Les choix industriels amplifient la catastrophe sociale. Contribution au débat pour le « plus jamais ça »
Claude Serfati revient ici sur les choix industriels de l’État français, dont les conséquences désastreuses ont été rendues évidentes par la crise sanitaire. Le désintérêt étatique pour l’industrie s’explique par l’intrication entre le pouvoir d’État et la direction des grands groupes capitalistes. Le fait que l’industrie de l’armement fasse exception exprime la nature fondamentalement impérialiste du capitalisme français.
Claude Serfati est économiste et chercheur auprès de l’IRES, est l’auteur, entre autres, de L’industrie française de défense (Ed. La Documentation française, 2014) et Le Militaire : une histoire française (Ed. Amsterdam, 2017), dont on pourra lire un extrait ici.
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Le choc mondial actuel se transformera en crise économique d’autant plus profonde – peut-être comparable dans son ampleur à celle de 1929 – que l’économie mondiale n’était pas vraiment sortie de la crise de 2008 (si on excepte la prospérité des marchés financiers). Cependant, cette crise mondiale prend des formes diversifiées selon les pays.
En France, la crise survient dans un contexte d’offensive budgétaire du gouvernement contre les hôpitaux et les soignants. La défaillance du gouvernement dans ce domaine est connue et dénoncée. Les défaillances industrielles en termes d’équipements médicaux vitaux (ventilateurs, test de diagnostics, masques, etc.) ont été brutalement révélées. Pour tenter de cacher son impéritie, le gouvernement a tenu des discours contradictoires sur la nécessité ou non de masques et de tests. Les défaillances industrielles ne s’arrêtent pas au médical, elles concernent de nombreux secteurs essentiels. Cet article fournit un éclairage sur les causes de cette situation.
Une catastrophe sociale
Fin 2018, le groupe multinational américain Honeywell fermait son unité de production industrielle située en région Bretagne pour la délocaliser en Tunisie, licenciant en même temps 38 salarié·e·s. Sa production était de 200 millions de masques par an, soit près de 20 millions par mois, fabriqués sur des machines ultra-modernes pouvant produire chacune 4000 masques à l’heure. C’est le constat fait dans un communiqué de l’Union syndicale Solidaires (Côtes d’Armor).
Cette catastrophe sociale vient sur le devant de la scène en raison de l’épidémie de coronavirus. Elle n’est toutefois qu’un maillon dans la longue chaîne des liquidations d’entreprises qui produisent en France des biens vitaux. Dans l’industrie médicale, les fermetures d’usine et les relocalisations d’activités à l’étranger ont eu pour conséquence un accroissement gigantesque du déficit commercial (exportations moins importations) du secteur ‘Instruments à usage médical, optique et dentaire’ (figure 1).
Figure 1 : Évolution du solde commercial des instruments à usage médical, optique et dentaire
A titre d’illustration de ces défaillances industrielles, on peut rappeler que dans les années 1980, la Compagnie Générale de Radiologie (CGR), filiale de Thomson-CSF (aujourd’hui Thales), était en position de quasi-monopole mondial dans l’imagerie médicale. Nul besoin d’être énarque, comme l’était son PDG, Alain Gomez, pour comprendre que la croissance des prescriptions d’examens médicaux fondés sur ces technologies serait importante. Mais Thomson-CSF était un des grands groupes de l’armement, et c’est dans l’armement que les rentes de situation pour le groupe étaient garanties. La CGR fut donc vendue au groupe américain GE (General Electric).
Le résultat est là. En 2019, la France importait 75% des appareils de diagnostic par visualisation à résonance magnétique des Etats-Unis et le solde commercial de ce type de biens est déficitaire, comme le sont d’autres instruments médicaux de diagnostic, par exemple aujourd’hui les tests de diagnostic du Covid-19.
