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Dans cet article écrit en août 2016, Joachim Becker et Rudy Weissenbacher analysent et comparent les programmes et positions économiques des partis de droite et d’extrême-droite européens.

Ils montrent que ces partis tendent à intégrer des éléments de politique économique hétérodoxe, s’éloignant ainsi d’un programme néolibéral, tout en promouvant la « préférence nationale » et en mettant en avant des propositions réactionnaires.

Joachim Becker et Rudy Weissenbacher sont économistes à l’Université d’économie et de commerce de Vienne.

 

Dans son ouvrage fondateur sur la « Grande transformation », Karl Polanyi a montré qu’il existait deux alternatives au capitalisme au moment où l’étalon-or, et avec lui les contraintes énormes qu’il faisait peser sur les salaires et sur les politiques économiques nationales, s’effondrait dans les années 1930 : une alternative de gauche, socialiste, et le fascisme anti-démocratique[1]. Il insistait sur l’échec répété des gouvernements de gauche à faire face à un système monétaire rigide et à imposer des restrictions suffisamment fortes aux mouvements internationaux du capital durant l’entre-deux-guerres.

C’est ce « mur de l’argent »[2], tel qu’il fut qualifié alors, qui a causé l’échec des alternatives de gauche. Dudley Seers, en transposant le paradigme de la dépendance latino-américaine[3] à la situation de l’Europe, a envisagé dans les années 1980 que le Système monétaire européen (SME), le prédécesseur de l’Union économique et monétaire, conduirait, comme l’étalon-or, à une politique déflationniste et austéritaire (pour les pays européens périphériques) s’il n’était pas contrecarré par un meilleur équilibre entre l’intégration européenne et les politiques industrielles[4]. Aujourd’hui, le système de l’euro impose effectivement une restriction similaire aux politiques économiques progressistes dans la périphérie de l’Europe.

Le gouvernement de gauche de Syriza, en Grèce, a subi une défaite stratégique quand le ministre allemand des Finances lui a imposé l’alternative de quitter l’eurozone ou d’accepter une austérité néolibérale et un ajustement structurel. Comme Syriza n’avait pas préparé sérieusement une sortie de l’euro-zone et subissait une pression énorme, elle a opté pour l’austérité et l’approfondissement de l’ajustement structurel néolibéral. La défaite stratégique de Syriza a affaibli d’autres partis de gauche comme Die Linke en Allemagne ou Podemos en Espagne, qui ont défendu des alternatives au sein de l’eurozone.

En revanche, la droite nationaliste européenne, de la Lega Nord[5] à Prawo i Sprawiedliwość (PiS)[6] en est sortie renforcée, pouvant se présenter comme seule alternative à l’euro-libéralisme. De nombreux partis de droite nationalise placent le rejet, ou au moins la critique sévère, de la forme actuelle de l’eurozone, au cœur de leur programme économique. Ils n’interprètent pas le conflit entre Syriza et les institutions de l’Union européenne comme un conflit entre des politiques économiques divergentes, ou comme un conflit entre un mandat démocratique (du gouvernement Syriza) et les conceptions libérales-autoritaires des créditeurs, mais comme un conflit entre un État-nation en voie de disparition et l’Union européenne[7].

 

Le spectre de la droite nationaliste

Dans cette configuration, une analyse critique des politiques économique et sociale ainsi que des programmes de la droite nationaliste est urgente. Nous devons aussi nous pencher à nouveau sur les fascismes historiques, de manière à tirer des leçons quant à la nature des partis fascistes et l’environnement social, politique et économique dans lequel ils se sont développés. Wilhelm Reich[8], par exemple, a décrit la façon dont les mouvements politiques fascistes se distinguaient d’autres « partis réactionnaires » par le fait d’être basés sur un mouvement de masse.

