Grève du travail reproductif et construction de communs reproductifs
Ce texte de Silvia Federici est issu de l’ouvrage Travail gratuit et grèves féministes, paru aux éditions Entremonde en novembre 2020, qui revient sur les enjeux stratégiques communs entre luttes autour du travail reproductif et/ou gratuit et grèves féministes. Le recueil réunit les interventions de Silvia Federici, Maud Simonet, Morgane Merteuil et Morgane Kuehni, lors d’une journée organisée à Lausanne le 25 mai 2019 en pleine préparation de la grève féministe et des femmes* du 14 juin 2019 en Suisse[1]. La conférence de Silvia Federici, intitulée “Striking against reproductive work : feminist practices and strategies”, a été suivie d’une table ronde sur le thème « travail gratuit et grève féministe », donnant à voir le continuum entre les différentes formes de travail gratuit ou non-reconnu.
Dans ce texte issu de sa conférence, Silvia Federici aborde les enjeux stratégiques de la grève féministe du travail reproductif. En partant de la conception féministe-marxiste plus large du travail reproductif, elle met en avant les continuités entre le travail domestique gratuit d’une part, et les formes de travail reproductif privatisées comme le secteur du care et les nouvelles formes de travail gratuit et/ou invisibilisé d’autre part. Elle y développe les intérêts stratégiques de l’organisation d’une grève féministe du travail reproductif, qui n’est pas une fin en soi mais un moyen pour forger des alliances et penser les conditions d’un projet commun, au-delà des divisions idéologiques. Silvia Federici conclut sur la nécessité de mettre en place des formes communautaires de coopération, les « communs reproductifs », permettant d’éviter l’isolement des travailleur-e-s mais aussi de développer un projet autonome.
L’idée d’une grève est devenue un point de convergence pour les féministes[2]. Nous l’avons vu le 8 mars 2019[3], lorsque des femmes de nombreux pays ont appelé à une grève du travail reproductif pour protester contre la violence publique, économique et institutionnelle croissante qui se manifeste contre nous et contre nos communautés.
Le contenu et les formes d’organisation de la journée du 8 mars ont été débattus, de l’Espagne à l’Argentine et bien au-delà, une grève du travail de reproduction étant nécessairement très différente des grèves syndicales organisées dans les usines et les bureaux. Aujourd’hui aussi – alors que se prépare, en Suisse, une nouvelle grève pour le 14 juin 2019 – il est important de nous interroger sur ce que nous entendons par grève du travail reproductif et par reproduction. Il faut également nous demander quels sont les stratégies et principes qui devraient nous guider dans l’organisation d’une telle grève.
Certes, il est maintenant communément admis que le travail reproductif inclut le travail domestique, de la procréation et de soin (care). Il convient toutefois de réaffirmer le constat établi par plusieurs d’entre nous dans les années 1970 : lorsque nous parlons de « reproduction », nous ne parlons pas seulement d’activités qui reproduisent nos vies, mais d’activités essentielles à la reproduction de la main-d’œuvre et au processus d’accumulation capitaliste[4].
Nous ne devons pas l’oublier parce qu’historiquement – mais je pense que cela arrive aujourd’hui encore – les femmes se sont senties très coupables et divisées chaque fois qu’elles ont songé à faire une grève du travail reproductif. Elles avaient l’impression de faire grève contre leur famille. L’analyse féministe nous a permis de montrer que, dans une société capitaliste, le travail reproductif a un double caractère. Il reproduit notre vie à travers la procréation, l’éducation des enfants, le travail sexuel, ainsi que la cuisine, le ménage, le réconfort apporté aux proches, etc. Mais il la reproduit d’une manière et avec une finalité particulière, au moyen d’activités qui, vues dans leur ensemble, apparaissent clairement subsumées à l’organisation capitaliste du travail. Les véritables bénéficiaires ne sont pas nos familles, mais les capitalistes qui ont économisé des milliards de dollars grâce au travail non rémunéré effectué par des générations de femmes. De nombreuses femmes refusent maintenant d’effectuer tout ou partie de ce travail toujours fondamental dans l’organisation capitaliste de la société. Imaginez ce qu’il se passerait si tou·tes les employeurs et employeuses, et la classe capitaliste dans son ensemble, devaient investir dans une infrastructure reproductive permettant aux travailleurs et travailleuses salarié·es d’aller chaque jour dans leur usine, leur bureau ou leur école…
Il est important de penser à cette réalité en organisant une grève du travail reproductif parce que certaines des femmes que vous contacterez pourront vous dire que vous êtes folles, qu’elles ne peuvent pas faire grève, par exemple, contre leurs enfants, ou contre leur famille. Nous devons donc souligner que les véritables bénéficiaires de notre travail reproductif sont les personnes qui nous emploient et qu’elles nous doivent beaucoup d’argent. À Bruxelles, un collectif féministe mobilisé sur la question de la dette, a décidé d’interroger des femmes, dans la rue et dans les quartiers, sur la quantité de travail non rémunéré qu’elles réalisent. L’idée est d’adresser la facture de ce travail non rémunéré au gouvernement pour montrer que, loin d’être débitrices, les femmes sont créancières et que le gouvernement et les entreprises leur doivent des montants colossaux.
