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Dans ce texte, Andreu Coll, militant d’Anticapitalistas (section de la IVe Internationale dans l’État espagnol), analyse précisément l’escalade qui a conduit à l’agression impérialiste de la Russie en Ukraine. Il avance un positionnement concret sur le soutien à la résistance du peuple ukrainien face à cette « invasion criminelle, impérialiste et atroce ». Il essaie aussi de saisir les intérêts en jeu, notamment du côté étatsunien, ce qui implique de revenir avec franchise sur ce que l’on entend par « campisme », un positionnement qu’il récuse, en rappelant ce qu’est l’OTAN comme organisation impérialiste et contre-révolutionnaire.

L’article d’A. Coll a notamment ceci d’important qu’il se penche avec lucidité sur les différents scénarios possibles de cette guerre, tant en Russie, en Ukraine que dans tous les pays indirectement touchés. Et les enjeux sont immenses, évidemment.

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À la mémoire d’Alain Krivine

Depuis bientôt un an, l’Europe connaît le plus grave conflit armé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les longues années de montée du néolibéralisme et de démolition sociale, la résurgence de valeurs réactionnaires liées au nationalisme ethnique ou au fanatisme religieux, le redéploiement du « keynésianisme militaire» » des grandes puissances, enfin et surtout, l’éclipse de l’imaginaire socialiste parmi les larges masses, ont créé les conditions sociopolitiques et idéologiques de la tragédie actuelle. L’invasion criminelle, impérialiste et atroce lancée par Vladimir Poutine le 24 février dernier (qui restera dans l’histoire comme l’une des dates les plus sinistres et les plus ignominieuses du monde contemporain, au même titre que le 28 juillet 1914, le 1er septembre 1939 ou le 9 août 1945) mérite la condamnation et la répudiation unanimes de quiconque se considère non seulement comme marxiste, anti-impérialiste et anticapitaliste, mais même comme un défenseur du droit inaliénable des peuples à décider de leur avenir ou des idées les plus élémentaires des Lumières.

La position à adopter face à cette guerre doit être sans équivoque : arrêt immédiat de l’agression, retrait des troupes de la Fédération de Russie, soutien à la résistance ukrainienne (militaire et civile) contre l’agression impérialiste et solidarité avec les victimes et les réfugiés et soutien non moins déterminé à l’opposition russe à la guerre. A mon avis, cette orientation doit être la base politique de la gauche en général, et de la gauche anticapitaliste en particulier, tant en Europe que dans le monde. L’action de Poutine est non seulement criminelle et catastrophique pour l’Ukraine, mais aussi suicidaire et extraordinairement dangereuse pour la Russie elle-même[1], pour l’Europe dans son ensemble et pour le monde entier.

Avant le déclenchement de la guerre, quand la pression exercée par Poutine consistait à accumuler une énorme force militaire aux frontières de l’Ukraine, qu’il devenait clair que quelque chose de grave allait se produire, mais qu’il était impossible de déterminer ce qui allait se passer exactement, le courant politique dans lequel je milite a adopté, malgré des réticences initiales, une déclaration avertissant que ce qui se passait n’était pas du théâtre mais un risque de guerre imminente. Ce texte a mis l’accent sur les antécédents historiques, le contexte d’instabilité géoéconomique et géopolitique qui présidait aux  tensions du moment — rendant la situation particulièrement dangereuse —, le rôle tant de la reconstruction de l’impérialisme russe que des trente années d’encerclement de la Russie par l’OTAN qui ont contribué à l’alimenter. Enfin et surtout, cette déclaration a appelé les forces progressistes et pacifistes à se mobiliser de manière préventive contre un conflit armé plus que probable.

Rappeler la responsabilité du traité de Versailles (avec sa mise en cause exclusive de l’Allemagne dans la Grande Guerre, son asphyxie économique par les réparations et certaines pertes territoriales) dans la montée du ressentiment nationaliste de l’Allemagne de Weimar contre la gauche et les pays de l’Entente (et en particulier la France de Clemenceau), n’équivaut pas à justifier le nazisme, mais à comprendre qu’il n’y avait pas seulement des coupables à l’intérieur de l’Allemagne, mais aussi à l’extérieur. Rappeler aujourd’hui les humiliations imposées par les pays capitalistes à l’ex-URSS, leur complicité dans son pillage mafieux et oligarchique (subi tant par la Russie que par l’Ukraine), leur soutien à des actions aussi peu libérales-démocratiques et humanitaires que le bombardement en 1993 par Eltsine du Soviet suprême – premier parlement librement élu de l’histoire du pays – ou leur bienveillance envers les assauts « antiterroristes » de Eltsine (1994-1996) et de Poutine (1999-2009) en Tchétchénie au nom de la « défense de l’Occident », rappeler donc tout cela n’équivaut pas à justifier le militarisme despotique de Poutine, mais à analyser les responsabilités partagées dans sa genèse.

