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Presque deux ans après le surgissement de la révolution en janvier 2011, les derniers événements de cette fin de mois de novembre et de début décembre 2012 montrent un pouvoir de Morsi et des Frères Musulmans fortement contesté par la rue et par une large fraction de l’appareil judiciaire, laissant place au sommet à un chaos politique manifeste. Ces événements entrent en résonance au même moment avec ceux de Tunisie, où les manifestants réclamant des emplois à Siliana exigent pour cela la démission du gouverneur d’Ennahda, après la chute récente de celui de Sidi Bouzid pour les mêmes raisons. Cette contestation des pouvoirs islamistes sur fond d’effervescence sociale peut surprendre, tant les médias, en nous accoutumant ici à l’idée que la révolution était, sinon morte, du moins mourante sous l’étouffoir d’un hiver islamiste, ont occulté les très nombreuses luttes sociales qui n’ont quasiment pas cessé dans ces deux pays depuis les chutes de Moubarak et Ben Ali.

 

Il faut dire que la grille de lecture de bien des commentateurs se limite le plus souvent à l’opposition islam-laïcité ou démocratie/dictature pour le monde arabe, en ajoutant pour l’Égypte celle qui oppose les Frères Musulmans à l’armée. Ce qui occulte la lutte de classe. Or cette dernière, par son importance et sa constance, pèse considérablement au quotidien sur la vie politique, modifie les relations de l’islam à la laïcité, de la démocratie à la dictature et les alliances au sommet, qu’elles se nouent entre l’armée et les Frères Musulmans en Egypte, ou au sein de la Troïka en Tunisie.

Mais plus que cela, au fur et à mesure que les illusions sur les promesses de l’islam politique ou de la démocratie représentative s’usent, ces luttes sociales – qui ne portent pas seulement sur des questions économiques mais posent aussi depuis longtemps des questions politiques – menacent les autorités du spectre d’une deuxième révolution, clairement sociale celle-là. Et c’est cette menace qui est la cause de cette fébrilité au sommet depuis des mois avec ses très nombreux retournements de situation et du chaos politique tout particulièrement en Égypte. C’est ce que nous essaierons de décrypter spécifiquement pour ce dernier pays dans cet article autour des événements récents de novembre et décembre 2012.

 

Un nombre record de grèves

Les autorités ont recensé 2 000 grèves en Égypte sur les deux derniers mois (septembre et octobre 2012) dont, pour ce qui a été comptabilisé par le Centre Égyptien pour les Droits Économiques et Sociaux, 300 grèves et manifestations dans la seule première moitié de septembre. Le patronat égyptien se consolait pour sa part d’une baisse de 25 à 20% des entreprises privées en grève en novembre. Ce qui reste toutefois considérable. Le nombre de grèves qui ont marqué les deux ans de la révolution est le plus important de toute l’histoire de l’Égypte et la vague de cet automne/hiver 2012 figure parmi une des plus importantes1. Et cela alors que les grèves sont lourdement criminalisées. De nombreux syndicalistes sont condamnés à la prison et les amendes qui frappent les grévistes pouvant aller jusqu’à 50 000 euros, soit l’équivalent de 100 ans de travail car on ne gagne souvent guère plus de 50 euros par mois.

Ces grèves sont souvent partielles, locales, quelque fois généralisées à toute une profession, ou illimitées comme celle des médecins du secteur public qui a commencé le 1er octobre et qui dure toujours. Parfois encore, elles menacent de prendre un caractère de grève générale, sans toutefois avoir jamais atteint ce palier. Cependant, c’est cette menace qui a été la cause de la chute de Moubarak. Ces grèves sont économiques, portent sur des augmentations de salaires, l’embauche des précaires, parfois la nationalisation, mais depuis le début ont eu un caractère politique, exigeant souvent que les directeurs de sites ou de services, à tous les niveaux, soient “dégagés” comme Moubarak l’avait été.

