie, identifiant peut-être les limites de ses positionnements antérieurs, Latour finit par sortir de son chapeau la « nouvelle lutte des classes géo-sociales » (Latour 2021, Latour et Schultz, 2022). L’enjeu est de mener une lutte des idées à partir d’une classe sociale partageant la volonté de faire avancer « la cause de l’habitabilité » de la terre[11]. Dans ses dernières interventions, Latour évoque l’urgence d’un « nouveau régime climatique » au sein duquel les conditions d’habitabilité seraient premières par rapport à toutes les autres.
Prendre le mal à la racine ? Mais pour Latour, la question ne se pose pas en ces termes puisque l’anticapitalisme ne serait rien d’autre qu’un mot d’ordre qui empêche de penser la complexité alors que l’objectif « n’est pas de remplacer le système capitaliste mais de retrouver la Terre »[12]. Reste à savoir comment « retrouver » celle-ci sans se débarrasser de l’emprise du capital sur la vie, sur le travail des vivants et la Terre… En réalité, Latour a constamment négligé la critique du capital et du capitalisme et même lorsqu’il l’évoque, à l’occasion d’entretiens essentiellement, il s’agit justement d’un mot-valise qui désigne la finance et le « monde de l’argent ».
Certains regretteront peut-être ce silence, encore faut-il en comprendre la raison. Si le capital est resté coincé dans un angle mort analytique, ce n’est pas seulement pour des raisons idéologiques mais avant tout pour des raisons analytiques et conceptuelles. Latour n’appréciant que les objets ou les choses, il n’a tout simplement pas saisi la réalité du capital puisque ce dernier n’est pas une chose mais un rapport social ou pour le dire autrement une abstraction sociale bien réelle…[13].
La pandémie a révélé à sa manière l’existence de liens interagissant entre nature et société. Andreas Malm évoque cet aspect avec toute la clarté nécessaire :
« La pandémie de Covid 19 est-elle la “revanche”» de la nature ? On peutcompter sur les latouriens, les posthumanistes et autres hybridistes pour accorder au corona une onction d’agencivité. Mais la différence ontologique entre les humains et les non-humains demeure : les chauves-souris n’étaient pas fatiguées de la forêt, les pangolins ne se sont pas mis en vente, et le micro-organisme du SARS-CoV-2 n’a pas développé un plan pour s’infiltrer dans les systèmes d’aération ou dans les avions. Seuls les humains se disent : il y a du pétrole dans ce sous-sol marécageux et si j’élève davantage de bétail, je pourrai en vendre davantage… » (Malm, 2020 : 173)
Ces formulations un peu abruptes sont fondées sur l’assertion qu’il faut penser nature et société dans leur interaction réciproque, comme une unité composée de réalités à la fois relativement distinctes et interdépendantes. Pour le sociologue Jean-Marie Brohm, qui a consacré un ouvrage à l’examen approfondi des principes de la dialectique (Brohm, 2003), le matérialisme historique est à la fois un naturalisme critique et un constructivisme social :
« [il s’agit] d’une science unitaire dans la mesure où il étudie, non pas la société et la nature dans leur autonomie respective, dans leur séparation ontologique, mais dans leur interaction réciproque (…) Pour Marx et Engels, il n’y a qu’une seule science, celle qui étudie le mouvement de la société dans ses rapports contradictoires avec la nature – qui à la fois la porte en lui offrant des ressources mais la détruit aussi en l’accablant de diverses catastrophes.» (2003 : 140).
Il est néanmoins nécessaire, selon Jean-Marie Brohm, de prendre acte que cette unité dialectique entre la nature et la société est en train de voler en éclats :
« (car) elle se convertit en double destruction : destruction de la nature – de l’environnement, de la faune et la flore dans leur biodiversité – sous les effets expansionnistes ravageurs du mode de production capitaliste, et destruction progressive de la société du fait de l’exploitation forcenée des ressources naturelles et de la pollution massive qui en découle » (Brohm, 2003 : 141).
Ainsi, pour la société, il n’y a pas d’autre solution que de protéger la terre, pour elle-même et pour les générations futures, que Marx résumait fort bien en écrivant :
« Du point de vue d’une organisation supérieure de la société, le droit de propriété de certains individus sur des parties du globe paraîtra aussi absurde que le droit de propriété d’un individu sur son prochain » (Marx, 1974 : 159).
3 – De la fertilité d’une approche marxienne à la critique du capitalocène
Pendant longtemps, Marx et Engels ont été perçus comme penseurs favorables à la croissance inégalée des forces productives avec la plénitude de l’abondance comme seule finalité. Il n’est d’ailleurs pas difficile de trouver dans leurs écrits des raisonnements qui plaident en ce sens, notamment dans le texte qui termine le livre III du Capital.
Cette lecture de Marx est également nourrie par l’expérience néfaste de l’URSS bureaucratique, entièrement tournée vers le productivisme et presque aussi sourde devant les besoins sociaux et la valeur d’usage que la société capitaliste (qui ne reconnaît que la valeur d’échange et leprofit). En même temps, Marx défend aussi l’assertion que le travail n’est pas l’unique source de toute richesse mais que la nature l’est tout autant, comme on peut le lire dans sa Critique du programme de Gotha. Cela étant, reconnaître l’apport de la nature n’implique pas directement d’en faire usage avec précaution et qui justifie selon certains penseurs écosocialistes comme Daniel Tanuro et Michael Löwy, une lecture critique des silences ou des omissions chez Marx et Engels.[14]
D’autres auteurs sont moins circonspects dans la reconnaissance d’un « Marx écologiste ». Citons ici John Bellamy Foster, professeur de sociologie à l’université d’Oregon, qui récuse dans son ouvrage Marx écologiste (2011 : 84) un certain nombre d’aveuglements attribués à Marx, à savoir son incapacité à reconnaître l’exploitation de la nature, le rôle de la nature dans la création de richesse, l’existence de limites naturelles ou encore le caractère variable de la nature. Foster a surtout été l’initiateur d’une relecture de l’œuvre de Marx qui a identifié les éléments analytiques permettant d’approfondir la compréhension de l’interrelation problématique entre nature et société et qui est propre au mode de production capitaliste.
Avant d’en arriver à cette conclusion, Marx s’est appuyé sur les analyses du chimiste allemand Justus von Liebig à propos de la deuxième révolution agricole. Scandalisé par l’usage intensif d’engrais chimiques, von Liebig estimait qu’il épuisera inmanquablement la fertilité des sols, imposant par la suite un usage massif d’engrais supplémentaires tels que le guano et les ossements en provenance des champs de bataille d’Europe. Ce constat a conduit von Liebig
à étendre le concept de métabolisme (stoffwechsel) – auparavant limité aux processus biologiques intracorporels – aux systèmes naturels au sense large. Lecteur avide de littérature scientifique, Marx a pris toute la mesure du constat que la fertilité des sols n’est pas une donnée naturelle mais socialement produite dans des conditions qui évoluent dans le temps dès lors que les réalités naturelles (la composition des sols, l’érosion due aux pluies, etc.) interagissent en permanence avec les conditions sociales. C’est pourquoi Marx a repris le concept de métabolisme à son compte pour l’étendre aux processus sociaux, tout en mettant ces derniers en rapport avec leur environnement naturel.