Solidarité avec le peuple ukrainien… les yeux grands ouverts

«Mais de nombreux démocrates russes craignaient également que l’expansion de l’OTAN ne laisse la Russie en dehors de l’Europe, politiquement ostracisée et jugée indigne de faire partie du cadre institutionnel de la civilisation européenne. L’insécurité culturelle s’est ajoutée aux craintes politiques, faisant apparaître l’expansion de l’OTAN comme l’aboutissement de la vieille politique occidentale d’isolement de la Russie, la laissant seule dans le monde et vulnérable face à ses nombreux ennemis. En outre, les démocrates russes n’ont tout simplement pas compris la profondeur du ressentiment des Européens de l’est à l’égard du demi-siècle de domination de Moscou, ni leur désir de faire partie d’un système euro-atlantique plus vaste».

Zbigniew Brzezinski, Le grand échiquier mondial. La suprématie américaine et ses impératifs géostratégiques, 1997

«Les années 1990 : plus jamais ça ! » Adage populaire russe

On ne saurait oublier que le démembrement chaotique de l’Union soviétique — perpétré contre la volonté de la majorité de sa population, telle qu’exprimée lors d’un référendum organisé peu avant— par les secteurs les plus pro-capitalistes des principales républiques de l’URSS, dans ce que Rafael Poch de Feliu appelle à juste titre le «complot de Belavezha»[2], a entraîné un effondrement économique dramatique dans toutes les anciennes républiques soviétiques (couronné par le krach financier de 1998[3]), mais particulièrement aigu en Ukraine. Combiné à la division interne des oligarchies ukrainiennes post-soviétiques, cet effondrement a eu des  conséquences durables et particulièrement déstabilisantes, faisant de l’Ukraine la seule ancienne république soviétique dont le PIB par habitant est aujourd’hui encore inférieur à celui de l’époque soviétiques[4]. Le fait qu’un secteur soit orienté vers Moscou et l’autre vers l’Union européenne constitue un équilibre politique, économique et culturel fragile dans un pays très divers, à et l’histoire tourmentée, qui porte bien son nom : « terre de frontière », une grande plaine disputée par des empires et des pouvoirs rivaux depuis le Moyen Âge.

Cet équilibre a été rompu après la révolte de 2014, quand Ianoukovitch s’est retiré du protocole sur les relations avec l’Union européenne suite au chantage exercé par cette dernière, et qui visait à l’obliger à rompre toute relation commerciale avec la Russie. Le retrait de l’accord a déclenché la véritable révolte démocratique et anti-oligarchique de l’Euromaïdan. Comme on le sait, le développement du mouvement a conduit à une brutale répression policière qui culmina, dans la nuit du 22 février 2014, dans un massacre ayant fait plus de 60 morts (manifestants et policiers anti-émeutes) perpétré par des tireurs d’élite postés sur une terrasse. À ce jour, les auteurs de ce massacre n’ont toujours pas été identifiés, notamment parce que les nouvelles autorités n’ont jamais ouvert d’enquête sur ces événements[5].  

