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Alain Brossat et Alain Naze, auteurs de Interroger l’actualité avec Michel Foucault. Téhéran 1978 / Paris 2015 (à paraitre en mars aux éditions Eterotopia), reviennent dans cet article sur le supposé orientalisme de Michel Foucault à partir de ses écrits sur la révolution iranienne, et sur les enjeux politiques contemporains de ces controverses.

On pourra lire également d’Alain Brossat, son article « Quand Foucault dit « nous » », paru en 2011.

 

On oublie trop souvent que le « voyage aux Amériques » de Foucault n’a pas été tout entier un chemin parsemé de pétales de roses, et que son œuvre, ou des parties de celle-ci, a parfois été lue à charge avec un allant et quelquefois une débauche d’imagination que ses lecteurs européens ont du mal à concevoir. En voici un exemple, à travers l’essai de deux chercheurs, intitulé Foucault and the Iranian Revolution

Un accusation, qui en France se trouvait déjà, notamment sous la plume de Daniel Bensaïd, consistant à lui faire endosser un relativisme axiologique[1], est portée contre Foucault, cette fois à partir des États-Unis. L’acte d’accusation est abrupt : il s’agit de reprocher à Foucault de faire passer par pertes et profits la condition faite aux femmes et aux minorités ; ceci du fait  de ce qui serait son « relativisme culturel », son « anti-modernisme » avéré, mais encore ses penchants orientalistes, son indifférence aux droits des femmes, des gays et lesbiennes, et plus généralement des minorités sexuelles – le tout trouvant son exutoire évidemment logique dans son soutien à la révolution des mollahs. C’est la charge lancée par Janet Afari et Kevin B. Anderson[2], prenant la forme d’une profession de foi méritant qu’on s’y arrête :

«  Ce qui a fait que le mouvement contemporain des gays et des lesbiennes constitue une telle percée historique, c’est qu’il a incorporé dans son discours nombre de nouveaux principes éthiques du féminisme, tels que le consentement mutuel des partenaires, la reconnaissance publique de la relation, ainsi que les droits à des personnes appartenant à des races, des ethnies, des classes et des genres différents de vivre ensemble [« alliances across racial, ethnic, class and gender divides »]. De cette façon, le mouvement gay/lesbien a une portée qui va bien au-delà  [moved far beyond] de l’éthique de l’amour aristocratique mâle en Grèce ancienne et nous conduit à une éthique moderne du souci de l’autre [care]  plus inclusive »[3].

Il s’agit bien ici d’affirmer et de poser comme une évidence indiscutable que la « percée » en question a une valeur universelle et une qualité d’exemplarité, pour l’humanité entière, dans toute sa diversité, incontestable. Or, cette percée qui se manifeste aussi bien sur le plan du droit que sur celui des mœurs et des conduites a bien un lieu, elle est située et datée. Elle ne se produit pas seulement en Occident, mais plus précisément aux Etats-Unis. C’est en tant que telle qu’elle est proclamée et déclarée par les auteurs du brûlot anti-Foucault comme universelle et s’imposant inconditionnellement à tous et toutes en tant que manifestation irrécusable du progrès moral (ou éthique pour parler aux conditions actuelles), constant ou inconstant,  de l’humanité. Cette coalescence de l’universel et du déterminé ou du particulier, qui en rappelle bien d’autres et pas toutes de flatteuse réputation, n’est jamais questionnée ni même problématisée par les auteurs. C’est ce qu’on pourrait appeler, dans sa version la plus banale, la dimension performative du déclaratif ou du proclamatoire – pourvu que ça marche…

 

L’improbable construction d’un Foucault orientaliste

Nul besoin d’être particulièrement habité par l’esprit du soupçon – puisqu’on assiste ici à une opération dont la destination se discerne à l’œil nu – pour se dire alors qu’en termes rhétoriques ou narratifs on est face à une tentative d’invisibilisation/universalisation du locuteur : est ici en effet à l’œuvre un narrateur occidental, nullement porté à s’interroger sur la relativité de sa position par rapport à d’autres et pas davantage sur les fondements (éthiques, historiques, culturels, épistémologiques…) de sa position et qui s’active à prendre l’ascendant sur d’autres  narrateurs réels ou putatifs en parlant en qualité de législateur universel en matière de droits et de mœurs. En se faisant le porte-parole sûr de lui et dominateur de l’esprit de progrès et de justice en la matière, au moyen d’un nous implicite qui s’exprime ici sans faire preuve, pour le moins, d’une prudence ou d’une circonspection immodérée, il s’ensuit que la percée historique – et qui fera date et dans la brèche de laquelle ne rechigneront à s’engouffrer que les barbares et les obscurantistes –, c’est nous, c’est notre œuvre, c’est l’invention de notre société de tolérance, de liberté et de respect mutuel.

Le propre de la stratégie discursive qui se met en place ici est d’acculer « l’autre » – celui/celle qui n’a pas la chance d’être d’emblée inclus-e dans ce « nous » à n’avoir d’autre choix que de se rallier, de suivre le mouvement, ou bien alors de s’exposer – à l’exemple de Foucault – au soupçon, distinctement infamant, de pactiser avec les ennemis des femmes et les persécuteurs des minorités sexuelles. Les staliniens, entre autres, étaient assez experts dans cette rhétorique de la « mise au pied du mur ».

D’autre part, le soupçon nous vient de surcroît que ce discours conquérant déployé dans l’horizon des droits et des conduites, du souci (« care ») des minorités, aurait une fonction compensatrice distincte. Ce n’est un mystère pour personne qu’après Auschwitz et Hiroshima, le démantèlement des empires coloniaux, la guerre américaine en Indochine et, plus récemment, les expéditions néo-impériales en Irak, Afghanistan, Syrie, etc., la capacité du narrateur occidental (et tout particulièrement états-unien) à conduire le récit légitime de l’histoire du monde et du présent a pris un petit coup dans l’aile. Ce n’est pas seulement que, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, une multitude de récits autres et de contre-récits ont émergé, c’est tout autant que les ambitions hégémonistes jamais démenties du narrateur occidental suscitent une aversion croissante et des rejets décidés dans des aires toujours plus vastes et variées de la planète.

Or, voici que providentiellement survient la bonne nouvelle destinée à permettre à l’aède blessé du récit occidentalo-centrique de rétablir sa position au milieu du cercle de l’audience globalisée, tout en adoptant le ton solennel d’un Périclès – « nous seuls …» – vanter l’Amérique, nouvelle Athènes des droits des femmes et des minorités sexuelles de toutes obédiences, couleurs et confessions… Ce n’est pas le lieu ici de rappeler que la percée, pour être « historique », n’en est pas moins récente et qu’il fut des temps, pas si éloignés, où il ne faisait pas si bon être noir et gay dans l’Arcadie du Nouveau monde (ce n’est pas pour rien que James Baldwin, par exemple, en 1948, fuit les Etats-Unis, devenus irrespirables pour lui[4]) – ce qui tend à laisser un peu sceptique quant au ton de « destinée manifeste » qui soutient le propos ci-dessus cité…

Loin de nous, de même, l’intention de prendre à la légère le motif politique des droits des femmes et des minorités (sexuelles entre autres), dans ses prolongements culturels en particulier. Mais que l’on nous accorde du moins que, dès lors que ces questions, comme celles touchant aux relations entre hommes et femmes, entre systèmes de mœurs et prescriptions religieuses, rencontre celles de l’hétérogénéité des aires et traditions culturelles, elles demandent à être traitées avec doigté et un sens aiguisé de la complexité des choses et, surtout, une persévérance à contextualiser ces enjeux. Il faut, aux droits humains, un peu plus (ou un peu moins) que des législateurs et des missionnaires : des gens qui, sur le terrain, les défendent, le plus souvent contre leurs gouvernements, dans des conditions infiniment variables et qu’ils n’ont pas choisies. S’il est une denrée qui est doublement rétive aussi bien à l’exportation qu’à la « pédagogie », c’est bien les droits humains – Foucault l’avait parfaitement compris.