Foster défend ici la thèse que Marx a énoncé les linéaments d’une compréhension qui permet d’identifier la crise écologique inhérente au régime capitaliste et qu’il désigne quant à lui par le concept de Metabolic Rift, que l’on pourrait traduire par faille ou rupture métabolique et qui s’opère dans le processus interdépendant du métabolisme social et d’un métabolisme prescrit par les lois naturelles de la vie elle-même.
Pour Foster, les concepts de « métabolisme universel de la nature », du « métabolisme social » et de « rupture métabolique » sont d’une importance cruciale pour modéliser la relation complexe entre les systèmes socio-productifs, en particulier celui du capitalisme, et les systèmes naturels / écologiques plus vastes dans lesquels ils sont intégrés : « Cette approche de la relation humain-social à la nature, profondément imbriquée dans la critique de Marx de la société de classe capitaliste, donne au matérialisme historique une perspective unique sur la crise écologique contemporaine et le défi de la transition. » (Foster, Clark et York 2010 : 207.)
Si Foster fut le premier à mettre en avant cette relecture d’un Marx pleinement écologiste dans un article publié il y a de cela un quart de siècle dans l’American Sociological Review (1999), d’autres auteurs, tels que Jason W. Moore (2000, 2011), lui ont très vite emboîté le pas mais en divergeant sur des points importants. Pour Jason W. Moore, la « rupture métabolique » ne se situe pas au début du 19ème siècle mais au cours du 16ème siècle, lorsque l’abolition du servage a libéré une composante de la paysannerie de l’obligation de payer un tribut ou de réaliser des corvées pour les seigneurs.
À cela s’ajoutait la privatisation des communs (via les enclosures) et l’utilisation des terres arables comme pâturages au service de la production lainière. La colonisation du Nouveau Monde et le développement de plantations de sucre de canne représentait une ressource alimentaire riche en calories qui a permis de combler le déficit alimentaire lié à l’extension des paturages ; un « remède » qui suscite à son tour un besoin de main-d’œuvre et a favorisé le développement du système esclavagiste[15]. C’est pourquoi la « rupture métabolique » est aussi, selon Jason W. Moore, ne serait-ce qu’en partie, à l’origine de l’impérialisme de la couronne britannique, de la colonisation et plus largement de la traite des esclaves.
Le géographe et économiste David Harvey n’est pas resté silencieux sur la question écologique (Harvey, 2015 : 222-263). Harvey propose d’appréhender le capitalisme comme un écosystème en soi, évolutif au sein duquel tant le capital que la nature sont produits et reproduits. Le capital, en tant que forme spécifique (historique) de l’activité humaine a non seulement épuisé la nature mais (re)métabolise également cette dernière, avec la logique de profit comme seul principe organisateur. La nature est donc non seulement exploitée et épuisée mais également internalisée dans le circuit d’accumulation (Harvey, 2015 : 246.). Les plantes sont génétiquement modifiées et le commerce de céréales est intégré dans les circuits de valorisation. Le capitalisme « métabolise » la nature et devient lui-même une réalité métabolisée par la nature, mais de façon contradictoire[16].
Sur un plan plus strictement économique, Harvey a mis en relation la financiarisation et la pression extractiviste et prédatrice du capitalisme néolibéral qu’il résume par la formule de « l’accumulation par dépossession », analogue à l’accumulation primitive du capital fondée sur la coercition et la prédation. Tant l’accroissement de bulles spéculatives que la spirale de la dette conduisent le capitalisme dans une fuite en avant, en cherchant toujours davantage de sources de profits, peu importe si cela passe par l’acquisition frénétique et prédatrice de terres arables, de minéraux et de métaux rares et, plus largement, de richesses naturelles enfouies dans les sous-sols et au fond des océans.
L’impact destructeur des énergies fossiles est devenu tel qu’il nous contraint à préciser la critique du capitalocène. Le suédois Andreas Malm, professeur à l’université de Lund, est un ardent défenseur du concept du « capitalisme fossile ». Dans Fossil Capital (2016), publié en français sous le titre L’anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital (2017), Malm présente une analyse socioéconomique des facteurs ayant conduit à l’usage intensif et extensif des énergies fossiles.
Pour Malm, le concept d’anthropocène, s’il a le mérite de nommer le problème, s’empêtre dans un récit millénaire d’une humanité qui aurait toujours été pyromane. Or, si l’on veut comprendre le réchauffement climatique, ce ne sont pas les archives de l’espèce humaine qu’il faut investiguer, mais celles de l’Empire britannique, nous dit Malm. Il démontre en outre que la machine à vapeur était, au cours de la seconde moitié du 18ème siècle une arme essentielle pour discipliner les travailleurs. Dans l’industrie textile anglaise, la machine mise au point par James Watt supplante en très peu de temps l’énergie hydraulique, pourtant abondante et moins chère.
Malm explique que pour comprendre ce fait paradoxal, il faut intégrer l’agentivité (la capacité d’agir) du « travail vivant ». L’énergie hydraulique étant disponible à plein d’endroits, la localisation de l’industrie textile était forcément décentralisée et de taille modérée, ce qui contraignait les entrepreneurs à acheminer vers ces zones rurales des cohortes de main d’œuvre souvent récalcitrantes au niveau de l’engagement au travail et exigeantes en termes de rémunération. Grâce à la machine à vapeur, il devenait possible d’agrandir les manufactures de textile et de les localiser dans les agglomérations urbaines, exactement là où vivaient des milliers de travailleurs paupérisés et une armée de réserve prête à remplacer les indociles.
Pour Malm, le « capital fossile » a donc permis de repousser les limites de l’exploitation et du profit, tant du côté du travail vivant que des écosystèmes naturels (prédation, extractivisme du charbon), ce qui le conduit à élaborer une version révisée du cycle d’accumulation du capital de Marx qu’il représente schématiquement de la manière suivante (voir Figure 1). Car après le charbon, ce fut le tour du pétrole et de ses produits dérivés, extraits à une échelle inégalée et propulsant des centaines de millions de moteurs thermiques et des biens de consommation de masse à l’obsolescence programmée – automobile, électroménager – qui conduisent au désastre écologique.

