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Lorsque les mobilisations contre la violence policière ont pris leur essor à Chicago, pour la première fois fin mai 2020, les lignes téléphoniques des services d’enquête de l’AGB (AGB Investigative Services) ont commencé à sonner.

Cette société de sécurité privée emploie plus de 750 agents de sécurité dans 12 États et à Washington DC. Elle compte parmi ses clients des organismes gouvernementaux, des entreprises et des particuliers à la recherche de sécurité et de formation au port dissimulé d’armes.

Depuis mai, cependant, la société AGB a été submergée de demandes de propriétaires d’entreprises craignant que des manifestations ne prennent pour cible leurs vitrines et leurs marchandises. De riches résidents du nord de la ville craignaient pour leurs ensembles résidentiels clos. La ville de Chicago, elle-même, cherchait à compléter sa propre force de police.

Pendant un week-end de juin, Chicago a dépensé jusqu’à 1,2 million de dollars pour engager l’AGB et deux autres sociétés de sécurité privées afin de disposer plus de 100 gardes non armés «afin de protéger les magasins de détail, les épiceries et les pharmacies locales», dans les quartiers sud et ouest de la ville, selon le bureau de la maire Lori Lightfoot [première femme maire noir de la ville depuis 2019, parti démocrate]. Le contrat était temporaire, mais Tifair Hamed, le vice-président du marketing et de la communication de l’AGB, affirme que la ville peut faire appel aux services de sa firme sur une base permanente.

Dans l’ensemble, dit Tifaire Hamed, les affaires ont crû d’environ 25% depuis le mois de mai 2020, tant pour le secteur de la surveillance des commerces que pour les services de formation à des ports dissimulés d’armes. Les heures de travail des gardes stationnés devant les magasins de détail, les sous-stations de services d’électricité et les immeubles commerciaux ont augmenté. La clientèle de la firme s’est élargie pour inclure les hôtels. Elle cherche à engager le plus grand nombre possible de gardes.

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Mais la décision de Lori Lightfoot, en juin 2020, d’engager des agents de sécurité privés pour patrouiller dans la ville a suscité des inquiétudes de la part de militant·e·s, ainsi qu’au moins deux récents conseillers municipaux qui ont déclaré qu’ils s’inquiétaient des obligations de supervision qui pouvaient en découler pour la ville de Chicago. D’autant plus que les agents privés de sécurité n’étaient pas soumis aux mêmes mesures de responsabilité (bien que minimales et grossièrement inadéquates) que la police.

«Nous avons entendu des centaines de voisins cette semaine qui estiment que la police les fait se sentir moins en sécurité, et non pas plus», a tweeté le conseiller municipal Matt Martin, le 5 juin. «Nous devons prendre ces préoccupations au sérieux, et ne pas ajouter des agents de sécurité non responsables dans les rues.» Suite à des critiques supplémentaires du conseiller municipal Daniel La Spata, la maire Lori Lightfoot a publié une déclaration promettant que les gardes privés seraient désarmés et porteraient une carte d’identité.

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Chicago n’est pas la seule ville qui compte de plus en plus sur les sociétés de sécurité privées pour compléter les patrouilles de police dans le contexte des mobilisations à l’échelle nationale en réponse aux violences racistes perpétrées par la police. Portland, dans l’Oregon, a également fait appel à des sociétés de sécurité privées lors de ces manifestations. L’année dernière, la ville a approuvé un contrat de 10 millions de dollars avec la société G4S Security Solutions afin d’assurer la sécurité de l’hôtel de ville.

Comme Chicago, la ville de Portland prélève une taxe spéciale auprès des propriétaires de certains quartiers d’affaires pour les services qu’ils fournissent, notamment la police supplémentaire, les transports, l’effacement des graffitis – et la sécurité privée. Mais un audit de la ville, publié le mois dernier, a révélé qu’elle n’a pas réussi à contrôler la façon dont ces «services élargis pour les arrondissements» [au nombre de 25 à Chicago: district] dépensent les fonds reçus.

L’audit a révélé que trois sociétés de sécurité privées, employées par les arrondissements, traitent plus durement les personnes sans abri. Il a également révélé que les locataires n’ont guère leur mot à dire dans leurs arrondissements car ces derniers sont largement contrôlés par les propriétaires de biens immobiliers et des entreprises. La ville n’a même pas recueilli les plaintes déposées contre les agents de sécurité des divers arrondissements.

