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Ce texte de l’universitaire américain Samuel Farber présente les enjeux du rapprochement diplomatique entre Cuba et les Etats-Unis. Des deux côtés, c’est le pragmatisme qui l’emporte. Côté américain, le gouvernement admet enfin la faillite de sa politique d’isolement de l’île et s’intéresse à un marché relativement vierge à investir. Côté cubain, il s’agit de contrebalancer l’incertitude de l’aide vénézuélienne sur le long terme tout en revendiquant une victoire morale sur le voisin du Nord. Si cet accord pourrait miner la légitimité du modèle socialiste cubain sur le long terme, l’auteur espère que cela permettra à un mouvement de gauche critique de se consolider sur l’île.

 

Le 17 décembre 2014, Washington et La Havane se sont mis d’accord pour changer radicalement leurs relations, caractérisées, durant plus de cinquante ans, par les efforts des Etats-Unis pour renverser le gouvernement cubain, y compris en soutenant des invasions, des blocus maritimes, le sabotage économique, des tentatives d’assassinat ainsi que des attaques terroristes.

En vertu de ce nouvel accord, les trois derniers membres du groupe des «Cuban Five», détenus dans les prisons des Etats-Unis depuis 1998, ont été libérés. En échange, Cuba a libéré l’Américain Alain Gross ainsi que Rolando Sarraf Trujillo, un agent des services secrets américains jusqu’ici inconnu, présent sur l’île depuis près de vingt ans, ainsi que plus de cinquante prisonniers politiques cubains. Bien plus significatives encore ont été la reprise des relations diplomatiques officielles ainsi que l’assouplissement significatif des restrictions de voyage et des envois d’argent à Cuba.

L’accord couvre la normalisation politique mais non une entière normalisation des relations économiques: pour cela, il sera nécessaire que le Congrès abolisse le Helms-Burton Act1 promulgué par le président Clinton en 1996.

 

Echecs passés

Il y eut des efforts antérieurs visant à reprendre les relations politiques et économiques entre les deux pays depuis que les Etats-Unis coupèrent les ponts en 1961. La plus importante tentative fut entreprise par l’administration Carter [entre 1977 et 1981] qui, poursuivant une initiative prise au départ par Nixon [président de 1969 à 1974], mit en place en 1977 des négociations secrètes avec le gouvernement cubain, lorsque les exilés cubains de droite, en Floride du Sud, n’étaient encore qu’une force politique négligeable [au plan électoral aux Etats-Unis].

Les deux pays firent des concessions mutuelles, comprenant l’établissement de «sections d’intérêt» diplomatiques à Washington et à La Havane ainsi que la levée de l’interdiction des voyages touristiques vers l’île, une restriction qui fut réintroduite plus tard, par Reagan, en 1982. Dans le sillage des négociations Carter-Castro, le dirigeant cubain relâcha la plupart des prisonniers politiques, dont environ 1000 partirent pour les Etats-Unis et, en 1979, les Cubano-Américains furent pour la première fois autorisés à visiter leurs familles sur l’île. [Le gouvernement suisse a représenté les intérêts américains à Cuba et les intérêts cubains aux Etats-Unis, ceci dès 1961; dès l’ouverture des négociations, en 1977, le rôle des «bons offices» suisses a perdu de son importance, jusqu’à être totalement marginal. Réd. A l’Encontre.]

Le processus de réconciliation fit toutefois long feu. Alors que la présence de troupes des Etats-Unis à travers le monde était considérée comme acquise par Washington, en tant que prérogative impériale, le déploiement de forces cubaines en Afrique devint un obstacle pour la normalisation des relations. Nombreux furent ceux qui, aux Etats-Unis, mirent cette interruption décisive des pourparlers, tant sous Nixon que sous Carter sur le compte des interventions de Castro à l’étranger. Mais il y avait d’autres facteurs plus importants.

Tout d’abord, l’administration Carter était elle-même divisée sur cette question. Cyrus Vance, le ministre des affaires étrangères, soutenait la reprise de relations normales avec Cuba, alors que Zbigniew Brzezinski, le puissant conseiller à la sécurité nationale de Carter, s’y opposait. Mais ce sont des développements politiques internes, sans relation avec Cuba, qui mirent finalement un terme au processus.

La droite américaine s’agitait autour des négociations concernant le transfert de l’autorité du canal de Panama aux Panaméens. En septembre 1977, Carter suspendit les négociations avec Cuba jusqu’à ce que les traités sur le Canal soient ratifiés par le Sénat.