Dans Corona, Climate and chronic emergency (2020) Andreas Malm revient sur les liens entre la crise écologique et la logique systémique du capitalocène. Malm y explique que le capital n’a pas la moindre intention de détruire les structures cellulaires complexes de la nature sauvage et qu’il n’a aucune intentionnalité dans ses efforts visant à générer des profits. Non, le capital « agit » de cette manière car il n’a tout simplement pas d’autre moyen de se reproduire :
« La fixation et l’absorption sont dans l’ADN du capital. Au moment où celles-ci cessent d’accompagner le processus d’accumulation, la reproduction du capital cesse d’exister. Contrairement à d’autres parasites, le capital ne peut se contenter de végéter dans les fourrures ou les veines d’autres espèces pendant des millions d’années d’équilibre coévolutif. Il ne peut subsister qu’en s’étendant et, en ce sens, il fait preuve d’une sorte de pandémicité permanente. Une fois que le capital s’est échappé de son hôte réservoir qu’étaient les îles britanniques, il a commencé l’énorme processus historique de subsomption de la nature sauvage de cette planète, que ce soit sous la forme d’une plantation palmiers à huile, d’une mine de bauxite, d’un marché humide ou d’un élevage de poulets. Toutes ces entités et d’innombrables autres représentent la nature sauvage entraînée dans les chaînes de valeur. » (Malm, 2020 : 76)
À l’instar d’un virus qui se démultiplie et circule, le capital est une sorte de méta-virus – « le parrain de tous les parasites » dixit Malm – ne serait-ce que par l’appropriation de l’espace-temps et la compression de l’espace-temps qu’il impose. Suivant ici David Harvey, Malm rappelle combien l’accumulation du capital repose sur l’appropriation permanente de l’espace-temps qui procède par une double compression, celle de l’espace et celle du temps.
Le capital cherche en permanence à raccourcir le cycle du temps de rotation : plus vite un investissement pourra être amorti, plus vite les marchandises seront vendues et plus élevé sera le rendement et au final, plus volumineux seront les profits. Le capital cherche à annuler l’espace (la distance) en mettant en relation des territoires et des populations par la voie d’échanges marchands, de flux migratoires ou de dispositifs techniques. Mais ce n’est pas tout, le système industriel- salarial capitaliste requiert aussi la reproduction de la force de travail et celle-ci demeure une activité prise en charge presque exclusivement et gratuitement par les femmes, raison pour laquelle nous examinons dans le point suivant la question du patriarcat et de la division sexuelle du travail.
4 – Domestication de la nature et domination patriarcale : le capitalocène au prisme du « patriarcocène »
Friedrich Engels a réussi, dans son ouvrage à propos de L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat à élaborer les linéaments d’une théorisation de la condition féminine comme étant « la première classe opprimée ». Si la deuxième vague féministe des années 1960-1970 a produit des élaborations beaucoup plus systématiques, le terme d’écoféminisme fut énoncé pour la première fois par Françoise d’Eaubonne dans Le Féminisme ou la Mort (1974) pour signifier que la domination de la nature et celle des femmes sont historiquement liées[17].
Dans le monde anglo-saxon, et cela notamment grâce à Carolyn Merchant, auteure de The Death of Nature (1980, 2021), l’écofeminisme se développe rapidement dans les sciences sociales. Merchant considère que l’identification des femmes à la nature date de bien avant la révolution néolithique et s’appuyait sur une imagerie de la fécondité associant la terre à une mère bienfaisante et nourricière[18]. La colonisation du Nouveau Monde et la traite négrière représentent de ce point de vue-là un changement qualitatif dans le sens où la domination de la nature invoque désormais la science comme raison de justification.
La pensée écoféministe nous montre comment l’idéologie des forces de production trouve son origine dans un modèle de rationalité hétéro-patriarcal, racialiste et spéciste. Pour Valerie Plumwood (2012), philosophe australienne influencée par la théorie critique[19], l’existence humaine a été associée dans la culture occidentale aux concepts de travail productif, de sociabilité et de culture tout en les séparant des formes de travail considérées comme inférieures (reproduction et soins) et des formes de propriété collectives (les communs). Ainsi, l’économie politique (néo-)classique définit le travail reproductif comme un non-travail, c’est-à-dire une activité sans valeur – bien que socialement nécessaire – et les biens communs comme des ressources de valeurs non encore réalisées (voir aussi Barca 2010).
Maria Mies représente une figure intellectuelle centrale dans l’écoféminisme de la fin du 20ème siècle. Dans Patriarchy and Accumulation on a World Scale (1986), Mies défend l’assertion que le féminisme doit aller au-delà de la critique de la division sexuelle du travail, en intégrant dans le cadre d’analyse les conditions d’existence féminine des périphéries du système mondial capitaliste afin d’identifier « les politiques contradictoires concernant les femmes qui ont été, et sont toujours, promues par la confrérie des militaristes, des capitalistes, des décideurs politiques et des scientifiques dans leur effort pour maintenir un modèle de croissance » (Mies, 1986 : 3).
Là où l’économie politique classique avait conceptualisé le travail en opposition à la nature et aux femmes, c’est-à-dire comme une activité productrice façonnant activement le monde en lui donnant de la valeur, Mies considère comme travail toute activité qui participe à la production de la vie et qui « doit être qualifiée de productive au sens large, de production de valeurs d’usage pour la satisfaction des besoins humains » (Mies, 1986 : 47).
L’argument de Mies étant que la production de la vie, ou encore la production de la subsistance, réalisée principalement sous forme non salariée par les femmes, sinon par les esclaves, les paysans et des sujets colonisés « constitue la base pérenne sur laquelle le travail productif capitaliste peut être construit et exploité » (Mies, 1986 : 48). N’étant pas rémunérée, son appropriation capitaliste ne pouvait être obtenue en dernière instance que par la violence ou l’intervention d’institutions coercitives. La division sexuelle du travail ne reposant ni sur des déterminants biologiques ni sur des déterminants économiques, mais sur le monopole masculin de la violence (armée) qui « constitue le pouvoir politique nécessaire à l’établissement de relations d’exploitation durables entre hommes et femmes, ainsi qu’entre classes et salariés différents » (ibid. : 4).
Les bases de l’accumulation du capital en Europe avaient été posées sur un processus parallèle de conquête et d’exploitation des colonies, l’esclavage et l’exploitation du corps et des capacités productives des femmes. Parallèlement, les femmes européennes de différentes classes sociales – y compris celles participant au colonialisme de peuplement – ont été soumises à un processus de housewifisation de limitation de l’existence à la fonction de femme au foyer. De ce fait, les femmes ont été progressivement exclues de l’économie politique, conçue comme espace public et enfermées dans « l’idéal de la femme domestiquée et privatisée, préoccupée par l’amour et la consommation, dépendante d’un homme devenu le “male breadwinner” ». (Mies, 1986 : 103).
Or, cette housewifisation n’enlève rien au fait que les femmes devraient être reconnues comme la grande majorité de la classe mondiale des reproducteurs et des soignants (care). Bien que la condition féminine soit évidemment traversée par des clivages de classe et de racialisation, une généralisation descriptive (et non-normative) permet de voir les femmes comme composante du prolétariat mondial dont les corps et les capacités productives ont été appropriés par le capital et les institutions à son service.
Ce croisement de l’écoféminisme avec le matérialisme historique permet d’intégrer dans la critique du capitalocène le travail reproductif et toute activité de travail consistant à soutenir la vie dans ses besoins matériels et immatériels. La reconnaissance du caractère nodal du travail reproductif s’oppose en ce sens à tout ce qui objective et instrumentalise la vie à d’autres fins que la vie elle-même, que ce soit la préservation des rapports de pouvoir ou encore l’impératif de valorisation du capital. Aujourd’hui, on peut constater que ce travail reproductif est soumis à une marchandisation et à une objectivation croissante ; des processus par lequel il est incorporé dans le circuit de l’accumulation du capital.
