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Alors qu’approchent les élections européennes, les 8 et 9 juin prochain, la plupart des dirigeant·es européen·nes nous jouent une fois encore la sérénade de l’ « Europe sociale ». En France, on a vu aussi bien Raphaël Glucksmann (tête de liste du PS), Valérie Hayer (Renaissance) ou Marine Le Pen (FN/RN) nous faire la promesse, main sur le coeur, que s’ils·elles étaient élu·es, cette vieille promesse deviendrait enfin réalité.

Cette « Europe sociale » est pourtant à l’exact opposé de l’Europe capitaliste, bien réelle, que les classes dirigeantes du Vieux continent ont imposée aux peuples et aux travailleurs·ses depuis des décennies. Elles l’ont fait y compris en s’asseyant sur le vote des populations (référendums sur le Traité constitutionnel européen en France et aux Pays-Bas en 2005) ou en imposant à des gouvernements des politiques contraires à celles pour lesquelles ils avaient été élus (cas de la Grèce en 2015).

Dans cet article, l’historienne Aurélie Dianara revient sur le projet d’ « Europe sociale », développé en particulier par les social-démocraties européennes dans les années 1970, sur des bases nettement plus à gauche que ce qu’avancent tous les défenseurs actuels de l’ « Europe sociale ». Elle examine en outre les raisons pour lesquelles la Communauté Économique Européenne (devenue plus tard Union européenne) s’est bâtie sur l’abandon de ce projet.

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L’année dernière, en vue des prochaines élections européennes, un groupe d’éminent.e.s intellectuel.les français.es de gauche, dont Thomas Piketty et Julia Cagé, ont publié un manifeste affirmant qu’une nouvelle dynamique politique avait émergé en faveur d’une transformation sociale et écologique progressive de l’« Europe ». Les crises sanitaire, climatique et géopolitiques ont – selon les auteur.ices – forcé l’Union européenne (UE) à ouvrir des brèches dans ce que l’on appelle le « consensus de Maastricht ».

Par exemple, le « pacte de stabilité et de croissance » (qui oblige les États membres à se conformer aux « critères de Maastricht », en particulier en termes de déficit et d’endettement publics) a alors été suspendu, un mécanisme de solidarité sans précédent a été créé sous la forme du paquet « Next Generation EU » de 750 milliards d’euros, soutenu par la création d’obligations de dette mutuelle, et un embryon de politique d’assurance sociale (SURE) a été mis en place.

Ces mesures démontreraient que le fondement de la politique européenne depuis les années 1990 – à savoir que le carcan fiscal imposé par les institutions européennes n’est pas négociable – n’est pas aussi solide que les décideurs.euses politiques nous l’ont fait croire. Il serait donc essentiel, toujours selon les auteur.ices de ce manifeste, que les partis politiques et la société civile tirent parti de cette dynamique.

Un tel argument semble à bien des égards contre-intuitif. Après tout, il y a seulement neuf ans, la tentative de Syriza d’initier une telle transformation a été étranglée par les institutions européennes. Les partis de gauche européens n’ont globalement fait que stagner, voire reculer depuis lors aux quatre coins du continent, tandis que l’année dernière a vu des divisions majeures au sein des gauches, non seulement en Grèce, mais aussi en France, en Allemagne et en Espagne, ce qui aura très probablement un impact négatif sur la fortune de la gauche lors des élections européennes de juin prochain.

À l’approche des élections du 9 juin, cependant, on entend à nouveau les représentant.es des partis de gauche modérée nous parler de la construction d’une « Europe sociale ». Pourtant, contourner partiellement les règles en période d’exception est une chose, transformer fondamentalement l’UE en est une autre. Après tout, l’UE que nous connaissons aujourd’hui n’est apparue qu’après la défaite de l’ « Europe sociale » – un projet global, partagé par les partis socialistes et sociaux-démocrates, d’une union d’économies fortement réglementées, planifiées, démocratisées et soutenues par des États-sociaux forts.

Cinquante ans plus tard, un retour sur ce chapitre oublié de l’histoire du socialisme européen peut nous aider à informer – ou peut-être à tempérer – nos propres ambitions politiques quant à la construction d’une « Europe sociale ».