Ainsi les employés du métro du Caire viennent tout juste d’obtenir en ce mois de novembre le limogeage de leur directeur. Ainsi, les salariés des entreprises sous commandement militaire (l’armée possède de 20 à 40% de l’économie) exigent que plus aucun officier ne participe à aucune instance de direction quelle qu’elle soit. De plus, ces grèves s’accompagnent souvent de la part des grévistes, mais aussi de la population, de blocages de routes, voies ferrées, administrations, commissariats de police, ministères, ainsi que d’occupations de lieux publics, d’attaques de bâtiments d’État au cocktail Molotov, de séquestration de responsables, de boycott de paiement des factures d’eau ou d’électricité, d’émeutes, etc. Les classes populaires montrent dans les faits qu’ils veulent compléter la révolution de janvier 2011 qui avait “dégagé” Moubarak en dégageant cette fois tous les petits Moubarak, de tous les types, à tous les échelons et dans tous les secteurs parce qu’au fond rien n’a changé pour elles, sinon ce droit de le dire.

Au fil du temps, ces luttes qui ne cessent pas, font naître une nouvelle génération de militants ouvriers. On est ainsi passé de 4 syndicats indépendants du pouvoir avant la chute de Moubarak à 800 aujourd’hui regroupant plus de 3 millions de salariés. Or ces militants, quasiment sans aucun droit syndical sinon celui obtenu par le rapport de force, risquant la prison ou la vie, ont vite compris qu’ils ne se heurtent pas qu’à leur propre patron mais au gouvernement et à l’État, tout en se frottant aux autres classes sociales qui, d’une manière ou d’une autre, occupent aussi l’espace de la contestation.

La situation rend ces classes populaires de plus en plus disponibles pour une conscience politique radicale. Aux présidentielles de juin 2012, le mouvement ouvrier présentait deux candidats pendant que le candidat socialiste (nassérien) surprenait tout le monde en faisant le meilleur résultat de tous les candidats dans les grandes villes et les quartiers populaires jadis acquis aux islamistes. On peut mesurer une des expressions de cette maturation dans la formation par les supporteurs Ultra des clubs de foot, d’un nouveau parti des « Ultras de la place Tahrir« , féroces ennemis de l’armée et des Frères, fers de lance de la révolution, acclamés partout où ils se présentent et se référant clairement aux “travailleurs”.

Il ne fait pas de doute que cette nouvelle génération de jeunes militants “ouvriers” révolutionnaires inquiète le pouvoir qui comprend bien que le socialisme nassérien très institutionnel risque bien de n’être qu’une étape vers davantage de radicalité. D’autant plus que si, jusqu’à présent, la question démocratique a tenu le devant de la scène révolutionnaire, aujourd’hui, pour la majorité des égyptiens, peu importe la forme du régime – parlementaire, présidentiel, civil ou théocratique. Ils voient la corruption partout et sont d’abord et avant tout anxieux de la quête de leur gagne-pain, d’une vie digne et d’une justice sociale pour laquelle ils payent de leur vie.

 

Face à la montée populaire, les Frères Musulmans à la manoeuvre

La poussée populaire et sa recherche d’une expression politique

Jusqu’aux élections présidentielles de juin 2012, les grèves et manifestations ont continué sans faiblir, y compris dans la volonté politique manifestée dans nombre d’entre elles à dégager les petits Moubarak, mais sans toutefois trouver d’expression politique nationale. Or au premier tour des présidentielles, non seulement les différents candidats révolutionnaires obtinrent plus de 40% des suffrages, mais H. Sabbahi, socialiste révolutionnaire nassérien, est arrivé troisième, et très largement premier dans les quartiers populaires et les grandes villes malgré les fraudes massives2. Le vote islamiste, lui, s’est écroulé, passant de 70% aux législatives de l’hiver 2011 à 25% pour les Frères Musulmans. Le mouvement populaire trouvait, par le succès de H. Sabbahi, une première expression, même déformée, de ses intérêts politiques propres.

Pour essayer d’enrayer cette évolution, les militaires tentèrent un coup d’État fin juin. Craignant cependant, au vu des réactions de la rue, de déclencher une deuxième insurrection populaire, ils n’osèrent pas aller jusqu’au bout. C’est alors qu’en complicité avec les Frères Musulmans, ils choisirent le vainqueur du second tour, Morsi, candidat des Frères Musulmans. Ce dernier cohabita quelques temps avec le CSFA (Conseil Supérieur des Forces Armées) puis, le 12 août, toujours en lien étroit avec l’armée, procéda au limogeage de quelques ministres-généraux, donnant l’impression par cet apparent coup de force, de satisfaire aux exigences populaires qui réclamaient depuis février 2011 la mise à bas du régime militaire. Il faut dire que le temps leur était compté car, le 24 août, était annoncée une manifestation massive pour faire tomber le pouvoir islamico-militaire.