Le capitalisme mutile ainsi les potentialités d’amélioration des conditions de vie des forces de reproduction en les transformant en instruments d’accumulation et source de profits. Ces processus épuisent à la fois les travailleuses et l’environnement, en soutirant toujours plus de surtravail et d’énergie et en laissant les travailleurs et travailleuses épuisés sur le plan de leurs ressources physiques et psychiques. Comme le résume très bien Tithi Batthacharya (2019) : « La recherche du profit entre de plus en plus en conflit avec les impératifs de la création de la vie ».
5 – De la critique du travail à la défense du « travail vivant »
Suivant une approche inspirée par le « réalisme critique » de Roy Bashkar[20], nous prendrons ici comme point de départ de notre réflexion le travail « réellement existant » et non pas tel qu’on voudrait bien qu’il soit, en tant que « fétiche » ou comme réalité anthropologique appréhendée de façon transhistorique. En outre, privilégier une analyse du travail fondée sur une forme générique ou idéal-typique, que ce soit le travail artisanal ou créatif n’est pas très fécond d’un point de vue heuristique.
Certes, certaines formes de travail (le travail artisanal ou artistique) peuvent donner lieu à une réalisation de soi mais dans les faits, ces situations demeurent marginales ou subissent une dégradation sociale (incertitude socio-économique, servitude par l’endettement, dépendance à l’égard du marché). Le travail au service du public n’échappe pas aux tendances régressives ; pensons aux effets de la rationalisation managériale, de la numérisation ou des politiques d’austérité. En outre, fonder l’analyse sur le travail tel qu’il est objectivement et non tel qu’il devrait être idéalement, permet aussi de revisiter la question d’un point de vue conceptuel, ce qui nous permettra ensuite de préciser ce qu’une « écologisation » du travail peut bien signifier sur le plan pratique.
Rappelons que l’on peut retrouver dans les écrits d’Engels et de Marx un nombre impressionnant d’analyses factuelles très proche du « réalisme critique». Friedrich Engels, dans ses Lettres de Wuppertal (1839), rend abondamment compte des conditions de vie et de travail des travailleurs du textile à Barmen, une petite ville en Rhénanie-Westphalie et qui fut par ailleurs son lieu de naissance :
« Le travail se fait dans les pièces basses où l’on respire plus de fumées de charbon et de poussières que d’oxygène et commence dans la majorité des cas dès l’âge de six ans, ce qui ne peut que les priver de toute force et de toute joie de vivre. (…) Les tisserands, qui disposent d’un métier à tisser individuel dans leur maison, restent penchés sur leur métier du matin au soir, s’abiment le dos et se dessèchent la moelle épinière devant un poêle chaud. (…) Si on peut trouver des gens robustes parmi les artisans, comme les maroquiniers nés dans la région, trois ans de cette vie suffisent à les ruiner physiquement et mentalement : trois sur cinq meurent d’abus d’alcool.
Tout cela n’aurait pas pris des proportions aussi horribles si les usines n’étaient pas exploitées de manière aussi imprudente par les propriétaires (…). Une pauvreté terrible règne dans les classes inférieures, en particulier chez les ouvriers de Wuppertal ; la syphilis et les maladies pulmonaires sont présente dans presque chaque famille. Rien qu’à Elberfeld, sur 2 500 enfants en âge scolaire, 1 200 sont privés d’éducation et grandissent dans les usines – simplement pour que le fabricant n’ait pas à payer des travailleurs adultes, dont ils prennent la place, le double du salaire qu’il verse à un enfant. »
Quelques années plus tard, Engels systématisera son exercice d’enquête sociologique avant de publier en 1845 La Condition de la classe laborieuse en Angleterre. De nombreuses descriptions détaillées – basées notamment sur des rapports médicaux – évoquent la surmortalité infantile, les maladies et les déformations liées à l’exposition au chlore, à l’arsenic ou au plomb. Karl Marx, fortement impressionné par l’enquête de son ami Engels, a adopté une approche analogue, ce qui explique pourquoi on peut retrouver dans Le Capital des descriptions détaillées des conditions de travail et de vie :
« Tous les organes sensoriels sont blessés par des températures artificielle- ment élevées, par l’atmosphère chargée de poussière, par le bruit assourdissant, sans parler des dangers que représentent pour la vie et l’intégrité corporelle des machines étroitement alignées ; dangers qui, avec la régularité des saisons, produit sa liste de tués et de blessés sur le champ de bataille de l’industrie. L’utilisation économique des moyens de production, mûris et forcés comme dans une serre par le système des usines, se transforme entre les mains du capital en un vol systématique de ce qui est nécessaire à la vie de l’ouvrier pendant qu’il est au travail, c’est-à-dire de l’espace, de la lumière, de l’air, et la protection contre les concomitants dangereux ou malsains du processus de production ; sans parler du vol de ressources indispensables à la vie » (Capital, Vol 1, op cit., p. 552-553).
Marx aborde aussi dans le détail les enjeux alimentaires en considérant que les entrepreneurs capitalistes imposent systématiquement une sous-nutrition aux travailleurs. Les quelques concessions faites aux besoins de subsistance des travailleurs n’avaient aucun fondement moral mais étaient motivées par la nécessité d’obtenir un rendement et parce que la situation du marché du travail obligeait les industriels à agir ainsi…
Aujourd’hui, plus de cent soixante-dix ans après les enquêtes ouvrières d’Engels et de Marx, les conditions de vie et de travail sont parfois étonnamment identiques. Que ce soit en Amérique Latine, en Asie ou en Afrique, des millions de personnes vivent dans des bidonvilles sans accès à l’eau potable et sans équipements collectifs. Le travail dans les maquilladoras, dans les usines de Foxconn en Chine ou les mines de cobalt en Afrique, a également un air de ressemblance avec la condition ouvrière de l’Angleterre du 19 ème siècle. Aujourd’hui près de 150 millions d’enfants sont mis au travail, un nombre en augmentation constante depuis vingt ans[21].
La pandémie n’a fait que détériorer la situation, ajoutant 10 à 15 millions d’enfants aux cohortes déjà mobilisés par la cueillette, la vente ambulante, l’extraction de métaux rares ou le tri des déchets. Le travail forcé (bond labour ou travail attaché, en anglais) connaît également une expansion. Selon des estimations très minimalistes, plus de 70 millions de personnes seraient mobilisés de façon forcée dans l’agriculture, l’industrie et la construction, sans compter le travail exécuté dans le cadre de mariages forcés[22].
Signalons enfin que le travail forcé ne se limite nullement au « Sud global » mais qu’il se développe aussi dans les pays de l’OCDE, notamment dans le secteur du tourisme, de la restauration ou de l’agriculture, voire dans les ateliers clandestins de confection que l’on retrouve en Italie ou à Leicester au Royaume-Uni[23].
Dans les pays industrialisés du Nord, on ne meurt plus au travail à cause d’un coup de grisou mais plutôt d’un AVC ou d’un infarctus … La mort par surtravail, appelé karoshi, est un phénomène qui se développe de façon inquiétante et pas seulement au Japon. Selon l’OMS et l’OIT (Pega e.a., 2018), la surcharge de travail serait la cause de 745 000 décès par an à l’échelle globale, soit une augmentation de 20 à 25 % par rapport aux estimations faites en 2005. Les 6 800 décès liés aux conditions de travail effroyables sur les chantiers de construction pour la coupe de monde au Qatar démontrent que ces estimations sont tout sauf fantaisistes.
