Lire hors-ligne :

Produit par Disney+ pour sa plateforme de streaming, le film « Zone à défendre » – du réalisateur Romain Cogitore – se complaît dans une représentation dépolitisée, et bien souvent bouffonne, des luttes écologistes passant par l’occupation d’un lieu.

***

« L’ambition la plus haute du spectaculaire intégré, c’est encore que les agents secrets deviennent des révolutionnaires, et que les révolutionnaires deviennent des agents secrets ». 

Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle.

Depuis un an que l’on a lu le pitch du prochain film produit par la société de production Chi-Fou-Mi Productions[1] et diffusé sur la plateforme Disney +[2], on avait hâte  :

« Sur une ZAD, Myriam se bat contre la construction d’un barrage. Greg, officier de police, doit infiltrer la mouvance contestataire. Ils se rencontrent et s’aiment sur la zone. Le temps presse, bientôt tout disparaîtra… »

Le sujet du premier film français de la plateforme Disney sera donc la ZAD, enfin une ZAD (la lutte contre la construction d’un aéroport a été remplacé par celle d’un barrage) qui en fait le titre du film. La curiosité dépassait l’abjection. Un an plus tard, l’histoire est devenue un peu plus complexe (quoique) :

« Greg est un officier de la DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure), qui est envoyé sous une fausse identité pour infiltrer une ZAD où plusieurs militants écologistes (dit « zadistes ») luttent contre la construction d’un barrage dans une forêt. Il y rencontre Myriam, une militant écologiste, et ils tombent amoureux. Quand Greg retourne 18 mois plus tard, il découvre que Myriam a accouché d’un enfant dont il est le père. Déchiré entre son ambition professionnelle et sa nouvelle famille, Greg doit faire un choix qui pourrait tout changer. » 

La plateforme Disney + nous propose donc une romance entre un infiltré de la DGSI et une zadiste sur fond d’écolo-terrorisme. Debord aurait savouré l’ironie de la récupération par la société du spectacle[3] du monde qui le vomit au moment-même où les luttes sont violemment réprimées et criminalisées. 

Ici, il ne sera pas question de revenir sur l’esthétique du film, plus proche d’ailleurs d’un téléfilm que d’un film de cinéma (même avec l’utilisation d’un grand angle). Il s’agira d’interroger les représentations de la ZAD, des FDO, des formes de luttes et de vie.

Une ZAD d’opérette

D’abord, on ne saura jamais pourquoi des centaines de personnes se battent contre la construction d’un barrage qui fait passer la défense de la zone au second plan et qui rend la lutte abstraite comme si elle n’était qu’un (mauvais) prétexte au scénario. Or, défendre un lieu, se battre contre un projet, c’est d’abord le comprendre, l’expliquer, l’éprouver. Le film fait également l’impasse sur la vie des occupants : comment les habitants s’y déploient, comment la lutte (nécessaire pour garder le lieu) n’est pas une fin en soi mais un moyen d’y vivre.

Une séquence de moins de trente secondes au début du film met en scène le bien-fondé de la violence pour défendre le lieu. Une dame assez âgée explique au nouvel arrivant : « si personne ne s’était opposé physiquement ici de façon concrète donc souvent violente, tout ça serait déjà sous l’eau » sans que l’on comprenne ce que veut dire le « tout ça » ni à quoi cela fait référence. Le film, en niant cet aspect, ne s’intéresse pas réellement à la zone à défendre, à ce qui s’y joue politiquement et affectivement, et donc passe complètement à côté de son sujet.

Quant à la représentation de la ZAD, tout sonne faux même si les noms des lieux raisonnent avec ceux de la vraie ZAD, même si les cartes accrochées au mur sont celles de Notre Dame des Landes. « Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux » écrivait Debord dans La Société du spectacle.

D’ailleurs, les occupants n’ont pas vraiment l’air d’habiter ces lieux aseptisés et semblent peu concernés par la situation à part dans les moments de confrontation avec les FDO comme si la vie sur zone n’existait pas vraiment. La ZAD n’est alors qu’un décor de (mauvais) film : « Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images[4]. » Ce spectacle empêche de comprendre ce qui se joue comme forme de vie dans cette zone à défendre.