Les élites capitalo-fonctionnaires
Le secteur des instruments médicaux n’est pas le seul à accumuler les déficits. En fait, depuis les années 2000, la plupart des secteurs industriels sont dans la même situation. Résultat: le déficit de la balance des biens manufacturiers ne cesse de se creuser (figure 2). Même l’industrie automobile, un point fort traditionnel, affichait en 2019 un déficit de 15 milliards d’euros, alors que son excédent était de 11 milliards en 2000. Et pas d’excuse sur le coût du travail: en 2019, le déficit de nos échanges avec les pays de la zone euro était plus important que celui enregistré avec toute la zone Asie.
Le désintérêt pour l’industrie manufacturière est l’aboutissement de dizaines d’années d’actions concertées des gouvernements et des dirigeants de grands groupes industriels français. Leur complicité est d’autant plus grande qu’ils sont formés dans les mêmes grandes écoles (Polytechnique, ENA). Ils passent sans aucun souci de postes de haut-fonctionnaires au sein de l’appareil d’Etat à la direction des grands groupes industriels et bancaires et, dès que l’opportunité politique se présente, ils retournent dans l’appareil d’Etat. Le capitalisme de connivence, d’endogamie et de conflits d’intérêts[1] est bien installé en France. Sur l’ensemble des directeurs généraux et présidents français du conseil d’administration qui dirigent aujourd’hui les groupes du CAC 40, près de la moitié a également travaillé dans les grandes institutions de l’Etat[2].
Face ils gagnent, pile les salariés perdent
Installés à la direction des grands groupes, ces capitalo-fonctionnaires expliquent aux salariés que les contraintes de la ‘mondialisation’ justifient les fermetures de sites. Lorsqu’ils sont aux commandes de l’Etat, ils expliquent que l’Etat ne peut rien contre ces contraintes. Ils refusent même fréquemment de répondre aux salariés, tels que ceux d’Honeywell ou encore ceux de Luxfer [à Gerzat, banlieue nord de Clermont-Ferrand] la seule entreprise française qui produisait des bouteilles d’oxygène médical, fermée par ses propriétaires en novembre 2018 et dont les salariés demandent la nationalisation. Ils refusent de répondre aux personnels de santé, qui depuis des années, dénoncent la catastrophe humanitaire dans les hôpitaux.
Pile, les salariés perdent, face les capitalo-fonctionnaires gagnent, telle l’actuelle ministre du Travail, M. Pénicaud, qui, bien que non-énarque, a réalisé 1,13 million d’euros de plus-value sur les stock-options en tant que Directrice générale des ressources humaines chez Danone, au moment où le groupe supprimait 900 emplois de cadres, dont 230 en France[3]. Ces gigantesques revenus sont justifiés, nous dit-on, car ce sont les «premiers de cordée», traduction présidentielle de la théorie économique dominante. Celle-ci nous enseigne que les individus sont rémunérés en fonction de leur productivité (marginale, pour les spécialistes), c’est-à-dire en fonction de leur contribution à la création de richesses. Ceux qui captent des revenus démesurés sont donc démesurément utiles à la société. Les soignants, enseignants, cheminots, routiers et les caissières, livreurs et tous les «invisibles» (pour les éditocrates des plateaux TV) savent donc pourquoi ils sont mal payés.
Les capitalo-fonctionnaires sont parfois appelés par complaisance «capitaines d’industrie» alors qu’ils n’ont rien à voir avec les entrepreneurs «héroïques» imaginés par l’économiste Joseph Schumpeter (1883-1950). Leur stratégie industrielle a été résumée par Serge Tchuruk d’Alcatel le 26 juin 2001, dans une réunion organisée par le Wall Street Journal pour les investisseurs financiers: « Nous souhaitons être très bientôt une entreprise sans usine »[4]. Résultat: entre 2000 et 2005, les effectifs mondiaux d’Alcatel ont été divisés par deux, passant de 113 400 à 57 700. Le naufrage a continué jusqu’à la disparition d’un groupe qui figurait parmi les « fleurons industriels nationaux »[5]. Au début des années 1970, Alcatel avait pourtant reçu clés en main plusieurs innovations radicales, dont le premier commutateur numérique de télécommunication conçu dans le monde, mises au point dans le laboratoire de France-Télécoms (le CNET).