En effet, qui doit quoi à qui ?
Il est important de le répéter. La réponse est très différente si l’on considère que tout le travail non rémunéré réalisé par des générations de femmes a permis à l’ensemble de la classe capitaliste d’accumuler du capital, cachant idéologiquement le véritable caractère de ces activités et leur contribution au marché du travail.
La question suivante est : qu’entendons-nous par grève ?
Il y a plusieurs façons d’y réfléchir. Premièrement, lorsque nous imaginons une grève, nous ne devrions pas seulement penser à une journée d’action particulière, mais plus largement à un processus organisationnel par lequel nous construisons des liens et des alliances pour développer de nouvelles formes de lutte. Je reviendrai sur ce point. Nous devrions également reconnaître que des grèves ont déjà lieu, des grèves auxquelles les femmes participent mais qui demeurent invisibles. Je me réfère aux micro-actions de refus du quotidien, qui sont uniquement perceptibles dans les statistiques. Dans le mouvement féministe, j’ai appris à reconnaître ces luttes que les femmes mènent dans l’ombre. Des luttes sans piquets de grève ni bannières. Par exemple, le refus d’avoir beaucoup d’enfants, ou d’avoir des enfants tout court, mis en évidence par les données quantitatives sur l’effondrement du taux de natalité. Jenny Brown, une féministe américaine, examine ce phénomène dans un livre récent intitulé Birth Strike[5]. C’est un livre puissant dans lequel elle analyse comment le travail procréatif affecte tous les aspects de la vie sociale : les dépenses sociales, le marché du travail, l’armée, la guerre. Ce faisant, elle voit se développer une grève mondiale des femmes autour de la procréation bien que personne ne l’ait déclarée, même si beaucoup de femmes y pensent. Lors de certaines réunions, des femmes m’ont demandé : « devrions-nous faire une grève de la procréation ? » ou « devrions-nous faire une grève du sexe ? », mais il existe d’autres grèves silencieuses, comme le refus du mariage. Aujourd’hui, aux États-Unis, la famille traditionnelle est minoritaire. La famille la plus commune est maintenant composée d’une mère avec des enfants.
Nous devons nous pencher sur ces grèves silencieuses parce qu’il y a beaucoup à apprendre sur ce que font les femmes, sur ce qui se joue sous l’apparence de la conformité et sur les besoins exprimés par ces formes très diverses de refus. Il y a aussi les grèves du personnel enseignant et du personnel soignant – ce sont également des grèves du travail reproductif. Aux États-Unis, le personnel soignant[6] a été une grande source d’inspiration car il a répondu efficacement au chantage toujours utilisé lorsque les femmes refusent le travail reproductif : comment peut-on faire la grève face à des personnes malades ou mourantes ? Le personnel soignant a réussi à renverser la vapeur et à montrer qu’en réalité sa grève a bénéficié aux personnes hospitalisées parce que les conditions de travail pénibles endurées, les horaires extensifs et le nombre excessif de patient·es dont il faut s’occuper, compromettent la qualité des soins à prodiguer. C’est un point important car les administrations des hôpitaux essaient toujours de rejeter la responsabilité de ce qui ne va pas sur le personnel soignant et de monter les familles des personnes hospitalisées contre lui, avec des arguments racistes, en disant (par exemple) : « Voyez, ces femmes viennent des Caraïbes, elles n’ont pas nos standards, elles ne savent pas ce qu’est un soin de qualité ». Et pourtant, dans le même temps, ces mêmes administrations réduisent le personnel de moitié.