La manœuvre fit illusion un moment mais ce n’était qu’un sursis. Le mouvement social redoublant d’énergie à la rentrée scolaire en septembre, le pouvoir, à nouveau menacé, a alors tenté d’user du dérivatif religieux au travers de quelques imams, lançant la campagne contre le film “l’innocence des Musulmans”. Mais la combine fit long-feu, n’entraînant que quelques milliers de manifestants, même si ici, elle fut relayée avec gourmandise par les médias occidentaux. Le nouveau pouvoir des Frères Musulmans semblait déjà passablement déconsidéré et la ficelle religieuse assez usée.En effet, le 9 octobre, une manifestation célébrait l’alliance coptes-musulmans contre la haine religieuse. Le 10, les supporteurs de foot “Ultra”, fers de lance des affrontements de rue avec le pouvoir, réclamaient la démission de leurs dirigeants corrompus. Le 11, ils marchaient sur le palais présidentiel afin d’exiger justice pour 70 de leurs membres assassinés à Port Saïd et s’associaient à l’appel de 13 organisations socialistes, ouvrières, démocrates ou libérales à manifester le 12 octobre pour demander des comptes au gouvernement après 100 jours de pouvoir.

Pour tenter de freiner ce mouvement, le 8 octobre, le président Morsi, amorça sa politique qui trouvera son apogée avec le décret présidentiel du 22 novembre. Il amnistia les personnes arrêtées pour la défense de la révolution avant juin 2012. Le 10, il se saisit de l’émotion provoquée par l’acquittement des responsables de la “bataille des chameaux” où des chameliers à la solde de Moubarak avaient attaqué la place Tahrir, pour détourner la colère contre les responsables de l’ancien régime acquittés en promettant qu’il les ferait rejuger. Enfin il tentait de “démissionner” le procureur général d’Égypte considéré comme ayant failli dans le procès des chameliers tout en appelant lui aussi à la légitimité de la rue en proposant aux Frères d’occuper aussi la rue. Mais le 12 octobre, les Frères Musulmans étaient chassés de la place Tahrir par les manifestants à coups de pierres et les ouvriers de l’immense entreprise de céramique Cléopatra de Sokhna, bloquaient leur usine en se saisissant d’Abul Enein, le directeur et aussi le financier de la bataille des chameaux, montrant ainsi ce qu’ils entendaient par justice.  

Le 17 novembre un fait divers indigna toute l’Égypte. Un train percutant un bus, provoqua la mort de nombreux enfants, révélant l’état de délabrement des services publics. Morsi négligea d’aller à l’enterrement des victimes alors que les Frères Musulmans ne sont pas avares de cérémonies funéraires pour leurs membres systématiquement présentés comme “martyrs”. Le 18 novembre, en mémoire des 45 manifestants tués et des 1500 blessés un an auparavant, notamment rue Mohamed Mahmoud, lorsque le peuple égyptien s’était opposé dans la rue à une première tentative de coup d’Etat constitutionnel de l’armée, des milliers de manifestants reprenaient le chemin de la rue Mohamed Mahmoud et tentaient d’en enlever les énormes blocs de béton qui la barrent pour bloquer l’accès au ministère de l’intérieur. Comme un an auparavant, les affrontements recommençaient mais cette fois avec des forces policières aux ordres des Frères Musulmans. C’étaient les premiers affrontements violents entre la révolution et les Frères Musulmans, révélant le fossé qui s’était creusé entre le peuple et les islamistes, et le feu qui couvait depuis des mois.

 

Le pouvoir politique accentue sa démagogie contre le pouvoir judiciaire et se met en conséquence au dessus des lois

Alors qu’on comptait déjà des centaines de blessés, sur fond de mouvements sociaux incessants exigeant de dégager les petits Moubarak, le pouvoir a tenté de détourner la colère en amplifiant ses attaques contre le pouvoir judiciaire. En révoquant le Procureur Général Abdel Méguid Mahmoud, qui refusait de se laisser démissionner, Morsi espérait récupérer l’indignation qu’avait provoqué le verdict du procès très médiatisé des chameliers, symbolisant de fait tous les procès intentés contre le camp Moubarak, des responsables du Ministère de l’Intérieur ou des policiers qui se sont presque tous soldés par la relaxe des accusés. Et notamment le dernier d’entre eux, le 22 novembre où tous les policiers accusés ont été acquittés. En réponse à ce dernier procès, Morsi posait son décret constitutionnel avec comme premier point :

Toutes les enquêtes sur le meurtre de manifestants ou sur l’utilisation de la violence ou de la brutalité à l’égard des manifestants seront reconduites. Les responsables politiques et exécutifs de l’ancien régime qui sont impliqués dans ces cas seront rejugés, conformément à la Loi sur la protection de la révolution et d’autres lois”.