Mais le fascisme n’est pas révolutionnaire parce qu’il ne vise pas à transformer la société. W. Reich compare le fascisme à un médecin qui maudit la maladie mais ne la soigne pas. Reinhard Optiz[9] défend l’idée que le capital monopolistique a intérêt à défendre le mode de production actuel (et la propriété privée) et cherche d’autres options si les contradictions sociales ne peuvent pas être maîtrisées démocratiquement. Il est évident que « l’époque du système » (« Systemzeit »), comme les fascistes allemands appelaient la République de Weimar, a ouvert la voie pour la prise du pouvoir par les fascistes.

Le fascisme n’était pas, cependant, la seule réponse de droite à la crise de l’entre-deux-guerres. Le néolibéralisme avec son orientation libérale-autoritaire a émergé dans la même période. La première vague de néolibéraux (comme Hayek) et d’ordolibéraux (comme Eucken) s’accordaient sur la répudiation de l’État providence, de la législation sur le travail, et des droits des travailleurs/euses. Les deux tendances trouvaient un appui dans le théoricien conservateur puis fasciste Carl Schmitt, dont le « libéralisme autoritaire » a ouvert la voie aux lois d’urgences du gouvernement pré-Hitler, le gouvernement de Heinrich Brüning, qui a mis en œuvre des politiques déflationnistes et un programme d’austérité[10].

Les néolibéraux, les ordolibéraux et la théorie de l’État de Carl Schmitt ont continué d’influencer l’histoire européenne de l’après-guerre, avant la renaissance hayekienne des années 1970, sous la forme de l’État concurrentiel autoritaire et du constitutionnalisme autoritaire de l’Union européenne. La droite nationaliste actuelle en Europe n’est pas une simple copie de la droite fasciste de l’entre-deux-guerres, mais des parallèles existent entre la base sociale du fascisme historique et l’extrême-droite actuelle. La droite fasciste était ouvertement anti-démocratique et anti-parlementaire.

Comme à l’époque de la République de Weimar, etc., les courants d’extrême-droite actuels critiquent fortement la « classe politique » établie[11], mais aujourd’hui ils ne sont pas ouvertement anti-parlementaires. Ils tendent cependant à réduire la démocratie à l’acte du vote, et à recourir aux référendums comme plébiscites de la « volonté nationale » (incarnée dans les parties de droite nationaliste).

La droite nationaliste comprend un large éventail de forces, des plus nationalistes, libéral-conservatrices – comme l’aile euro-sceptique des conservateurs britanniques – jusqu’aux forces ouvertement fascistes comme Jobbik en Hongrie ou Aube Dorée en Grèce. Souvent, le nationalisme a tourné au racisme explicite, qui a pris de plus en plus la forme d’un racisme anti-musulman·e·s. Pour cette raison, les forces nationalistes sont souvent catégorisées en fonction du degré de nationalisme et de racisme qu’elles manifestent[12]. Mais, pour analyser les politiques économiques et sociales de la droite nationaliste, il est préférable d’examiner, en outre du degré de racisme et des éventuels traits fascistes, le degré de néolibéralisme et de national-conservatisme de ces droites nationalistes[13].

Des éléments néolibéraux et national-conservateurs sont généralement des points clefs des programmes économiques et sociaux de la droite nationaliste. Dans certains cas, un néolibéralisme nationaliste prédomine, par exemple chez le parti tchèque Občanská demokratická strana (ODS)[14], le UKIP[15] et à l’origine (mais plus maintenant) le Alternative für Deutschland (AfD)[16]. Souvent, un mélange de positions néolibérales et national-conservatrices va de pair avec une forte agitation anti-« migrants », par exemple dans le cas du Fidesz[17], du Freiheitliche Partei Österreichs (FPÖ)[18], de la Ligue du Nord ou du Front National. Chez le PiS polonais, les éléments national-conservateurs sont plus accentués que chez le Fidesz, le FPÖ, etc., certaines formations présentant même des tendances et des références ouvertement fascistes comme le Jobbik hongrois[19], Aube Dorée en Grèce et Ľudová strana – Naše Slovensko (ĽS-NS)[20] en Slovaquie.