Quand l’Europe sociale était possible

L’« Europe sociale » a été un slogan et une promesse du centre-gauche européen à l’occasion de chaque élection européenne depuis 1979, à tel point que depuis quelques années, l’idée ressemble davantage à une plaisanterie, souvent moquée comme un rêve qui ne se matérialisera jamais, ou plus durement attaquée comme un « alibi » utilisé pour masquer les réalités d’une UE totalement néolibérale. Certains, comme le politologue français François Denord, vont jusqu’à qualifier l’« Europe sociale » d’oxymore, les plans d’intégration européenne ayant été conçus dès le départ comme un projet économique libéral et capitaliste, piloté par les États-Unis.[1]

En effet, dès les premières décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, sous l’impulsion des forces conservatrices, l’intégration européenne a été fortement axée sur la coopération économique et orientée vers le libéralisme économique, au détriment des aspects sociaux. Les partis de gauche et les syndicats n’y ont joué qu’un rôle marginal.[2]

Mais il fut un temps, il y a un demi-siècle, où une « autre Europe » semblait possible. Le point culminant de l’« Europe sociale » en tant que projet politique a été atteint dans ce que l’on pourrait appeler les « longues années 1970 », qui s’étendent grosso modo de la fin des années 1960 au milieu des années 1980. Au cours de ces années, une partie des gauches – qui avaient auparavant été divisées et souvent hostiles aux plans d’unification de l’Europe occidentale – a tenté d’imaginer et de promouvoir un projet alternatif d’unité européenne. Ce projet visait à faire de l’« Europe » un instrument au service du progrès social et des intérêts de la classe ouvrière, en commençant par les Communautés européennes (CE), le précurseur de l’UE.[3]

Imaginée principalement par les socialistes et les sociaux-démocrates européens, cette Europe sociale aspirait à utiliser les institutions européennes pour réglementer, planifier et démocratiser l’économie, harmoniser les régimes sociaux et fiscaux, relever le niveau de vie et améliorer les conditions de travail, réduire le temps de travail, et, d’une manière générale, modifier l’équilibre des forces dans la société en faveur des travailleurs.euses. Elle intégrait également des préoccupations environnementales, des propositions de démocratisation des institutions européennes et des aspirations à rééquilibrer l’ordre économique international en faveur du « tiers- monde ».

Le social-démocrate néerlandais Sicco Mansholt, par exemple, longtemps commissaire européen à l’agriculture puis président de la Commission européenne en 1972, était un fervent partisan du projet. À l’époque, il n’a de cesse de répéter qu’il faut un « second Marx », un « nouveau socialisme, moderne », organisé au niveau européen, qui ne se contenterait pas de corriger les excès du capitalisme, mais le dépasserait. L’« Europe sociale » était, en bref, une proposition pour une UE assez différente de celle que nous habitons aujourd’hui.

À l’époque, les gauches européennes avaient le vent en poupe. Les longues années 1970 ont été une période d’intenses conflits sociaux en Europe, à commencer par les révoltes de 1968, qui ont alors renforcé les partis de la gauche radicale à travers le continent, mais ont également assuré la fortune électorale des forces plus modérées. Ces années ont constitué un âge d’or de la social-démocratie en Europe occidentale après 1945 (certains diraient son été indien), au cours duquel les sociaux-démocrates dirigeaient des gouvernements dans toute l’Europe et des leaders comme Olof Palme, Willy Brandt et Harold Wilson étaient des figures de proue sur la scène politique internationale.

Dans le même temps, de nouvelles perspectives semblaient s’ouvrir aux partis communistes d’Europe occidentale ; leurs succès électoraux, particulièrement remarquables en France et en Italie, les poussaient à réfléchir sérieusement à la manière d’exercer le pouvoir dans une démocratie parlementaire. Les syndicats européens connaissaient également leur apogée depuis la guerre en termes de nombre et de combativité, et étaient désireux de traduire ces gains en réformes à long terme.

Imaginer une Europe des travailleurs·ses

Au milieu des années 1970, les institutions européennes étaient donc dominées par les représentants des partis de gauche et de centre-gauche, et une large alliance en faveur d’une Europe sociale était – au moins en théorie – concevable. Les partis socialistes, les principaux syndicats et, dans une moindre mesure, les partis communistes commençaient à renforcer considérablement leur coopération transnationale afin de mieux influencer la politique européenne.[4] 

Des étapes importantes de cette européanisation ont été la création de la Confédération des partis socialistes de la Communauté européenne en 1974, précurseur de l’actuel Parti socialiste européen, ainsi que de la Confédération européenne des syndicats (CES) en 1973, qui réunissait des syndicats de tradition sociale-démocrate, chrétienne-sociale et communiste et représentait environ 40 millions de travailleurs.euses.