Parfois des scènes sont tellement déconnectées du réel qu’on ne peut qu’éclater de rire comme cette scène qui se déroule alors que des affrontements violents ont lieu à côté de la maison principale, Suzanne, une vieille dame, veut absolument que Greg, le nouvel arrivant blessé par une grenade, lui fasse un bisou. 

Des zadistes et des flics en toc

On peut s’interroger sur le regard que porte le film sur la ZAD en général et les zadistes en particulier. Quand Naël ( !) un zadiste demande à un CRS, se tenant face à lui, de démissionner : « Démissionne frère, viens ici. T’auras plus besoin de salaire. On fera des soupes avec les courgettes du potager ! » et le CRS de lui répondre : « OK. Je vais réfléchir. »

Au-delà, de la bêtise du dialogue, ce regard « bienveillant » réduit la ZAD à sa seule dimension matérielle et alimentaire et passe complétement à côté de ce qu’est la ZAD. L’autarcie n’est pas en soi un projet politique. Ce que propose la ZAD, entre autre, c’est d’inventer une autonomie politique, une capacité collective à s’organiser. Mais ce regard, en figeant et décomplexifiant un imaginaire politique montre tout le mépris que le film a pour son sujet.

Sans parler de la représentation des FDO qui est complétement aseptisée. Par exemple, quand Greg frappe violemment des policiers pour se défendre, il ne lui arrive rien comme si c’était possible de se défendre sans se faire tabasser ni se faire arrêter. Comme si les violences policières n’existaient pas. Repensons à la réponse du CRS qui masque complétement l’intensité de la violence policière : « OK. Je vais réfléchir. ».

Dans la réalité, il aurait sorti sa matraque ou sa gazeuse et aurait défoncé le zadiste. En outre, dans la première séquence du film, une scène de confrontation entre un groupe de manifestants et les autorités montre que les CRS reculent à cause d’un caillou jeté sur eux. N’importe qui a été à une manifestation comprend la non crédibilité de ces séquences et ce qui se joue d’idéologique à travers cette représentation. 

À côté de la non-violence des FDO, se trouve la figure du héros, le personnage principal, Greg, le flic infiltré qui arrive sur la zone.

Greg : un flic au grand cœur

Ce flic infiltré (en Civil et oui c’est aussi son nom d’acteur) fait réellement figure de super-héros : il s’improvise street medic super compétent et qui tout en soignant un blessé (sans porter ses lunettes dans le nuage de lacrymo bien évidemment) relance une grenade de désencerclement en hurlant « putain, y a un blessé, arrêtez les grenades ». Tout ça filmé en contreplongée avec une lumière qui en fait un demi-dieu.

D’ailleurs, quand il reçoit une grenade de désencerclement à la jambe parce que c’est lui, qui se dévoue pour chercher les affaires d’une street medic affolée, il se montre rassurant face à ses camarades très inquiets : « T’inquiète, c’est ok ». Les zadistes sont vraiment des chochottes. Sur cette première séquence de confrontation, on aura compris que si ce n’est pas « sympa » de la part des FDO d’envoyer des grenades de désencerclement sur des blessés, ce n’est pas si meurtrissant. Surtout quand on est un vrai bonhomme. 

Par ailleurs, on comprend que cette infiltration n’est qu’un tremplin pour sa prochaine mission, le contre-terrorisme. Quand il retourne sur zone 18 mois plus tard, c’est parce qu’on lui a demandé d’attraper deux allemands « les saboteurs du TGV » présents sur zone. Séverine, sa chef, la vraie méchante du film, veut : « la tête des Allemands ; c’est le signal d’un ordre qui règne en France et en Europe. » Les scénaristes ont même ajouté des éléments de l’affaire Tarnac en toile de fond (pour rendre l’histoire plus réaliste ?) La confrontation avec sa chef, montre sa naïveté puisqu’il ne veut plus « s’acharner contre ceux qui se battent pour l’intérêt général ».