Le mélange entre des éléments néolibéraux et national-conservateurs est fortement déterminé par les choix de politique économique. Plus l’orientation est national-conservatrice, plus les écarts par rapport aux propositions économiques mainstream et l’inclusion d’éléments hétérodoxes sont importants.

Dans la plupart des partis, le national-conservatisme tend à être particulièrement fort en matière de relations entre les sexes et concernant les rôles sexués. Cependant, des exceptions existent. Le Partij voor de Vrijheid (PVV)[21] hollandais est sans doute la plus notable. Sur des questions telles que l’avortement ou l’homosexualité, il est presque « libertarien »[22], mais il présente cette attitude comme la manifestation du progrès occidental, en accentuant la distinction avec un Islam prétendument arriéré.

Dans les formations situées clairement à l’extrême-droite, une insistance plus forte sur la « préférence nationale » dans les politiques sociales et les politiques du marché du travail peut être observée[23]. Sur la base de l’affirmation de l’exclusion des « autres », la droite ultra-nationaliste tente de se présenter comme une « droite sociale »[24]. La Ligue du Nord a laissé derrière elle la distance (verbale) envers le fascisme et coopère ouvertement avec le mouvement social fasciste « Casa pound »[25]. Les forces libéral-conservatrices adoptent de plus en plus des éléments de « référence nationale » dans leurs discours et pratiques de politique sociale. La première étape est la discrimination à l’encontre des réfugié.e.s dans l’accès à la Sécurité sociale.

Dans certains cas, la droite nationaliste gouverne déjà dans l’UE : en Hongrie et en Pologne, le Fidesz et le PiS ont chacun la majorité absolue au Parlement. En Belgique, au Danemark et en Finlande, la droite nationaliste fait directement ou indirectement partie du camp au pouvoir. Dans le passé, des partis comme FPÖ ou la Ligue du Nord ont participé à des coalitions de gouvernement. La droite nationaliste est désormais une force politique bien établie en Europe. Il est donc possible d’évaluer non seulement son programme, mais aussi sa pratique en matière de politique économique et sociale.

 

Les hétérodoxies économiques de droite

De nombreux partis de droite nationaliste, mais pas tous, ont intégré progressivement des élémnts hétérodoxes, étatistes, dans leurq programmes et leurs politiques publiques. De même, ils tendent à inclure dans leurs programmes certains mécanismes de protection économique et sociale[26]. Cette évolution avait déjà commencé avant la dernière crise mondiale. Dans la perspective de Polanyi, elle peut être interprétée comme la volonté de ré-encastrer de manière autoritaire les marchés au sein des sociétés. L’adoption sélective d’éléments hétérodoxes est motivée par la volonté d’élargir la base sociale et de faire face aux ruptures structurelles intervenues dans le sillage de la crise de 2008.

Les propositions économiques de la droite nationaliste sont fortement modelées par la position de leur pays dans la division européenne du travail. C’est particulièrement clair quant à la question des régimes de taux de change et des régimes monétaires. En Allemagne et en Autriche, où l’industrie, secteur clef de régimes néo-mercantilistes d’accumulation, s’est révélée relativement résiliente à la crise, la droite nationaliste (AfD et FPÖ) a défendu la création d’un « noyau dur » de l’eurozone composé des pays les plus exportateurs. Dans cette veine, le FPÖ exige « une restructuration rapide de la zone euro à travers la sortie des économies faibles et le resserrement autour d’économies de force comparable si l’euro ne se stabilise pas »[27].

L’AfD fait preuve d’une orientation similaire. Nationaliste et néolibérale à ses débuts, l’AfD a même émergé à la faveur de la critique des programmes de crédit de l’Union européenne en direction des pays du Sud de l’euro-zone[28]. Au sein des milieux d’affaires, cette position a été soutenue avant tout par des entreprises familiales, régionales ou locales[29]. Alors que la critique de l’euro était un sujet central pour le parti à ses origines, celui-ci s’est progressivement tourné vers l’agitation anti-réfugié·e·s et anti-migrant·e·s suite à la conquête de la direction du parti par une majorité national-conservatrice, l’aile néolibérale ayant quitté le parti pour en créer un nouveau et insignifiant.