Le Chancelier allemand Willy Brandt prônait alors une « union sociale européenne », tandis que le nouveau Parti socialiste français dirigé par François Mitterrand, en alliance avec les communistes depuis 1972, poussait à une réforme radicale de « l’Europe du capital ». Les partis socialistes des CE ont adopté leur premier programme « Pour une Europe sociale » en avril 1973 à Bonn.

Dans les années qui suivirent, ils ont élaboré un premier programme électoral européen, assez radical. Les syndicats européens ont également formulé à la même époque un programme détaillé et combatif pour l’« Europe des travailleurs », qui proposait une alternative européenne aux solutions néolibérales, notamment un contrôle accru du capital, une planification économique démocratique et un contrôle des entreprises par les travailleurs.euses.

Plusieurs propositions d’« Europe sociale » ont été inscrites à l’ordre du jour des décideurs.ses européen.nes au cours de ces années. Les efforts des gauches européennes ont été déterminants pour le premier Programme d’action sociale (PAS) adopté par les CE en 1974, qui a débouché sur l’adoption d’un certain nombre de directives et de mesures européennes.

Celles-ci comprenaient le renforcement du Fonds social européen et la création d’agences européennes pour la formation professionnelle et pour les conditions de vie et de travail. Mais les progrès les plus marqués concernaient l’égalité entre les hommes et les femmes et la santé et la sécurité au travail, grâce à l’adoption d’une série de directives par le Conseil au cours de la seconde moitié des années 1970.

Bien que cela soit aujourd’hui largement oublié, la fin des années 1970 et le début des années 1980 ont par ailleurs connu une mobilisation exceptionnelle des syndicats européens. Deux campagnes ont été particulièrement marquantes. Tout d’abord, la bataille pour une stratégie économique alternative, orientée vers l’emploi, dans laquelle la gauche européenne avait alors décidé de mettre en avant une revendication en particulier : la réduction du temps de travail sans perte de salaire.

D’autre part, la bataille pour la démocratisation du travail et de l’économie, qui aboutit en 1980 à la proposition d’une directive européenne pour les droits des travailleurs.euses à l’information et à la consultation dans les entreprises multinationales (la « directive Vredeling »).

Cette proposition, qui portait le nom du commissaire aux affaires sociales Henk Vredeling, un social- démocrate néerlandais, contenait des propositions qui auraient obligé les entreprises multinationales à informer et à consulter les représentants des travailleurs.euses sur toutes les questions « susceptibles d’affecter substantiellement les intérêts des travailleurs ». Elle aurait légalement obligé toutes les entreprises employant plus de 99 salariés dans la CE, y compris les entreprises non européennes, à rendre des comptes aux travailleurs.euses de leurs filiales européennes.

La directive touchait au cœur de l’immunité juridique de facto des multinationales, menaçait directement les prérogatives du capital transnational et provoqua une réaction féroce de la part des organisations patronales, des milieux d’affaires internationaux et des forces conservatrices et libérales.

La défaite

Au début des années 1980, la vision de la gauche européenne pour l’Europe commence à perdre du terrain face au centre-droit et au formules néolibérales. Entre 1979 et 1982, les partis conservateurs reviennent au pouvoir au Royaume-Uni, aux États-Unis et en Allemagne de l’Ouest lorsque Margaret Thatcher, Ronald Reagan et Helmut Kohl sont élus. Il s’agissait en partie d’une réponse électorale au virage des partis sociaux-démocrates vers des politiques d’austérité à la suite de la crise économique qui a suivi le choc pétrolier de 1973.

La mise en œuvre du programme du Marché unique et de l’Union économique et monétaire dans la seconde moitié des années 1980 marque alors une libéralisation économique et la mise en place de contraintes budgétaires croissantes, qui mettent les États-sociaux nationaux sous pression. L’« Europe sociale » – ou, du moins, ce projet précis d’Europe sociale soutenue par les gauches européennes pendant près de deux décennies – avait été mise en échec.

Les raisons pour lesquelles la voie vers l’« Europe sociale » n’a pas été empruntée sont complexes. Certaines d’entre elles étaient « exogènes » à la gauche elle-même. Comme la popularité croissante des solutions « néolibérales » parmi les milieux d’affaires européens (par exemple l’Union des industriels des pays de la Communauté européenne (UNICE), précurseur de l’actuelle « Business Europe ») et les partis conservateurs.