La démarche adoptée par les détracteurs de Foucault consiste au contraire à se placer sous le signe de la plus grande abstraction, celle de droits, de valeurs et de normes intangibles, toutes « formelles », diraient les marxistes. Le combat pour l’égalité est-il en toutes circonstances soluble dans l’axiomatique des droits et des principes ? Nos auteurs qui parlent ici en législateurs surplombant l’ordre et le désordre du monde se gardent bien d’aborder ces questions. Or, ce qui nous intéresse, c’est ce qui se passe « entre » le temps de la proclamation des droits et celui de leur mise en œuvre. A l’évidence, dès que cette application met à l’épreuve la relation entre des cultures et des « mondes » humains différents, se conjugue avec des entreprises hégémoniques ou, inversement, des conditions de subalternité, les formes de la « mise en contexte » revêtent une importance primordiale. L’esprit missionnaire, les remontrances, le ton de croisade ou le paternalisme pédagogique des nations exportatrices de droits de l’homme débouchent alors rarement sur des résultats probants. Le stade terminal de cette gestualité exportatrice des droits des femmes, c’est le débarquement des Femen en Tunisie – avec le succès que l’on sait. Le ton de communiqué de victoire des quelques lignes que nous commentons ici demanderait donc à être singulièrement modéré par la prise en considération de ces complexités.

Depuis la publication du livre de Janet Ajari et Kevin B. Anderson (2005) les contours de cette sorte d’usage à contre-emploi du nom du féminisme, de la défense des droits des femmes, de la promotion de ceux des gays au service du réarmement moral de l’Occident (sa culture, ses valeurs, ses mœurs…) se sont précisés. Cette reconquête morale, mais également politique en prolonge d’autres, plus explicitement politiques, et qui prennent tournure à la fin du siècle dernier avec l’avènement du reaganisme et du thatchérisme. On en a vu les manifestations et les effets globaux lors des incidents survenus en décembre 2015 à la gare de Cologne et qui, au nom de la défense des droits des femmes (de leur intégrité physique), ont donné lieu à une campagne destinée à stigmatiser les réfugiés originaires de pays musulmans comme inaptes à s’intégrer dans des sociétés démocratiques[5]. Dans le cas de cet événement récent, on ne peut même pas parler d’une instrumentalisation du féminisme, mais plutôt d’une mutation contemporaine de tout un pan du féminisme et, plus généralement, des mouvements défendant les droits des minorités sexuelles, et ce, au profit des « valeurs » occidentales. En cela, le procédé n’est guère nouveau, qui consiste à enfourcher quelque increvable mythe orientaliste, aussi contradictoire qu’il puisse être, pour défendre la cause de « l’Occident » au détriment du « monde musulman » – le piquant en cette affaire réside dans le fait qu’on puisse reprocher, par exemple à Foucault, des tendances orientalistes, à travers une argumentation elle-même d’inspiration purement orientaliste, consistant à unifier le monde musulman comme univers essentiellement patriarcal. C’est un stéréotype orientaliste, du type de celui que décrit Edward Said dans les lignes qui suivent, qui s’est ainsi trouvé mobilisé dans le cas de bien des réactions aux événements de la gare de Cologne :

« On ne trouve qu’en de rares occasions – comme dans le travail de Leon Mugniery – l’implicite exposé clairement ; à savoir qu’il y a un “puissant appétit sexuel […] caractéristique de ces méridionaux au sang chaud”. La plupart du temps, cependant, il y a un courant souterrain d’exagération sexuelle sous cette manière de minimiser la société arabe et de la réduire à des pratiques, inconcevables, sauf pour des inférieurs du point de vue racial : l’Arabe se produit lui-même indéfiniment, sexuellement, et ne produit rien d’autre. […] L’Oriental arabe est cet être impossible que son énergie libidinale pousse à un paroxysme d’hyperstimulation – et pourtant il est comme une marionnette aux yeux du monde, regardant d’un œil vide un paysage moderne qu’il ne peut comprendre, auquel il ne peut faire face »[6].

La défense des droits des femmes, des minorités sexuelles et la promotion de la tolérance religieuse se trouve, dans ce cas d’école (celui de la gare de Cologne) comme dans d’autres, embarquée au service d’une entreprise néo-impérialiste de promotion du « culture clash » entendu comme moyen de ré-assertion de la supériorité morale et culturelle des sociétés occidentales, fût-ce à travers la réactivation de préjugés orientalistes seulement assoupis.

La présomption néo-impériale de nos auteurs s’énonce dans un contexte où tout geste occidental d’exportation, bienveillante ou comminatoire, de normes, valeurs, conduites et autres formes éthiques placée d’autorité sous le signe de l’universel se condamne à n’être que la répétition somnambulique d’autres gestes impériaux – éventuellement plus violents encore. Que l’on nous accorde donc ceci : dès lors que l’on aborde ces questions, en intellectuel du bord occidental de la planète, il convient d’y mettre moins de morgue, de suffisance et de naïveté conquérante que ne le font nos censeurs de Foucault.

Il se trouvait encore en France, au temps où Foucault écrivait ses reportages d’idées, des  féministes pour remarquer que le port du foulard islamique pourrait être une question un peu plus compliquée que la simple manifestation d’une oppression subie par les femmes – ce sont nos auteurs eux-mêmes qui le signalent[7].

Mais voici que nous tombe sous les yeux un  reportage effectué en Afghanistan par un journaliste de l’AFP (juin 2016)[8]. Celui-ci y relate l’usage répréhensible que font, dans certaines régions d’Afghanistan, des officiers supérieurs de la police de jeunes garçons répondant au doux nom de bacha. Réduits en esclavage sexuel, ces enfants sont souvent enlevés par force dans la rue, ce qui conduit à de fréquentes tensions entre les populations locales et la police. Les talibans ont eu tôt fait de comprendre le parti qu’ils pouvaient tirer de cette petite faiblesse des policiers de haut rang (et autres seigneurs de guerre) et ils expédient régulièrement dans les postes de police quelques éphèbes lestés d’explosifs et prompts à se transformer en bombes humaines.

Ce système d’esclavage sexuel pédophile quasiment institué fait partie intégrante de la précaire Pax Americana en vigueur en Afghanistan. Pour des raisons d’opportunité sécuritaire, les protecteurs occidentaux de l’Afghanistan sont bien obligés de s’accommoder de ces pratiques – tout en les dénonçant à l’occasion du bout des lèvres.

Dans le livre de Janet Afari et Kevin B. Anderson, l’une des incriminations les plus venimeuses adressées à Foucault est celle-ci : de son séjour en Tunisie à ses reportages en Iran, il aurait constamment manifesté une coupable indulgence à l’endroit de ces cultures « orientales » qui, à l’image des Grecs anciens, ferment les yeux ou plus encore sur cette pratique barbare qu’est la pédophilie. Et c’est dans le contexte de tels développements que survient leur fière déclamation à propos de « la percée historique ».

Mais que faire alors dans un contexte où il s’avère que les civilisés prêts à reprendre du service dans le rôle de civilisateurs se trouvent être les protecteurs et les alliés de barbares se distinguant par ce type même de mœurs dissolues et d’atteintes aux droits des enfants qui révoltent et révulsent les exportateurs de care ?

Il se passe que les choses se compliquent et que le moins qu’on puisse attendre, c’est qu’en un combat aussi douteux (in such a dubious battle…) les instituteurs du genre humain en matière de progrès moral baissent d’un ton et s’initient à l’art salutaire de balayer devant leur  propre porte…

Il est utile de mentionner ici un livre, de Jasbir K. Puar, témoignant de bien des qualités, telle une réelle capacité à cerner précisément les contours de la notion d’ « homonationalisme », mais surtout échappant par-là à la pente fatale qui entraîne aujourd’hui toute une partie du mouvement féministe et/ou de défense des minorités sexuelles à se faire les thuriféraires d’un ordre occidental, voire parfois d’un ordre plus spécifiquement états-unien[9]. En effet, malgré cela, l’auteure va reprendre sans critique les analyses (ou plutôt les assertions) de Afari et Anderson concernant un prétendu orientalisme de Foucault. Là est le paradoxe (et le signe d’un manque ponctuel de lucidité) de l’utilisation, par Puar, des auteurs de Foucault and the Iranian Revolution, en vue d’arracher le monde musulman au jeu contemporain des images stéréotypées – au nombre desquelles, pourtant, on doit bien compter la vision de ce monde comme uniment répressif à l’égard des femmes et des minorités sexuelles, à partir d’une définition de la liberté jamais interrogée.