Il est également probable que des firmes privées fédérales ont été déployées par le ministère de la Sécurité intérieure (DHS: United States Department of Homeland Security) pour réprimer les manifestations de Portland, en juillet 2020. Une unité du DHS, déployée par l’administration Trump cet été – le Service fédéral de protection (FPS: la police de sécurité en uniforme du Département de la Sécurité intérieure) – emploie 13’000 agents de sécurité dans tout le pays grâce à ses contrats avec des sociétés de sécurité privées.

En fait, le FPS dépense 1,5 milliard de dollars, en vue d’«interventions en cas d’incident», afin d’engager des agents de sécurité chargés de contrôler les foules sur les propriétés fédérales, comme les lieux et bâtiments que le FPS a été chargé de protéger à Portland. De nombreux contractants de l’agence proviennent d’entreprises de sécurité comme Triple Canopy, qui a fusionné, en 2014, avec Erik Prince’s Academi, anciennement Blackwater [l’armée privée la plus importante du monde qui est intervenue en Irak et en Afghanistan pour le gouvernement des Etats-Unis, avec un statut d’immunité] (Les spéculations selon lesquelles les agents fédéraux à Portland étaient des mercenaires pour la société de sécurité privée ZTI ou engagés par Erik Prince se sont toutefois révélées fausses).

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Les agents de sécurité augmentent dans d’autres grandes villes comme New York et Seattle, au moment les commerçants et les propriétaires immobiliers engagent une protection privée pour leurs propriétés face aux mobilisations à l’échelle nationale, contre les pratiques policières. La demande de gardes de sécurité armés et non armés sur «chaque marché est plus élevée que jamais», selon une société de sécurité du New Jersey, citée par le Wall Street Journal du 3 juin 2020.

L’augmentation de la demande de cette année accélère une tendance néolibérale en matière de maintien de l’ordre; tendance qui était déjà bien engagée au cours des deux dernières décennies. Les rangs des agents de sécurité ont commencé à dépasser en nombre ceux des policiers du secteur public aux États-Unis après que de nombreux budgets des services de police aient été réduits suite de la crise économique de 2008. Ces réductions n’ont cependant pas entraîné une diminution des effectifs de la police, mais plutôt une évolution générale vers la privatisation.

Aujourd’hui, les États-Unis comptent plus de 1,1 million de gardes de sécurité privés, contre 666’000 policiers. Les agents de sécurité privés sont plus nombreux que les policiers dans plus de 40 pays, selon The Guardian. Cette industrie éclipse désormais les dépenses consacrées à l’élimination de la pauvreté dans le monde.

Les défenseurs des libertés civiles avertissent que ce «flot» de sécurité privée qui déferle cette année sur les grandes villes des Etats-Uns pourrait devenir la nouvelle norme. Ils avertissent que les municipalités pourraient répondre de manière peu sincère au mouvement de désengagement de la police en réduisant les budgets publics de maintien de l’ordre, tout en alimentant discrètement un mouvement encore plus important de privatisation du maintien de l’ordre et de la surveillance.

Alors que les organisateurs des mobilisations demandent clairement de défaire [de facto, de limiter drastiquement les fonds alloués] des services de police – qu’ils soient publics ou privés – les responsables municipaux pourraient tenter de simplement réaffecter les budgets des services locaux de police en direction de la location d’agents armés privés.

 

Remplacer la police par la sécurité privée

Au moins 13 villes ont réduit le financement des budgets des services de police ou diminué le nombre d’agents depuis que Minneapolis a mené la charge en votant la dissolution du service de police de la ville en juin. Plusieurs autres ont entamé le processus de désengagement financier.

Austin, au Texas, est la dernière ville à avoir réduit le financement de son service de police, rejoignant ainsi des villes d’autres États rouges [républicains] comme Norman, en Oklahoma, et Salt Lake City, dans l’Utah, ainsi que de grands centres côtiers comme New York et Los Angeles. Les troubles de la semaine dernière à Kenosha, dans le Wisconsin, ont renouvelé les appels à la réaffectation des fonds de la ville vers des programmes de santé, de sécurité et de prévention de la violence.