Et à la fin, sa seule ambition sera de sauver sa famille. Il déclame au téléphone à Myriam un slogan publicitaire : « vous êtes ce qui m’est arrivé de mieux. Vous êtes ce que j’ai fait de pire » quand il lui apprend la vérité. Et c’est pour faire plaisir à Myriam, pour se racheter, qu’il va dénoncer les agissements de sa hiérarchie. Il n’est motivé que par ses propres intérêts : au départ ce qui compte, c’est sa carrière d’infiltré à l’ultragauche pour pouvoir passer au contre-terro et ensuite, quand il vacille, son but sera de récupérer sa famille. 

Myriam : la maman ou la zadiste ?

Finalement, c’est le personnage de Myriam qui est le plus problématique. Au départ c’est un personnage complétement impliquée dans la lutte y compris quand on la retrouve 18 mois plus tard alors qu’elle a eu un bébé. Elle bascule quand Greg revient sur zone et qu’il commence à beaucoup s’occuper du bébé quand il apprend qu’il est le père : il veut acheter des tonnes de vêtements à son fils qui porte des pantalons hyper sales, le coucher tôt et qu’il suce une tétine propre.

Ce qui rend la situation encore plus surréaliste, c’est d’entendre des phrases comme : « tu vas avec papa » ou « qu’est-ce qu’elle fait maman ? ». On rappelle dans le scénario que ces gens ne se sont vus une seule fois 18 mois plus tôt, qu’ils ont couché ensemble (contre un arbre parce que bon ce sont des zadistes). Et donc le lendemain de son retour, c’est tourné générale de « papa » et « maman ». À ce moment-là, Myriam envisage une vie de famille : « j’ai envie de construire quelque chose ensemble tous les trois. » Quelques séquences mettent en scène la cellule familiale harmonieuse quand ils vont rendre visite à Suzanne à l’hôpital et qu’ils sont tous les deux avec le bébé et quand ils passent une après-midi à se sourire dans la forêt au son des oiseaux. 

Quelques jours après son retour, Greg repart vivre sa vie de flic de la DGSI (pour infiltrer des islamistes puisqu’il a obtenu une promotion). Myriam pense qu’il a été arrêté, le cherche partout et perd sa foi dans le collectif. Quand un de ces camarades lui reproche son éloignement, elle lui dit : « T’as fait 10 ans de collectif, t’es seul Naël. T’es seul et t’es triste. Pourquoi moi, je n’aurai pas le droit de construire autre chose ? » Comme si à la ZAD, personne ne voulait vivre réellement cette vie, ce collectif qui rend seul et qui rend triste. Comme si les occupants ne souhaitaient que fonder une famille (avec un papa et une maman) et qu’en attendant, ils « faisaient du collectif » pour passer le temps. Et ce n’est évidemment pas un hasard de scénario que le désengagement du collectif arrive au personnage féminin : une femme aspire à la vie de famille, sinon elle a raté sa vie.

Produire et diffuser un film sur la zad sans jamais s’intéresser réellement au sujet et en dépolitisant les propos illustre la question de l’hégémonie culturelle comme l’avait théorisé Antonio Gramsci, au début du XXᵉ siècle dans ses Cahiers de prison : « la classe bourgeoise se conçoit comme un organisme en perpétuel mouvement, capable d’absorber la société entière, l’assimilant ainsi à sa propre dimension culturelle et économique. Toute la fonction de l’État a été transformée ; il est devenu un éducateur. » C’est ce qui se joue avec la plateforme Disney+, arme de domination et d’appropriation culturelle.

Notes

[1] Chi-Fou-Mi Productions a également à son actif les films de Jiménez Bac Nord et Novembre.

[2] Disney + diffuse la magnifique série Oussekine (2022) qui déroule toute l’affaire de manière percutante.

[3] Par la société de divertissement la plus puissante de l’histoire de l’humanité.

[4] Guy Debord, La Société du spectacle.

Lire hors-ligne :