En Italie et en France, qui ont subi une sévère désindustrialisation, la Lega Nord et le Front national ont pris une position claire contre l’euro. Dans une brochure sur l’euro, la Lega Nord insiste sur l’idée que l’euro est sur-évalué pour l’Italie et qu’il est nuisible pour la production industrielle italienne. Elle compare la position de l’Italie au sein de l’euro-zone avec celle du Sud de l’Italie au sein de l’Italie pendant la période de la lire (mais sans les mécanismes compensatoires qui existaient alors)[30]. Le parti considère que la sortie de l’euro est une condition sine qua non pour sortir de la crise[31].

Pour la Lega Nord, une sortie de l’euro ne constituerait pas une panacée, mais devrait être complétée par des mesures d’investissement et de soutien à l’industrie[32]. En Italie, Cinque Stelle[33] a également adopté une position hostile vis à vis de l’euro, proche de celle prise dès le début des années 1990 par le Front National[34]. L’opposition à l’euro est complétée par des revendications en faveur des petites et moyennes entreprises[35]. Les parallèles programmatiques entre la Lega Nord et le Front national sont évidents.

En Europe centrale et orientale, le Fidesz, le PiS et l’ODS se sont positionnés contre l’adoption de l’euro. Ils veulent conserver la possibilité de mener une politique de change nationale. Pour le Fidesz, les crédits libellés en devises étrangères sont un enjeu majeur. Les crédits accordés à l’État ont été majoritairement fournis par des banques étrangères installées en Hongrie, sans que le gouvernement hongrois, y compris le gouvernement Fidesz entre 1998 et 2002, ait pris une quelconque mesure contre cette politique financière avant l’éclatement de la crise mondiale.

La crise de 2008 et l’énorme dévaluation ont fortement affecté la classe moyenne, lourdement endettée, qui constitue la base électorale du Fidesz. Le gouvernement social-libéral d’alors ne s’est pas préoccupé du problème et a adopté des mesures orthodoxes d’austérité, qui faisaient partie d’un programme Union européenne-Fonds monétaire international (FMI), dans l’espoir de stabiliser le taux de change. Après son élection au gouvernement, le Fidesz a peu à peu imposé la conversion des titres de dette libellés en devises étrangères en monnaie nationale, à des taux souvent favorables aux créditeurs étrangers[36].

Mais cette mesure a accru la marge de manœuvre de la politique hongroise en termes de taux de change et de taux d’intérêt. Le gouvernement Fidesz a accru son influence sur la banque centrale. La banque centrale a suivi une politique de taux d’intérêt faible et a créé un programme spécial pour les petites et moyennes entreprises. Le gouvernement hongrois cherche également à augmenter le poids des institutions bancaire hongroises[37]. Par son action sur le secteur bancaire, le gouvernement Fidesz est entré en conflit limité avec les pays centraux de l’Union européenne et avec la Commission européenne[38].

Au cours de la dernière campagne pour les législatives en Pologne, le PiS a fait du problème des crédits libellés en devises étrangères une question centrale, suivant ainsi l’exemple hongrois. La part de la dette libellée en devises étrangères est cependant nettement moins importante qu’en Hongrie depuis que la Banque Nationale Polonaise a mis un frein à ce genre de crédits. Pendant l’été 2016, le PiS s’est finalement prononcé en faveur d’une conversion « volontaire ». En comparaison avec la volonté d’élargir le rôle des banques polonaises au sein du secteur, les crédits forex[39] semblent constituer un enjeu secondaire pour le PiS. D’autant que la conversion des titres de dette en devise nationale constituerait un fardeau pour les banques polonaises[40].