Des facteurs structurels et institutionnels ont également favorisé une Europe orientée vers le marché. La plupart des questions de politique sociale et fiscale, telles que l’impôt sur le revenu, étaient (et restent encore) exclues des compétences des CE – ou, si elles ne le sont pas, font l’objet d’un vote unanime au sein du Conseil, ce qui rend les progrès dans ce domaine presque impossibles.

Le processus institutionnel particulier de prise de décision de la CE/UE a également rendu l’« intégration négative » – c’est-à-dire la déréglementation et la libéralisation économiques à l’échelle de l’UE – plus facile que l’ « intégration positive ». En outre, les différences en matière de politique sociale entre les États membres de l’UE ont également joué un rôle : avec les élargissements successifs de l’Europe, la variété de plus en plus complexe des modèles sociaux (système universel dans les pays scandinaves, modèle « chrétien-démocrate » dans les pays continentaux comme la France et l’Allemagne, modèle libéral anglo-saxon relativement autarcique et modèle méditerranéen avec des dépenses plus faibles) a rendu l’harmonisation de plus en plus difficile.[5]

Néanmoins, des faits « endogènes » à la gauche européenne allaient finalement s’avérer décisifs dans sa défaite. Les divisions internes au sein du camp social-démocrate sur la politique européenne et les stratégies d’opposition au néolibéralisme étaient profondes et ont eu des conséquences très concrètes sur l’(in)capacité de la gauche à présenter un front uni. Des divergences majeures sont apparues entre certains socialistes du « Sud », comme le Parti socialiste français – qui prônait à l’époque l’autogestion, les nationalisations et la planification économique du niveau local au niveau européen – et certains sociaux-démocrates du « Nord », comme le SPD allemand, qui privilégiait son modèle de codétermination des entreprises et était plus réticent à l’idée de parler de planification économique.

Mais il existait également de nombreuses divisions internes au sein des partis sociaux-démocrates, notamment entre les nouveaux courants de gauche du socialisme européen, soutenus par de jeunes militants de base, qui promouvaient des stratégies économiques alternatives visant à limiter l’entreprise privée, à étendre le secteur public et les nationalisations et à accroître le contrôle du capital, et le courant mainstream de la social-démocratie européenne qui préférait une forme renforcée de capitalisme social keynésien, sans parler des courants plus à droite, auxquels appartenaient à la fois Helmut Schmidt, à la tête du SPD depuis 1974 et James Callaghan, le leader du parti travailliste depuis 1976.

Ces tensions sont restées constantes malgré les efforts déployés pour accroître la coopération entre les syndicats et les partis au niveau européen. Bien qu’il y ait eu une large unité sur des thèmes généraux (tels que l’harmonisation sociale vers le haut et la réduction du temps de travail), des désaccords majeurs persistaient sur des questions institutionnelles importantes telles que les pouvoirs à octroyer au Parlement européen (PE) ou la participation des travailleurs.euses à la gestion des entreprises.

En outre, les structures chargées d’assurer la coordination internationale et européenne des partis étaient relativement faibles, manquant de ressources et restant essentiellement non contraignantes dans leurs décisions. D’ailleurs, après plusieurs années de discussions laborieuses dans la seconde moitié des années 1970, les partis socialistes des CE ont fini par renoncer à l’adoption d’un programme électoral commun contraignant pour les premières élections européennes.

L’ambivalence du parti travailliste britannique à l’égard des CE a également fait obstacle à l’avènement d’une « Europe sociale ». La perspective de l’adhésion du Royaume-Uni avait représenté l’un des principaux espoirs des socialistes européens de pousser les CE vers la gauche au début des années 1970.

Cependant, bien que des dirigeants de parti comme Harold Wilson soient devenus de plus en plus favorables au marché commun dès le milieu des années 1960, la décision du parti de « boycotter » les institutions européennes jusqu’au référendum de 1975, puis de s’abstenir de participer aux travaux sur le programme socialiste européen commun au cours des années suivantes, a affaibli le front socialiste.[6]

Il en va de même pour le boycott des institutions européennes par le Trades Union Congress (TUC), la principale confédération syndicale britannique, bien que la ligne dure du mouvement syndical britannique à l’égard du marché commun ait poussé la CES à adopter une position plus radicale et combative à l’égard des institutions européennes au cours de la seconde moitié des années 1970. Le TUC et le parti travailliste, dont les flancs gauches étaient particulièrement hostiles aux CE, craignaient que la contribution financière du Royaume-Uni à la CE ne génère un déficit budgétaire et ne donne au gouvernement un prétexte pour appliquer des politiques d’austérité.