Ce massacre a entraîné la chute de Ianoukovitch et l’arrivée au pouvoir de gouvernements tout aussi oligarchiques et, de surcroît, capables d’attiser un nationalisme ukrainien dont la radicalisation servait à masquer le fait que la révolte de Maïdan s’est révélée incapable d’introduire des changements structurels égalitaires et un approfondissement démocratique significatif[6]. En outre, en plus d’être nationalistes, ces gouvernements étaient pro-OTAN et ouvertement antirusses. Ainsi, le gouvernement Porochenko a piétiné certains droits culturels et civils de la population russophone, et imposé, en 2015, des « lois de décommunisation » — y compris une interdiction du parti communiste[7], une formation qui disposait à l’époque d’un soutien électoral de 14 %, bien qu’elle soit dominée par une faction oligarchique, comme le sont d’ailleurs tous les grands partis du pays. Dans la foulée, a été érigé en héros national l’ancien ultranationaliste pronazi Stepan Bandera, le fondateur d’unités militaires qui ont combattu aux côtés de la Wehrmacht lorsque celle-ci a commencé son invasion de l’URSS en 1941. A l’époque de la guerre froide, Bandera fut soutenu par la CIA pour lancer une guérilla antisoviétique en Ukraine occidentale. Sous l’emprise de la « décommunisation » post-Maïdan, s’est également mise en place une logique de révisionnisme historique, très similaire, d’ailleurs, à celle de la Russie de Poutine. Elle a notamment conduit à la censure d’ouvrages comme Stalingrad, de l’éminent historien militaire britannique Anthony Beevor, pourtant fort peu suspect de sympathie pour l’URSS et encore moins pour Poutine[8].

Ces gouvernements ukrainiens étaient sous l’emprise des mains des partis libéraux, des ONG financées par l’Occident et, last but not least, des proto-milices d’extrême droite qui avaient gagné en prestige lors des affrontements de Maïdan et avaient réussi à s’intégrer dans l’appareil répressif et militaire de l’État ukrainien, plaçant plusieurs de leurs membres dans certains ministères-clés. Ils ont à leur tour provoqué une révolte de la population opposée à la rupture des relations avec la Russie et craignant l’essor de l’ultranationalisme ukrainien. Il est important de souligner que, bien que le poids électoral de l’ultradroite ukrainienne soit moindre que dans d’autres pays, il traduit néanmoins deux dynamiques très inquiétantes : d’une part, une forte porosité entre ce secteur et les secteurs libéraux et, de l’autre, une capacité à diffuser certains de leurs mots d’ordre dans le «sens commun» (au sens gramscien) d’une grande partie de la population de l’Ukraine occidentale[9].

Dans ce contexte, la population opposée au tournant anti-russe a également subi une répression sanglante conduite par les secteurs d’extrême droite avec le plein assentiment de l’appareil répressif. La mort de 46 manifestants « anti-Maïdan »» brûlés vifs en toute impunité au siège des syndicats d’Odessa, où ils avaient tenté de se protéger d’une attaque menée par des hooligans ultra-nationalistes et des groupes d’extrême droite comme Pravy Sektor et Svoboda[10], embryon du bataillon Azov, a servi de prétexte à la proclamation des républiques séparatistes du Donbass et à l’annexion de la péninsule de Crimée par les forces du Kremlin. La guerre du Donbass avait déjà coûté 14.000 morts avant l’invasion ordonnée par Poutine. Le fait qu’il n’y ait pas eu jusqu’à présent d’enquêtes officielles sérieuses sur les massacres de Maïdan ou d’Odessa, ou sur les violations des droits humains qui ont eu lieu dans le Donbass (généralement ignorées par les grands médias occidentaux) en dit long sur le gouvernement oligarchique et ultranationaliste de Petro Porochenko et sur ses collaborateurs. Parmi ces derniers on trouve notamment l’ancien président géorgien antirusse et pro-OTAN, Mikhail Saakachvili, qui entretient des liens étroits avec l’appareil d’État étatsunien. Compte tenu, d’une part, de la participation au conflit d’unités militaires telles que le bataillon Azov, composé presque exclusivement de néonazis et bénéficiant d’une assistance et d’un entraînement militaires étatsuniens, et, de l’autre, de l’activité de mercenaires et de groupes d’extrême-droite et staliniens tout aussi sinistres dirigés par le Kremlin, il semble indéniable qu’on ait assisté, au cours des huit années post-Maïdan, à une intense dispute inter-impérialiste pour le contrôle géopolitique et géoéconomique du pays.

Malgré la signature des accords de Minsk en 2015, la zone n’a jamais été totalement pacifiée et, contrairement à ce qui avait été convenu, le gouvernement de Kiev a refusé d’accorder à ces régions un quelconque statut spécial susceptible de désamorcer le conflit — à la fois en raison d’un nationalisme anti-russe croissant et des menaces de l’extrême droite à l’encontre de quiconque oserait les mettre en œuvre. L’élection à une large majorité, en avril 2019, de Volodymyr Zelensky — un nationaliste plus modéré, russophone et d’origine juive avec un programme supposément anti-oligarchique[11], plus respectueux de la diversité du pays et conciliant par rapport au conflit du Donbass— a suscité des espoirs d’amélioration. Mais son programme comprenait également la volonté d’intégrer l’Ukraine à l’OTAN et la demande de restitution de la Crimée à l’Ukraine, sachant que ces deux demandes ne pouvaient que conduire à un escalade de la tension avec la Russie.