Par la suite, dans sa déclaration constitutionnelle, Morsi a promis des pensions complémentaires à tous ceux, et leurs familles, qui ont été grièvement blessés pour la révolution. Puis il a mis l’Assemblée Constituante et le Sénat à l’abri d’une dissolution par la Haute Cour Constitutionnelle. Celle-ci a en effet dissous en avril 2012 la première Assemblée Constituante largement dominée par les islamistes puis dissous à nouveau en juin le Parlement à majorité islamiste. Des rumeurs insistantes faisaient état d’une prochaine invalidation de la deuxième Assemblée Constituante désignée en juin 2012 car elle a été nommée par les membres d’un parlement qui a été jugé lui-même inconstitutionnel, puis enfin la dissolution du Sénat à majorité islamiste.

Début novembre, cette possibilité semblait confirmée par le fait que les représentants coptes et plusieurs libéraux avaient claqué la porte de la deuxième Assemblée Constituante, accusant les islamistes de vouloir proposer une Constitution sans réelle concertation et avec de trop nombreuses références à l’Islam. Le 22 novembre, il n’y a plus que des islamistes dans l’Assemblée constituante. Or si la Haute Cour dissolvait l’Assemblée Constituante, la situation serait complètement bloquée pour les islamistes, puisqu’il n’y a plus de députés pour nommer de nouveaux membres de la Constitution et qu’on attend d’avoir une constitution pour organiser de nouvelles élections parlementaires. Le point 2 du décret constitutionnel de Morsi annonce alors :

Aucune des déclarations constitutionnelles, lois et décrets pris depuis que le Président Morsi a pris le pouvoir le 30 Juin 2012 ne peuvent être portés en appel ou révoqués par toute personne ou un organisme politique ou gouvernemental jusqu’à ce qu’une nouvelle constitution ait été ratifiée et un nouveau parlement élu”.  

Morsi, le Sénat et l’Assemblée Constituante échappent donc au contrôle de la justice. Puis, devant rendre une constitution avant le 1er décembre, l’Assemblée Constituante finalise sa rédaction, la soumet au vote interne le jeudi 29 novembre puis annonce un référendum populaire pour l’avaliser ou non, dans la quinzaine suivante, le 15 décembre.

 

Le peuple révolutionnaire cherche sa voie 

Le pouvoir judiciaire et la révolution refusent de plier

Mais dès le lendemain du décret présidentiel, les manifestations de colère contre ce coup de force viennent s’ajouter aux manifestants de la rue Mohamed Mahmoud et n’ont pas cessé pas jusqu’au 5 décembre, date à laquelle nous écrivons. Elles ont ainsi rassemblé quotidiennement des centaines de milliers de manifestants dans toute l’Égypte, en particulier les 27 novembre et les 1er et 4 décembre. Le 27 novembre, dans la plupart des villes du pays, les manifestants accusent Morsi de vouloir instaurer une nouvelle dictature. Il est conspué, assimilé à un pharaon, un fasciste, caricaturé sous les traits de Morsilini. De nombreux locaux des Frères Musulmans sont attaqués et brûlés, un membre de la confrérie est même tué, en même temps que les premiers slogans de la révolution réapparaissent : “pain, justice sociale et liberté” ou “le peuple veut la chute du régime”. En tentant d’assimiler tout le pouvoir judiciaire au camp Moubarak afin d’éviter la dissolution par ce dernier des institutions qui lui sont acquises, Morsi commet une erreur.