A la différence du gouvernement Fidesz en Hongrie, le gouvernement PiS se focalise davantage sur la politique industrielle. Dans le « Plan Morawiecki », l’actuel ministre des finance, montre que les facteurs qui portaient la croissance polonaise sont en train de s’épuiser (main-d’œuvre bon marché, flux entrants de capitaux étrangers)[41]. Il appelle à ré-industrialisation adossée à une politique en faveur de l’innovation. Cette philosophie est davantage proactive que dans le passé, où prévalait l’idée que l’absence de politique industrielle était la meilleure politique industrielle. Les instruments proposés restent cependant flous. On peut douter du fait que les mesures proposées suffiront à corriger l’actuel mal-développement. Le rapport prévoit que les politiques publiques seront définies en lien étroit avec le patronat, alors que les syndicats sont à peine mentionnés[42].

En plus des questions monétaires et de taux de change, le développement industriel est devenu un domaine dans lequel les partis de droite nationaliste ont élaboré des politiques hétérodoxes et de plus en plus étatistes. Toutefois, ceci est vrai seulement dans les pays où le secteur manufacturier domestique est substantiel. Ce n’est pas le cas, par exemple, en Hongrie. Et le Fidesz continue à tabler sur l’investissement direct étranger dans l’industrie.

 

L’hétérodoxie combinée à l’orthodoxie et à l’exclusion sociale

Du point de vue de la droite nationaliste, le capital est le principal acteur du développement. Bien des partis, comme la Lega Nord, le Front National, le Fidesz ou le PiS, insistent sur la responsabilité particulière du capital « national » par rapport aux petites et moyennes entreprises domestiques. Les partis de droite nationaliste du centre (ou demi-centre) de l’Europe, comme le Front national ou la Lega Nord[43] insistent plus sur le capital industriel que les partis des pays périphériques où la production industrielle a été délocalisée, comme le Fidesz en Hongrie.

Le PiS semble insister davantage que d’autres partis nationalistes est-européens sur la politique industrielle en raison d’une industrie polonaise plus diversifiée et restée plus souvent dans les mains des patrons polonais. La promotion d’un « capital national » par le gouvernement hongrois est confinée à des secteurs protégés, ce qui reflète le statut périphérique de l’économie hongroise. En Hongrie, l’industrie reste la chasse gardée des capitaux étrangers, ce qui a conduit l’économiste hongrois András Toth à parler de « nationalisme économique sélectif »[44].

La plupart des partis de droite nationaliste défendent ou mettent en place des mesures qui bénéficient particulièrement aux entreprises des secteurs moins avancés technologiquement et souvent intensifs en travail. La droite nationaliste tend à prendre des positions anti-syndicales, ce qui est cohérent avec la longue tradition de ce courant politique. Comme Ivaldi le souligne à propos du Front National[45], l’hostilité aux syndicats de travailleurs/euses est un héritage de ses positions ouvertement néolibérales.

Le PiS est en quelque sorte une exception quant à l’hostilité habituelle envers les syndicats. Cependant, le PiS est bien plus proche du patronat que des syndicats, comme le Plan Morawiecki le démontre clairement[46]. Des différences significatives peuvent être établies entre le PiS et le Fidesz. Le gouvernement Fidesz a énormément restreint les droits des travailleurs/euses, en particulier en ce qui concerne les licenciements. Le rôle des syndicats a été affaibli en Hongrie, à la fois dans les entreprises et aux autres niveaux[47].

On observe des orientations similaires en ce qui concerne les politiques sociales. Elles combinent souvent des régimes de workfare [mise au travail des chômeurs/euses, ndt] très stricts avec des mesures sociales conservatrices (comme les allocations familiales). En Europe de l’Ouest, où les communautés de migrant·e·s sont beaucoup plus significatives, on observe une insistance sur la « préférence nationale ». Le Front National français a depuis longtemps mis en avant des politiques sociales de « préférence nationale »[48].