C’est bien, malgré tout, dans ce livre que J. K. Puar a eu le mérite de mettre en évidence la notion d’ « exceptionnalisme sexuel américain », qu’elle définit comme un « fantasme », et qui consiste à soutenir l’idée que « les Etats-Unis œuvrent pour la libération des femmes musulmanes »[10]. C’est en cela que son manque de lucidité quant aux assertions de Afary et Anderson a de quoi étonner. En ce passage sur lequel on attire ici l’attention, Jasbir K. Puar insiste d’abord sur la distinction foucaldienne entre ars erotica et scientia sexualis évoquée par ces auteurs américains :

« Comme l’expliquent Janet Afary et Kevin B. Anderson, l’Orient selon Foucault “n’est pas un concept géographique, il embrasse le monde gréco-romain, aussi bien que le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord”. Une définition fondée sur l’adoption d’un ars erotica, qu’il identifie dans les sociétés de la Chine, du Japon, de l’Inde, de Rome et du monde arabo-musulman »[11].

On pourrait faire valoir que ce passage, de Foucault, extrait de La volonté de savoir, et évoquant cet ars erotica, faisait preuve, malgré une agglutination incontestable et constitutive d’un certain « Orient », d’une certaine prudence, que les auteurs ne soulignent pas :

« Notre civilisation, en première approche du moins [nous soulignons, BN], n’a pas d’ars erotica. En revanche, elle est la seule, sans doute [nous soulignons, BN], à pratiquer une scientia sexualis. Ou plutôt, à avoir développé au cours des siècles, pour dire la vérité du sexe, des procédures qui s’ordonnent pour l’essentiel à une forme de pouvoir-savoir rigoureusement opposée à l’art des initiations et au secret magistral : il s’agit de l’aveu »[12].

Et Foucault, en effet, n’est pas sans avoir évolué, dans la conception qu’il se faisait alors de cette opposition entre ars erotica et scientia sexualis, puisque dans un entretien de 1983, il avoue une erreur entachant cette opposition :

« L’un des nombreux points où j’ai commis une erreur dans ce livre [La volonté de savoir], c’est ce que j’ai dit de cet ars erotica. Je l’ai opposé à une scientia sexualis. Mais il faut être plus précis. Les Grecs et les Romains n’avaient aucune ars erotica en comparaison de l’ars erotica des Chinois (ou disons que ce n’était pas une chose très importante dans leur culture) »[13].

On voit donc que si la distinction de 1976 est redessinée en ses contours (la Grèce et le monde romain se trouvent cette fois retranchés de cette partie de l’univers disposant d’un ars erotica), elle n’est en aucun cas abolie. Dans ces conditions, Foucault semble confirmer une opération intellectuelle consistant à poser une exception occidentale, face à une totalité hétéroclite, dont l’homogénéité serait assurée seulement par cette pratique commune, un ars erotica. Empruntant ainsi à un discours que les études postcoloniales critiqueront à juste titre, Foucault semble donc donner raison à la citation précédente de Afary et Anderson, selon laquelle le philosophe français engloberait dans un Orient mythique un non moins fantasmatique ars erotica.

C’est que la distinction entre ars erotica et scientia sexualis ne va en effet pas de soi, d’autant que si l’on écoute Foucault, il la tirerait, du moins en ce qui concerne la Chine, de sa lecture de Robert Van Gulik[14]. Or, à écouter Foucault, le propre de l’ars erotica consisterait en une intensification du plaisir – définition qu’il reconduit dans l’entretien de 1983 qu’on vient de citer :

« Si, par conduite sexuelle, nous entendons les trois pôles que sont les actes, le plaisir et le désir, nous avons la “formule” grecque, qui ne varie pas en ce qui concerne les deux premiers éléments. Dans cette formule grecque, les “actes” jouent un rôle prépondérant, le plaisir et le désir étant subsidiaires : acte-plaisir-(désir). […] La formule chinoise, quant à elle, serait plaisir-désir-(acte). L’acte est mis de côté, car il faut restreindre les actes afin d’obtenir le maximum de durée et d’intensité du plaisir. La “formule” chrétienne, enfin, met l’accent sur le désir en essayant de le supprimer. […] Je dirais que la “formule” moderne est le désir […], quant au plaisir, personne ne sait ce que c’est »[15].

On retrouve bien ici la distinction de 1976, revue en 1983, entre Occident et Orient, et la singularité de l’Orient (synthétisé ici à travers le monde chinois) tiendrait au fait que le plaisir s’y trouverait au centre de la conduite sexuelle, quand il serait très secondaire dans la Grèce ancienne, et ignoré dans la modernité occidentale.

Pourtant, à relire Van Gulik, la logique consistant, pour l’homme, à retenir sa semence, serait d’un tout autre ordre que celle qui chercherait ainsi à maximiser les effets de plaisir. Il est en effet très clair que, dans les analyses anthropologiques de La vie sexuelle dans la Chine ancienne, il s’agit de se placer dans une perspective cosmique, et qu’à cet égard, dans l’acte sexuel, loin d’une intensification du plaisir, ce qui est recherché serait bien plutôt sa suspension :

« Voici […] deux notions fondamentales que la littérature sexuelle chinoise ne se lasse pas de mettre en avant. La première, c’est que la semence d’un homme est sa possession la plus précieuse, la source non seulement de sa santé, mais de sa vie même ; toute émission de semence diminuera cette force vitale, à moins qu’elle ne soit compensée par l’acquisition d’une quantité équivalente d’essence yin féminine. La seconde, c’est que l’homme doit donner à la femme une satisfaction complète chaque fois qu’il s’accouple avec elle, mais qu’il ne doit se permettre l’orgasme que dans certaines occasions prescrites »[16].

Comme on le voit aisément à travers ces lignes, il est difficile de lire dans le précepte chinois selon lequel l’homme doit retenir sa semence un enseignement apte à majorer le plaisir, d’une part en ce que l’objectif n’est pas ce plaisir par retardement (encore moins sa majoration), mais l’éviction du plaisir (sauf à certaines occasions), et d’autre part, parce que l’objectif est de conserver en soi, pour l’homme, ses forces vitales (principe d’économie semblant plutôt s’opposer à un principe de plaisir).

Dans ces conditions, il semble bien qu’on puisse attribuer à Foucault une illusion liée à sa volonté d’opposer un univers à celui de la scientia sexualis, et d’avoir, dans ces conditions, construit un Orient par amalgame, et sans fondement rigoureux – même dans le cas où on limiterait cet Orient imaginaire à la seule Chine. Et il ne s’agit pas de minimiser le défaut épistémologique d’une telle approche, eurocentrée – à la condition, toutefois, de ne pas adresser à Foucault des reproches par anticipation (à la lumière de l’actuelle décolonisation des savoirs). En revanche, le grief qu’on ne peut pas lui faire, c’est d’avoir, à travers cette polarisation fantasmatique, opéré une hiérarchisation des civilisations au profit de l’Occident. C’est même l’inverse qui est vrai : le déplacement d’accent que souhaitait Foucault, du désir vers le plaisir, le conduisait à chercher, sinon un enseignement, du moins un aliment pour sa réflexion quant à des pratiques permettant d’envisager une sortie hors d’un univers où régnait la scientia sexualis (une volonté de savoir attachée à connaître la nature du désir) – et ce dehors, il se le figurait alors comme cet Orient qu’on a dit. C’est donc parce qu’il lui semblait que l’Occident avait perdu la voie vers le plaisir que cet Orient lui apparaissait comme un lieu où se ressourcer (ce qui ne veut pas dire à reproduire, ni à imiter) – le parallèle ne joue donc ici aucunement au bénéfice de l’Occident.

Dès lors, le reproche qui vient sous la plume de Jasbir K. Puar, dans le sillage de Afar et Anderson, n’a guère de consistance, et se révèle même assez ridicule, voire entaché d’un contresens[17] : elle attribue en effet à Foucault une « hypothèse téléologique » consistant à envisager comme un progrès le « passage d’une identification des actes à une identification identitaire », hypothèse qui conférerait alors à l’ars erotica le statut d’un « espace de pré-discursivité du sexe », en même temps qu’elle reviendrait à attribuer à cet ars erotica un « retour d’accès de désirs incontrôlés ». Pour ce dernier point, l’auteure concède, en passant, que Foucault le conteste par une critique de la psychanalyse.