Saisir cet enchaînement de faits est indispensable pour caractériser avec précision la guerre en cours. Notre devoir de solidarité inconditionnelle avec les victimes de la guerre ne doit pas nous amener à oublier que ce qui s’est passé en Ukraine depuis 2014 n’a pas renforcé les valeurs progressistes dans ce pays, que ses gouvernements successifs ne se sont pas fait remarquer par leur respect des minorités et que ces mêmes gouvernements n’ont pas mis en œuvre des politiques qui consolideraient la souveraineté, la cohésion nationale et une politique internationale indépendante.

De son côté, la Russie a indubitablement perdu de son influence en Ukraine depuis 2014 et n’est pas en mesure de contrer politiquement et économiquement la pénétration occidentale croissante dans le pays. Le Kremlin ne dispose pas du soft power de l’impérialisme occidental en général et étatsunien en particulier ; il n’a pas de modèle de société attractif à proposer, ni sur le plan économique (c’est un extractivisme corrompu), ni sur le plan politique (c’est une « démocratie mimétique » et une autocratie de facto), ni sur le plan social socialement – la Russie est une société aux inégalités presque équivalentes à celles des États-Unis. Cet état de fait explique en partie le glissement de ses relations avec l’Ukraine, d’abord vers une diplomatie coercitive en 2021, puis vers l’aventure militaire à partir du 24 février dernier.

Le discours de Poutine pour justifier son invasion en invoquant un danger imminent pour la sécurité de la Russie et en proclamant que les objectifs de son « opération militaire spéciale » sont de « débarrasser l’Ukraine d’une bande de toxicomanes et de démilitariser et dénazifier le pays » est assurément absurde et délirant. En outre, Poutine n’a pas manqué de s’en prendre à Lénine, non seulement pour avoir dirigé la première révolution ouvrière et paysanne victorieuse de l’histoire, mais aussi pour avoir contribué à créer une union de républiques socialistes. Celle-ci a été capable de rompre avec la longue tradition d’oppression nationale sous le tsarisme et d’établir un cadre de coopération entre des peuples unis par un projet politique commun fondé sur l’internationalisme et le droit des nationalités à disposer d’elles-mêmes[12].

Tout cela est incontestable, mais il est tout aussi vrai que la Russie, pour sa part, considérait depuis des années l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN comme un casus belli. Lorsque le 22 décembre 2014, la Rada (parlement) de Kiev a décidé que l’Ukraine abandonnerait son statut de pays non aligné et entamerait son rapprochement avec l’OTAN, il était, à mon sens, inévitable que les relations avec la Russie se détériorent davantage encore. Par cette décision, les nouvelles élites post-Maidan, encouragées par Washington et renforcées par l’influence ultranationaliste croissante, adoptaient une trajectoire d’affrontement qui leur confère indéniablement une part de responsabilité dans le cours qui a conduit à la catastrophe actuelle.

“Russians out, Americans in, Germans down!” (Lord Hastings Lionel Ismay, premier secrétaire général de l’OTAN)

«Étant donné que la principale exigence de Poutine est la garantie que l’OTAN n’en accepterait pas davantage, et en particulier l’Ukraine ou la Géorgie, il n’y aurait évidemment pas eu de motivation pour la crise actuelle s’il n’y avait pas eu d’expansion de l’Alliance atlantique après la fin de la guerre froide ou si l’expansion avait eu lieu conformément à la construction d’une structure de sécurité en Europe incluant la Russie»

Jack Matlock, ancien ambassadeur des États-Unis en Russie, 15 février 2022[13].

