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Alors que les sondages d’opinion prédisaient une victoire de la droite extrémisée (PP) et de l’extrême droite (Vox), ces forces ont été mises en échec. Pour autant, on ne peut pas dire que la gauche ait vaincu et elle reste dominée largement par le PSOE de Pedro Sánchez (centre-gauche). Les forces situées à sa gauche, réunies dans Sumar et dirigées par la ministre du travail Yolanda Diaz, ont réalisé ce qui est perçu comme un bon score (12,3%, 31 député-es), loin néanmoins des succès de Podemos il y a quelques années.

Pourtant, comme le montre cet article de Manuel Garí, ce résultat électoral se paye d’une régression programmatique, d’une orientation davantage tournée vers le « dialogue social » que vers la lutte des classes, et d’un soutien inconditionnel et acritique à un gouvernement qui n’a pourtant jamais cherché à impulser une véritable rupture avec le néolibéralisme. L’unité nécessaire face à la menace que représente la montée de l’extrême droite et l’extrémisation de la droite ne devrait pas justifier d’abdiquer face au centre-gauche.

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Le brouhaha préélectoral a étouffé le débat politique rationnel, un outil pourtant indispensable et incontournable pour la majorité sociale, la classe ouvrière et la gauche politique. Et il l’a fait de plusieurs façons.

La crainte justifiée qu’inspire un triomphe de la droite extrême et de l’extrême droite a conduit, sans bilan critique, à serrer les rangs dans une grande partie des organisations sociales et syndicales et, conséquemment, à l’ensemble de la base électorale de gauche. Faire obstacle à la bête immonde et l’empêcher de gouverner est essentiel, mais cela ne doit pas conduire à cesser de penser avec sa propre tête. C’est, au contraire, plus nécessaire que jamais.

La culture politique dominante n’est pas celle de l’auto-organisation et de la construction de l’autonomie de celles et ceux d’en bas, mais la recherche de nouveaux leaders politiques – ce qui conduit à répéter encore et encore l’erreur commise après le 15M qui a brisé le cycle politique qu’il avait ouvert – et la réduction du terrain d’action au jeu dans les institutions.

C’est ce qui a fondé ces dernières années la participation à tout prix, et comme seul horizon, dans un gouvernement de coalition avec le PSOE – en avalant des couleuvres et en acceptant des mesures inacceptables. Ces dernières semaines, une grande partie des faibles énergies de la gauche qui se situe à la gauche de Sánchez a été consacrée à vanter les succès de la coalition et à se livrer à une lutte acharnée pour la composition des listes électorales.

Le malaise social

Ce n’est ni le caïnisme qui affecte la gauche, ni la perte du pouvoir d’achat de la majeure partie de la population, ni la démobilisation sociale, ni le recours permanent à la recherche d’accords avec le patronat qui sont favorables à la majorité sociale. Tout au contraire, ils l’affaiblissent en nourrissant un malaise diffus qu’aggravent les incertitudes du climat et de la guerre. 

Les deux centrales syndicales Commissions Ouvrières (qui sert de support intellectuel à Sumar) et UGT ont paraphé avec les organisations patronales CEOE et CEPYME l’« accord pour l’emploi et la négociation collective », avec l’aval du gouvernement de coalition, une « avancée » dont ne cesse de se prévaloir la candidate Yolanda Díaz.

Mais la réalité est têtue et les gens se désespèrent. Les salaires fixés dans le cadre de conventions ont augmenté de 2,9 % alors que l’indice des prix à la consommation (IPC) a augmenté de 8,4 %, ce qui signifie une baisse des rémunérations réelles de 5,3 %.

Et la situation sociale réelle est encore pire que ce que l’on peut déduire de ces chiffres. L’évolution du pouvoir d’achat des travailleurs dépend non seulement de l’évolution de l’IPC par rapport aux salaires nominaux, mais aussi du nombre d’heures travaillées (et de l’intensité et des conditions dans lesquelles elles ont été réalisées) ce qui signifie que la baisse des salaires réels est plus importante encore.

Par ailleurs, et ce n’est un secret pour personne puisqu’il suffit de consulter Eurostat, l’inflation en Europe et notamment dans l’État espagnol, affecte différemment les classes sociales et les couches qui les composent, car la part des revenus consacrée à l’achat de produits alimentaires, aux besoins de première nécessité ou au logement est plus importante et plus coûteuse pour celles et ceux d’en bas.

La revendication fondamentale du mouvement des retraités, une allocation minimum de 1 080 euros, n’est toujours pas satisfaite. Le coût de l’argent des hypothèques immobilières ne cesse d’augmenter alors que la création d’un secteur public de logements locatifs n’a pas progressé. Les réformes du travail de Zapatero et Rajoy sont pour l’essentiel en vigueur et le candidat du PP lui-même a assuré qu’il n’abrogerait pas la pseudo-réforme Sánchez-Diaz. La loi de sécurité citoyenne, appelée loi bâillon, est opérationnelle et, sans décision parlementaire, nous sommes en guerre.