Oui, il y a déjà eu des grèves du travail reproductif et nous avons beaucoup à apprendre des luttes qui se déroulent dans les espaces où le travail reproductif a été socialisé et commercialisé. Récemment, aux États-Unis, ont eu lieu des grèves du personnel enseignant. Les discussions menées dans le pays au sujet des difficultés d’apprentissage des enfants ont révélé une autre réalité : si de nombreux enfants ont du mal à se concentrer à l’école, c’est parce qu’elles et ils ont faim. Et nous avons appris que certain·es enseignant·es avaient commencé à apporter de la nourriture à l’école – imaginez, dans le pays censé être le plus prospère du monde… En faisant la grève, ces enseignant·es étaient avant tout inquiet·es de ne plus pouvoir nourrir les enfants, et ont donc commencé à dresser des tables pour que leurs élèves puissent tout de même manger.
Une autre grève importante s’est déroulée ces dernières années dans le domaine du travail reproductif. Celle des travailleurs et travailleuses domestiques, en particulier immigré·es, qui représentent la grande majorité du personnel, en Europe également. Originaires d’Afrique, d’Amérique latine, des Philippines ou des Caraïbes, les employées de maison ont commencé à s’organiser en petits groupes, la plupart du temps sur la base de l’origine ethnique, parce qu’elles parlent la même langue, vivent des difficultés semblables et connaissent mutuellement leurs problèmes. Aux États-Unis, elles forment maintenant de grandes organisations, multiculturelles, multilingues et multinationales qui deviennent de plus en plus visibles. Elles ont déjà été en mesure de modifier certaines lois en vigueur depuis les années 1930, qui avaient conduit à l’exclusion des travaux ménagers rémunérés du domaine du travail. Les travaux ménagers et la reproduction ont été tellement dévalorisés que, même quand les femmes les effectuent contre rémunération, ils ne sont pas reconnus comme du travail, mais définis comme relevant de la « camaraderie » (companionship). Pourtant, cela est en train de changer. Un nombre croissant d’États américains reconnaissent ce travail et les travailleurs et travailleuses domestiques ont maintenant droit à des congés payés, à des horaires délimités, à la prise en compte des heures supplémentaires et à d’autres avantages. Bien sûr, les familles qui emploient elles-mêmes du personnel domestique ne respectent pas toujours ces lois, mais grâce à cette couverture légale, les femmes ont maintenant plus de pouvoir pour s’organiser.
Des grèves du travail reproductif sont donc déjà en cours. N’oublions pas qu’en 1975, en Islande, nous avons assisté à la première grève féministe. Ce jour-là, le pays s’est arrêté. C’était impressionnant dans la mesure où les hommes, surtout ceux à gauche de l’échiquier politique et actifs dans les syndicats, parlaient toujours de grève générale. Toutefois, dans le mouvement des femmes, nous nous sommes rendu compte qu’en réalité il n’y avait jamais eu de grève générale. Mariarosa Dalla Costa, une féministe italienne que vous connaissez certainement, a écrit un essai important sur ce sujet. Elle affirme qu’il n’y a jamais eu de grève générale parce que pendant que les hommes manifestaient publiquement, les femmes étaient à la maison pour préparer les repas. Or une grève ne peut être générale que si les femmes y participent[7]. C’est exactement ce qui s’est produit en Islande en 1975. Quand les femmes ont fait la grève, tout s’est arrêté. Vous pouvez voir les photos sur internet. Les hommes ont dû s’atteler au travail ordinairement réalisé par les femmes.
J’ai rencontré récemment une femme, organisatrice de cette grève. Elle m’a raconté qu’après en avoir eu l’idée, il n’a pas été difficile de la mettre sur pied parce que l’Islande est un petit pays, très homogène, mais surtout parce que les femmes y sont organisées. Les Islandaises ont depuis longtemps des lieux où se réunir et discuter de leurs problèmes, les « conseils des femmes ». Ainsi, aussitôt après avoir décidé de déclencher une grève, l’organisation de celle-ci a été très rapide car les femmes ont mobilisé ces conseils pour faire entendre leur voix. C’est une grande leçon sur la nécessité de créer des lieux dans les quartiers, où les femmes peuvent se réunir pour discuter des questions qui les intéressent, au niveau local ou national. Une grève n’est pas seulement une journée d’action, une grève est un processus.