L’« effet de ciseaux » provoqué par la stratégie d’internationalisation des grandes groupes
A partir des années 1990-2000, les groupes industriels français ont fortement internationalisé leurs activités mais contrairement aux groupes allemands, ils l’ont fait en fermant des sites de production sur le territoire national. En 2017, les grands groupes français employaient en France 605 000 salariés de moins qu’en 2013, soit une chute de 12% de leurs effectifs[6]. Ils ont en revanche rapatrié de plus en plus de dividendes de l’étranger, ce qui ravit leurs actionnaires. Les comparaisons internationales montrent d’ailleurs que les groupes français étaient en 2019, les champions européens du versement des dividendes aux actionnaires (60 milliards d’euros distribués). Ainsi, la stratégie d’internationalisation des grands groupes français se traduit par un « effet de ciseaux » qui s’ouvrent de plus en plus (figure 2). Elle crée un écart croissant entre l’emploi et la production manufacturière qui se détériorent et le versement des dividendes qui prospère[7].
Figure 2 : Evolution des dividendes rapatriés par les groupes industriels français et du solde de la balance commerciale (milliards d’euros)
Source : auteur, à partir des données de la Banque de France et des Douanes
L’armement, priorité industrielle
Une autre dimension du « capitalisme à la française » est nécessaire pour comprendre l’incapacité actuelle à produire des biens essentiels, dont certains s’avèrent vitaux aujourd’hui. Depuis les années 1960, la politique industrielle de la France a été surdéterminée par des objectifs militaires[8]. Le lancement de grands programmes nucléaires, aéronautiques et spatiaux s’explique par les considérations stratégiques qui n’ont pas changé, quelles que soient les alternances politiques. La polarisation sur ces industries a même augmenté dans la fin des années 2000.
En 2016, les entreprises de défense réalisaient 21% des exportations totales de la France dont l’essentiel est réalisé par à peine une dizaine de grands groupes. Les entreprises de défense captent une partie importante des crédits publics de recherche-développement grâce aux grands programmes d’armement mais aussi au très prodigue crédit d’impôt-recherche (CIR). Les entreprises de défense reçoivent chaque année plus de 1 milliard d’euros au titre du CIR, à comparer avec les 500 millions promis le 20 mars 2020 aux chercheurs par E. Macron. Cette maigre enveloppe permettra peut-être de fournir un financement à l’équipe de chercheurs du CNRS d’Aix-Marseille dont on a progressivement coupé les crédits de recherche fondamentale…. sur le Coronavirus[9].
Produire des armes est le résultat de décisions politiques, et celles-ci-ci se lisent dans les choix budgétaires des gouvernements français. Entre 2007 et 2017, les dépenses de sécurité/police (+39,4%) et de défense (+31,5%) ont augmenté à un rythme nettement supérieur aux dépenses à finalité sociale. Par exemple, elles ont été deux fois plus rapides que celle des dépenses d’enseignement (+16,1%). Au cours de la même période, les dépenses de l’Etat destinées aux logements et équipements collectifs ont baissé en valeur absolue.
Produire et vendre des armes sont le résultat de décisions géopolitiques. Pendant que l’industrie civile française perd pied dans la concurrence internationale, les exportations d’armes guident la diplomatie du pays. Selon les données fournies par les Douanes, elles sont passées de 4,117 milliards d’euros en 2011, à 7,666 milliards d’euros en 2019, soit une augmentation de 86%. Cependant, le commerce des armes n’a rien à voir avec la compétition sur les marchés civils. Le quasi-doublement des ventes d’armes par la France aurait été impossible sans les choix budgétaires et de politique industrielle effectués depuis des décennies. Dans le contexte de dégradation géopolitique mondiale, le boom des ventes d’armes aurait également été impossible sans l’intensification des interventions militaires de la France en Lybie (2011), au Mali puis au Sahel (2013) ainsi qu’au Moyen-Orient. En réalité, la France est avec les Etats-Unis le pays développé dans lequel l’interaction entre l’influence économique et la puissance militaire est la plus forte, avec évidemment le fait que les deux pays ne concourent pas dans la même catégorie.