Ils craignaient également que le marché commun ne sape les relations commerciales avec les pays du Commonwealth et n’entrave le développement des pays du Tiers-monde. Ils étaient tous deux opposés à la politique agricole commune (qu’ils considéraient comme une charge insupportable pour un pays qui dépendait principalement des importations agricoles du Commonwealth), à la future union économique et monétaire et à la politique de concurrence de la CE, qui, selon eux, limitait la capacité des États à intervenir dans l’économie et la société.

Outre les divisions internes, une autre cause clé de l’échec de l’ « Europe sociale » a été l’incapacité des gauches à construire une coalition efficace au niveau européen. Même si tous s’accordaient à dire qu’une large alliance était nécessaire pour construire une « autre Europe », les positions des différents partis de la famille socialiste divergeaient sur la forme que celle-ci devrait prendre. Certains, comme les socialistes français, étaient favorables à une « Union de la gauche » au niveau européen avec les partis communistes – dont beaucoup adoptaient à l’époque des stratégies dites « eurocommunistes » et une attitude réformiste envers les CE, à commencer par le Parti communiste italien.

D’autres sociaux-démocrates préféraient se tourner vers la droite, vers les forces « démocratiques et progressistes » au sein des familles de partis démocrates-chrétiens et libéraux. La direction du SPD, par exemple, s’opposait fermement à toute collaboration avec les partis communistes. Ces tensions ont perduré tout au long de la décennie et se sont révélées être une faiblesse majeure lorsque l’offensive de la droite a véritablement pris de l’ampleur.[7]

L’offensive patronale et la faiblesse du mouvement social européen 

Même si les divisions au sein de la gauche européenne avaient été moindres, les promoteurs de l’ « Europe sociale » n’avaient pas les capacités de lobbying nécessaires pour imposer leur programme au sein des institutions européennes. Le lobby de la classe patronale en pleine effervescence, en revanche, s’est avéré d’une efficacité dévastatrice.[8] 

Les débats sur la directive Vredeling au Parlement européen ont été accompagnés de la campagne de lobbying la plus coûteuse et la plus intensive de l’histoire du Parlement européen jusqu’alors. Les syndicats européens et les partis sociaux-démocrates, quant à eux, se sont révélés incapables de contrer l’offensive du capital européen, peu habitués qu’ils étaient à naviguer dans les couloirs du pouvoir transnational « multiniveau ».

En effet, à l’exception du gouvernement Brandt au début des années 1970, les gouvernements socialistes européens n’ont pas réussi à faire avancer les propositions d’« Europe sociale » au sein du Conseil. Au cours de la seconde moitié des années 1970, par exemple, les États membres des CE (y compris les gouvernements dirigés par les sociaux-démocrates) ont abandonné leur engagement antérieur de rédiger un deuxième PAS.

Lorsque les socialistes sont arrivés au pouvoir en France en 1981 et ont remis l’ « Europe sociale » à l’ordre du jour, la gauche avait perdu sa majorité au Conseil ; les idées de Mitterrand ont été poliment ignorées, y compris par Schmidt, qui n’avait jamais adhéré à l’ « union sociale » de son prédécesseur Brandt. La nécessité d’obtenir l’unanimité au sein du Conseil a certainement entravé les progrès vers une Europe de l’économie planifié et régulée, et de la redistribution. Mais si les gouvernements allemand, britannique et français avaient défendu avec détermination un agenda « social » à la fin des années 1970 et au début des années 1980, les choses auraient pu prendre une autre direction.

Mais en dernière analyse, l’une des principales raisons de la défaite de l’« Europe sociale » a été l’incapacité de la gauche européenne à susciter une mobilisation transnationale « d’en bas » en faveur d’un changement radical au niveau européen. Une telle mobilisation aurait été nécessaire pour renverser le rapport de force en faveur des travailleur.euses. Hormis un rassemblement symbolique sous la Tour Eiffel quelques jours avant les premières élections au PE, les partis socialistes européens n’ont jamais envisagé de mobiliser leurs militants et sympathisants en faveur de leur vision de l’avenir du continent.