On pourrait ainsi continuer à égrener, malgré des progrès indéniables, par exemple en faveur des femmes, la très longue liste des problèmes, anciens comme nouveaux. Face à cette situation l’absence de débat et d’autocritique sincère et l’autosatisfaction sont incompréhensibles. Qui peut s’étonner alors du succès de la formule trumpiste d’association de la droite extrême et de ses partenaires ouvertement fascistes ? Avec un gouvernement de droite, les choses auraient évidemment été pires, mais de là à ne pas voir ses propres chaussures trouées, il y a un abîme. De cette attitude personne ne peut tirer d’enseignement.

Le programme fleuve de Sumar

Dans le programme de 180 pages publié par Sumar – le fruit sans doute de nombreuses contributions, mais dont la rédaction finale (tout comme la composition opaque des listes électorales) a été entre les mains d’un petite cénacle de collaborateurs désignés par la candidate autoproclamée à la présidence, Yolanda Diaz –, se mêlent propositions et autosatisfaction. Mettons cette dernière de côté et analysons certaines des propositions phares.

L’« héritage universel » de 20 000 euros

Cette mesure est présentée comme une redistribution novatrice de la richesse, inspirée de la proposition de Thomas Piketty et considérée comme spécifiquement de  gauche. Certains économistes et universitaires l’ont critiquée, à juste titre, pour son insuffisance comparée à d’autres propositions similaires, son immaturité, sa cherté pour les finances publiques et son manque de rigueur fiscale. Mais ce n’est pas là l’aspect le plus inquiétant pour qui aspire à gouverner.

Elle témoigne d’abord d’une ignorance incompréhensible de la part de l’équipe des experts qui l’ont parrainée en ce qu’elle a été conçue il y a déjà plusieurs siècles par des auteurs majoritairement conservateurs et de droite – dans le monde capitaliste elle est également connue sous le nom de capital de base.

Elle se conforme ensuite à la logique perverse qui consiste à prendre de l’argent public et à le confier au secteur privé pour qu’il le gère dans son propre intérêt (tout en étant soumis à certaines règles qui sont, bien sûr, impossibles à contrôler). Le but en est ambigu (création d’entreprises ? formation professionnelle et/ou académique ?) et, s’il s’agit d’investir, le résultat pour le moins incertain, en ce qu’il dépend de facteurs exogènes comme l’inflation ou les faillites d’entreprises. C’est donc un mauvais investissement réalisé avec de l’argent public.

S’il s’agit de formation, elle apparaît comme une nouvelle version du chèque éducation prôné par l’économiste libéral Milton Friedman, reprise aujourd’hui dans l’État espagnol (68 ans plus tard), par le PP et Vox. Cela revient à détourner de l’argent public vers l’enseignement privé et renforce l’idée que l’argent est mieux placé dans le secteur privé que public. Ne serait-il pas plus logique et plus rentable économiquement et socialement d’assurer un enseignement public de qualité à tous les niveaux de formation pour l’ensemble de la population et de supprimer toute aide à l’enseignement privé sous quelque forme que ce soit ?

Diaz défend cette mesure en présentant ce capital de base comme un accès universel à la santé ou à l’enseignement public1, en oubliant que l’un comme l’autre sont des services communs/communautaires que financent les impôts et les budgets publics et dont les objectifs et la gestion peuvent faire l’objet d’un contrôle démocratique avec des critères autres que monétaires.

L’accès à la santé et à l’enseignement public ne doit pas être régi par l’octroi d’obligations monétaires que chacun gère à sa guise. Elles exigent, au contraire, un investissement social de premier ordre et n’ont rien à voir avec la logique thatchérienne qui a conduit à la mise en vente de logements sociaux parce que, selon le credo ultralibéral, cela « distribue de la richesse et rend les gens indépendants » dans ce qu’elle a appelé « la politique du capitalisme populaire ».

« L’héritage universel », loin de répartir équitablement l’argent/les ressources, est une mesure contraire à la logique de gauche qui est de soustraire au marché, un à un, toutes les outils stratégiques permettant d’assurer le bien-être de la majorité sociale, de défendre l’économie du commun et de démercantiliser tous les services essentiels.

Rendre plus « fluide et mobile la propriété des moyens de production »

Dans de récentes déclarations à Público2, Carlos Martín, économiste et candidat de Sumar, a explicité cette proposition. Je cite textuellement :

« Pour le candidat de Sumar, il y a un « problème » quand « le pouvoir économique est plus permanent que le pouvoir politique ». Les dirigeants dans les démocraties changent au gré des élections, mais les propriétaires des grandes corporations sont « pérennes, durent des générations, ce qui finit par générer le clientélisme et les chaises musicales »».

