
Stephen Bouquin (1968-2025) : une œuvre en forme de peinture moderne
Nous publions un hommage d’Alexander Neumann à Stephen Bouquin, décédé il y a quelques jours. Militant anticapitaliste et sociologue du travail, il a longtemps animé le Centre Pierre Naville ainsi que la revue Les Mondes du travail. En complément, nous publions également l’un de ses textes les plus récents.
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Stephen est mort le 21 janvier à Bruxelles – Molenbeek. Né à Anvers, il était marqué par l’ouverture au monde par le port international d’Anvers et la culture cosmopolite de Bruxelles, qu’il a interprété à sa propre manière, internationaliste et polyglotte. Doté d’une extraordinaire capacité d’action et d’une rare faculté critique, notre ami se voyait comme un intellectuel et militant marxiste tout à fait indépendant.
Il fait penser en cela à Ernest Mandel, qui a grandi comme lui à Anvers et qui est aussi mort à Bruxelles, ou encore à Pierre Naville qui a donné son nom à un centre de recherche un temps dirigé par Stephen Bouquin. Son véritable modèle intellectuel était cependant le trotskyste américain Harry Braverman, avec son approche de théorie du procès de travail (labour process theory) qui décrit les résistances dans le travail industriel. Envers et contre des moments d’abattement, de grande tristesse et de déchirures familiales, Stephen déployait une grande vitalité et un humour intact. Irrigué de cultures populaires, il imitait en privé ses adversaires ou collègues contrariants avec talent, avant d’éclater lui-même de rire.
J’ai connu Stephen à Paris dans un moment de résistance aiguë à la restauration, peu de temps après la chute de l’Union soviétique et lors de l’effondrement des gauches en France, en 1993. Au plus profond de la débâcle et au point haut de la mode antimarxiste, il participait alors à la reconstitution d’un socle critique, par exemple en s’associant à la publication d’Inprecor, une revue de la IVe Internationale qui reprend un titre lancé initialement par l’Internationale communiste en 1921. Il s’est ensuite engagé dans des mouvements fédérateurs, notamment les marches européennes contre la précarité et le chômage, en lien avec divers courants syndicaux. En Belgique, il militait dans des courants sur la gauche du socialisme historique.
J’ai pu suivre sa carrière universitaire de près, depuis l’écriture de sa thèse jusqu’à la suspension récente de ses activités en tant que professeur des universités à Paris-Saclay, faculté restructurée par le haut. Alors que, de nous deux, c’était lui le plus grand militant de la cause syndicale, c’est à moi qu’il avait demandé le contact du syndicat local de la CGT pour y adhérer, avant de se fier finalement à une intuition qui lui commandait de se mettre en retrait complet, devant la montagne qui se dressait devant lui. Il avait pris un congé sans solde, se repliant alors vers l’ancienne maison de sa mère dans le midi.
Il était professeur en sociologie, mais se présentait comme historien de formation, sociologue de métier et scientifique militant. Lors de sa soutenance de thèse de science politique à Paris 8 – Vincennes-Saint-Denis, certains professeurs avaient comparé ses recherches (sur les résistances ouvrières dans le secteur automobile) à un travail artisanal, exécuté par un solide compagnon[1]. Pareille caractérisation passe complètement à côté du sujet, celui de la résistance dans le travail industriel moderne, en même temps qu’elle rate le style intellectuel de Stephen.
Je vois sa manière de faire plutôt comme une imitation des peintures artistique de son père, dont l’une des œuvres orne la couverture de son doctorat. La maison de son père, dont la vue donnait sur les docks du port d’Anvers, était couverte de ces peintures qui captaient silhouettes, lumières et reflets des grues, entrepôts et bassins, à travers une composition d’inspiration expressionniste, constituant un tableau d’ensemble. La tour Eiffel vue par Robert Delaunay ou les chantiers de construction tout en couleur de Fernand Léger ne sont pas si loin des grues portuaires d’Anvers dans les peintures paternelles.