La suspension provisoire est devenue indéfinie. Attaquée sur la question de Panama, l’administration Carter décida de consolider son flanc droit en adoptant une posture plus sévère sur Cuba. Cette posture fut renforcée peu après du fait de la victoire de la révolution sandiniste au Nicaragua en juillet 1979 et de l’affaiblissement politique de l’administration Carter à la suite de l’invasion soviétique de l’Afghanistan [27 décembre 1979] ainsi que de la crise des otages américains en Iran [novembre 1979].

 

Les capitalistes américains approuvent

Pourquoi Obama réussit là où les administrations précédentes échouèrent? Plus que toute autre chose, la fin de la Guerre froide, le retrait des troupes cubaines d’Afrique ainsi que la posture moins militante de Cuba en Amérique latine ont, au fil des ans, qualitativement abaissé l’importance de Cuba pour la politique étrangère américaine, comme en témoigne le fait que pratiquement toutes les études stratégiques gouvernementales rédigées dans les deux dernières décennies ne mentionnent même pas l’île.

En même temps, la classe capitaliste américaine, à l’exception de sa frange la plus droitière, en est parallèlement venue à soutenir non seulement le rétablissement des relations diplomatiques, mais plus encore l’élimination de l’embargo économique. C’est la position qui a été adoptée par la Chambre du commerce des Etats-Unis ainsi que par l’Association Nationale des Industriels au cours des dernières années. C’est aussi la position de la presse économique. Les éditorialistes de cette presse affirment, avec une part certaine de vérité, que des investissements américains massifs ainsi qu’une ouverture commerciale avec l’île «subvertira» et finalement renversera le système économique dit communiste, ainsi que cela s’est produit en Chine et au Vietnam.

En outre, après que des exemptions au blocus économique des Etats-Unis autorisant l’exportation à Cuba de biens agricoles et de certains biens manufacturés furent autorisées par le Trade Sanctions Reform et l’Export Enhancement Act de 2000, des entreprises comme Cargill, Archer Daniel Midland et Tyson Foods engagèrent des rapports commerciaux avec Cuba. A la suite de l’accord du 17 décembre, d’autres entreprises, comme Caterpillar et Pepsico ont annoncé soutenir le fait de commercer avec Cuba. Au cours des dernières années, des dizaines d’hommes d’affaires et de politiciens – en particulier du Sud, du Midwest et du Sud-ouest – ont visité l’île et discuté avec le gouvernement cubain des perspectives économiques futures, en particulier si l’embargo était levé.

Faisant écho aux positions de leurs électeurs actifs dans le monde des entreprises, de nombreux politiciens républicains et démocrates, tels que le sénateur Jeff Flake, de l’Arizona, ont plaidé en faveur des relations politiques et économiques avec Cuba. Il reste à voir si ces forces seront suffisamment fortes pour que la loi Helms-Burton soit amendée, si ce n’est abrogée, afin de permettre une pleine normalisation des relations économiques tant que politiques avec l’île.

 

La communauté des exilés est en train de changer

Alors que la question cubaine perdit de son importance avec la fin de la Guerre froide et que des secteurs économiques importants se déclarèrent en faveur de relations économiques et politiques avec le pays, la direction de droite de l’enclave des exilés en Floride du Sud demeure la seule force politique qui défend fermement l’embargo. Son influence politique était particulièrement importante dans un Etat fortement divisé comme la Floride, où les Américano-Cubains comptent pour environ 5% de l’électorat.

Mais la génération d’exilés conservateurs des années 1960 est en voie de disparition et, désormais, une majorité croissante des Cubains résidant en Floride sont arrivés aux Etats-Unis à partir des années 1980. Au contraire des exilés plus âgés, nombre d’entre eux visitent régulièrement l’île et sont plus préoccupés par le bien-être de leurs familles à Cuba que par la politique des Cubains exilés. Ce n’est donc pas étonnant que les sondages d’opinion montrent que la majorité des Cubains et des Américano-Cubains résidant en Floride se prononcent en faveur d’un changement de politique aboutissant à l’établissement de relations pleines et entières avec l’île.

Néanmoins, la plupart de ces derniers ne sont pas encore citoyens américains et ne sont pas aisés. Les conservateurs cubains conservent encore un grand pouvoir sur le système politique et sur les médias. Les trois députés de Floride d’origine cubaine au Congrès sont toujours des républicains de droite fortement engagés en faveur de l’embargo.