Le travail tel qu’il est réellement se dégrade, selon une vaste enquête dans 41 pays[24]. Le travail intensif, avec des délais serrés ou suivant des cadences élevées touche 30% des travailleurs dans l’UE et près de 50% aux États-Unis, en Turquie ou en Amérique latine[25]. La charge émotionnelle s’alourdit, comme le déclarent 35 à 40 % des enquêtés et la flexibilité demeure une contrainte non négociable pour 40 à 55 %. Les longues semaines de travail de 48 heures ou plus s’imposent à 20% des travailleurs dans l’Union Européenne ; à 25% aux Etats-Unis, et varie entre 50 et 65% dans des pays comme la Turquie et la Corée du sud.
Ce n’est pas une surprise mais cela reste une injustice majeure, les femmes gagnent nettement moins que les hommes (25 à 30 % en moins selon les pays) tout en travaillant globalement plus d’heures, ce qui est aussi la conséquence de la précarité et de l’informalité qui touche davantage les femmes (35 à 45% en moyenne dans les 41 pays étudiés). Globalement, 30 à 50% des emplois sont de « faible » ou « très faible qualité»[26].
L’exposition aux risques physiques est également très fréquente. Plus de la moitié des travailleurs dans de nombreuses régions et pays couverts par l’enquête sont exposés à des mouvements répétitifs des mains et des bras, ce qui constitue le risque physique le plus signalé. Un cinquième des travailleurs sont fréquemment exposés à des températures élevées sur leur lieu de travail.
L’enquête met également en lumière l’importance du travail reproductif gratuit très majoritairement féminin et cela y compris en Europe où il mobilise une quantité d’heures considérable qui peut varier de 20 à 40 heures par semaine lorsque les enfants sont en bas âge ou pré-adolescents. Pour les hommes, en revanche, le temps de travail reproductif oscille entre 9 heures et 15 heures par semaine suivant l’âge et le nombre d’enfants (Eurofound, 1999: 41).
La méthodologie d’une telle enquête internationale n’est pas toujours très stable d’un pays à l’autre, mais cela n’enlève rien au constat que le travail tel qu’il existe réellement correspond à une condition sociale dégradée qui rime très souvent avec pénibilité et souffrance… C’est exactement pour cette raison que nous écrivions en 2005 dans le projet éditorial de la revue Les Mondes du Travail que « la centralité du travail demeure à la fois incontestable et hautement problématique ».
Ce qui est vrai empiriquement requiert aussi une clarification théorique et conceptuelle. Dans ses écrits de jeunesse, comme les Manuscrits 1844, Marx se focalise sur l’homo faber : l’être humain transforme la nature et le monde par la fabrication et se transforme lui-même par la même occasion. Toutefois, dans ses écrits plus tardifs, comme les Grundrisseet surtout dans Le Capital, Marx précise son analyse critique du travail. Une première précision consistait à distinguer le travail abstrait du travail concret.
Sous sa forme concrète, le travail renvoie à la production de biens (et services) appréhendés sous l’angle de leur valeur d’usage alors que sous sa forme abstraite, ce même travail produit des valeurs d’échange en se soumettant à la logique de quantification et à l’injonction de performance ou de rendement. Le problème premier se situe par conséquent du côté de la « domination du travail abstrait sur le travail concret » (Vincent, 1986 ; Bouquin, 2006 ; Postone 2011). Or, cette domination du travail abstrait sur le travail concret représente en quelque sorte l’invariant du travail salarié, même si son intensité peut varier, et qu’il existe des situations particulièrement invivables et d’autres dont on peut s’accommoder.
En mobilisant le concept de force de travail et tant que forme-valeur du travail, Marx reconnaît la nature asymétrique et antagonique du rapport salarial mettant en relation le travailleur qui ne possède que sa force de travail pour subvenir à ses besoins et l’employeur en tant que détenteur des moyens de production qui organise et contrôle la prestation de travail. Ce rapport asymétrique est au fondement de l’extorsion de survaleur, de l’accaparement privatif d’une fraction des richesses créées par les détenteurs des moyens de production[27].
Ce rapport d’exploitation « économique » suppose aussi la « subsomption » qui est à l’origine du sentiment d’aliénation, de la perte de maîtrise de sa vie, et pas seulement sur le lieu de travail. Ces aspects, abondamment étudiés par André Gorz et d’autres penseurs critiques du travail, sont redevenus visibles ces derniers temps, que ce soit par l’ampleur des phénomènes de burn out ou encore le retour d’une critique sociale du travail qui se traduit par la montée des démissions, de quiet quitting (le désengagement) et la recherche d’activités autonomes en dehors de la sphère du travail salarié hétéronome.
La distinction entre « travail vivant » et « travail mort » permet aussi de mieux comprendre ce que peut signifier une « écologisation du travail ». Pour Marx, le « travail vivant » est une catégorie analytique qui désigne les travailleurs et travailleuses, dans leur activité de travail mais également en tant qu’êtres vivants. Le « travail vivant » est de ce fait une réalité « corpo-réelle » individuelle et collective. Dans le système capitaliste, cette dimension « corpo-réelle » s’exprime en premier lieu de façon négative : par l’insalubrité de l’habitat, par la contrainte impérative de mobilité ou encore la mutilation de la vie quotidienne, sans oublier une alimentation tendanciellement moins saine vers le bas de l’échelle sociale et une surexposition de certaines professions aux pollutions diverses et variées.
Certes, dans les métropoles du capitalisme (essentiellement dans les pays dotés d’Etat social), le syndicalisme, les services publics et la protection sociale ont permis d’atténuer les effets les plus délétères sur les conditions d’existence. Le « travail vivant » renvoie donc non seulement au caractère vivant de la force de travail mais aussi à la « fabrique sociale » qui rend les travailleurs et les travailleuses capables de travailler parce qu’il·elles ont pu reproduire un tant soit peu leur capacité de travail.
Si le concept de « travail vivant » semble gagner en occurrence en France (Cukier, 2017 ; Harribey, 2020), dans d’autres pays comme l’Allemagne, il est mobilisé dans le cadre d’une problématisation explicitement écologiste. En témoignent notamment les travaux d’Oskar Negt sur le temps de travail et l’organisation des temps sociaux comme enjeux écologiques sui generis. En effet, pour Oskar Negt et les tenants du « courant chaud » de la théorie critique, le temps de travail contraint est considéré comme antagonique au temps de la vie[28].
Défendre le « travail vivant » signifie prendre cause pour le temps de la vie et œuvrer à la réduction drastique du temps de travail ; dit autrement, agir en faveur d’une extension d’une souveraineté temporelle tant sur le plan individuel que collectif. En toute logique, la contrainte de travailler de plus et plus longtemps est mortifère en soi tandis que la volonté de se libérer du travail contraint est animée par l’élan vital du travail vivant. Suivant cette perspective, on peut dire aussi que les mobilisations massives et obstinées contre le prolongement de l’âge de départ à la retraite sont portées par une aspiration écologique du travail vivant.