La thèse, les livres et articles de Stephen sont, eux, construits comme des vues panoramiques, faites d’éléments divers, assemblées pour former un tout, réunies grâce à son interprétation critique. Les lectures d’auteurs et autrices sociologiques tiennent ici lieu de formes visuelles, agencées autour d’une question ou d’un thème. Il avait un regard beaucoup plus libre que son sujet de prédilection, apparemment laborieux, ne pourrait le laisser croire. La méprise s’alimente sans doute aussi d’une solide mise à distance de tous les codes de la bourgeoisie parisienne, et de son choix politique clair en faveur du prolétariat mondial.
En ce sens, son association de fait avec le nom de Pierre Naville a tout pour intriguer, puisqu’il a dirigé le laboratoire universitaire éponyme de 2008 à 2018. Naville, lui, est passé de l’action artistique, la révolution surréaliste, au communisme et à l’opposition de gauche (au stalinisme et à la social-démocratie), avant de devenir l’un des plus éminents sociologues du CNRS dans l’après-guerre. Cependant, cette identification personnelle est doublement trompeuse. D’une part, les piliers historiques de ce laboratoire Naville, issus du marxisme soviétique, ne voulaient pas de cette appellation. Elle leur avait été octroyée dans un moment d’inattention, un peu comme un pied de nez, je le sais de source sûre.
Par conséquent, une figure tutélaire comme Jean-Pierre Durand n’entendait nullement entrer dans le projet scientifique de Pierre Naville, pas plus que dans celui du directeur de labo Stephen Bouquin, et encore moins dans sa revue, intitulée Les Mondes du travail. Stephen souffrait d’être considéré comme un simple gestionnaire, et non pas comme un éclaireur sociologique hors pair et d’un chercheur à l’échelle internationale. En l’absence d’un cadre critique, qui aurait pu être porté par Stephen Bouquin, la sociologie du travail s’est estompée dans ce laboratoire, au profit de recherches tirant vers la génétique, la sociologie visuelle, l’urbanisme et la professionnalisation en général, comme le pointe un rapport Hcéres de janvier 2019.
Le fait qu’un scientifique militant comme Stephen, d’inspiration trotskyste, dirige le Centre Pierre Naville, pourrait passer pour une ruse de l’histoire – si seulement le professeur Bouquin avait été un inconditionnel des orientations de Naville. Ce n’est pourtant pas si sûr. Stephen connaissait certes la sociologie de Naville, par Jean-Marie Vincent qui fut le directeur du département de science politique de Paris 8 au moment de sa thèse, ou encore par Mateo Alaluf, mais sa véritable référence était Harry Braverman.
Son livre Travail et capital monopoliste, dont la version américaine date de 1974, fut d’abord publié en France en 1976 par Maspero. Longtemps introuvable, il a été réédité en 2023, avec un demi-siècle de retard[2]. Braverman, lui-même ouvrier industriel et militant trotskyste, avant de passer au métier d’éditeur, montre comment le management des grandes entreprises s’acharne à saper toute forme d’autonomie ouvrière, par l’affaiblissement du niveau des qualifications, par un contrôle serré, une division du travail poussée, et une rationalisation continue. Les résistances à ce type de modèle contiennent donc une potentialité révolutionnaire, dans la mesure où toute mise en question met en danger l’existence de toute cette organisation capitaliste.
Dans sa thèse, Stephen n’a eu aucun mal à transposer cette problématique à l’industrie automobile française (après 1968) et à son patronat autoritaire. La limite de cette approche, qui a le mérite de nommer le travail ouvrier et surtout la résistance sociale, est qu’elle explore à peine l’organisation étatique et mondiale du marché, donc la division sociale du travail à une échelle globale. De son côté, Naville avait souligné dès les années 1960, que la rationalisation du travail et l’automatisation de la production mène à un « automatisme social », c’est à dire un alignement de toute la société sur ces normes de production, qui se poursuit à travers l’informatisation, les services, la formation et les administrations.
Il est facile de voir dans la diffusion de l’IA dans les services publics une nouvelle étape de ce développement, sans même parler du discours sur la « start-up nation ». Naville est donc passé de la sociologie du travail en entreprise à une sociologie politique incluant les mouvements des travailleurs. Si Braverman a lui-même tenté d’élargir son analyse des entreprises vers le modèle d’organisation plus global du fordisme, il a peiné à voir que la résistance à pareille structure autoritaire engage des formes de résistance et de lutte qui dépassent le cadre de l’entreprise, comme Mai 68 ou les Gilets jaunes l’ont montré.