La force d’un appel à la grève ne se limite pas à ce qui se passe ce jour-là. Le jour de la grève est le moment où le pouvoir que nous avons construit s’exprime, devient visible. Mais la grève est avant tout un instrument fabuleux, car elle nous permet de faire beaucoup de choses qui ne seraient pas possibles autrement. Par exemple, entrer en contact et rencontrer des femmes que nous ne pourrions peut-être pas rencontrer ailleurs et avec lesquelles nous ne pourrions pas travailler. La clé de ce processus est la création d’espaces de rencontre. C’est quelque chose qu’il faudrait toujours faire, avec ou sans grève : construire des espaces sûrs où les femmes se sentent à l’aise. De tels espaces sont nécessaires pour nous organiser et pour briser l’isolement dans lequel nous avons été contraintes de vivre. Comme nous l’avons souvent dit, le capitalisme rassemble les travailleuses et les travailleurs dans le processus de production, mais nous atomise dans les lieux de la reproduction sociale. La famille nucléaire en est un exemple emblématique, faite de petites unités, de petites prisons. L’une des souffrances du travail domestique est précisément cet isolement ; c’est pourquoi tant de femmes veulent sortir de leur foyer, car elles imaginent qu’en travaillant à l’extérieur, elles auront davantage de vie sociale. Ce qui n’est pas vrai. Le type d’activité et les modalités d’emploi que nous exerçons en tant que femmes nous isolent tout autant que le travail réalisé au sein de nos foyers. Avoir un espace où rencontrer d’autres femmes est une étape clé pour surmonter notre isolement, élargir notre conscience et ouvrir le champ des possibles.
Nous avons également besoin de plus de temps et nous devons avoir conscience qu’il n’est pas toujours facile pour les femmes de se rendre à une réunion après une longue journée de travail. Une lutte réussie autour de la reproduction exige nécessairement la réduction de notre journée de travail. Nous devons nous libérer de l’emprise du travail. Nous devons travailler moins, pour avoir le temps et l’énergie de rencontrer d’autres femmes. En attendant, demandons-nous ce qui peut attirer des femmes à une réunion. Comment assister à une réunion sans ajouter une charge de travail supplémentaire ?
Finalement, nous avons besoin de programmes. C’est en réunissant des femmes de différents horizons que nous pourrons commencer à élaborer des programmes. Je ne parle pas de créer quelque chose de similaire à la plateforme du Parti communiste, mais nous devrions au moins commencer à préciser les raisons de notre grève et nos objectifs. Sortir dans la rue par millions, c’est bien, mais sortons avec quelque chose, en sachant ce que nous voulons et en l’expliquant clairement à tout le monde. De toute évidence, ce n’est pas une tâche facile. Comme nous le savons, la sororité universelle est un objectif mais elle n’est pas une réalité. Nous sommes aujourd’hui divisées en raison des hiérarchies créées par une segmentation du travail raciste, âgiste et coloniale, mais aussi de lignes de fractures idéologiques. Par exemple, les controverses féministes sont actuellement vives sur la question du travail sexuel, alors que dans le passé elles l’étaient au sujet de la rémunération du travail domestique.
Il existe probablement des moyens de s’attaquer à ces scissions idéologiques. Après le « 15-M », en Espagne[8], un certain nombre d’organisations de la gauche ont décidé de former ce qu’elles ont appelé un « parti pratique ». L’idée était de laisser temporairement de côté les points de désaccord pour se concentrer sur ce qui fait consensus, comme par exemple l’accès au logement à loyer modéré pour toutes et tous, ou l’accès à des soins médicaux de qualité. La grève pouvait alors servir un double objectif : d’une part, mettre en œuvre un vaste programme d’actions dans lequel les femmes issues de différents milieux pouvaient se reconnaître ; et, d’autre part, créer un mouvement plus composite. La grève doit permettre de concevoir une forme d’organisation, des stratégies et des programmes qui s’attaquent directement aux rapports de pouvoir pour les ébranler. Nous devons interroger les inégalités que le capitalisme a construit pour nous séparer et qu’il alimente continuellement sur les registres de la race, de l’origine ethnique, de l’âge, afin de commencer à imaginer une société au-delà du capitalisme.
Bien mieux qu’à l’époque où j’ai commencé à m’impliquer dans le mouvement des femmes, on comprend actuellement le caractère intrinsèquement injuste, raciste, exploiteur, sexiste et insoutenable du système capitaliste. Dans de nombreux pays, la dimension nécessairement anticapitaliste des luttes féministes suscite une prise de conscience plus aiguë. Les femmes le sentent dans leur corps, dans leur vie. Bon nombre des promesses qui leur ont été faites n’ont pas été tenues – par exemple « allez travailler à l’extérieur du foyer domestique et votre vie changera ». Aujourd’hui, la majorité des femmes travaillent à l’extérieur du foyer et peuvent avoir une plus grande autonomie par rapport aux hommes, mais certainement pas par rapport au capital. De toute évidence, les femmes travaillent maintenant énormément, du lever au coucher du soleil, tout autant que pendant la révolution industrielle. Et pourtant nous n’avons pas plus d’autonomie économique, ni de sécurité, que par le passé.