En s’en tenant pour l’instant à ce passage, relevons déjà qu’il commence par l’erreur massive consistant à attribuer à Foucault une « hypothèse téléologique », par laquelle l’ars erotica se trouverait reconduit à une « pré-discursivité du sexe » : une « progression temporelle » ne peut équivaloir, en tant que telle, à un progrès (d’autant que Foucault ne professe aucunement une philosophie progressiste de l’histoire), et si ce dernier opère bien une distinction entre un ars erotica, relevant de l’initiation et du secret, et une scientia sexualis, renvoyant à des régimes de savoir-pouvoir organisant la mise en discours du sexe en Occident moderne, à aucun moment il ne présente le passage de ce que J. K. Puar nomme « une spécification des actes à une définition identitaire » comme un progrès.

Autrement dit, le fait d’envisager des actes comme séparés d’une conséquence définitoire de leurs agents (par exemple le fait de pratiquer la sodomie entre individus objectivement de même sexe sans se définir comme homosexuel) ne signifie en aucun cas une impossibilité de ressaisir par la pensée ses propres actes (donc, de les ressaisir dans un discours), et par ailleurs, le fait de dériver de certains actes une forme d’identité constitue pour le moins un problème, ce que Foucault ne cesse d’évoquer, et en aucun cas ne peut être envisagé comme un progrès en soi, et pas même du point de vue d’une maîtrise se voulant rationnelle de la sexualité – en tout cas, Foucault ne l’envisage jamais ainsi.

Mais Jasbir Puar ne s’en tient pas là, visant à effectuer une lecture de l’ars erotica tel que Foucault le concevrait à travers

« le prisme de l’ouvrage de Said et de son attention particulière vis-à-vis de la géographie imaginaire de l’Orient, autant que de celle d’un Occident opposant une résistance aveugle à l’homoérotisme pourtant omniprésent du colonialisme »,

car de cette façon, soutient-elle, « on peut voir que la figure du terroriste queer incarne en effet simultanément la perversion et la primitivité ». Là encore, arrêtons-nous sur ce point avant d’aller plus loin, tant l’enchaînement des propositions ne va pas de soi : si l’on comprend bien, l’Oriental construit par Foucault serait donc du côté du pré-discursif, de l’ars erotica, ce qui reviendrait à lui prêter des traits primitifs (l’hypothèse téléologique l’imposerait) et pervers (le désir incontrôlé), et donc à construire l’image d’un Orient en rapport de continuité avec celle du « terroriste queer » (la figure de Ben Laden construite par les États-Unis comme pervers sexuel). Autrement dit, par son orientalisme inaperçu (l’Occident – personnalisé ici par Foucault – aveugle à l’homoérotisme imprégnant sa construction de l’image de l’Oriental), et selon la leçon qu’on pourrait ici tirer de la lecture de Said (selon l’auteure), Foucault donnerait ainsi des armes à l’Occident pour forger la figure du terroriste, telle qu’elle émerge en particulier au lendemain du 11 Septembre.

« Le terroriste queer serait celui qui, guidé par une force supérieure et soumis à la volonté d’un maître, défierait, dans l’ivresse du plaisir et l’incapacité la plus totale de comprendre les structures rationnelles de la temporalité et de l’espace ».

Non réflexif, radicalement irrationnel, ce terroriste serait donc caractérisé par une absence d’autonomie (« guidé par une force supérieure et soumis à la volonté d’un maître » – ce que l’auteure semble faire entrer en résonance avec la définition, par Foucault, de l’ars erotica comme « art des initiations et [du] secret magistral »[18]), mais aussi par un désir de mort (assertion présente chez Afary et Anderson, comme on le verra plus loin), bien propre à enchaîner, on l’imagine, sur des attentats kamikazes.

La lecture de Said, si l’on suit bien Puar, permettrait donc de saisir le passage susceptible de s’opérer entre l’adepte de l’ars erotica et la figure contemporaine du terroriste – à ce compte, c’est aussi Edward Said qui serait aveugle à l’orientalisme présent chez Foucault, dans les évocations du philosophe qui émaillent le parcours de son ouvrage L’orientalisme. Jasbir Puar en vient même à se placer sous l’autorité de Afary et Anderson pour affirmer plus fortement encore cette vision d’un Foucault fasciné par l’hubris et la perversion de cet Orient, dont il ne s’apercevrait pas que c’est son propre désir qui en a construit l’image :

« Selon Foucault, avec l’ars erotica, la sexualité se situe à la fois dans le champ du prédiscursif et au-delà du discours – une position que Afary et Anderson qualifient d’ “orientalisme romantique” et par laquelle Foucault “considérait la Méditerranée arabe comme lieu d’expression d’un homoérotisme manifeste”. L’Orient, tel qu’il est interprété par l’Occident, est l’endroit où auraient cours les sexualités illicites, les pratiques corporelles les plus éloignées de la norme, les débordements les plus incontrôlés, la perversion généralisée, “une sexualité dangereuse” et “une excessive “liberté de rapports” ” ».

Ainsi, pour parachever ce coup de force, Foucault devient donc la voix de l’Occident interprétant l’Orient, en prêtant à ce dernier les caractéristiques propres à des formes de sexualités débridées, et plus largement à une « perversion généralisée », toutes choses dont, implicitement (du moins chez Jasbir K. Puar), on devrait comprendre qu’elles fascinaient Foucault[19]. On comprendrait alors, du côté de Afary et Anderson cette fois, la fascination de Foucault pour l’Iran et ses martyrs…

 

Foucault, l’ennemi intime – et derrière Foucault, l’Islam

 L’essai de Janet Afari et Kevin B. Anderson[20] s’inspire directement et de façon lancinante de la biographie de Foucault par James Miller[21] : la principale « passion » de Foucault, telle qu’elle obsède sa vie comme son œuvre, ce serait la mort et tout ce qui s’y rattache : le goût des expériences extrêmes et des situations limite, l’attrait « irrationnel » pour les formes de vie « dangereuses », la « fascination » pour le suicide, la cruauté, les supplices… Ceci aussi bien dans l’espace de la littérature et de la philosophie, ce que manifestent constamment les  vénéneuses affinités de ses recherches avec des auteurs aussi sombres que Bataille et Blanchot, Nietzsche et Heidegger.

La passion taxinomique de nos auteurs ne s’embarrasse pas de détails : ayant classé l’auteur de l’Histoire de la folie au rayon « nietzschéo-heideggerien », ils pensent avoir amplement fait le tour de la question…

Dès l’entrée du livre, leur grille de lecture se dévoile :

« Tout au long de sa vie, le concept d’authenticité [qui lui servait de boussole] l’a conduit à s’intéresser aux situations dans lesquelles des gens ont vécu dangereusement et ont flirté avec la mort [nous soulignons, BN], celles-ci étant le site d’où surgit toute créativité. Dans la tradition de F. Nietzsche et G. Bataille, Foucault a embrassé la cause de l’artiste qui repousse les limites de la rationalité et il s’est fait avec grande passion l’avocat des formes irrationnelles [irrationalities] qui dessinent de nouvelles frontières »[22].

Pour eux, le bref chapitre iranien, décliné aussi bien en termes biographiques qu’au plan de l’œuvre (ou de l’écriture) ne fait qu’apporter des pièces supplémentaires à l’appui de cette lecture : Foucault a trouvé dans le soulèvement iranien, la religion chi’ite, les événements sanglants qui ont scandé les derniers mois du régime du chah l’ensemble des ingrédients propres à l’immerger dans une dramaturgie de la mort dans laquelle il s’est plongé jusqu’à l’ivresse… Le maître mot de leur description de l’investissement par Foucault de l’événement iranien est fascination  qui revient comme une antienne tout au long de leur livre. On l’y voit surgir dès la page 4 :

« Foucault a été fasciné [nous soulignons, BN] par l’appropriation des mythes chi’ites du martyre et des rites de pénitence par de vastes secteurs des mouvements révolutionnaires ainsi que par leur empressement [willingness]  à affronter la mort dans leur détermination farouche à renverser le régime des Pahlavi ».