Les mobilisations collectives et les résistances au travail, voire même les manifestations de méconduite (Ackroyd et Thompson, 2022), démontrent que ce travail vivant est toujours doté d’une agencivité. Dit autrement, le travail vivant est tout sauf une masse inerte manipulable à souhait mais représente une réalité agissante, dotée d’une subjectivité qui ne sera jamais totalement refoulée et subsumée (Barrington Moore, 1986 ; Ackroyd et Thompson, 2022 ; Bouquin, 2007). Cela permet aussi de comprendre pourquoi le travail vivant se rebiffe tôt ou tard, pourquoi la conflictualité sociale opère un retour inattendu et pourquoi il existe de façon latente (et structurelle) un potentiel de mobilisation collective qui forme, ne l’oublions pas, le levier principal de la transformation sociale.
Cette agencivité est non seulement l’expression d’une tension entre le travail abstrait et le travail concret, mais se nourrit d’une contradiction entre la vie et le capital, incarnée par la logique de valorisation qui s’impose au travail vivant. La pandémie de Covid 19 a été un moment où cette contradiction s’est manifestée de façon explicite : il fallait soit privilégier la vie par la mise à l’arrêt de l’économie, soit les profits via la continuation de l’activité du travail avec des centaines de millions de décès en plus.
La pandémie fut également un moment de catharsis existentielle à échelle de masse qui a eu pour effet de nourrir une réflexivité critique qui questionne de plein fouet l’idée de continuer « à perdre sa vie à la gagner ». Cela explique aussi pourquoi nous observons depuis 2021 dans la plupart des pays du Nord (mais pas seulement) à un retour disruptif de la conflictualité sociale et de la critique du travail.
Si la défense du travail vivant et de conditions d’existence décentes constituent un combat écologique « en soi »[29], il serait vain de penser qu’il suffit d’« écologiser» ce travail vivant pour résoudre la crise écologique… En effet, chacun·e peut facilement s’imaginer un « travail écologique », i.e. avec des conditions de travail non-toxiques mais qui correspond néanmoins à une activité nuisible pour l’environnement. Symétriquement, on peut également identifier une activité écologique – le tri des déchets ou le recyclage – qui s’accompagne de conditions de travail qui ne le sont pas. En prolongeant l’équation, on peut identifier des configurations où tant le travail que l’activité seraient écologiques, ou inversement, où ni le travail ni l’activité ne le seraient…
Pour résoudre cette équation de manière écologique (i.e. non destructrice de l’environnement), il est impératif de regarder au-delà du « travail vivant » et d’intégrer dans l’analyse ce « travail mort » – que Marx évoque pour désigner le capital – puisque cela nous conduit directement à interroger la production et des finalités qui la régissent. C’est précisément une des propositions centrales de Franck Fischbach dans Après la production. Travail, nature et capital(2019) :
« Ce que le capital parvient à rendre productif est toujours le résultat d’une certaine forme de “travail”, mettant en œuvre des forces naturelles qui débordent très largement la seule force humaine du travail. ».
En effet, le travail renvoie non seulement à l’implication humaine dans la production de biens ou de services mais aussi au « travail du capital », qui s’appuie sur le « travail de la nature ». Comme le rappelle Fischbach, « la première caractéristique du capital est sa capacité à rendre productif pour lui le plus vaste possible des forces naturelles, qu’elles soient humaines ou non-humaines. » (Fischbach, 2019 : 33).
La seconde caractéristique est qu’il ne peut le faire sans détruire ces mêmes forces naturelles car « il ne peut rendre productives pour lui des forces naturelles sans tourner la production en destruction et il ne peut rendre productive la force humaine de travail ou la force naturellement fertile et féconde d’un sol sans les épuiser. (…) » (ibidem). La raison est non seulement située du côté de la poursuite immanente d’une accumulation sans limites mais aussi dans le fait que « le procès capitaliste de production, en tant que procès de valorisation du capital, s’actualise toujours comme un procès de consommation : il ne rend productives les forces naturelles et sociales qu’en se les appropriant, et ne se les approprie qu’en les consommant et en les détruisant à plus ou moins long terme. » (ibid.)
Défendre le travail vivant de façon inconditionnelle débouche sur le nécessaire dépassement d’une économie sous contrôle du travail mort et « l’avènement d’une économie du travail vivant et d’une l’organisation raisonnable et démocratique du bien commun » (Negt, 2007 : 190)
Cette notion du bien commun représente à notre avis une ressource intellectuelle et programmatique suffisamment ouverte et précise qui permet d’orienter la réflexion et l’action dans la bonne direction. Pour Jean-Marie Harribey : « Dit simplement, le commun est ce que les humains font ensemble, les communs sont ce qu’ils ont ensemble » (p. 262). Cette proposition repose sur une vision matérialiste selon laquelle la décision de faire d’un « bien commun », matériel ou immatériel. Le statut de « bien commun » lie l’objet (le substrat réel) aux humains qui s’en partagent l’usage et aux institutions qui en assurent la gestion et la préservation.
Ainsi, les biens communs peuvent sortir de la logique de marché et les droits d’y accéder doivent être garantis (p. 11). Les biens que Harribey propose de mettre en commun de façon prioritaire sont l’eau, l’énergie, l’éducation, la santé et le logement. La crise écologique exige qu’on élargisse le champ des communs à la nature et à la terre entière. Pour que ces biens communs puissent être réellement accessibles à tous de manière égalitaire, il convient de les exclure de la propriété privée. L’argumentation de Kohei Saito (Saito, 2020 et 2023) en faveur d’un communisme décroissant va dans cette même direction en considérant les communs comme étant au fondement de l’idée d’une « communisation » de l’organisation sociale :
« Ma définition du communisme est donc très simple : le communisme est une société basée sur les communs. Le capitalisme a détruit les communs avec l’accumulation primitive, la marchandisation des terres, de l’eau et de tout le reste. C’est un système dominé par la logique de la marchandisation. Ma vision du communisme est la négation de la négation des communs : nous pouvons dé-marchandiser les services de transport public, le logement public, tout ce que vous voulez, mais nous pouvons aussi les gérer d’une manière plus démocratique – pas à la façon de quelques bureaucrates qui régulent et contrôlent tout.».[30]
6 – Pour conclure provisoirement
Face aux désastres qui se rapprochent, la tentation est grande de formuler des réponses idéologiques. Mais les discussions sur la dénomination d’une alternative d’ensemble sont inépuisables et ne peuvent de toute façon être tranchées autrement que de manière pratique, lorsque les mobilisations se développent à un niveau plus étendu et que les mesures à prendre commencent à se concrétiser.