Le travail domestique n’a pas disparu, quand bien même les femmes l’ont réduit. Nous le faisons le soir, le matin, pendant les vacances, ce qui signifie une vie de travail, mais aussi d’anxiété financière et familiale. De plus, les emplois que les femmes obtiennent sont si mal rémunérés que tout en travaillant, elles accumulent des dettes. Aux États-Unis, beaucoup de celles qui travaillent hors de la maison utilisent leur salaire pour souscrire des crédits. Si le salaire qu’elles reçoivent ne leur permet pas de subvenir à leurs besoins, il leur permet néanmoins de s’adresser à une banque ou à une société de prêt sur salaire pour obtenir un crédit, ce qu’elles ne pourraient pas faire si elles étaient sans emploi. Le travail rémunéré est ainsi désormais la voie vers l’emprunt et donc l’endettement. Tu travailles et tu travailles encore et tu t’endettes.
Cet endettement est aussi lié aux politiques publiques. Dès que nous sommes sorties du foyer pour aller travailler à l’extérieur, le gouvernement a commencé à réduire toutes les subventions pour la garde des enfants et des aîné·es, provoquant de ce fait une augmentation de tous les prix de ces services. Les femmes se retrouvent ainsi prises en étau. Seule une minorité d’entre elles ont pu transformer positivement leur vie, pour beaucoup en embauchant d’autres femmes pour effectuer les travaux domestiques qu’elles ne font plus elles-mêmes. Cela signifie que les femmes qu’elles emploient sont à leur tour emprisonnées au foyer.
Le travail reproductif demeure donc une question centrale. Il est toujours invisibilisé. Les employeurs et employeuses arrivent encore à s’en approprier une immense part : pas seulement le travail reproductif réalisé par les femmes, mais aussi le travail reproductif effectué par les hommes et par les enfants. Un article du New York Times relevait qu’à New York, les enfants de dix à quinze ans assurent une part importante du travail de soins en s’occupant des personnes âgées, parce que leurs parents sont toujours absents du foyer ; certain·es ont même appris à faire des injections[9].
Je propose que l’un de nos objectifs au sujet du travail reproductif soit la réappropriation de la richesse que nous avons créée, objectif que nous devrions indiquer clairement par la grève. Dans les années 1970, je faisais partie d’une organisation qui militait en faveur d’« un salaire pour le travail domestique » (Wages for Housework), ce que nous comprenions comme un refus du travail non rémunéré et un programme de réappropriation. Mais la réappropriation peut prendre différentes formes, comme par exemple l’accès à un logement gratuit, aux soins médicaux gratuits. Il nous faut discuter et trancher ces questions au sein de mouvements (plus) larges, en fonction du niveau de pouvoir dont nous disposons.
Deuxièmement, nous devons mettre en place davantage de formes communautaires de coopération, ce que j’appellerais les « communs reproductifs ». Il s’agit d’inventer des formes de travail reproductif qui ne nous séparent pas, qui ne nous isolent pas les unes des autres. Certains espaces le permettent déjà, comme les cuisines et les jardins d’enfants communautaires, les banques de temps, les jardins urbains. Le principe du commun est ici d’organiser des espaces de vie et des formes de travail reproductif dans lesquels nous prenons nos responsabilités les unes envers les autres, où nous pouvons devenir plus autonomes par rapport au marché et commencer à construire des formes d’autogestion.
Troisièmement, et c’est un point crucial, il s’agit de subvertir les divisions qui se créent continuellement entre nous : toutes ces politiques racistes, toutes ces attaques contre les Noir·es et les migrant·es doivent cesser, elles empoisonnent la vie de chacun·e. Les féministes doivent s’organiser contre ces politiques racistes. Nous devons déclarer la « tolérance zéro ». Si nous ne le faisons pas, alors il nous faut renoncer à construire un autre monde.
Dans ce contexte, disons-le sans ambiguïté : pour notre protection, nous ne pouvons pas nous tourner vers l’État. Comme nous le savons, la violence à l’égard des femmes suscite aujourd’hui beaucoup d’inquiétude et s’est intensifiée dans le monde entier, à des degrés différents. L’appel à la grève féministe est précisément venu en réponse à l’escalade de cette violence. Le problème est que des féministes ont parfois revendiqué la criminalisation de certains actes et ont parfois collaboré avec la police.