Mais certaines des villes qui ont voté la réduction des fonds alloués à la police ont également connu un afflux de gardes de sécurité privés au cours des derniers mois. En plus des résidents riches et des entreprises qui embauchent plus de gardiens à New York et Los Angeles, les membres du conseil municipal de Minneapolis ont été critiqués pour avoir dépensé 4500 dollars par jour afin d’engager des gardiens privés pour leur propre protection, après avoir voté la dissolution de la police municipale de la ville.

Avant même que le mouvement de cette année visant à réduire le financement de la police n’émerge, la dernière décennie a vu des villes à court d’argent comme Detroit, Oakland, La Nouvelle-Orléans, Baltimore et Atlanta embaucher des gardes privés pour parfaire leurs services de police.

Le recours à des agents de sécurité privés comme mécanisme de remplacement s’est toutefois accentué dans les districts scolaires locaux, où les conseils scolaires remplacent les agents de ressources scolaires (SRO) par des gardes de sécurité.

En juin, par exemple, le Conseil de l’éducation de Minneapolis a annulé ses contrats de sécurité scolaire avec le service de police de la ville. Le mois suivant, il a publié 11 offres d’emploi pour des «spécialistes du soutien à la sécurité publique», ayant une expérience de l’application de la loi et dont les responsabilités incluraient la capacité de mettre fin à une bagarre. Contrairement aux SRO, les agents de sécurité ne sont pas autorisés à porter des armes sur les campus ou à procéder à des arrestations.

La Fédération des enseignants de Minneapolis a découvert les offres d’emploi et a rapidement organisé une manifestation d’une centaine d’enseignants et de familles devant le bâtiment municipal. L’exécutif d’arrondissement a ensuite publié une déclaration affirmant que les offres d’emploi demandaient par erreur une expérience dans le domaine de l’application de la loi et que la plupart des personnes convoquées à un entretien n’avaient pas cette expérience. Malgré les protestations, l’exécutif a poursuivi ses décisions d’embauche, mais a finalement autorisé les enseignants à assister aux entretiens avec les candidats.

La présidente de la Fédération syndicale des enseignants, Greta Callahan, enseignante à l’école communautaire Bethune de la ville, déclare que l’embauche d’agents de sécurité par le district n’a aucun sens, d’autant plus que les cours se déroulent à distance ce semestre, en pleine pandémie.

«Il n’y a aucune raison d’investir autant d’argent pour des agents de sécurité qui n’ont pas besoin d’être là en ce moment», explique Greta Callahan. «Nous voyons cela comme tout le reste; il s’agit de tirer profit de nos enfants. Les écoles publiques sont en train d’être démantelées… Donc, si les autorités peuvent créer de la méfiance au sein du système scolaire, alors elles peuvent réduire le financement. Et si elles peuvent le faire, elles peuvent privatiser les écoles.»

Greta Callahan a déclaré qu’elle préférait voir les autorités embaucher au sein du personnel disponible, en réaffectant les fonds destinés aux agents de sécurité à des professionnels sous-payés qui assuraient un soutien à l’éducation comme les assistants et autres travailleurs sociaux, déjà familiers avec les étudiants. La Fédération syndicale veut que les écoles soient entièrement financées afin qu’il ne soit pas nécessaire de faire appel à des agents de sécurité en premier lieu.

«Nous considérons les agents de sécurité comme un sparadrap», a déclaré Greta Callahan. «Nous voulons en fait résoudre les vrais problèmes, car nos élèves ont besoin de soutien et d’aide, et nous ne les leur donnons pas. En réduisant les fonds alloués pendant trois décennies, nous avons perdu beaucoup de gens qui auraient pu aider à résoudre les problèmes que nous voyons actuellement dans nos écoles.»

Au-delà de Minneapolis, le secteur scolaire public de Denver a adopté en juillet une résolution visant à réduire de 25% son unité d’agents de sécurité scolaire d’ici à la fin de 2020 et à éliminer tous les agents restants d’ici la fin de l’année scolaire 2020-2021. Pourtant, il conservera 100 agents de sécurité armés et non armés.

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Certaines des plus grandes forces de police privées du pays patrouillent déjà sur les campus universitaires, comme le département de police de l’université de Chicago, qui a compétence sur plus de 65’000 habitants de Chicago et dispose des mêmes pouvoirs de fouille, de contravention, d’arrestation et de détention des citoyens qu’une force de police municipale. Les organisations étudiantes font pression sur les dirigeants de l’université pour réduire les fonds alloués à cette force de police «scolaire» et pour finalement l’abolir.