La célèbre citation de lord Ismay, premier secrétaire général de l’OTAN (1952-1957) qui sert d’intertitre à cette partie résume bien les objectifs stratégiques de l’OTAN. En substance, elle est toujours valable aujourd’hui, à condition d’étendre la référence aux Allemands à l’Union européenne dans son ensemble. Je m’explique. Comme je l’ai dit plus haut, le choc de la guerre, la campagne médiatique actuelle, qui célèbre la guerre du Bien (la défense de la civilisation et des «valeurs» européennes par les Ukrainiens) contre le Mal (la « barbarie asiatique » représentée par les Russes) et l’atmosphère néo-maccarthyste régnante à l’encontre la dissidence intellectuelle et politique conduisent certains secteurs de la gauche à occulter un facteur fondamental de la crise actuelle. A savoir que, tout comme Poutine et ses délires néo-tsaristes sont les seuls responsables de l’invasion de l’Ukraine, il est tout aussi vrai que l’extension de l’OTAN à l’Est et la fausse clôture de la guerre froide, ainsi que le refus systématique de tenir compte des demandes diplomatiques de la Russie au cours des trente dernières années par les chancelleries occidentales en général et les États-Unis en particulier, portent une grande part de responsabilité dans la démolition de toute architecture politique de paix possible en Europe.

En effet, il a toujours été plus commode pour une Union européenne aux prises avec ses contradictions internes (crise économique et inégalités Nord-Sud, crise de la dette, montée des populismes réactionnaires, crise migratoire, Brexit, etc…) et, en particulier, pour les relations euro-étatsuniennes, d’exclure systématiquement la Russie du concert européen, puisqu’elle n’a jamais cessé d’être définie comme un État ennemi de l’OTAN. S’il y a un argument avancé par Gilbert Achcar dans son débat avec Stathis Kouvélakis que je trouve totalement indéfendable, c’est de caractériser la guerre impériale actuelle de la même manière que les interventions occidentales telles que l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis en 2003[14]. Cette comparaison ne tient pas pour plusieurs raisons : d’une part, elle n’a pas de motivation économique comparable. Le contrôle d’énormes ressources énergétiques n’est pas comparable au potentiel céréalier ou aux minéraux rares (comme le lithium) que l’Ukraine possède — ni la même importance géopolitique. Par ailleurs, la proximité de l’Ukraine avec la Russie n’a pas la même signification : la possibilité de stationner des armes de destruction massive visant la Russie est bien réelle, contrairement aux armes de destruction massive imaginaires de l’Irak, un pays situé à plus de 10000 kilomètres des frontières étatsuniennes. Du reste lorsqu’elles existaient, dans les années 1980, de telles armes avaient été fournies par les États-Unis et Donald Rumsfeld lui-même pour aider Saddam Hussein à écraser l’Iran et sa révolution islamique.

La lutte contre l’OTAN en tant qu’alliance militaire impérialiste doit, à mon sens, reposer sur le peuple ukrainien. Mais je crois aussi que la question de l’adhésion ou non à l’OTAN ne peut être réduite à une simple question démocratique, celle du « droit » de l’Ukraine à rejoindre cette alliance. Dans ce cas, il convient d’ajouter que, si l’État voisin estime — avec plus ou moins de justification, peu importe — que cette adhésion représente un « danger existentiel », je pense qu’il est raisonnable d’en tenir compte et d’envisager au moins la nécessité de garantir, comme l’OTAN elle-même l’affirme en théorie dans ses « principes », que l’élargissement ne porte pas atteinte aux exigences légitimes de sécurité d’un autre État. Le fait que les gouvernements de l’OTAN s’y refusent de manière flagrante ne devrait surprendre personne. Il serait bien plus inquiétant que les militants de gauche et anti-impérialistes voient les choses plus ou moins de la même manière et considèrent toute objection comme relevant de la propagande crasse du Kremlin.

Il est certain que la vision de l’OTAN dans les différentes parties de l’Europe varie en fonction de l’histoire particulière de chaque pays[15]. Elle n’est pas la même au Portugal, où la prétendue « défense des libertés contre le totalitarisme » proclamée par l’OTAN n’a pas empêché la dictature de Salazar d’y adhérer ; en Italie, où le terrorisme noir de la stratégie de la tension liée à l’OTAN visait à empêcher par tous les moyens une victoire électorale des communistes ; ou dans les pays qui ont subi des coups d’État parrainés par l’OTAN, comme le coup d’État des colonels en Grèce en 1967 ou le coup d’État d’Evren en Turquie en 1980[16]. Mais il en va tout autrement dans les pays d’Europe de l’Est soumis au régime stalinien pendant près de cinquante ans, où la chute de l’URSS a ouvert des horizons de liberté et de bien-être matériel grâce au « rêve » européen et à la promesse de « protection » de l’OTAN vis-à-vis de l’« Ours russe ».