Le glissement qui s’opère ici d’emblée dans l’analyse est décisif : Foucault, comme observateur étranger, occidental, n’est pas marqué, impressionné par le courage, l’endurance, l’abnégation des gens ordinaires qui forment le gros des manifestations et qui s’exposent au danger (qui savent qu’ils manifestent au péril de leur vie) en connaissance de cause, car ils sont, précisément, habités par une cause incommensurable avec chaque existence individuelle. Non ! Foucault est fasciné (comme l’enfant devant le magicien, comme le lapin devant le serpent ?) par la passion pour la mort de ces gens-là, par leur goût du sacrifice – un allant qui, naturellement, ne peut faire d’eux que des fanatiques égaux dans l’ « extrême » à ces soldats japonais dont la propagande militariste nippone nous disaient qu’ils n’étaient pas seulement prêts à mourir pour la patrie, mais empressés de se sacrifier pour l’Empereur

La formule liminaire employée par nos deux auteurs fait donc d’une pierre deux coups : elle décrit ceux qui manifestent au risque de leur vie, tout simplement parce qu’ils pensent que la cause (le renversement d’un tyran) en vaut la peine comme des exaltés mystiques ivres de sacrifice ; par contrecoup, elle caractérise le philosophe occidental qui se dit ébranlé par leur détermination comme un irrationaliste patenté, dont toute l’œuvre et l’action publique se trouvent inscrites de ce fait dans un horizon de mort.

Ceci est singulier : il suffit que ce soit l’Islam qui mette en mouvement des masses anonymes dans l’horizon de la plus incontestable des causes (renverser une dictature policière sanglante) pour que ce combat devienne infiniment douteux, entaché de fanatisme et de fantasmagories martyrologiques mortifères. Sans ce contexte « oriental » et musulman, le dévouement à la cause, l’acceptation du risque de la mort qui, sous nos latitudes, sont loués comme attitudes exemplaires (lorsqu’il s’agit de mourir pour la patrie ou au service de la lutte contre l’oppression) basculent automatiquement, sous la plume de nos auteurs, du côté de l’obscurantisme et d’une détestable passion pour l’extrême. Nous n’avons pas affaire seulement ici, avec les auteurs de ce livre, au sujet ordinaire de la démocratie « immunitaire » à l’Occidentale qui a perdu toute intuition de la lutte politique en tant que domaine d’exposition effective. Nous sommes confrontés, aussi bien, à une lecture exemplairement orientaliste d’une scène située dans cet espace autre où l’affrontement avec l’ennemi (le tyran soutenu par l’impérialisme occidental) ne peut être placé que sous le signe de l’excès et de la déraison. Un excès et une déraison que Foucault serait voué à partager, dès lors qu’il apparaît « fasciné » par cet état d’esprit de la masse – plutôt que sceptique rebuté ou horrifié comme se devrait de l’être tout observateur de sensibilité démocratique.

La chose amusante est que ce soient ces lecteurs « orientalistes » exemplaires de l’événement iranien qui décrivent un Foucault dont le séjour en Tunisie et l’intérêt pour le soulèvement iranien ne pourraient s’expliquer que par un « désir d’Orient » propre à l’inscrire dans la lignée de Flaubert et tant d’autres. Son goût pour la transgression, son penchant pour tous les excès, le mysticisme (sic), sans oublier les jeunes hommes, naturellement,  le vouent à fantasmer à mort sur l’Orient. C’est là, pour les auteurs de ce livre, la matrice de son enthousiasme (au sens où Shaftesbury parle péjorativement des « enthousiastes » du début du XVIIIe siècle, ces sectes huguenotes millénaristes venues de France,  peuplées de « prophètes ») pour les événements iraniens[23].

Du coup, ce qui se trouve constituer, selon cette grille interprétative, le cœur du problème, ce n’est pas le dispositif impérialiste dans lequel le régime « moderniste » du chah trouve sa place, mais bien la folie inhérente à cette scène où se déchaîne l’ « enthousiasme » de la masse iranienne, et, au rebond, la déraison exemplaire d’un Foucault dans son rôle de compagnon de route de cette déraison (mais aussi bien, Foucault n’a-t-il pas toujours été « fasciné » par ces figures « romantiques » – le fou, le délinquant, l’enfermé… qui défient la raison occidentale ?). James Miller, le mentor de nos auteurs, parle de l’épisode iranien (dans la vie et l’œuvre de Foucault) comme d’un moment de « folie » (« folly »). Ils le citent à l’appui de leur propre approche :

« Miller suggère que la fascination [nous soulignons, BN] de Foucault pour la mort a joué un rôle dans l’enthousiasme que lui inspiraient pour les islamistes iraniens, tels qu’ils magnifiaient [emphasized : mettaient l’accent sur] le martyre collectif (mass martyrdom) »[24].

Le terme « enthousiasme » est ici distinctement employé dans le sens dépréciatif que ce terme revêt sous la plume de Shaftesbury – les « enthousiastes » sont fondamentalement pour lui des exaltés, des fanatiques. Il est intéressant de voir se ranimer ici l’opposition de deux traditions : celle des mouvements millénaristes qu’évoque Bloch dans Le principe Espérance, ouvrage qui, à son tour, inspire Foucault lorsqu’il va à la rencontre des événements iraniens, et celle de la critique (au nom de la religion officielle et de la raison d’Etat) de ces mêmes courants par Shaftesbury dans sa Lettre sur l’enthousiasme. Tradition étatique et cléricale ou ecclésiastique contre « tradition cachée ». Le « retour » inopiné de cet affrontement au fil d’une certaine réception de Foucault, notamment dans le monde anglo-saxon, apporte de l’eau au moulin de  l’approche non linéaire, non historiciste, non progressiste du temps de la spiritualité politique et religieuse proposée dans les reportages d’idées.

Ce qui caractérise la plupart des lectures de l’épisode iranien dans le parcours de Foucault auxquelles font référence Afari et Anderson, c’est l’élision de la dimension propre de la politique et la promotion du motif à géométrie variable de l’existentiel. Ils citent ainsi Mark Lilla qui énonce sur le ton de l’évidence que cet épisode fut pour Foucault l’occasion d’ « entendre à nouveau le chant des sirènes d’une “expérience limite” en politique ». Ces critiques ne peuvent tout simplement pas prendre au sérieux les notions d’une analytique de la politique, d’une analytique du soulèvement, d’une analytique de la vie des masses –  à laquelle, pourtant, Foucault consacre distinctement les articles qu’il destine à l’évocation de l’événement iranien ; tout cela, à quoi il faudrait ajouter ses réflexions sur la volonté générale et l’hégémonisme occidental, n’est au fond que prétexte à donner libre cours aux passions, aux pulsions et aux fièvres qui l’agitent – pour lâcher la bride à ses démons.

Cette critique est si éloignée de la politique en général, si étrangère aux situations « extrêmes » (révolutionnaires, insurrectionnelles, non parlementaires…) où se dissolvent les formes courantes de la politique gouvernementale, que ses auteurs ne peuvent concevoir qu’un philosophe soucieux de son actualité déploie une certaine passion analytique pour cette scène, et un certain sérieux dans cette recherche. C’est donc la bouillie des réductions biographiques et existentielles plus ou moins pimentées de références à la psychanalyse qui va s’imposer en lieu et place de la prise en considération des enjeux analytiques du soulèvement.

Lorsque ces auteurs s’essaient à contextualiser le moment iranien de Foucault dans l’espace ou le temps de la philosophie, c’est un autre brouet qui nous est offert en pâture :

« L’affinité de Foucault avec les islamistes iraniens, souvent interprétée comme son “erreur” sur l’Iran pourrait bien aussi s’avérer, plus globalement, comme l’une des ramifications de son discours nietzschéo-heideggerien ».

C’est qu’il ne fait pas l’ombre d’un doute, pour eux, que Foucault n’est pas seulement un héritier de Nietzsche, mais un disciple de Heidegger. Qu’il se soit inscrit en faux contre cette affirmation chaque fois que l’occasion lui en fut donnée est sans importance – les pièces à conviction  abondent : ne s’est-il pas « approprié » le concept de « liberté-pour-la mort » conçu comme « espace liminaire pour la créativité artistique et politique » ? Ne partage-t-il pas avec Heidegger le « rejet du projet émancipateur des Lumières ? » ; sa critique de la technique moderne et de la modernité occidentale en général ? Sa passion « romantique » pour l’Orient et ce qu’elle inclut (« mysticisme, magie, hermétisme, gnosticisme… ») ne se rattache-t-elle pas distinctement à la philosophie heideggérienne ?