Certains des hauts magistrats comme le procureur général ou le président du “Club des Juges”, Zend, sont dans le camp Moubarak. Mais c’est loin d’être une règle générale : nombre d’entre eux ont en effet mené depuis les années 1980 un combat pour l’indépendance du pouvoir judiciaire contre le pouvoir politique et Moubarak. De 2000 à 2008 par exemple, ils ont présidé l’instance la plus représentative de cette profession : le “Club des Juges”. Celui-ci s’est fait particulièrement connaître en participant autour de 2005 aux initiatives de “kifaya” (« ça suffit »), le mouvement qui animait à ce moment la contestation démocratique de la dictature et dont bien des membres sont des figures aujourd’hui du mouvement démocratique révolutionnaire. De plus, les juges ont en Égypte un poids social très important du fait qu’il n’y a guère d’Etat social et pas d’autre recours que la justice en cas de difficulté ou de litige.

Ainsi le symbole de l’indépendance du système judiciaire à l’égard du pouvoir politique, sous la domination de Moubarak hier ou de Morsi aujourd’hui, représente une part de la révolution démocratique. Morsi, en se mettant au dessus du pouvoir judiciaire, n’a pas fait qu’attaquer une justice aux ordres de Moubarak ; il a également insulté l’indépendance judiciaire et fait porter un doute sur l’honnêteté de ses attaques contre le clan Moubarak, devenant ainsi aux yeux de beaucoup un apprenti dictateur. C’est pourquoi, on a pu voir en particulier le 27 novembre de nombreuses femmes voilées et des imams ou autres responsables religieux participer aux manifestations anti-Morsi aux cris de “Morsi dégage” ou “A bas le nouveau pharaon”.

Le “Club des Juges” entraînant la grande majorité des juges a dés lors appelé à la grève illimitée des cours de justice jusqu’au retrait du décret. Cette résistance a immédiatement trouvé un écho populaire, d’abord dans le milieu judiciaire (juges, avocats et étudiants), les cours de justice se mettant très largement en grève, mais aussi chez les artistes ou dans la presse dont on vit des cortèges professionnels les 27 novembre et 1er décembre. La presse se sent elle aussi menacée, voyant dans la remise en cause l’indépendance du système judiciaire, l’annonce de la fin de la liberté d’expression et de l’indépendance de la presse si chèrement acquises en janvier 2011, et qu’un harcèlement de la part des islamistes a mis à mal dès juin 2012. Aussi la presse annonça une grève de toute la profession pour le mardi 4 décembre. Il en va de même pour les artistes, sur lesquels la censure moyenâgeuse des islamistes a commencé à peser, à travers l’interdiction de certaines de leurs œuvres. Enfin l’écho de la fronde des juges fut plus largement entendu par tous ceux à qui la dictature fait horreur à commencer par les “Ultras” et tous ceux dans les classes populaires dont les 100 jours de Morsi avaient prouvé qu’ils ne feraient rien pour elles sinon leur envoyer sa police lors de leurs grèves et manifestations pour un emploi ou des salaires décents. En outre, Morsi se mettait à dos d’une part les salariés en préparant des mesures coercitives contre le droit de grève et d’autre part les nouveaux syndicats indépendants, en tentant d’en reprendre le contrôle, puis en relançant le syndicat haï de Moubarak, remplaçant simplement ses affidés par des membres des Frères Musulmans.

Aussi le 27 novembre, alors que des affrontements violents opposaient les manifestants d’un côté, la police et les Frères Musulmans de l’autre dans les rues des grandes villes, la place Tahrir retrouvait en quelques sorte l’ambiance de fête joyeuse, la communion des différentes classes populaires des premiers jours, Morsi ayant réussi à unifier contre lui la révolution sociale et la révolution démocratique. Bien des bourgeois descendaient dans la rue contre l’obscurantisme religieux, alors qu’ils n’y étaient plus retournés depuis les 18 jours de la chute de Moubarak, ne voulant pas encourager par leur présence cette révolution sociale grondante qui s’attaquait à leurs revenus et menaçait leur propriété.

 

Les effets de la rupture entre révolution démocratique et révolution sociale

Bien sûr, des partisans du système Moubarak se sont aussi saisi de la situation pour manifester… pour la première fois de leur vie. Tel le président actuel du “Club des Juges” qui avait réussi à déloger les juges démocrates de sa direction en 2009. On peut aussi facilement imaginer que bien des membres du PND (l’ancien parti de Moubarak) ou de l’armée, peu convaincus par la stratégie d’effacement et de soutien du CSFA (Conseil Supérieur des Forces Armées) aux Frères Musulmans, ont vu une occasion d’affaiblir leurs frères ennemis.