L’état d’urgence contre qui ?
Il y a un an, William Bourdon, ancien secrétaire général de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) et Vincent Brenghart, tous les deux avocats, dénonçaient dans une tribune libre la fuite en avant sécuritaire du gouvernement face au mouvement des gilets jaunes. Ils concluaient que « la militarisation de l’ordre public est en marche »[10]. La situation actuelle leur donne raison. « Nous sommes en guerre contre un ennemi invisible » a déclaré E. Macron et l’armée est déployée sur le territoire national (opération « résilience »). Décidément, l’armée est plus que jamais chez elle dans la Ve République[11].
Au nom de l’état d’urgence sanitaire, le président de la République et le gouvernement ont fait adopter un ensemble de mesures qui remettent gravement en cause les libertés publiques et les droits des salariés. Comme pour les précédents « états d’urgence » instaurés entre 2013 et 2017, le danger est que les mesures inscrites dans l’« état d’urgence sanitaire» soient utilisées le « jour d’après ».
Nul n’ignore en effet que le confinement n’est pas subi de la même façon selon la position sociale, le lieu et les conditions d’habitation. Après les mobilisations des gilets jaunes et pour la défense des retraites, d’autres couches de la société s’assembleront pour dire « Plus jamais ça ! »[12]. Au risque qu’ils rappellent au gouvernement l’article premier de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (26 août 1789) : « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». Et même, cauchemar des gouvernements, qu’ils s’inspirent de l’énergie sociale qu’il a alors fallu au peuple pour imposer ce principe.
Article publié initialement par A l’encontre, le 1er avril 2020.
Notes
[1] Voir les articles de Martine Orange pour Mediapart, dont le récent « Thierry Breton, dernier recours bruxellois de la macronie », 24 oct. 2019.
[2] Olivier Petitjean, 17 mai 2018, https://multinationales.org/Une-haute-fonction-publique-privee-a-la-francaise-pres-de-la-moitie-du-CAC40-a.
[3] L’Humanité¸ 27 juillet 2017.
[4] Guillaume Grallet, Le « fabless » , passion française, Le Point, 13/10/2011 (fabless : ‘entreprise sans usine’).
[5] Marleix O. et Kasbarian G. (2018), « Commission d’enquête chargée d’examiner les décisions de l’État en matière de politique industrielle, au regard des fusions d’entreprises intervenues récemment, notamment dans les cas d’Alstom, d’Alcatel et de STX ainsi que les moyens susceptibles de protéger nos fleurons industriels dans un contexte commercial mondialisé », Assemblée Nationale, Avis 897, 19 avril.
[6] Calculs effectués à partir des données INSEE.
[7] Charlotte Emlinger, Sébastien Jean & Vincent Vicard « L’étonnante atonie des exportations françaises », La Lettre du CEPII N°395, January 2019, CEPII
[8] Claude Serfati (2017), Le militaire. Une histoire française, Editions Amsterdam, Paris.
[9] https://blogs.mediapart.fr/avellino/blog/110320/coronavirus-le-cri-de-colere-d-un-chercheur-du-cnrs
[10] Libération, 22 janvier 2019, https://www.liberation.fr/debats/2019/01/22/la-militarisation-de-l-ordre-public-en-marche_1704429
[11] Voir Claude Serfati « La dangereuse trajectoire militaro-sécuritaire de la France », 21 mai 2019, https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-20-printemps-2019/dossier-lien-entre-l-evolution-des-rapports-internationaux-et-la-democratie/article/la-dangereuse-trajectoire-militaro-securitaire-de-la-france
[12] « ‘Plus jamais ça !’ Appel de 18 responsables d’organisations syndicales, associatives et environnementales qui appellent à préparer « le jour d’après », publié le 27 mars 2020.