Que faire de ces divagations, de cette critique par libres associations où la philosophie européenne est observée au périscope du fond d’un sous-marin « post »-tout ce qu’on voudra,  immergé quelque part dans les profondeurs glacées de l’Atlantique nord ? La critique s’apparente ici à un test Rorschach, la vie et l’œuvre de l’auteur deviennent la tache d’encre dans laquelle chacun est convié à projeter ses fantasmes…

C’est qu’il s’agit bien de démontrer que Foucault ne s’est pas passionné pour rien pour l’événement iranien, mais au contraire selon une implacable « logique » : c’est que, étant, dans la lignée de Heidegger, un « anti-moderne » convaincu, il est conduit à privilégier les espaces, les formes sociales, les scènes politiques qui émergent, dans le présent, partout où se manifeste l’ « autre » de la modernité occidentale – en Asie, en Afrique, au Moyen-Orient… Son préjugé tenace contre la modernité occidentale le conduit à embrasser la cause d’un Orient mythique sans se soucier de la persistance, dans ces espaces, de normes « androcentiques » et de graves atteintes aux droits des femmes, des minorités sexuelles, etc. Ce qui va permettre de passer en douceur, et toujours en associant librement, de l’intérêt de Foucault pour le soulèvement iranien à son goût (avéré selon les auteurs) pour les formes « orientales » de la sexualité : « Si l’on entend par orientalisme le fait de produire des représentations stéréotypées de l’Orient et de son mode de vie (que ce soit pour le glorifier ou pour le dénigrer), si l’on entend par là une approche romantique de la sexualité exotique de l’Orient (qu’elle soit hétérosexuelle ou homosexuelle), alors Foucault fut selon toute probabilité un orientaliste. Cela serait avéré même si ses sympathies politiques ne le poussaient pas à épouser la cause de l’Orient (?) du fait du style de vie pré-technologique de celui-ci et du fait qu’il a été la victime de l’impérialisme occidental ».

Reprenons : Foucault a été irrésistiblement attiré par le soulèvement iranien parce qu’il est un orientaliste né, l’Orient, ce fantasme de la vieille Europe, a toujours été la page blanche sur laquelle s’est projetée sa fascination pour l’extrême, la mort, la souffrance. Ce faisant, il continue et intensifie une tradition tant littéraire que philosophique :

« Foucault appartient à un groupe de penseurs occidentaux qui va de Schopenhauer aux existentialistes et pour qui la mort ne doit pas seulement être prise en compte comme réalité mais aussi embrassée comme cause par les vivants ».

Au nombre de ces penseurs occidentaux, les auteurs ajoutent, pour faire bonne mesure : Nietzsche, Freud, Heidegger… Et de conclure :

« Tout à sa célébration libertaire de la pulsion de mort, Foucault affirmait que le projet [sic] de civilisation devait être inversé (…) La remise en question par Foucault de la pulsion de mort selon Freud s’appuyait [« built on »] sur la catégorie fondamentale [most central] de Heidegger, l’être-pour-la mort »[25].

La traversée de l’Atlantique peut s’avérer, pour un philosophe européen, une épreuve infiniment plus redoutable que celle de l’Achéron par Virgile et Dante réunis. La question qui se pose ici avec insistance n’est pas seulement celle des libertés que ces dilettantes prennent avec les textes et les auteurs sur lesquels ils s’abattent, ni même, tout simplement de l’alliance de bêtise et de présomption qui se manifeste activement dans cette pratique de la « critique » entendue comme bousillage ou acte de vandalisme. La question plus intéressante serait sans doute celle du sens même du geste qui inspire cette « déconstruction » à la masse d’armes : quelle est l’économie intellectuelle et morale qui préside à ce geste de démolisseur consistant à tomber à bras raccourcis, un quart de siècle plus tard, sur des textes faisant partie du second rayon d’un philosophe européen « intempestif » dont l’autorité est alors en pleine ascension – ceci non seulement pour en « démontrer » l’inanité, mais davantage encore le trait de nihilisme et de perversion qui les sous-tend ? Quel est donc le sens de cette entreprise nécrophage ou de ce parasitage destiné non pas à ouvrir une discussion mais à jeter le discrédit sur un intellectuel représentant, aux yeux des auteurs, une dangereuse et condamnable forme d’altérité (morale, culturelle, politique – sur fond de « géographie ») ? Quel est donc le sens de cette lapidation, de cette « enquête » en forme de chasse aux sorcières ?

Dans la dramaturgie mise en scène par nos auteurs, Nietzsche occupe souvent la position du malin génie qui inspire toute cette science diabolique qui irrigue les textes de Foucault sur l’Iran. Mais une riposte sobrement nietzschéenne à leur entreprise ne serait-elle pas bien fondée à leur rétorquer : mais à quoi bon tant d’acharnement sur ces œuvres et ces auteurs lointains et si détestables ? Pourquoi ne pas tout simplement les oublier (vertus salutaires de l’oubli…) au profit de la promotion de vos propres auteurs, de vos propres textes, de vos propres théories et concepts – de vos propres valeurs ? Se pourrait-il que la production de vos propres discours autorisés (académiques) ne puisse prendre la forme que de ces rites d’exécration et de ces exorcismes, de ces procès et exercices de déconstruction, de ces détestables éloges de la déraison venus d’ailleurs ? Ces exercices de Foucault bashing devenus monnaie courante Outre-Atlantique sont-ils autre chose que la part mesquine et bilieuse de son irrésistible conquête des Amériques ?

Mais il y a bien une incrimination, au-delà de l’exercice taxidermiste et des satisfactions douteuses qui l’accompagnent ; celle-ci est, d’un même tenant, philosophique et morale ; elle concerne la philosophie de l’histoire qui, inspirant un sujet (philosophique), va le conduire inéluctablement à une  débâcle morale. En voici le point d’attaque :

« Comment se fait-il que Foucault ait accordé si peu d’importance à ces lois modernes qui, au cours des deux siècles derniers ont considérablement étendu le champ des libertés civiles pour nombre de membres de la société qui en étaient privés jusqu’alors, les femmes et les minorités ? »

L’anti-modernisme attesté de Foucault (cela même qui, selon les auteurs, le conduit à trouver à l’évidence plus désirable la société où l’on écartèle Damiens que celle où l’on enferme les condamnés dans l’espace pénitentiaire !) le conduit à récuser l’existence de la notion d’un progrès constant de nos sociétés, fondé sur l’extension et l’approfondissement continu du domaine des droits et des libertés, notamment destinés à protéger les plus faibles ou les plus excentrés – les femmes, les enfants, les minorités. Ce préjugé (intrinsèquement obscurantiste et irrationaliste) est ce qui conduit Foucault à considérer comme quantité négligeable les atteintes aux droits des femmes ou la persécution des homosexuels (d’autres y ajoutent les Juifs, pour faire bonne mesure) par le régime des mollahs.

Foucault refuse par exemple de faire allégeance au « féminisme » entendu comme manifestation irrécusable dans notre présent de l’existence d’un progrès moral et politique constant de l’humanité occidentale – du moins il n’en fait pas profession (de foi), explicitement, ce qui revient au même. Fondée sur la nostalgie des mondes pré-modernes, la philosophie de l’histoire de Foucault le conduirait nécessairement à adhérer aux manières de faire, aux « valeurs » de ceux-ci. Dans son énormité, l’incrimination est confondante, mais rien ne l’arrête et surtout pas le ridicule : en fait, Foucault est  fasciné (en nihiliste nietzschéen et amateur de cruautés en tous genres qu’il est) par le supplice de Damiens et c’est évidemment la raison pour laquelle il en place la description en tête de Surveiller et punir. Une autre manifestation flagrante de la faille morale qui traverse son œuvre (et qui ne saurait en épargner l’auteur lui-même) est le fait même qu’il n’ait « pas un mot », dans le même ouvrage, pour rendre hommage à ces deux magnifiques bienfaiteurs de l’humanité que furent Tuke et Pinel… N’est-ce pas là la manifestation flagrante d’un tempérament nihiliste, d’une insensibilité constitutive dont on ne s’étonnera pas, ensuite, qu’elle puisse entraîner Foucault très loin dans son engagement au côté d’ennemis de l’Occident, de la démocratie, des femmes – de toutes les bonnes causes irrécusables de notre temps ?

Bref, nos auteurs n’ont pas compris le premier mot de l’analytique des disciplines – mais qu’importe ? Ce qu’ils écrivent, en fait, entre les lignes de ses ouvrages, de ses articles, de son existence, c’est un livre d’édification, un traité d’instruction civique – il est le garnement dont les mauvaises conduites permettent, dans ces manuels destinés à la jeunesse, d’administrer la leçon du jour – tu ne feras pas l’éloge de l’indiscipline, tu croiras au progrès, tu rejetteras les pensées intempestives, tu protégeras les minorités sexuelles, etc.