Et pourtant, le fait que Barack Obama a gagné 48% du vote cubain (et une part plus large parmi les jeunes Cubains) lors des élections de 2012 est une indication claire des tendances politiques parmi les Cubano-Américains, loin des positions de droite dure sur Cuba. En outre, ainsi que le sociologue cubano-américain Alex Portes l’a montré, les Cubains qui sont arrivés depuis les années 1980 proviennent de familles modestes de l’île et ils ne se distinguent guère des autres immigrés d’Amérique latine en termes socio-économiques. On peut se demander quel sera l’avenir de la «minorité modèle» latino-américaine.

 

La voie cubaine vers la Chine

De son côté, le gouvernement cubain a travaillé à trouver un moyen de renouer des relations diplomatiques avec les Etats-Unis, même si cela pourrait miner sa légitimité sur le long terme, ne pouvant dès lors plus rendre l’embargo responsable de la poursuite de la répression politique et des maux économiques.

Depuis que Raúl Castro a pris le pouvoir – informellement en 2006 et formellement en 2008 –, il s’est progressivement tourné vers le modèle sino-vietnamien. C’est-à-dire, un capitalisme d’Etat qui conserve le monopole du pouvoir politique au moyen du Parti communiste et qui contrôle les secteurs stratégiques de l’économie tels que la banque alors que le reste est partagé entre le secteur privé local et étranger. Cela s’est révélé une voie contradictoire où le gouvernement cubain a tenté d’avoir «le beurre et l’argent du beurre», accompagnant chaque changement économique de restrictions qui en limitent l’efficacité.

En dépit de l’image idyllique peinte par les sympathisants de Castro – telle qu’Emily Norris dans la New Left Review –, les résultats des nouvelles mesures prises par le gouvernement cubain ont été maigres et incapables de finalement surmonter la longue crise économique dont pâtit l’île depuis l’effondrement de l’Union soviétique. Les salaires réels des employés de l’Etat – qui constituent toujours la grande majorité de la force de travail – atteignent seulement, en 2013, 27% de leur niveau de 1989.

Depuis 2008, les dépenses en matière d’éducation, de soins de santé, de sécurité sociale et de logement ont diminué en proportion du budget de l’Etat et du produit intérieur brut (PIB). Par ailleurs, au cours des dernières années, la croissance économique a été faible (1,2% en 2014) et les investissements en capital atteignent à peine 10% du PIB comparé à une moyenne de 20% pour l’Amérique latine dans son ensemble.

Il n’est donc pas surprenant que Marino Murillo, le ministre cubain de l’Economie, ait déclaré que l’île avait besoin d’au moins 2 milliards de dollars par an en termes d’investissements pour décoller économiquement. C’est là la clé de la volonté de Castro de reprendre des relations avec les Etats-Unis, en particulier à la lumière des problèmes économiques et politiques sérieux auxquels font face le Venezuela (le principal allié de Cuba) et la Russie, en parallèle avec le déclin relatif de la croissance de l’économie chinois

Castro n’a rien à perdre, car même si la loi Helms-Burton n’est pas amendée ou abrogée, l’économie cubaine bénéficiera de la libéralisation des voyages et des transferts d’argent qui a récemment été décrétée par Obama. Pour le dirigeant cubain, tout avantage qu’il obtient de cet accord pourrait être le levier dont il a besoin pour vaincre les résistances de son propre appareil bureaucratique quant à l’implantation d’un modèle sino-vietnamien sur l’île.

De son côté, Obama doit sûrement être conscient de la possibilité de réaffirmer l’influence politique américaine ainsi que son pouvoir économique à Cuba, au-delà des autres avantages politiques réels qu’il pourrait obtenir en Amérique latine et dans les pays du Sud grâce à ce nouvel accord.

 

L’alternative à Cuba

Indépendamment des considérations qui ont conduit les gouvernements de Cuba et des Etats-Unis à aboutir à cet accord, il s’agit d’une avancée majeure pour le peuple cubain.

Tout d’abord parce qu’il reconnaît que la puissance impériale des Etats-Unis n’a pas été capable d’imposer son système politique et socio-économique, concédant une victoire au principe d’autodétermination nationale. C’est aux Cubains, et exclusivement aux Cubains, de décider des destinées de leur pays. Ensuite, parce qu’en termes pratiques, il peut en découler une amélioration du niveau de vie des Cubains et contribuer à libéraliser, bien que pas nécessairement démocratiser, les conditions de leur oppression politique et de leur exploitation économique, rendant plus facile leur organisation et action pour défendre leurs intérêts de manière autonome, autant face à l’Etat que face aux nouveaux capitalistes.