Effectivement, le pouvoir politique a pris diverses formes sous le capitalisme. Nous pouvons aussi suivre la trace continue de noms de famille aussi illustres que Rato, depuis l’époque coloniale esclavagiste jusqu’à nos jours, qui ont été des dirigeants de grandes institutions du capital ou de puissants industriels qui ont financé des nazis et dont les descendants ont pu passer pour des philanthropes de la culture. Mais ce n’est pas un hasard, j’y reviendrai.

Je poursuis donc la citation :

« Martín fait un pari d’avenir : rendre « plus fluide et mobile la propriété des moyens de production » et que les grandes familles d’entrepreneurs restituent au commun une partie de ce qui a été généré quand ils arrivent en fin de cycle, à la manière de ce qui se passe pour la propriété intellectuelle. »

Au-delà de la différence notable entre un brevet ou une œuvre littéraire et les moyens de production, la proposition n’est qu’une plaisanterie. Excellent analyste de la conjoncture économique, Martín oublie pourtant dans son raisonnement que cette idée n’a pas le moindre ancrage dans la réalité du mode de production capitaliste.

Depuis ses origines le capitalisme marchand, colonial-esclavagiste et plus encore industriel, financier, monopoliste, a pour fondements – qui assurent sa permanence – d’une part, la propriété privée et son corrélat l’héritage et, d’autre part, la tendance « irrésistible » à l’appropriation, à l’expropriation et à l’accumulation de patrimoines et de revenus, c’est-à-dire à la concentration des capitaux et donc de la terre et des moyens de production, condition sine qua non de son existence même.

C’est pourquoi tenter de « rendre plus fluide et mobile » la propriété des moyens de production tout en respectant l’existence du mode et des rapports de production capitalistes, est une utopie réactionnaire. Il s’agit, au mieux, d’une version naïve du capitalisme populaire et, au pire, d’une impasse pour le mouvement ouvrier. Et dans tous les cas d’une dangereuse erreur.

Sans expropriation des propriétaires privés des moyens de production et sans création d’une économie éco-socialiste fondée sur diverses formes et espaces de propriété sociale et publique dans le cadre d’une planification démocratique (à divers niveaux) et de l’autogestion ouvrière, parler d’une, disons, démocratisation de la propriété des moyens de production est un oxymore.

Tout le programme économique de Sumar est déterminé par une vision acritique du mode de production capitaliste, un cadre conceptuel dont il est l’otage. Il ignore ainsi, entre autres, la tendance monopolistique congénitale au capital et il propose comme solution de renforcer la concurrence.

C’est ce que préconise également Joe Biden quand il affirme qu’il n’y a pas de capitalisme sans concurrence. Le travail de Sisyphe éternellement recommencé aux États-Unis depuis au moins Roosevelt avec l’adoption de lois antimonopoles, aussi nombreuses soient-elles, n’a pas inversé la tendance structurelle de fond.

Il y a une longue tradition libérale de défense de l’« idéal » de la concurrence, depuis Misselden en 1600 qui la considérait comme indispensable à son époque pour promouvoir le capitalisme marchand jusqu’aux auteurs plus récents et profondément réactionnaires tels que Frank Knight, George Stigler ou encore Milton Friedman, une conception qui n’a plus rien à voir avec la réalité structurelle.

Nulle part dans le programme il n’y a d’allusion à la nécessité d’exproprier et de nationaliser les entreprises et les secteurs stratégiques tels que l’énergie et l’électricité ou la banque. Il se limite à proposer de réglementer leur activité ou de créer un organisme public qui les concurrencerait pour les « forcer » à améliorer leur offre.

Un autre exemple de cette idéalisation du capitalisme se trouve dans les propositions de politique industrielle à la charge de l’« État entrepreneur » visant à développer la collaboration entre le public et le privé pour la mise en œuvre de la transition énergétique. L’ensemble se situe dans le cadre d’une nouvelle version vertueuse du capitalisme vert inspirée par le New Green Deal qui tente de concilier capital, marché et soutenabilité écologique.

Même si Sumar propose des mesures écologiques intéressantes dans plusieurs domaines, qui sont pour la plupart impossibles à réaliser dans le cadre du capitalisme, son programme reste ancré dans un modèle économique de croissance et c’est son talon d’Achille en ce qui concerne le changement pour un modèle productif et économique centré sur l’écosocial.

Passons sur la confusion qu’implique l’introduction de concepts du type « distribution plus équitable de la productivité » (sic). Le différend ne se situe pas sur la question des gains de productivité, mais sur les conditions matérielles dans lesquelles se produisent les gains de productivité.