On a ainsi pu voir Amr Moussa, ancien ministre de Moubarak et président de la Ligue Arabe, jurer aux côtés du libéral El Baradei et du socialiste nassérien H. Sabbahi (le plus applaudi place Tahrir), réunis dans un nouveau Front de Salut National, qu’ils ne quitteraient pas la place Tahrir tant que le décret présidentiel ne serait pas retiré. Par cette alliance, les libéraux et socialistes nassériens montraient qu’ils préféraient l’entente avec des anciens du régime Moubarak plutôt qu’avec les éléments les plus radicaux qui ont émergé du processus révolutionnaire égyptien. C’est ce qui a permis à Morsi d’affirmer aussitôt que les manifestants étaient des complices des “feloul” (les partisans de Moubarak) ou manipulés par eux, ciblant particulièrement Amr Moussa voire El Baradei.

D’autant plus qu’après la première journée de manifestations du 27 novembre, à laquelle l’irruption populaire avait donné une tonalité sociale et radicale, exigeant clairement la chute du régime et le départ de Morsi, très rapidement une grande partie de la presse, bien des intellectuels et artistes ainsi que les responsables politiques libéraux mais aussi les socialistes nassériens et bien d’autres, mettaient tout leur poids dans la balance pour canaliser le mouvement vers la seule exigence du retrait du décret présidentiel. On vit ainsi Sabbahi déclarer respecter l’élection “démocratique” de Morsi. Mais en abandonnant ainsi la révolution sociale, la révolution démocratique perdait alors une grande partie de son élan. C’est pourquoi, aux manifestations anti-Morsi du 1er décembre, malgré le large soutien de la presse, on a assisté à un léger recul de participation, la tonalité dominante passant de “pain et justice sociale” à “retrait du décret”. Dès lors également, le caractère anti-Morsi et Frères Musulmans des manifestations prenait un sens anti-religieux, plutôt que celui d’une contestation de la politique des religieux.

Cela a provoqué deux réactions :

– D’une part au sein du mouvement de contestation, où surgissaient des banderoles proclamant “ni Morsi ni feloul” et où la jeunesse des partis membres du Front de Salut National déclarait rompre avec ces partis du fait de leur alliance avec les “feloul”. Cela sans parler de l’attitude d’un certain nombre de mouvements de démocrates ou socialistes révolutionnaires, qui ont dénoncé le faux clivage laïc/religieux.

– D’autre part au sein des Frères Musulmans. Rassurés par l’allégeance des dirigeants libéraux à la légitimité électorale de Morsi, c’est-à-dire par la rupture de la révolution démocratique avec la révolution sociale, et donc par cette solidarité de fond entre eux et les les libéraux contre le peuple des grèves, ils en ont profité pour reprendre l’initiative. Ils se sont ainsi appuyés sur leur démagogie anti-feloul pour tenter de regagner les faveurs de la population, proposant tout à la fois le 2 décembre une contre-manifestation de soutien à Morsi et à ses mesures, puis organisant à partir du 3 décembre l’encerclement du siège de la Haute Cour Constitutionnelle pour l’empêcher de siéger et donc de prononcer l’inconstitutionnalité du Sénat, de l’Assemblée Constituante et par là, des décrets Morsi. Enfin, ils ont lancé un appel au peuple à se faire juge lui-même par référendum le 15 décembre, pour ou contre le décret présidentiel. Le fond de leur argumentation s’adressant tout à la fois à la révolution au nom de l’épuration des pro-Moubarak du système judiciaire et à la contre révolution par la défense de la bonne marche des affaires du pays, présenté comme bloqué par les “feloul” et leurs nouveaux alliés du système judiciaire.

De fait, les juges et les libéraux n’avaient plus le choix que d’en appeler à la démocratie directe du peuple, des grèves et des manifestations contre la démocratie indirecte du référendum (sujette à toutes les tricheries des détenteurs d’argent), ou de se soumettre.

 

La rue reprend l’initiative

Ils n’ont choisi ni l’un ni l’autre. La Haute cour Constitutionnelle s’est déclaré en grève illimitée tout en refusant de participer à l’organisation du référendum. La fronde des juges continue mais, en même temps, refuse de s’appuyer sur la force vive du peuple. L’enjeu de la situation au sommet est en effet de savoir si pour les hommes d’affaires – et les américains – le meilleur moyen de faire cesser les troubles est d’abandonner le pouvoir déliquescent des Frères Musulmans ou de les aider à tenir en réprimant les manifestations. Les Juges ne sortent donc pas de leur rôle de garant de l’ordre social.