Les politiques excluantes et stigmatisantes ne sont pas dirigées uniquement contre les migrant·e·s, mais aussi contre des groupes particulièrement vulnérables comme les chômeurs/euses de longue durée ou les minorités ethniques. C’est patent dans le cas du Fidesz qui a criminalisé certains groupes comme les sans-domicile-fixe et imposé des coupes budgétaires qui ont affecté particulièrement les plus pauvres. Le gouvernement Orbán n’a augmenté les dépenses publiques que pour les prétendues politiques familiales, conservatrices sur le plan des rapports de genre[49].

Le Fidesz est un bon exemple de la combinaison d’un régime de workfare particulièrement dur, et de quelques mesures conservatrices. Les allocations familiales, c’est-à-dire une politique familiale conservatrice, constituent la vitrine de la politique sociale du Fidesz. En Pologne, en revanche, le workfare est absent de la feuille de route décrite dans le Plan Morawiecki[50].

Les politiques fiscales de la droite nationaliste tendent également à accentué le caractère socialement injuste des politiques mises en œuvre par les droites nationalistes au pouvoir. Ainsi, le Fidesz a introduit un impôt sur le revenu forfaitaire de 16 % (flat tax) fortement anti-redistributif. Ceci a été combiné avec des mesures plus orthodoxes comme des taxes spéciales sur les entreprises des secteurs hautement monopolistiques, généralement contrôlés par les capitaux étrangers[51]. On retrouve également l’impôt forfaitaire dans le programme de la Lega Nord[52].

 

Conclusion

De manière générale, les conceptions de la politique sociale et économique de la droite nationaliste sont inspirées par l’idée de créer des communautés nationales compétitives. Elles mélangent des politiques orthodoxes et hétérodoxes. Les mesures concrètes mises en place sont largement modelées par la position du pays dans la division européenne du travail. Ils répondent en partie à des trajectoires de développement contrastées et explique l’accent mis sur l’hostilité à l’eurozone ou bien sur des éléments de politiques industriels.

On ne peut pas affirmer que les partis de droite nationaliste sont intrinsèquement anti-Union européenne. Par exemple, le PiS et le Fidesz comptent sur les financements par l’UE dans leurs programmes. Toutefois, ils cherchent à élargir le champ d’action des politiques nationales pour renforcer la compétitivité du pays à la fois au sein de l’UE et vis-à-vis de l’extérieur de l’Union. En outre, ils n’hésitent pas à s’attaquer aux droits sociaux, ce qui n’exclut pas des mesures protectrices dans certains domaines.

La droite nationaliste est une droite bourgeoise[53]. Des fractions spécifiques du capital sont au cœur de leur programme, de même que des groupes spécifiques de la petite bourgeoisie et plus généralement des classes moyennes, qui sont vues comme une base clef. À des degrés divers, les partis de droite nationaliste cherchent à intégrer également certains secteurs des classes populaires, en particulier dans les petites villes et dans les campagnes. Leurs politiques sociales ont un net caractère excluant et elles visent à réaffirmer les rôles de genre traditionnels.

La réponse de la gauche ne peut pas simplement consister à opposer des solutions « européennes » aux propositions de la droite nationaliste. Elle doit défendre des politiques en faveur de l’égalité sociale qui soient à même de dessiner des formes de développement justes et soutenables sur le plan de l’environnement. Ceci impliquerait une ré-industrialisation sélective et auto-centrée dans la périphérie. Pour la périphérie, l’adoption de mesures protectrices semble indispensable. Des politiques macroéconomiques contra-cycliques devraient être mises au service d’une restructuration de la production allant en ce sens.

Tout ceci va à l’encontre de l’ « acquis communautaire ». Cela implique de défier les institutions de l’Union européenne sur certains points, et d’envisager la possibilité de quitter l’eurozone si des politiques alternatives ne sont pas possibles en son sein. Etant donné le développement inégal de l’économie et des forces sociales, le terrain national de lutte est particulièrement important ; il ne doit pas être laissé à la droite.