Ce constat est largement partagé en Espagne, où les secteurs les plus intelligents de la bourgeoisie qui avaient parrainé le franquisme ont compris qu’un régime libéral intégré à l’Europe était indispensable pour la recomposition de l’hégémonie bourgeoise. L’intégration à la construction européenne rendait possible une stabilité bien plus grande, ce dont le système avait besoin pour gérer la crise capitaliste et les politiques d’austérité qui ont inévitablement accompagné la lutte pour récupérer les taux de profit perdus par le capital dans les années 1970. Là encore, le chantage à l’adhésion à l’OTAN a été utilisé comme une étape nécessaire dans le cheminement vers les droits démocratiques et sociaux européens. Néanmoins, en admettant qu’il s’agissait d’époques différentes, la survie d’une gauche de classe et révolutionnaire a permis de mener une lutte pacifiste déterminée contre les blocs militaires et contre la logique « exterministe » (selon l’expression d’E.P. Thompson) de la course à l’armement nucléaire sans pour autant cesser de soutenir la lutte armée révolutionnaire, par exemple en Amérique centrale.

Je dis tout cela parce qu’il est probable qu’en Europe, aujourd’hui, un rapport très clair existe entre l’état organisationnel et idéologique de la gauche anticapitaliste et le jugement que celle-ci porte sur l’OTAN. Il ne s’agit pas d’un débat secondaire, car il a une influence décisive sur l’analyse du conflit militaire le plus grave qui ait secoué le continent depuis la Seconde Guerre mondiale, analyse qui conditionne les alliances à gauche et les tâches de solidarité et de lutte pour la paix dans cette phase. Il est extrêmement inquiétant qu’une partie de la gauche anticapitaliste européenne ait adapté son discours aux sympathies à l’égard de l’OTAN provenant de la gauche politique pratiquement inexistante des pays d’Europe de l’Est – une région dont les gouvernements, les plus réactionnaires du continent après celui de Poutine, encouragent ouvertement l’intervention directe de l’OTAN dans le conflit, en particulier la Pologne et la Lituanie. Cette position non seulement n’aide pas à élever le niveau de conscience politique et à développer une gauche de classe dans ces pays, qui continuent à subir les conséquences des ravages sociaux et idéologiques du stalinisme, elle fausse sérieusement l’analyse de la nature du conflit en cours et contribue à discréditer une gauche européenne qui devra résister à une nouvelle montée militariste, austéritaire et liberticide à travers le continent.

Sur le rôle de l’OTAN

«Rappeler que la sensibilité humanitaire des États-Unis (et de l’Europe) est très sélective, qu’ils ont soutenu les massacres du régime indonésien en 1965, qu’ils ont manigancé le coup d’État chilien en 1973, qu’ils ont soutenu la représentation des Khmers rouges à l’ONU jusqu’en 1988 ( !), qu’ils ont soutenu Saddam Hussein contre l’Iran, qu’ils ont équipé l’armée turque au rabais, qu’ils ont formé les Contras en Amérique centrale et qu’ils ont formé les tueurs à gages colombiens, ne suffit pas à exclure une bonne action. Mais il suffit de s’interroger sur les raisons d’une « éthique » aussi exceptionnelle, son pourquoi, son comment et son pourquoi».

Daniel Bensaïd, Contes et légendes de la guerre éthique, 1999.

Si cette guerre soulève de nombreuses questions angoissantes, elle nous permet néanmoins de conserver quelques certitudes.

La première est que, quelle que soit la façon dont elle se termine, cette guerre est en soi une grande opportunité pour l’OTAN en général, et pour les Etats-Unis en particulier, à tous les points de vue imaginables. Et je pense qu’il serait particulièrement inquiétant que ce raisonnement ne soit pas partagé par ce qui reste de la gauche en Europe.  

Après de longues années d’élargissement à l’Est, d’intervention dans les affaires intérieures de la Géorgie et de l’Ukraine, après l’installation de boucliers antimissiles en Roumanie, en Pologne et en Espagne (justifiée par la menace nucléaire posée par… l’Iran, sic !) et de dénonciations de plus en plus virulentes de l’autocrate du Kremlin, l’OTAN a réussi à lancer la Russie dans un conflit armé qui fonctionne comme une sorte de prophétie auto-réalisatrice venant d’une organisation qui a besoin de conflits en Europe pour justifier son existence, s’étendre et (re)souder sa cohésion interne.