Pour autant, appuyé sur cette fronde judiciaire et de manière complémentaire, le Front de Salut National des libéraux, de quelques anciens PND et des socialistes nassériens, choisit le soutien du peuple en appelant à une marche le 4 décembre sur le palais présidentiel à Héliopolis pour interpeller le président aux cris de “retire le décret sinon retire-toi”, tout en déniant toute légitimité au référendum de Morsi. En refusant à juste titre de jouer le jeu électoral des Frères, le Front donne ainsi la primauté à la rue, appuyant par là les mouvements démocrates et socialistes les plus radicaux.

Bien sûr, ils parlent toujours de faire reculer Morsi sur le décret, pas de le renverser, mais c’est bien la première fois que le peuple est appelé à marcher sur le palais présidentiel. Tous les révolutionnaires qui souhaitent la chute du régime se sont ainsi emparé de l’appel au 4 décembre, du refus du référendum et de la marche sur le palais, le comprenant comme ils le voulaient, pour donner encore plus de force aux aspirations du peuple de la rue depuis un certain temps : la chute du régime. Le 4 décembre, des centaines de milliers de manifestants occupent à nouveau les rues du Caire, encerclent le palais présidentiel, forcent les premiers barrages policiers et obligent Morsi à une demi-fuite honteuse. Ils montrent alors que le président n’a plus ni le soutien populaire ni même peut-être celui d’une bonne partie de l’appareil d’État, qui a semblé assez timoré ce jour-là.

Les manifestants du 4 décembre ont à nouveau redonné l’initiative à l’opposition et à la démocratie directe de la rue. Bien sûr, Morsi tente de s’accrocher à la légitimité électorale du référendum du 15 décembre mais ce dernier, au vu de l’ambiance actuelle, pourrait être victime, plus que de l’abstention, d’un boycott actif et massif qui le rende sinon impossible tout au moins totalement illégitime. Il lance également à l’assaut ses bandes de nervis le 5 décembre pour évacuer les quelques centaines de manifestants qui sont restés devant le palais. Cela provoque une mobilisation de très nombreux militants anti-Morsi qui accourent à Héliopolis défendre leurs camarades et entraîne une nuit d’émeutes faisant 5 morts et 600 blessés.

Morsi s’est ainsi tiré une balle dans le pied. Là où il pouvait auparavant jouer au rassembleur du peuple légalement élu et légitime, il apparaît aujourd’hui comme un chef de bande et le principal responsable des violences. Quatre conseillers présidentiels démissionnent, notamment le président du Comité électoral que Morsi vient de nommer pour la bonne marche du référendum ainsi que le président de la TV égyptienne. Les locaux des Frères Musulmans sont attaqués, saccagés ou brûlés dans de nombreuses villes comme Ismaïlia, Suez, Alexandrie, Mahalla, etc. Les Frères Musulmans semblent contrôler le pays comme le pilote du Titanic avant qu’il ne sombre.

L’opposition libérale et démocratique paraît entrevoir la chute possible du régime des Frères Musulmans – en tous cas son affaiblissement fatal – et par là sa propre accession prochaine aux responsabilités, tout en ne craignant pas trop encore le camp social en en constatant l’immaturité politique. Ainsi continue-t-elle à appeler non seulement au boycott du référendum mais une nouvelle fois à la légitimité de la démocratie directe par une grande manifestation le 7 décembre, tout en disant que Morsi est de plus en plus en train de perdre sa légitimité électorale. Elle présente cette manifestation comme le dernier avertissement pour retirer le décret, celle du “carton rouge”. Elle s’adresse tout à la fois à la rue et au sens des responsabilités des notables, laissant entendre et menaçant que si Morsi s’entêtait, il porterait, lui, la responsabilité de sa chute par la rue et de toutes les conséquences que cela pourrait entraîner.  

 

Retirer le décret présidentiel ou dégager tous les petits Moubarak ?