Cela a été le cas en Chine, où des milliers d’actions de protestations ont lieu chaque année afin de défendre le niveau de vie et les droits d’une grande partie de la population, malgré la persistance de l’Etat à parti unique.

Au contraire de ce que nombre de liberals pensaient après la révolution cubaine, la question n’a jamais été de savoir si la fin de l’embargo rendrait les frères Castro plus démocrates. Cette possibilité n’a jamais existé et elle ne fait pas partie du jeu, excepté pour ceux qui pensent que la mise en place du «communisme cubain» était simplement une réaction à l’impérialisme américain et non ce que Che Guevara a admis: à moitié le résultat des contraintes impérialistes, l’autre un choix des dirigeants cubains.

Ce qui est vrai en revanche, c’est la probabilité que la fin de l’embargo minera le soutien que reçoit le gouvernement Castro, facilitant par conséquent les résistances et la formulation d’alternatives politiques à son pouvoir.

Le fait que Cuba sorte des griffes de l’impérialisme des Etats-Unis – même si l’embargo économique arrive à son terme – n’est pas probable. Un pouvoir impérialiste plus «normal», dont font largement l’expérience les pays du Sud, remplacera le modèle plus coercitif et criminel de l’époque de l’embargo, en particulier si une alliance réussie se développe entre le capital américain et les capitalistes locaux selon le modèle sino-vietnamien en gestation, ainsi que cela s’est produit en Chine et au Vietnam. Même à un niveau purement politique, de nombreux conflits sont clairement prévisibles comme, par exemple, celui qui n’a pas été mentionné dans l’accord Obama-Castro, impliquant le retour des exilés révolutionnaires tels qu’Assata Shakur [ancienne membre du Black Panther Party, emprisonnée en 1973 après avoir été condamnée pour meurtre et sept autres crimes; elle s’échappe en 1979 et vit à Cuba, en exil politique, depuis 1984], vers la prison aux Etats-Unis.

Avec la disparition de la génération historique de dirigeants révolutionnaires au cours de la prochaine décennie, un nouveau paysage politique émergera où l’opposition politique de gauche pourra refaire surface et appuyer la gauche critique naissante à Cuba. Certains pourraient affirmer que dans la mesure où un socialisme d’orientation démocratique et révolutionnaire ne sera certainement pas l’agenda dans l’immédiat, cela n’a pas de sens de promouvoir une telle perspective. Mais c’est cette vision politique plaidant en faveur d’une autogestion démocratique de la société cubaine qui peut façonner une résistance indispensable à la libéralisation économique qui va probablement se produire sur l’île.

En faisant appel à la solidarité avec les plus vulnérables et en réclamant l’égalité de classe, raciale et de genre, un mouvement peut construire une unité, tant contre l’ancienne oppression que contre celle à venir.

 

(Traduction A l’Encontre, publié le 22 décembre 2014 sur le site des Etats-Unis Jacobinmag.com sous le titre « The Alternative in Cuba ». Traduction revue par Marie Laure Geoffray pour Contretemps-web. Samuel Farber a publié Cuba since the Revolution of 1959: A Critical Assessment en 2011 chez Haymarket Books).

 

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La loi Helms-Burton porte le nom des deux représentants républicains qui ont présenté ce qui deviendra une loi: le sénateur Jesse Helms et le représentant Dan Burton. L’objectif proclamé : faire tomber le gouvernement de Cuba et le remplacer par un gouvernement dit démocratique. L’aspect particulier de cette loi réside dans le fait qu’elle sanctionne, dans le monde entier, les entreprises qui auraient des relations avec ce qui constituait des biens américains, avant d’être nationalisés entre 1959-1961. Toutes les personnes qui opéreraient une quelconque opération qui aurait un lien avec ces biens «confisqués» sont susceptibles d’être interdites de séjour aux Etats-Unis ou de pouvoir y entrer. Et elles sont susceptibles d’être poursuivies devant un tribunal américain, y compris si ces actes sont commis dans un autre pays du monde. (Rédaction A l’Encontre)

Les parenthèses sont des [notes des traducteurs] de la Rédaction A l’Encontre.