Dans l’attente de tels développements, nous limiterons notre propos ici au rappel des principaux éléments déjà énoncés au cours de ce qui a précédé :
(1). La crise écologique est d’origine humaine, elle est globale et systémique et pourrait d’ici peu franchir un seuil au-delà duquel la terre deviendra inhabitable pour des pans entiers de l’humanité. Suivant les dernières modélisations, le temps qui reste pour éviter un désastre planétaire varie entre 15 et 25 ans au maximum ;
(2). La nature existe bel et bien en lien d’interdépendance contradictoire avec la société. Il en est de même pour la société en lien avec « l’environnement naturel ». On peut d’ailleurs observer un mouvement combiné d’humanisation de la nature et de naturalisation de l’humain en tant qu’être vivant dépendant de cet environnement naturel (biosphère, écosphère et écosystèmes)
;
(3). Les désastres qui s’annoncent plongent leurs racines dans le capitalisme fossile, dans l’impératif systémique de la profitabilité qui sont à l’amorce d’une métabolisation destructrice et régressive de la nature et de la société.
(4) L’extension de ce processus impose au travail reproductif une logique de valorisation ce qui conduit et à intégrer celui-ci dans le champ des activités sociales dominées par le travail abstrait.
(5) Même si le travail vivant est dominé par le travail mort, le capital demeure dépendant de son existence et de sa disponibilité pour continuer à extraire une survaleur et poursuivre le processus de valorisation et d’accumulation. La défense du « travail vivant » représente dès lors un combat écologique en soi. Raisonner de la sorte permet non seulement d’articuler combats sociaux et écologiques mais nous amène aussi à intégrer la production et ses finalités dans la réflexion et l’action. Cette production et la consommation qui lui est afférente relèvent de choix : soit tout est fait pour privilégier le cycle d’accumulation et la profitabilité soit la priorité est donnée à la satisfaction des besoins sociaux et à la préservation du bien commun que représente une terre habitable et vivable pour toutes et tous.
6). Pour éviter le désastre, il faut impérativement agir en direction d’une « issue de secours », d’une bifurcation systémique postcapitaliste. Pour avancer dans cette direction, il faut non seulement identifier les mesures urgentes à prendre mais aussi dresser un bilan critique de certaines approches qui sont soit illusoires (la capture et le stockage du carbone), trop timorées ou parcéllaires (le marché carbone), soit difficilement généralisables (les expériences préfiguratives comme la ZAD de Notre Dame des Landes) ou encore simplement dysfonctionnelles (le consumérisme « durable » et le greenwashing).
La menace d’un désastre irréparable et le risque d’une perte de capacité d’action sont réels, ce qui pose aussi la question du temps qui reste pour commencer à bifurquer. Le fatalisme des collapsologues[31] est non seulement dangereux – car il nourrit indirectement les réflexes nihilistes ou réactionnaires dans le genre survivalistes – mais il ignore que le temps peut s’accélérer sous l’impulsion d’une mobilisation écologique civique et sociale, ce qui explique aussi pourquoi ce qui advient difficilement pendant des années se réalise parfois en quelques semaines voire en quelques journées. Bien sûr, pour mettre en mouvement une telle accélération, il faut aussi que l’humanité se manifeste en tant que sujet collectif (acteur), luttant pour sa (sur)vie, comme sujet qui défend la perpétuation de ses conditions d’existence naturelles en transformant la société et son rapport à la nature.
Comme l’écrivait Theodor W. Adorno il y a quelques décennies : « [reste à savoir] si l’humanité est capable de prévenir la catastrophe. Les formes de constitutions sociétales globales de l’humanité menacent sa propre survie, si un sujet global conscient de lui-même ne se développe pas et n’intervient pas. La possibilité de progresser, d’éviter le désastre le plus extrême et total, a migré vers ce seul sujet global. Tout ce qui implique le progrès doit se cristalliser autour de lui. » (Adorno, 2005 : 144).
Bibliographie
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Bartoleyns, Gil (2022), Le hantement du monde. Zoonoses et pathocène, éditions du Dehors, 118p.
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Notes
[1] Michael Löwy, « Walter Benjamin, précurseur de l’écosocialisme», Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n°30, 2016, 33-39.
[2] Ernst Haeckel poursuit en expliquant que l’existence est déterminée par la nature inorganique à laquelle chaque organisme doit se soumettre à savoir les caractéristiques physiques et chimiques de l’habitat, le climat, les caractéristiques biochimiques, la qualité de l’eau, la nature du sol, etc. Sous le nom de conditions d’existence, nous comprenons l’ensemble des relations des organismes les uns avec les autres, relations soit favorables soit défavorables.
[3] La survie du plus fort comme principe biologique appliqué aux humains vient d’Hubert Spencer, qui avait étendu la théorie de l’évolution de Charles Darwin à l’échelle sociétale. Pierre Kropotkine relativisait fortement la pertinence de la théorie de l’évolution de Darwin appliqué aux humains et défendait une approche de l’humain comme être social et collectif dont la survie dépend du secours mutuel, ce qui a marqué son évolution en favorisant le développement de la communication et du langage.
[4] Voir à ce propos Antoine Dubiau (2022).
[5] On peut douter de la pertinence de la notion de « crise » quand celle-ci devient structurelle mais elle garde tout son sens suivant une définition pragmatique (‘événement brutal ou évolution longue qui révèle des faiblesses structurelles, inhérentes à un système’) ce qui est moins le cas suivant une définition lexicale (‘ensemble de phénomènes pathologiques se manifestant de façon brusque et intense pendant une période limitée)
[6] Les pluies de l’été 2022 ont déclenché au Pakistan des glissements de terrain et de torrents de boue, détruisant l’habitat de 7 millions de personnes et faisant plus de 50 000 victimes
[7] Voir https://www.nationalgeographic.fr/environnement/lasixieme-extinction-massive-a-deja-commence
[8] La racialisation de l’humanité renvoie à une biologisation de certaines catégories de l’humanité. Fondée sur des prétentions scientifiques (philogénétiques dans le meilleur des cas), elle considérait certaines populations comme périphériques ou incapables d’accéder à la civilisation. L’essentiel étant bien sûr de continuer à reconnaître que genre, race et classe sont avant tout constructions sociales.
[9] Voir l’entretien avec Philippe Descola, https://reporterre.net/Philippe-Descola-Lanature-ca-n-existe-pas. C’est à partir de son étude approfondie des indiens Jivaros d’Amazonie que Descola déduit qu’il existe plusieurs manières d’habiter la terre et de se rapporter à l’environnement dit naturel. Quand les indiens Jivaros anthropisent la forêt amazonienne sur le plan symbolique que pratique, ils le font en cherchant à préserver un équilibre homéostatique (biodiversité, variété de la faune et flore). Voir aussi Descola (1986).
[10] Pour une critique de Bruno Latour, voir en particulier R.H. Lohsin (2020).
[11] Latour estime qu’il est devenu impératif de s’opposer à l’économisation du monde et qu’il faut se nourrir des expériences des zadistes comme de celle des habitants de la forêt amazonienne qui, loin d’être archaïques, représenteraient l’unique voie à prendre pour éviter des désastres dans les décennies à venir.
[12] Voir Entretien avec Bruno Latour « Tout le monde se sent trahi, on comprend bien que ce modèle n’est plus possible », https://basta.media/Bruno-Latour-nouvellelutte-des-classes-ecologie-climat-anticapitalisme-alternatives.