Tout au long des longues années 1970, la politique européenne est restée l’affaire des chefs de parti et n’a constitué qu’une préoccupation marginale pour les membres des échelons moyens et inférieurs des partis socialistes. Les partis de gauche n’ont pas non plus réussi à intégrer les nouveaux mouvements sociaux, tels que le mouvement antinucléaire en Allemagne ou les campagnes de désarmement en plein essor, au moment où ceux-ci semblaient représenter l’avant-garde de la mobilisation progressiste sur le continent. Combinées au déclin progressif de l’organisation de la classe ouvrière et à la fragmentation du vote ouvrier à partir des années 1980, les perspectives de mobilisation populaire en faveur d’une Europe alternative s’éloignaient de plus en plus, tandis que l’Europe néolibérale devenait rapidement une réalité.

Les choses étaient un peu différentes sur le front syndical, où des tentatives de construire un mouvement transnational de travailleurs.euses en faveur d’une « Europe sociale » ont bel et bien existé à la fin des années 1970 et au début des années 1980. La « Journée d’action européenne » et la « Semaine d’action européenne » organisées par la CES en 1978 et 1979, qui ont vu des millions de travailleurs.euses participer à des initiatives diverses, à des manifestations et à des grèves, ont marqué une phase d’activisme particulièrement incisive dans l’histoire du syndicalisme européen.

Cependant, une proposition des syndicats français et belges d’organiser une grève coordonnée à l’échelle européenne à l’époque a été rejetée par une majorité du comité exécutif de la CES, et la plus grande confédération syndicale des CE n’a pas su établir de liens organiques avec les syndicats nationaux pour ces campagnes, ou à mobiliser les travailleurs.euses en faveur de ses principaux objectifs politiques.[9]

Pour une Europe socialiste

L’échec des gauches européennes à construire une Europe « sociale » – ou plutôt socialiste – au cours des longues années 1970 est riche d’enseignements pour la période actuelle. D’une part, il suggère la nécessité d’un certain degré de pessimisme quant à la possibilité de transformer un jour l’UE en un instrument de progrès social, démocratique et écologique. Il convient de souligner qu’au cours des longues années 1970, le rapport de force était beaucoup plus favorable à la gauche et au mouvement ouvrier que ce n’est le cas aujourd’hui, et que le cadre de la gouvernance socio-économique européenne était bien plus malléable.

Avec vingt-sept États membres siégeant au Conseil, un néolibéralisme plus profondément ancré dans les traités et les politiques européennes que jamais, et un nombre croissant de gouvernements qui basculent à droite et à l’extrême droite, les tentatives de réimaginer une « Europe sociale » pour le XXIe siècle ressemblent de plus en plus à une chimère. Si les crises récentes semblaient avoir ouvert de petites brèches dans le consensus de Maastricht, elles sont loin d’être suffisantes pour inverser la tendance.

Pendant ce temps, les forces conservatrices et néolibérales sont déjà occupées à réaffirmer l’austérité. Un exemple suffit à l’affirmer : la nouvelle version du « pacte de stabilité » adoptée par le Parlement européen le 17 janvier 2024, qui, derrière l’écran de fumée d’une « plus grande flexibilité », renforcera les possibles sanctions contre les pays dont la dette publique dépasse 60% du PIB, renforcera la super-austérité permanente et fera obstacle à tout investissement significatif de bifurcation écologique par l’État (sans parler de la récente proposition du Conseil européen d’imposer 100 milliards de coupes dans les années à venir).[10]Ces décisions n’ont pas tardé à se faire ressentir en France, avec la récente annonce de 10+10 milliards d’«économies» – c’est-à-dire de coupes budgétaires – par Bruno Le Maire.  

En même temps, l’histoire de la défaite de l’ « Europe sociale » devrait enjoindre celles et ceux qui, à gauche, croient encore que l’UE peut être changée – ou peut-être supplantée par un autre type de coopération européenne – à travailler sans relâche pour surmonter leurs divisions internes et leurs faiblesses stratégiques.