 

Traduit par Elsa Boulet.

 

Notes

[1]  Karl Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, partie 3 ; voir également Michael Brie, Polanyi neu entdecken. Das hellblaue Bändchen zu einem möglichen. Dialog von Nancy Fraser und Karl Polanyi, 2015.

[2]  François Morin, Le nouveau mur de l’argent. Essai sur la finance globalisée, 2006.

[3]  La « théorie de la dépendance » renvoie à un ensemble de travaux sur les problèmes du développement dans les pays de la périphérie centrés principalement sur le contexte latino-américain. Pour une introduction articulant analyse théorique et contexte politique voir G. Palma, “Dependency: A formal theory of underdevelopment or a methodology for the analysis of concrete situations of underdevelopment?”, World Development, 6 (7-8), 1978, p. 881-924 [ndt].

[4]  Rudy Weissenbacher, « Periphere Integration und Desintegration in Europa: Zur Aktualität der  »Europäischen Dependenzschule », Journal für Entwicklungspolitik, 2015, 31(4), 86-111.

[5] « Ligue du Nord », en Italie [ndt].

[6] « Droit et Justice », en Pologne [ndt].

[7]  Joachim Becker, « Der selektive Wirtschaftsnationalismus der Fidesz-Regierung ». Kurswechsel, 2015, No. 3, pp. 70-74

[8]   Wilhelm Reich, La psychologie de masse du fascisme, 1977.

[9]    Reinhard Opitz, Faschismus und Neofaschismus, 1996.

[10]  William Scheuerman, « The Unholy Alliance of Carl Schmitt and Friedrich A. Hayek », Constellations, 1997, 4, 2, pp. 172-188.

[11]  Joachim Bischoff, Elisabeth Gauthier et Bernhard Müller, Europas Rechte. Das Konzept des  »modernisierten » Rechtspopulismus, 2015.

[12]  Idem.

[13]  Joachim Becker, « Editorial. Konturen einer wirtschaftspolitischen Heterodoxie von rechts », Kurswechsel, 2015, No. 3, pp. 60-69.

[14]  « Parti démocratique civique » [ndt].

[15]  United Kingdom Independence Party, « Parti de l’indépendance du Royaume-Uni » [ndt].

[16]  « Alternative pour l’Allemagne » [ndt].

[17]  Fiatal Demokraták Szövetsége, « Alliance des jeunes démocrates », en Hongrie [ndt].

[18]  « Parti de la Liberté d’Autriche » [ndt].

[19]  Jobboldali Ifjúsági Közösség, « Alliance des Jeunes de Droite » [ndt].

[20]  « Parti Populaire  »Notre Slovaquie » » [ndt].

[21]  « Parti pour la Liberté » [ndt].

[22]  Koen Vossen, « Das Einmann-Orchester in den Niederlanden: Geert Wilders und die Partei für die Freiheit », in Rechtspopulismus in Europa. Gefahr für die Demokratie?, Ernst Hillebrand (éd.), 2015, pp. 48-58.

[23]  Guido Caldiron, La destra sociale da Salò a Tremonti, 2009.

[24]  Idem.

[25]  Rudy Weissenbacher, « Keine andere Welt, nur ein anderes Europa: die Lega Nord am rechten Weg », Kurswechsel, 2015, No. 3, pp. 81-87.

[26]  G. Caldiron, op.cit.

[27]  Site internet du FPÖ, Programme (http://www.fpoe.eu/dokumente/programm/, consulté le 20/11/2016).

[28]  Sebastian Friedrich, Der Aufstieg der AfD. Neokonservative Mobilmachung in Deutschland, 2015.

[29]  Idem.

[30]  Claudio Borghi Aquilini, Basta Euro. Come uscire dall’incubo. 31 domande, 31 risposte. La verità che nessuno ti dice. Un‘altra Europa è possibile , 2014 (www.bastaeuro.org/libro/, consulté le 20/11/2016).