Pour ces infatigables pédagogues, exposer patiemment et sans se lasser l’aberration des thèses soutenues par Foucault dans ses différents livres, bien avant ses articles sur l’Iran, c’est, chaque fois, se donner l’occasion de remettre les choses à l’endroit – rétablir les droits d’un récit intelligible de l’histoire, ordonné vers ce présent éclairé par le progrès des droits et du souci des autres (care) et  dont, naturellement, « nos sociétés », dans l’Occident démocratique, sont le siège. Exemple : avec sa description complaisante du supplice « grotesque » (?) de Damiens, Foucault

« semble faire écho à Nietzsche dont on connaît la fameuse affirmation : quand l’humanité n’avait pas encore honte de sa propre cruauté, la vie sur terre était plus joyeuse qu’elle l’est à présent ».

L’exposition de l’irrécusable aberration d’une telle position a une vocation d’emblée pédagogique : le lecteur rectifie de lui-même : mais non, bien sûr, notre modernité occidentale est le théâtre d’un progrès constant dans l’ordre des pénalités et des disciplines… (on se gardera ici de tomber dans le registre des sarcasmes faciles sur les prisons américaines, Guantanamo, les couloirs de la mort, Abu Graib, etc.).

La force, si l’on peut dire, du régime d’incrimination qui se déploie ici, c’est son art d’asséner sur le ton de l’évidence absolue des « vérités » si compactes, dans leur généralité et leur culot, que le goût d’objecter s’en trouve désarmé. Ainsi : « Foucault suivait Nietzsche dans son jugement négatif sur la Révolution française. Là où Nietzsche dit que la Révolution française a représenté le triomphe de la morale de l’esclave visant à “niveler” et à faire valoir les droits de la majorité comme bien suprême, Foucault a critiqué le pouvoir normatif de la Révolution française et de ses nouvelles institutions » (ou comment régler en une demi-phrase une question qui mériterait un essai entier – Foucault et la Révolution française – sa critique de l’historiographie communiste, sa proximité avec les thèses de François Furet, la question des Droits de l’Homme… – impitoyable recodage et simplification : Foucault ne voit pas Pinel qu’inspirent les Droits de l’Homme comme le briseur de chaînes sublime qu’il est, donc Foucault est hostile aux Droits de l’Homme et à la Révolution française qui les promeut. Tout devient instantanément lumineux).

L’essai sur Foucault et la révolution iranienne se transforme ici en fable, en roman d’édification : voyez ce qui arrive aux ennemis du progrès moderne ! L’hostilité aux formes juridiques modernes, à l’État de droit comme forme de pouvoir moderne – ceci trouve rapidement sa traduction en pratique : indifférence, insensibilité aux questions féministes, hostilité à la répression des actes pédophiles…

« [Foucault] ne propose aucun critère permettant de distinguer les formes de pouvoir destinées à la domination de celles qui sont l’expression des aspirations à l’émancipation »[26]

On pourrait rétorquer que c’est au contraire l’objet même de la démonstration faite dans La volonté de savoir, à propos du motif de la « libération sexuelle »… Mais qu’importe : ce qu’entendent établir les auteurs, c’est que Foucault ne partage pas cette philosophie de l’histoire qui voit le progrès conduit par l’État, les institutions juridiques, les valeurs morales et les conduites altruistes (tolérance, care…). Ce qui s’appelle enfoncer des portes ouvertes, Foucault n’a jamais prêché dans la paroisse de Manent et Rosanvallon – mais n’est-ce pas cela, précisément, qui,  éclairant sa fulgurante conquête des Amériques, montre une nouvelle fois que les choses sont un peu plus compliquées que le professent nos deux auteurs ?

Ce qui est encore plus litigieux, c’est la façon dont les auteurs procèdent au « montage » destiné à faire de l’enjeu iranien répercuté dans le parcours foucaldien une occasion de pratiquer activement ce que Naomi Klein après Edward Said appelle othering – mettre « l’autre » à sa place, celle du mauvais objet, barbare, dangereux, extrême, pervers, etc.[27] Cette façon d’amalgamer une philosophie que l’on entend combattre (pour des raisons plus idéologiques que doctrinales) à un « monde », désigné comme religieux et auquel on s’oppose de front pour des raisons stratégiques (Foucault + l’Iran) est une opération discursive de guerre. L’Iran, nous dit-on, d’un ton sans réplique, ce fut « l’engagement le plus significatif et le plus passionné de son existence » (pourquoi l’Iran davantage que la prison – va savoir…). Le pivot de cet engagement, poursuit-on, est distinct et tout aussi incontestable : dans l’état d’esprit de la masse iranienne « ivre de désir de sacrifice », Foucault retrouve sa propre passion pour les expériences extrêmes, celles dans lesquelles le sujet humain tutoie la mort. En somme, la seule différence entre Foucault et les manifestants iraniens mobilisés contre le régime du chah, c’est que le premier fait du Heidegger en le sachant (en disciple) et les seconds sans le savoir :

« Les Islamistes et de nombreux autres qui ont rejoint la révolution iranienne semblaient croire qu’en adoptant une attitude de “liberté-pour-la-mort”, en reconnaissant la finitude de leur propre existence, quantité négligeable, et en se soumettant à cette condition, en aspirant à se soumettre à une cause plus grande qu’eux, ils pourraient faire émerger l’existence collective authentique de la communauté iranienne »[28].

Le sens politique de l’opération rhétorique qui se déploie ici est distinct : en caractérisant le mouvement qui s’oppose à la tyrannie soutenue par les puissances occidentales (les Etats-Unis en premier lieu) sous un signe de mort, en le décrivant comme animé par des obscurantistes shootés à l’Islam dur, il s’agit bien d’annuler la faute et la dette politique de ceux qui soutenaient ce régime inique ; il s’agit de rétablir leur bon droit en tant qu’ils sont désormais ceux qui protestent contre la violence du régime qui s’est substitué à la dictature policière du chah.

« À l’occasion » d’une lecture des textes de Foucault sur l’Iran, c’est à une opération caractérisée de blanchiment idéologique de l’hégémonisme impérialiste que l’on assiste : discréditer la révolte, la résistance, le soulèvement contre la violence et l’oppression instituées par la grâce du système impérial de domination et de prédation, ceci au nom de la lutte contre l’obscurantisme religieux et en faveur « des droits » – liberté de conscience, droits des femmes, des homosexuels, des enfants… La ficelle est grosse,  pour autant que le donneur de leçons démocratique occidental va obstinément éluder cette question essentielle : qu’est-ce ce qui a bien pu contribuer si puissamment à rassembler, dans le temps du soulèvement, la société iranienne autour du mot d’ordre du « gouvernement islamique » ? – Qu’est-ce qui a bien pu susciter l’unanimité réalisée contre le régime honni du chah en tant que « marionnette de l’Occident » ?

Dans le cadre de cette opération d’othering de Foucault, ce n’est pas seulement l’ « autre » religieux, l’empêcheur d’hégémoniser en rond (le régime iranien) qui est mis à sa place – celle de l’ennemi. C’est aussi cette sorte de ferment de dissolution de l’intérieur, ce démoralisateur public, de cinquième colonne qu’est le philosophe occidental dénaturé et activement défaitiste qui prend le parti du barbare et distille le poison lent de ses théories furieuses dans les zones tempérées où prospère l’esprit de la démocratie, de la tolérance et de la liberté d’opinion. Quelque chose se réveille dans cet exercice de Foucault bashing d’une veine que l’on pourrait désigner comme celle d’un maccarthysme académique. Les auteurs du livre, reprochant à Foucault de refuser de prendre acte des affinités (pourtant évidentes à leurs yeux) entre l’idéologie des mollahs et celle des mouvements fascistes en Europe dans les années 1930 et 40, reprennent à leur compte l’incrimination lancée par les plus furieux des critiques français de ses reportages d’idées : la « complaisance » de Foucault à l’endroit du radicalisme islamiste « fait le jeu » d’un nouveau fascisme, de ses crimes en cours et à venir. La chose plus dérisoire qu’amusante est que les auteurs du livre reprennent cette incrimination dans un contexte où les États-Unis vont, bon gré mal gré, s’engager sur la voie d’une normalisation de leurs relations avec le régime iranien[29] et où, d’évidence, la qualification de « fascisme archaïque » mise en circulation par tel spécialiste français du monde musulman, et qu’ils ont reprise à leur compte tout au long du livre s’effondre de ce fait même – depuis quand les États démocratiques normalisent-ils leurs relations avec les régimes fascistes, s’engagent-ils avec eux dans des négociations supervisées par l’ONU et avalisées par la « communauté internationale » ?