On peut admettre – bien que cela soit plutôt discutable – que certain.es pensent qu’il y a des raisons d’être optimiste aujourd’hui, car les partis sociaux-démocrates, les verts et la gauche radicale, les syndicats et la société civile sont relativement mieux organisés au niveau européen qu’ils ne l’étaient autrefois, les citoyen.nes sont plus attentifs à la politique européenne et, à la faveur de la crise climatique, les citoyen.nes sont poussées à réfléchir et à se mobiliser au plan transnational.

Cependant, pour faire évoluer le projet européen dans une direction radicalement différente, les gauches devraient construire une alliance véritablement transnationale clairement opposée aux versions néolibérales et conservatrices de l’ « Europe », se mettre d’accord sur un programme commun pour une Europe sociale, écologiste, démocratique et transféministe orientée vers les intérêts des travailleurs.ses et des classes populaires, et lancer une offensive politique et sociale basée sur une mobilisation populaire de masse.

Toute autre stratégie, comme l’ont appris à leurs dépens les gauches des années 1970, est de l’ordre du wishfull thinking et restera vouée à l’échec. 

*

Aurélie Dianara est chercheuse post-doctorale en histoire sociale et politique européenne basée à Paris, militante de Potere al Popolo en Italie et membre de l’équipe éditoriale de Contretemps. Elle est l’autrice de Social Europe, The Road Not Taken. The Left and European integration in the Long 1970s (Oxford University Press, 2022), dont nous avons publié un compte-rendu.

NB : Une version légèrement différente de cet article est parue dans la version papier de Jacobin Germany en mars 2024.

Notes

[1] François Denord and Antoine Schwartz, L’Europe sociale n’aura pas lieu, Paris, Raisons d’agir, 2009. 

[2] Wolfram Kaiser, Christian Democracy and the Origins of European Union, Cambridge, Cambridge University Press, 2007. 

[3] La Communauté européenne (également souvent appelée « Communautés européennes »), initialement formée dans les années 1950 par six pays membres européens (France, Italie, Allemagne de l’Ouest, Pays-Bas, Belgique et Luxembourg), se composait de trois organisations internationales : la Communauté européenne du charbon et de l’acier, la Communauté économique européenne (souvent appelée « Marché commun ») et la Communauté européenne de l’énergie atomique. Elles ont finalement été intégrées à l’Union européenne en 1993. 

[4] Voir par exemple Christian Salm, Transnational Socialist Networks in the 1970s: European Community Development Aid and Southern Enlargement, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2016; Christophe Degryse and Pierre Tilly, 1973–2013: 40 Years of History of the European Trade Union Confederation, Brussels, ETUI, 2013; Maud Bracke, ‘From the Atlantic to the Urals? Italian and French Communism and the Question of Europe, 1956–1973’, Journal of European Integration History 13, no. 2, 2007, pp. 33-53.

[5] Gøsta Esping-Andersen, The Three Worlds of Welfare Capitalism, Cambridge, Polity Press, 1990. 

[6] Erin Delaney, ‘The Labour Party’s Changing Relationship to Europe: The Expansion of European Social Policy’, Journal of European Integration History 8, January 2002, pp. 121-38.

[7] Voir aussi Michele Di Donato, ‘The Cold War and Socialist Identity: The Socialist International and the Italian “Communist Question” in the 1970s’, Contemporary European History 24, no. 2, May 2015, pp. 193-211. 

[8] Sylvain Laurens, Lobbyists and Bureaucrats in Brussels: Capitalism’s Brokers, Abingdon; New York, Routledge, 2017; Svein S. Andersen and Kjell A. Eliassen, ‘European Community Lobbying’, European Journal of Political Research 20, no. 2, 1991, pp. 173-87; Sonia Mazey and Jeremy Richardson, eds., Lobbying in the European Community, Oxford; New York, Oxford University Press, 1993.

[9] Aurélie Andry, « La lutte oubliée du mouvement syndical pour une réduction du temps de travail en Europe à l’heure du tournant néolibéral », Le Mouvement Social, n°275, 2/2021, p. 137-152.

[10] Même si le niveau «autorisé» de déficit budgétaire est fixé à 3 %, les pays devront s’astreindre à ne pas dépasser 1,5 %, selon les vœux allemands, de façon à disposer d’un coussin de sécurité en cas de crise ou de choc imprévu. Sans parler de l’automaticité des règles de réduction sur une base annuelle de l’endettement pour les pays au-delà des 60%, qui sont une injonction à des coupes constantes et sauvages dans la dépense publique. Voir l’article de Martine Orange sur Mediapart à ce sujet.

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