Pour autant, le conflit fondamental est  celui autour de l’appropriation de la valeur, autrement dit de la plus-value, opposant les propriétaires des moyens de production, du capital et de la terre qui ne travaillent pas et les gens qui travaillent, ceux qui créent la valeur, la masse de ceux qui, selon Marx, ne possèdent en propre que ce qui est la condition individuelle de la production, leur force de travail.

Cela explique qu’une grande partie des propositions sur la réduction du temps de travail, la politique des revenus, l’augmentation salariale soit conditionnée non pas par l’issue du conflit entre les classes, mais par le dialogue social, le pacte de modération des salaires, etc. Dans la vision utopique fallacieuse du monde espagnol de l’entreprise, il existe un entrepreneuriat supposé intelligent qui accepte d’améliorer les conditions de travail parce que cela augmente la productivité. C’est un argument tout à fait étranger à la casuistique qui prévaut au sujet des gains de productivité du travail et de la productivité globale.

Une proposition mérite une mention particulière. Il s’agit pour l’administration publique d’encourager la mise en place de coopératives de production, sous la tutelle, l’assistance et la protection de l’État, un dispositif totalement aux antipodes du coopérativisme ouvrier. C’est à nouveau, moyennant la cooptation et la satellisation de certaines organisations sociales par le gouvernement, un moyen de neutraliser le potentiel de transformation de l’auto-organisation.

L’État espagnol tel qu’il est leur convient

Décevante est la vision que distille Sumar, celle d’un État configuré par un espace neutre dans la lutte de classe que l’on peut « investir » en confondant gouvernement et pouvoir. Tout le document est imprégné de l’idée de l’existence d’artefacts spécifiques (l’État, les institutions comme l’UE, le FMI. etc.) qui ne sont pas remis en cause.

En matière de politique publique, rien de substantiel n’est dit dans le programme sur l’augmentation des dépenses militaires et du militarisme. Les mesures envisagées pour améliorer le fonctionnement de l’État ne touchent aucunement les problèmes de fond, pas plus que celles concernant le pouvoir judiciaire dont la légitimité et la configuration d’origine ne sont pas remises en cause. Beaucoup de propositions donc, dont toutes ont pour objectif de huiler l’appareil de l’État, aucune de le  remettre en question en tant qu’instrument du capital.

Décevant également est son renoncement explicite à permettre l’exercice du droit à l’autodétermination nationale pour les peuples qui la réclament, l’abandon de toute forme ne serait- ce que de souveraineté dans le cas catalan dont la solution est renvoyée au dialogue dans le cadre de la Constitution (c’est-à-dire de l’emprisonnement des peuples qu’a consacré la Constitution de 1978), ce qui revient à ce que rien ne change, que pas le moindre espace n’est ouvert pour des fédérations ou des confédération et que tout se résume à de vagues allusions à une « gestion de gouvernement partagée […] une gouvernance à multiples niveaux » et d’autres formules du même acabit. Il n’y a pas un mot concernant les instances exécutives de l’État, et ce n’est pas une surprises : c’est le renoncement à un principe élémentaire de radicalité démocratique.

Le jour d’après

Il est tout aussi important se mobiliser pour faire échec au triomphe Feijóo et Abascal que de se préparer pour les lendemains du 23 juillet, quel que soit le verdict des urnes. Dans les deux cas les scénarios pour que puisse s’amorcer une alternative capable de faire face aux attaques patronales et aux mesures liberticides sont particulièrement complexes. Mais c’est bien la tâche la plus importante pour la gauche sociale et politique.

Nous serons, quoi qu’il en soit, dans un contexte international de nouvelles politiques austéritaires et autoritaires, avec l’augmentation des dépenses militaires au détriment des budgets sociaux, l’inaction face à l’abîme climatique et l’aggravation des tension inter-impérialistes porteuses de nouveaux risques de conflits de guerre à grande échelle.

Cela exige non seulement de faire un bilan sans triomphalisme de ces courtes quatre années « progressistes », mais aussi de concevoir de nouvelles stratégies, de promouvoir de nouvelles formules de front unique, créatives et stimulantes, et de faire des propositions programmatiques qui renforcent les acquis de la classe ouvrière, le féminisme, les droits conquis par les divers collectifs et la mise en œuvre de toutes les initiatives démocratiques en suspens.

Dans le cadre de sa situation minoritaire actuelle, la gauche anticapitaliste devra contribuer loyalement à ce processus et, chemin faisant, se renforcer en tant que pôle de référence et de rassemblement.

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Manuel Garí est membre du Conseil éditorial de Viento Sur et militant d’Anticapitalistas

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références

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1 On peut trouver les arguments en défense de la proposition d’« héritage universel » dans les déclarations de Yolanda Díaz au quotidien El País (17/7/2023).
2 Carlos Martín (Sumar): « Hay que hacer más líquida y circular la propiedad de los medios de producción » | Público (publico.es)