Ce livre écrit dans le contexte de l’après 11/09 n’est pas seulement un ouvrage de réarmement moral de l’Amérique, parmi tant d’autres publiés à l’époque, c’est, dans l’espace des « Etudes culturelles » ou de la « French Theory » un manuel de contre-insurrection. Ceux qui l’ont écrit ne sont pas des universitaires un peu, disons, éloignés de leur sujet, ce sont des soldats, des militaires professionnels rompus aux technologies de la contre-insurrection philosophique[30]. Ce sont des drones universitaires, la nouvelle « génération » des intellectuels en uniforme de jadis et naguère. Ce serait donc une bien illusoire satisfaction que celle qui consisterait à s’amuser de leur amateurisme et de l’allant avec lequel ces dilettantes bousillent leur sujet. Du point de vue qui est le leur et de ce qui les entoure, qui n’est évidemment pas celui du « débat » universitaire mais de la guerre idéologique et psychologique, ce sont des professionnels qui do their job. Il est au fond assez flatteur pour Foucault et ce qui l’entoure qu’ils l’aient jugé suffisamment nocif pour en faire leur cible. Par son ton d’incrimination et de stigmatisation, ce livre se lit, en France, dans le contexte plombé de « l’après-Charlie » et de l’état d’urgence (et, à présent, l’intégration de ce régime d’exception dans le droit), comme un roman d’anticipation, vaguement exotique.

 

Notes

[1] « La révolution iranienne serait-elle donc la forme (spirituelle) enfin trouvée de l’émancipation ? Il y avait sans doute du désespoir dans cette réponse, somme toute cohérente avec l’idée pathétique selon laquelle l’humanité serait revenue, en 1978, à son “point zéro”. Par une sorte d’orientalisme retourné, le salut résiderait désormais dans une irréductible altérité iranienne : les Iraniens “n’ont pas le même régime de vérité que nous”. Peut-être. Mais le relativisme culturel n’autorise pas pour autant le relativisme axiologique. Foucault avait vivement critiqué chez Sartre la prétention à s’ériger en porte-parole de l’universel. Mais se faire le porte-parole des singularités sans horizon d’universalité n’est pas moins périlleux. Le refus de l’esclavage ou de l’oppression des femmes n’est pas affaire de climats, de goûts, ou d’us et coutumes. Et les libertés civiques, religieuses, et individuelles, ne sont pas moins importantes à Téhéran qu’à Londres ou à Paris. » – Daniel Bensaïd, (Im)politiques de Foucault, 2004, source Internet : http://danielbensaid.org/Im-politiques-de-Foucault

[2] Janet Afari, Kevin B. Anderson, Foucault and the Iranian Revolution – Gender and the Seductions of Islamism, The University of Chicago Press, 2005.

[3] Ibid., p. 155.

[4] Son choix de la France fut cependant plus négatif que d’adhésion : « Je n’étais pas tant venu à Paris que je n’avais fui l’Amérique » (James Baldwin, Chassés de la lumière, traduit de l’anglais par Magali Berger, Paris, Ypsilon, 2015, p. 47). Voir aussi, à ce propos, le film de Raoul Peck, I am not your Negro, 2016.

[5] « Comment des individus qui n’acceptent pas de cohabiter dans un lieu d’asile avec des gays et des chrétiens sans les harceler peuvent-ils être capables de s’intégrer dans des sociétés européennes libérales ? » in Paulina Neuding, « The culture clash between European democracies and refugees ». L’auteure est présentée comme « co-fondatrice du « Freedom Rights Project », un organisme basé au Danemark et spécialisé dans l’agitation antimusulmane, Taipei Times, 22/06/2016.

[6] Edward W. Said, L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, trad. Catherine Malamoud, Paris, Le Seuil, 2005, p. 510-511.

[7] Ils mentionnent « deux anthropologues féministes » qui publient dans Le Monde une tribune intitulée : « Le voile n’est pas seulement une marque d’oppression », ainsi que les articles de Catherine Clément, dans le Matin de Paris, soulignant que, pour des millions de femmes iraniennes, le tchador est le symbole de la condition iranienne par opposition à l’occidentalisation.

[8] « Taliban targeting Afghan Police with child sex slaves » by Anuj Chopra, reproduit dans Taipei Times du 20/06/2016.

[9] Jasbir K. Puar, Homonationalisme. Politiques queer après le 11 septembre, trad. Maxime Cervulle et Judy Minx, Paris, éd. Amsterdam, 2012.

[10] Ibid., p. 94.

[11] Ibid., p. 59.

[12] M. Foucault, Histoire de la sexualité I. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p.77-78.

[13] M. Foucault, « A propos de la généalogie de l’éthique : un aperçu du travail en cours », entretien avec H. Dreyfus et P. Rabinow, avril 1983, repris in Dits et Ecrits II, Paris, Gallimard, 2001, p. 1209.

[14] Robert Van Gulik, La vie sexuelle dans la Chine ancienne, trad. Louis Evrard, Paris, Gallimard, 1971 pour la traduction française.

[15] M. Foucault, « À propos de la généalogie… », art. cit., op. cit., p. 1218-1219.

[16] R. Van Gulik, op. cit., p. 76-77.

[17] Pour tout ce passage : Jasbir Puar, op. cit., p. 60-61.

[18] M. Foucault, La volonté de savoir, op. cit., p.78.

[19] En note, Puar citant et paraphrasant le livre de Afary et Anderson ne témoigne pas de distance tangible vis-à-vis des thèses évoquées : « Cette étude de la pensée de Foucault au sujet des sexualités musulmanes retrace ses voyages en Tunisie […] et son implication dans “une culture touristique française [nous soulignons, BN] partageant les mêmes idées quant à la tolérance des cultures arabes et moyen-orientales vis-à-vis de l’homosexualité”. […] “Tout à son admiration [nous soulignons, BN] du monde méditerranéen et musulman, écrivent Afary et Anderson, Foucault évita d’interroger le sexisme et l’homophobie de ces cultures” […] Pour Afary et Anderson, “l’orientalisme de Foucault embrassait” jusqu’aux sociétés de l’antiquité gréco-romaine. […] Dans le sillage de “ses remarques éparses sur la masculinité et la sexualité masculine dans le monde musulman […], Foucault voyait une certaine continuité entre l’homosexualité de la Grèce antique et l’homosexualité masculine dans les sociétés contemporaines d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient” ». (J.K. Puar, op. cit., p. 139). On chercherait en vain chez Foucault les passages correspondant aux allégations des auteurs…

[20]Foucault and the Iranian Revolution – Gender and the Seductions of Islamism, op. cit.

[21] James Miller : The Passion of Michel Foucault, Simon and Shuster, 1993 (l’édition française est mutilée). Dans la partie de son livre qui évoque l’épisode iranien, Miller n’hésite pas à qualifier la révolte des masses iraniennes de « suicidaire » ni l’ « enthousiasme » de Foucault pour cet événement d’ « extravagance ». Le ton des reportages publiés dans le Corriere della Sera est pour lui celui de la pure et simple « ferveur millénariste ».

[22]Ibid. p. 24.

[23] Shaftesbury, Lettre sur l’enthousiasme, Rivages poche, 2015.

[24] Afari Anderson, op. cit., p. 34.

[25]Ibid., p. 33.

[26]Ibid., p. 29.

[27] Naomi Klein, « Let Them Drown : The Violence of Othering in a Warming World », London Review of Books, 2/06/2016.

[28] Afari Anderson, op. cit., p. 36.

[29] Depuis, il est vrai que l’élection de Trump semble avoir remis en question cette évolution intervenue dans le cadre de l’administration Obama. De là à en déduire que nos auteurs entretiendraient des affinités directes ou indirectes avec ce personnage…

[30] Dans le même ordre d’idée, Jasbir K. Puar fait remarquer que « les terrorism studies et leur complice, les counterterrorism studies, sont subventionnés par des entreprises privées spécialisées dans la sécurité et par des “think tanks néoconservateurs d’Israël ou de Washington” [Kevin Toolis, « Rise of the Terrorist Professors », New Statesman, 14 juin 2004] » (Jasbir K. Puar, op. cit., p. 29).

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