[13] Le capital est une richesse monétaire qui se manifeste de façon spécifique historiquement. Il s’agit d’une
forme de richesse qui s’accroit à travers le procès d’échange, de circulation donnant lieu à une majoration. Le procès d’échange Marchandise – Argent – Marchandise s’est transformé en procès Argent – Marchandise – Argent+ (majoré). Le capital n’est donc pas une chose mais un rapport social, permettent son accroissement au travers du procès de travail et la réalisation de profits lors de la vente des marchandises. Le capital change d’apparence tout au long du cycle d’accumulation mais la mesure de sa valeur se fait sous forme monétaire.
[14] Dans l’Impossible capitalisme vert (2010) Tanuro estime par exemple que Marx n’a pas mesuré toute l’importance du « passage d’un combustible de stock comme le charbon, produit de la fossilisation du flux solaire et par conséquent épuisable à l’échelle des temps » (Tanuro, 2010 : 272).
[15] Le commerce triangulaire se développe dès le 17ème siècle autour du sucre tiré des plantation de sucre à canne au Brésil et dans les Caraïbes. Dans les colonies Britanniques du nord des Etats-Unis, ce fut surtout le tabac qui a été à l’amorce d’une économie de plantation faisant usage du travail forcé. Voir notamment James Walvin à propos de l’histoire du sucre (2020).
[16] Il y a non seulement lieu d’évoquer, à l’instar de Marx, le double mouvement d’humanisation de la
nature et de naturalisation de l’homme mais il faut aussi prendre en considération un processus analogue englobant tant le capital que la relation de ce dernier à son environnement. Le Capitalocène transforme l’environnement en big business (le greenwashing est un business actif, source de profits) et réalise une « capture » de la dialectique de changement (« on ne transforme le monde qu’en se transformant, et vice et versa ») pour l’utiliser à son compte. Le capitalisme vert existe bel et bien et il est parfaitement possible pour le capital de continuer à circuler en réalisant des profits au milieu de catastrophes et de désastres. Pour absorber ces chocs (qui sont à la fois endogènes et exogènes), le capital accélère son cycle d’accumulation, et adopte des stratégies qui finiront par être problématiques pour le capital lui-même (dettes, inflation).
[17] F. d’Eaubonne (1974), Le féminisme ou la mort, (p. 221). Pour une présentation, voir https://reporterre.net/
Francoise-d-Eaubonne-pionniere-de-l-ecofeminisme-et-adepte-du-sabotage
[18] Ce symbolisme pouvait également fonctionner comme une norme éthique contraignante puisque le fait de personnifier la nature limitait également son exploitation. Mais avec l’émergence d’une société divisée en classe et le fait étatique, il devient de plus en plus difficile de limiter sur le plan éthique le processus de colonisation patriarcale des femmes tandis que les monothéismes religieux viennent en appui à des systèmes socio-étatiques basés sur le patriarcat, l’esclavage et le tribut.
[19] Pour une présentation succincte de ses travaux, Voir Pierre Ansay, « Valerie Plumwood, le crocodile, l’écoféminisme et le care » in Politique, la revue https://www.revuepolitique.be/val-plumwood-le-crocodile-lecofeminisme-et-le-care/
[20] Les élaborations du philosophe des sciences Roy Bashkar en défense d’un réalisme critique nous invitent à repenser le raisonnement scientifique sans verser dans le positivisme (la science produit des vérités absolues) ni dans le relativisme post-moderne (ou la réalité est d’abord discursive et tous les discours peuvent prétendre à la vérité). Suivant Roy Bashkar et la théorie du réalisme critique (CRT), il est impératif d’opérer une distinction entre le monde « réel » et le monde « observable ». Le « réel » ne peut être totalement observé et il existe indépendamment des perceptions et des discours. En même temps, le monde tel que nous le connaissons et le comprenons est construit à partir de nos perspectives et de nos expériences, à travers ce qui est « observable » ou vécu. Mais selon la théorie du réalisme critique, des processus inobservables mais non moins réels provoquent des événements observables. Le monde social ne peut dès lors être compris qu’en reconnaissant l’existence de structures, de logiques et d’interactions qui génèrent ces événements. Voir Meissonier (2022) https://doi.org/10.3917/ems.livia.2022.01.0147.
[21] Voir le rapport conjoint du BIT et d’Unicef Global Child Labour – 2020 report (https://www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/—ed_norm/—ipec/documents/publication/wcms_800278.pdf. Ce travail est bien plus que la source d’un revenu d’appoint. Au Bangladesh, des enfants de 6 ans travaillent 60 à 100 heures par semaine dans les ateliers de textile.
[22] Voir « Estimations mondiales de l’esclavage moderne : travail forcé et mariage forcé – Résumé analytique », BIT Genève https://www.ilo.org/global/topics/forced-labour/lang–fr/index.htm
[23][23] Sur la démultiplication d’ateliers clandestins de confection à Leicester, voir https://www.euronews.com/green/2020/07/09/inside-the-leicester-sweatshops-accused-of-modern-slavery
[24] L’enquête « Working conditions in global perspective » été menée en 2017-2019 dans 41 pays représentant 1,2 milliard d’habitants. Les pays concernés sont l’Union Européenne (UE28), la Chine et la Corée du Sud, la Turquie, États-Unis, et série de pays d’Amérique Latine.
Voir https://www.eurofound.europa.eu/publications/report/2019/working-conditions-in-a-global-perspective
[25] La proportion de salariés qui subissent au minimum deux contraintes distinctes au niveau de la charge ou du rythme de travail de charge augmente de 57 % pour ceux qui travaillent de 20 à 29 heures à 59 % pour ceux qui
travaillent de 30 à 35 heures, puis 67 % (35 à 40 heures) à 76 % pour ceux qui travaillent de 45 à 50 heures.
[26] Les sept déterminants de la qualité de l’emploi sont 1) l’environnement physique (bruit, posture, températures, vibrations) ; 2). l’environnement social (mode de management, présence syndicale, soutien collégial) ; 3). l’intensité du travail (exigences quantitatives, déterminants du rythme et interdépendance) ; 4). les qualifications et le pouvoir discrétionnaire (latitudes décision, participation organisationnelle, formation) ; 5). le temps de travail (durée ; horaires atypiques, arrangements temps de travail, flexibilité subie versus choisie) ; 6). les perspectives d’avenir (carrière et promotion, sécurité socio-professionnelle, occurrence des réductions d’effectifs ou licenciements) ; 7). Le montant du salaire et des rémunérations.
[27] Marx K., Le Capital – Livre premier. Le développement de la production capitaliste. III° section : la production de la plus-value absolue. Chapitre X : La journée de travail.
[28] Voir à ce propos les travaux d’Alexander Neumann en français (2015 et 2020) et en allemand (2010).
[29] C’était aussi le sens de mon propos dans une note publiée dans la Lettre du Centre Naville « La défense du travail vivant est un combat écologique en soi » (Bouquin, 2019).
[30] Voir l’entretien avec Kohei Saito publié sur le site Terrestres.org.
[31] Pour une critique des collapsologues, voir Daniel Tanuro (2020) Trop tard pour être pessimistes. Ecosocialisme ou effondrement ; Jérémie Cravatte, L’effondrement, parlons-en. Les limites de la collapsologie, 2019, 48p. Miméo. www. barricade.be.