Stephen était suffisamment curieux et ouvert d’esprit pour voir que le modèle initial ne pouvait être actualisé sans problème, mais il pensait toujours que les noyaux militants de travailleurs syndiqués (selon le modèle des entreprises industrielles) pouvaient entrainer et politiser de larges secteurs de la société lors de mouvements sociaux plus amples. Cet effet existe certainement, mais ce modèle n’explique ni le rôle déclencheur du mouvement étudiant en 68, ni celui des sans-papiers, ni celui des travailleurs périphériques qui ont été au cœur du mouvement des Gilets jaunes. En saluant la récente « gilet-jaunisation » d’une partie du mouvement syndical, Stephen s’est peut être douté que cette expression décrit l’exact contraire du modèle originaire de Braverman. Le rapport entre le travail et la politique est un nœud de contradictions. La CGT ou le féminisme égalitaire peuvent en témoigner. La même réflexion concerne l’écologie, ou encore la « créolisation », ce concept d’Edouard Glissant, auteur issu du mouvement surréaliste, tout comme Naville.
Stephen, par connaissance, par conviction et par expérience familiale savait que le racisme est un poison mortel, et il abordait en cours le problème de la racialisation (dont il rendait le terme correctement à partir du débat anglophone) devant un public d’étudiant.e.s de banlieue, à Evry. Cependant, la créolisation, qui peut être vue comme l’opposé de la racialisation, est un processus culturel global, impliquant des formes de résistance qui se nouent au départ dans l’esclavage et les plantations, et non pas dans le travail industriel ou l’entreprise américaine. Stephen était intervenu aussi bien dans les mouvements kurdes, flamands, francophones, américains, et s’intéressait à tout ce qui agitait l’Afrique, la Russie et l’Asie.
Ces dernières années, nos discussions sociologiques s’étaient intensifiées, au vu de l’éclosion de nouvelles perspectives et de la déréliction d’anciennes certitudes. Il m’avait demandé d’écrire un article à quatre mains sur la relation du travail à l’écologie politique, pour sa revue Les mondes du travail – qui entend toujours partir de « la centralité du travail » comme son nom l’indique. L’échange a commencé autour d’un verre, s’est poursuivi par un cadavre exquis textuel (pour user d’une expression des surréalistes), dans un bel élan créatif, mais s’est heurté au fait que la revue attendait un format court. Stephen visait plutôt un livre, au fil des échanges, et pour finir nous avons publié deux bouts séparés, lui dans sa propre revue, et moi dans Contretemps[3]. Mis côte à côte, les deux textes peuvent encore se lire comme un dialogue.
En 2023, Stephen est revenu à son ancienne fac, Paris 8, pour discuter mon livre La révolution et nous[4] dans le cadre d’un séminaire intitulé « La révolution et vous ? ». L’échange était très amical et stimulant, il a montré encore une fois toute sa culture encyclopédique en déclinant la question posée à partir d’un éventail de sociologies critiques du 20e siècle. Il est apparu qu’il cherchait surtout à reconsidérer les manières de créer le « nous », le collectif, davantage qu’à explorer la dimension politique de la « révolution » (depuis 1789). Pourtant, la politique l’a animé depuis son enfance. Sa mère m’avait raconté un jour, de manière touchante, que le premier texte politique rédigé Stephen, alors écolier, était une lettre adressée au président François Mitterrand, pour lui demander de prendre au sérieux le risque d’une guerre nucléaire. Un intellectuel en état d’alerte, déjà, dont l’exigence critique reste présente.
Le 21 janvier 2025.
Alexander Neumann est professeur à Paris 8.
Une vidéo live :
Notes
[1] La thèse a été éditée sous forme de livre : La valse des écrous. Travail, capital et action collective dans l’industrie automobile, Paris, Syllepse, 2006.
[2] Harry Braverman, Travail et capitalisme monopoliste, Paris, Editions sociales, 2023.
[3] Stephen Bouquin. « Pour éviter le désastre : défendre le “ travail vivant ” et le bien commun », Les
Mondes du travail, 2023, n° 29, p. 23-38 ;
[4] Alexander Neumann, La révolution et nous. La théorie critique de 1789 à nos jours, Paris, La Brèche, 2022 (épuisé).