[31]  Idem.

[32]  R. Weissenbacher, « Keine andere Welt, nur ein anderes Europa: die Lega Nord am rechten Weg », op.cit.

[33]  « Mouvement Cinq Etoiles » [ndt].

[34]  Emmanuel Reungoat, « Le Front National et l’Union Européenne. La radicalisation comme continuité », in Les faux-semblants du Front National. Sociologie d’un parti politique, Sylvain Crépon, Alexandre Dézé et Nonna Mayer (éd.) , 2015, pp. 225-245.

[35]  Fabien Tarrit, « Zur wirtschaftlichen Ausrichtung des Front National », Kurswechsel, 2015, No. 3, pp. 75-80.

[36]  Dorothee Bohle, « Europas andere Peripherie: Osteuropa in der Krise », Das Argument, 2013, 55(1/2), pp. 118-129 ; Joachim Becker, « Der selektive Wirtschaftsnationalismus der Fidesz-Regierung », Kurswechsel, 2015, No. 3, pp. 70-74.

[37]  J. Becker, « Der selektive Wirtschaftsnationalismus der Fidesz-Regierung », op.cit.

[38]  D. Bohle, « Europas andere Peripherie: Osteuropa in der Krise », op.cit.

[39]  Le Forex est le marché d’échange des devises [ndt].

[40]  Reinhard Lauterbach, « Kapital hat ein Vaterland », Junge Welt, 6 août 2016.

[41]  Ministerstwo Rozwoju, Strategia na rzecz Odpowiedalnego Rozwoju – projekt do konsultacji społecnych, 2016.

[42]  Michał Sutowski, « Morawiecki stworzy społeczeństwo predsiębiorców i drobnych rentierów? », Krytyka Polityczna, 23 août 2016 (www.krytykapolityczna.pl/print/27582, consulté le 20/11/2016).

[43]  F. Tarrit, « Zur wirtschaftlichen Ausrichtung des Front National », op. cit. ; R. Weissenbacher, « Keine andere Welt, nur ein anderes Europa: die Lega Nord am rechten Weg », op. cit.

[44]  András Tóth, « Das Ende einer Leidensgeschichte? Der Aufstieg des selektiven Wirtschaftsnationalismus in Ungarn », in Spaltende Integration. Der Triumph gescheiterter Ideen in Europa – revisited, Steffen Lehndorff (éd.), 2014, pp. 209-226.

[45]  Gilles Ivaldi, « Du néolibéralisme au social-populisme? La transformation du programme économique du Front National (1986-2012) », in Les faux-semblants du Front National. Sociologie d’un parti politique, Sylvain Crépon, Alexandre Dézé et Nonna Mayer (éd.) , 2015, pp. 163-183.

[46]  M. Sutowski, « Morawiecki stworzy społeczeństwo predsiębiorców i drobnych rentierów? », op.cit.

[47]  András Tóth, « The collapse of the post-socialist industrial relations system in Hungary », SEER Journal of Labour and Social Affairs in Eastern Europe, 2013, 1, pp. 5-19.

[48]  G. Caldiron, La destra sociale da Salò a Tremonti, op.cit.

[49]  A. Tóth, « Das Ende einer Leidensgeschichte? Der Aufstieg des selektiven Wirtschaftsnationalismus in Ungarn », op.cit.

[50]  M. Sutowski, « Morawiecki stworzy społeczeństwo predsiębiorców i drobnych rentierów? », op.cit.

[51]  A. Tóth, « Das Ende einer Leidensgeschichte? Der Aufstieg des selektiven Wirtschaftsnationalismus in Ungarn », op.cit.

[52]  R. Weissenbacher, « Keine andere Welt, nur ein anderes Europa: die Lega Nord am rechten Weg », op.cit.

[53]  Joachim Becker, « Editorial. Konturen einer wirtschaftspolitischen Heterodoxie von rechts », op. cit.

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