C’est exactement le genre de stratégie que nous refusons.
Si nous croyons vraiment que la violence est fondamentalement institutionnelle, cette violence-là ne se produit pas seulement avec un couteau mais est inhérente aux politiques économiques. Si nous croyons que mourir car notre vie a été consumée par l’anxiété liée au travail, par le manque d’argent, par le manque de temps pour consulter un·e médecin, c’est de la violence… alors se tourner vers le gouvernement pour nous protéger n’a aucun sens. De plus, comme les communautés noires des États-Unis l’ont dénoncé à maintes reprises, des peines plus sévères sont toujours appliquées aux populations qui sont déjà les plus vulnérabilisées.
Enfin, nous devons nous rappeler, au moment d’organiser une grève, que la lutte ne peut pas s’élaborer que dans l’opposition. Quoi que nous fassions, nous devons toujours y insérer un contenu positif. Il doit toujours s’y trouver des éléments de la société que nous voulons créer. L’organisation de la grève doit donner quelque chose de positif aux personnes qui la rejoignent, elle doit nous rendre plus heureuses. Cessons de penser que toute joie doit être reportée dans un avenir, « après la révolution », qui n’arrive jamais.
L’organisation d’une grève doit changer positivement nos vies, nous rendre plus heureuses et heureux. Je crois vraiment au militantisme joyeux[10] ; si une lutte nous rend malheureuses et malheureux, alors il est clair que nous faisons fausse route et que nous devons la repenser. La lutte doit aussi nous procurer de la joie, sinon pourquoi la mènerions-nous ?
Notes
[1] Voir Tamara Knežević, « La grève féministe du 14 juin, vers un mouvement de masse en Suisse », Contretemps. L’astérisque au terme de « femmes » a été intégré au nom que s’est donné la mobilisation pour désigner l’ensemble des identités et minorités de genre ; notamment les femmes cisgenres, les femmes trans, les personnes queer et non-binaires et les hommes trans.
[2] Texte traduit de l’anglais par Soline Blanchard, Sébastien Chauvin, Nils Kapferer, Sabine Kradolfer, Morgane Kuehni et Frédérique Leresche.
[3] Depuis plusieurs années, le 8 mars, journée internationale des droits des femmes, est l’occasion de grèves féministes nationales dans plus de 50 pays, notamment au Brésil, au Chili, en Équateur, en Espagne, en Irlande, en Israël, en Italie, en Corée du Sud, au Mexique, au Pérou, en Pologne, au Portugal, ou encore en Russie.
Voir : http://parodemujeres.com. [NDT]
[4] Sur la question de la campagne internationale pour un salaire pour le travail domestique, voir : S. Federici, A. Austin (dir.), Wages for Housework. The New York Committee 1972-1977: History, Theory, Documents, Brooklyn, Autonomedia, 2017 ; L. Toupin, Le Salaire au travail ménager. Chronique d’une lutte féministe internationale (1972-1977), Québec, Les éditions du remue-ménage, 2014.
[5] J. Brown, Birth Strike. The Hidden Fight over Women’s Work, Oakland, PM Press, 2019.
[6] Dans les paragraphes suivants, nous avons opté pour une traduction épicène lorsque l’autrice mentionne un groupe professionnel et pour le féminin lorsqu’il s’agit d’exemples de grève à dominante féminine. [NDT]
[7] M. Dalla Costa, « A General Strike », in W. Edmond, S. Fleming (dir.), All Work and No Pay. Women, Housework and the Wages Due, Bristol, Falling Wall Press, 1975, p. 125-127. Dalla Costa a prononcé ce discours lors de la célébration de la Journée internationale des femmes en 1974, à Mestre (Italie).
[8] Le Mouvement du 15-M est un mouvement non violent de manifestations apparu à Madrid le 15 mai 2011, en réponse notamment aux politiques d’austérité imposées par l’Union européenne et le Fonds monétaire international à la suite de la crise économique et financière de 2008. [NDT]
[9] P. Belluck, « In a Turnabout, Children Take Caregiver Role » in New York Times, 22 février 2009.
[10] Voir à ce sujet mon interview dans l’anthologie éditée par N. Montgomery et C. Bergman : Joyful Militance, Building Resistance in Toxic Times, Baltimore, AK Press, 2017.