Si le régime des Frères Musulmans tombait dans la période qui vient au profit des libéraux appuyés par les démocrates, on peut imaginer facilement toutes les répercussions sur la Tunisie, qui est en train de prendre le même chemin, sur l’ébranlement de l’Arabie Saoudite, de l’ensemble de la religion et d’ailleurs. Il n’en restera pas moins que le nouveau gouvernement, quel qu’il soit, ne pourra et ne voudra, pas plus que ses prédécesseurs, satisfaire les revendications sociales des classes populaires. La révolution devra continuer sa marche en avant.

Or si les grandes étapes de la révolution se sont bâties depuis deux ans autour des mouvements sociaux, à commencer par la chute de Moubarak elle-même, ce sont principalement les objectifs démocratiques – liberté d’expression, de la presse, élections, constitution – qui ont occupé jusque là le devant de la scène politique. Et cela bien qu’une grande partie des grèves porte une expression politique forte, appelant depuis longtemps à compléter la révolution de 2011 en “dégageant”, à tous les niveaux de l’État et de l’économie, tous les petits Moubarak.

Le peuple qui avait cru un temps dans l’armée, a rompu psychologiquement et politiquement avec elle le 9 octobre 2011, lors des massacres de coptes devant le siège de la Télévision. Il a alors mis sa confiance dans la démocratie électorale représentative et les partis islamistes qui lui paraissaient, plus que les autres, porter des valeurs morales d’honnêteté. Mais avec des manifestations, grèves et luttes qui n’ont jamais cessé, une nouvelle confédération syndicale de 3 millions de membres, des collectifs multiples, des associations de cinéastes, vidéastes, artistes, etc., qui ont modifié le paysage psychologique, médiatique, intellectuel et politique du pays, la partie la plus consciente du peuple a rompu du 25 janvier au 11 février 2012, lors de mouvements encore plus importants qu’un an auparavant, avec ses illusions sur la démocratie représentative et l’islam politique. Ce que les manifestations du 27 novembre et 4 décembre 2012 illustraient encore une fois de manière plus démonstrative.

La nouvelle génération de jeunes militants qui est en train d’apparaître, issue des classes pauvres, des quartiers populaires, des usines, de certains cercles ouvriers syndicaux les plus avancés mais aussi des milieux étudiants et lycéens, cherche dans le programme socialiste les outils intellectuels d’une deuxième révolution. Cela est apparu en février 2012 à travers un premier appel des étudiants aux ouvriers, puis en juin 2012 dans le succès électoral du socialiste nassérien H. Sabbahi, véritable vainqueur politique de ce scrutin. Un vote “socialiste”, l’exigence politique des grèves à “dégager les petits Moubarak” à tous les niveaux, une avant-garde cherchant les voies d’une deuxième révolution, le chaos politique au sommet, ceux d’en bas qui ne veulent plus et ceux d’en haut qui ne peuvent plus, n’est-ce pas le germe et les outils d’une marche vers le pouvoir populaire ?

L’enjeu tient donc actuellement dans la capacité des militants ouvriers, étudiants, intellectuels, Ultra et socialistes révolutionnaires à donner à cet objectif une politique au quotidien. Au-delà de la chute du régime actuel, cela implique aujourd’hui la volonté de se faire les porte-parole de l’exigence populaire à dégager tous les petits Moubarak pour ne pas laisser place à la seule démagogie frauduleuse des Frères Musulmans. Cela suppose également l’appel à la construction de collectifs populaires, à tous les niveaux, du local au national, visant à donner de la visibilité, de l’efficacité et de la force à cette exigence populaire d’une deuxième révolution. 

Une telle politique porte en elle, au travers de ces collectifs, ses propres organes de pouvoir populaire alors que la machine de l’État commence à se gripper à tous les niveaux. Et on voit à ce qui se passe en Tunisie en cette fin novembre, où les manifestants associent leurs revendications économiques pour l’emploi à celles, politiques, de dégager les gouverneurs (comme ils viennent de le faire à Sidi Bouzid ou comme ils le réclament à Siliana), qu’il ne s’agit pas d’une particularité égyptienne, mais bien des exigences actuelles de la révolution sociale, cherchant sa voie dans les bouleversements arabes.

 

Le 5 décembre 2012.

Photo de Hossam el-Hamalawy. 

 

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références

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1 On peut se référer pour ces grèves en septembre/octobre à l’article sur l’Égypte publié par la revue Tout Est A Nous du mois de décembre.
2 A Alexandrie, le fief des islamistes, il a fait trois fois plus de voix que le candidat des Frères Musulmans.