Pendant ce temps, la droite libertarienne salue la sécurité privée comme la solution à la violence systémique perpétrée par la police, alors que les villes réimaginent la sécurité publique en réponse aux appels de plus en plus nombreux à réduire les services de police municipaux. La sécurité privée, affirment les libertariens, donne «naissance à une dynamique concurrentielle positive» qui permet aux citoyens d’évaluer leurs performances et leur «rentabilité» respectives.

La réalité est que les polices privées opèrent avec encore moins de supervision que la police publique. Les tirs effectués par les agents de sécurité privée font rarement l’objet d’une enquête ou même d’un rapport. En fait, la plupart des organismes de réglementation des États n’exigent pas des agents privés de sécurité qu’ils fassent un rapport concernant un tir (accidentel) avec une arme à feu. En outre, la protection juridique des citoyens lors de leurs «rencontres» avec ces agents privés est souvent peu claire.

 

Responsabilité en matière d’externalisation

Les problèmes de l’industrie de la sécurité privée reflètent ceux des services de police municipaux, notamment les violations des droits civils, l’usage excessif de la force et les fusillades perpétrées par ces agents. Les gardes armés qui tirent sur des suspects en fuite dans les centres commerciaux, les complexes résidentiels et les parkings sont rarement exposés à des sanctions, même dans les États où les sociétés de sécurité sont tenues de remplir des déclarations ayant trait à l’utilisation des armes à feu.

En général, les organismes de réglementation chargés de surveiller le secteur de la sécurité privée n’interviennent que lorsque la condamnation d’un garde armé a été obtenue au préalable par les tribunaux. Les organismes de réglementation s’appuient généralement sur la lenteur des enquêtes criminelles pour déterminer si un permis d’arme à feu doit être révoqué ou non.

En outre, les agents de sécurité ne reçoivent généralement qu’une petite partie de la formation que les membres de la police municipale doivent suivre pour travailler comme policier. Les préoccupations concernant le laxisme de la surveillance et de la formation ont donné lieu à des projets de loi dans les assemblées législatives des États au cours de la dernière décennie, mais la croissance du secteur continue devancer toute réglementation.

Comme le fait remarquer l’expert en sécurité Bruce Schneier, les lois conçues pour établir des procédures régulières et d’autres protections juridiques de la part de la police municipale ne s’appliquent souvent pas à l’industrie de la sécurité privée. Alors qu’une plainte concernant un agent municipal peut être présentée devant un conseil de commissaires de police élus, il n’existe même pas de mécanisme de ce type pour les agents de sécurité privés.

De même, les firmes privées ne peuvent pas être contraintes d’ouvrir leurs dossiers au public, même si, dans de nombreux cas, elles exercent des fonctions publiques. La loi sur la liberté de l’information et les autres lois des États sur la transparence des dossiers ne s’appliquent généralement pas aux firmes privées de sécurité.

Le secteur privé dispose également d’une plus grande latitude pour recueillir des informations privées, souvent les mêmes que celles que le gouvernement ne peut pas recueillir sur des citoyens. Ces informations sont ensuite vendues à la police, dont des membres travaillent souvent, au noir et à temps partiel, comme agent de sécurité.

Selon Tifaire Hamed, du service de l’AGB, les agents de sécurité de la firme «proviennent des quartiers que nous protégeons» et «constituent la plus grande ressource de police de proximité pour la ville de Chicago».

Mais au même titre que la «police de proximité» et d’autres réformes ne parviennent pas à lutter contre le racisme et la violence systémiques endémiques dans les services de police, des approches similaires dans le secteur privé risquent d’exacerber les inégalités économiques et la culture déjà violente et raciste de la police publique à mesure que le secteur privé se développe.

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Article publié sur le site Truthout, le 1er septembre 2020 ; traduction rédaction A l’Encontre.

Candice Bernd est rédactrice en chef et journaliste à Truthout. Ses articles sont aussi publiés dans The Nation, In These Times, Texas Observer, Salon, Rewire. News, Sludge. Elle a reçu divers prix pour son travail de journaliste.

Illustration : TIMOTHY A. CLARY/AFP via Getty Images.

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