On ne soulignera jamais assez que la déclaration de l’OTAN, à l’issue de son sommet de Bucarest en avril 2008, annonçant (sous la pression des Etats-Unis) l’adhésion de la Géorgie et de l’Ukraine a sans aucun doute constitué un véritable tournant dans l’escalade de la tension entre l’Occident et la Russie après la fin de la guerre froide[17]. Elle fournit également à cette dernière l’une des plus puissantes incitations pour reconstituer une zone d’influence dans la région et entraver ainsi ces plans atlantistes. Faute de calendrier concret, cette promesse faisait en outre de ces pays une cible prioritaire pour d’éventuelles représailles russes. La guerre russo-géorgienne qui a éclaté quelques mois plus tard préfigurait déjà le scénario du drame ukrainien actuel. La Russie a changé de politique, mais Washington reste en pilotage automatique.

Cette guerre fournit un débouché pour l’une des grandes « causes » partagées par toutes les puissances impérialistes[18] (y compris, bien sûr, la Russie et la Chine), à savoir un coup de pouce majeur au complexe militaro-industriel. Dans un article, qui, à mon sens, minimise grossièrement la responsabilité de l’OTAN dans le déclenchement de la guerre en Ukraine[19], Pierre Rousset et Mark Johnson affirment : «Nous ne voyons aucune contradiction entre la demande de réduction des dépenses militaires dans les pays de l’OTAN et la fourniture d’armes à l’Ukraine. En fait, livrer des armes à l’Ukraine sans augmenter les budgets militaires des pays membres de l’OTAN contribuerait à la réduction de l’arsenal de l’OTAN. Bien sûr, cela n’aurait qu’un effet limité, car les pays de l’OTAN fournissent à l’Ukraine principalement des armes plus anciennes, en particulier des armes de l’ère soviétique qui sont encore utilisées ou stockées dans les pays de l’OTAN à l’est de l’UE». Je pense que le moins que l’on puisse dire à ce propos est que l’envoi d’armes périmées datant de l’époque de la guerre froide est tout à fait anecdotique et ne peut concerner que les livraisons de matériel venant de l’ancienne RDA ou de la Pologne, soit une partie marginale de l’aide militaire occidentale totale. Si nous analysons les cargaisons envoyées par les États-Unis[20] et le Royaume-Uni, par exemple, nous constatons qu’il s’agit d’armes de dernière génération récemment sorties de leurs usines et qui, même si elles apparaissent gratuites pour l’Ukraine (d’un point de vue économique, car bien sûr elles ne sont jamais gratuites d’un point de vue politique, comme le savent très bien les auteurs de l’article), ne le sont certainement pas du point de vue du transfert fabuleux de ressources publiques vers le profit capitaliste privé qui caractérise les complexes militaro-industriels[21]. Tout en reconnaissant que la gauche occidentale n’est pas en mesure de dire aux Ukrainiens où se procurer les armements dont ils ont besoin pour se défendre contre l’invasion de Poutine, il n’en est pas moins vrai qu’un certain nombre de problèmes politiques majeurs se posent à la gauche dans les pays impérialistes occidentaux.

Il convient tout d’abord, de se prendre la peine de se demander si, à tout le moins, les livraisons d’armes à l’Ukraine par nos ennemis de classe poursuivent les mêmes objectifs que ceux que nous défendons.

Il faut ensuite réfléchir aux implications stratégiques à court et moyen terme de cette apparente confluence tactique avec les initiatives d’intervention militaire de nos propres gouvernements (ne serait-ce que par procuration) dans la guerre

Il convient enfin de se demander s’il est vrai, comme le soutiennent Rousset et Johnson, qu’il n’y a pas de contradiction entre le soutien aux livraisons d’armes et l’opposition à la remilitarisation des États capitalistes sur le dos des classes populaires après 45 ans d’austérité néolibérale et sur fond d’effondrement socio-environnemental et sanitaire.

Dans le domaine de la lutte politique concrète, il n’y a, à mes yeux, jamais de place pour la nuance dans les débats politiques clivants (oui ou non à l’adhésion à l’OTAN, oui ou non à Maastricht, oui ou non à l’invasion de l’Irak, oui ou non au Traité constitutionnel européen, oui ou non à l’intervention par procuration de l’OTAN contre la Russie en Ukraine…), car une telle approche « nuancée » n’est pas pertinente au-delà de minuscules minorités politisées ou de milieux intellectuels. Je crois en outre que la réaction la plus probable qu’elle suscitera auprès des représentants de l’Union sacrée proclamant que « l’Europe est en guerre », comme l’a déclaré un apparatchik aussi méprisable que Josep Borrell au début de la guerre, sera quelque chose du genre « comment osez-vous vous opposer à ce que nos gouvernements augmentent leurs dépenses militaires pour nous défendre de la menace expansionniste russe alors que vous avez soutenu l’envoi d’armes par l’OTAN en Ukraine ? Pourquoi diable soutenez-vous que les Ukrainiens aient les moyens de se défendre et pas nous ? ».

Je pense donc que la gauche perdrait toute crédibilité si elle adoptait la position de Rousset et Johnson. Il convient, au minimum, de soulever certaines questions et de rappeler qu’à des moments comme aujourd’hui, nous devons être extrêmement prudents dans nos propos, car un faux pas peut nous hanter pendant des années ou des décennies. Les militants d’Anticapitalistas ont, pour leur part, l’honneur de compter dans leurs rangs Miguel Urbán, l’un des 15 députés européens à avoir voté contre une résolution du Parlement européen qui profitait du choc public de l’invasion pour lancer un programme de relance militariste et d’agressivité néo-impérialiste, voté dans une atmosphère d’Union sacrée et paré de belles proclamations de solidarité[22].

Revenons un instant à la question des conséquences du conflit pour l’Europe et, plus largement, pour les équilibres au niveau mondial. Cette guerre perpétue l’OTAN comme principal instrument de la domination nord-américaine sur le continent européen[23] ; elle rompt toute logique de collaboration économique entre l’UE et la Russie, et plus particulièrement la mise en route de Nord Stream 2, un objectif stratégique de Biden[24], qui a apparemment des intérêts gaziers personnels en Ukraine. Le renforcement actuel de l’OTAN n’est comparable qu’à celui impulsé par les guerres qui ont conduit à l’éclatement de l’ex-Yougoslavie[25], notamment la guerre du Kosovo en 1999 et le bombardement de la Serbie — premier grand coup de semonce adressé à la Russie post-soviétique quant à la manière dont le cosmopolitisme libéral de l’OTAN entendait défendre les droits humains. Ces conflits n’ont pas seulement constitué un formidable cadeau d’anniversaire pour l’OTAN, qui a pu ainsi retrouver une légitimité après la fin de la guerre froide, ils ont conduit à une nouvelle doctrine stratégique transcendant son caractère prétendument « défensif » et son aire nord-atlantique originelle pour amorcer la mondialisation de son champ d’action et adopter de plus en plus ouvertement le rôle d’un véritable gendarme mondial. On peut à cet égard rappeler que c’est cette doctrine qui a orienté pendant 20 ans son action brillante pour l’émancipation nationale, la démocratie, le progrès social, le développement durable et l’émancipation des femmes en Afghanistan…

Sur le plan économique, la guerre actuelle permet de donner un coup de fouet à l’économie étatsunienne (hydrocarbures, céréales, armes, etc.) et de générer un chaos macroéconomique phénoménal dans l’Union européenne, qui devra également faire face aux conséquences humanitaires du conflit. Mais elle relance également la course aux armements en Europe, qui enclenche une renaissance du militarisme allemand. Suite à la récente approbation de l’augmentation spectaculaire de son budget militaire, l’Allemagne deviendra la principale puissance militaire du continent pour la première fois depuis le Troisième Reich, ce qui devrait préoccuper tout démocrate ayant des notions élémentaires d’histoire contemporaine. L’escalade de la militarisation ne peut qu’entraîner un redéploiement nucléaire stratégique et tactique plus que probable tant de la Russie que de l’OTAN et, surtout, elle montre clairement que la politique étrangère européenne n’est pas dirigée par Paris, Berlin ou Bruxelles, mais par Washington.

Il sera très amusant d’observer la poursuite du bras de fer entre la Commission européenne et les gouvernements polonais et hongrois sur la question de savoir si le droit européen prime ou non sur le droit national en ce qui concerne les droits des femmes et des LGBTQI. Varsovie et Budapest, qui abritent les gouvernements les plus à droite d’Europe, juste après celui de Poutine, font preuve d’un cabotinage aiguisé par l’excitation belliciste qui envahit les chancelleries européennes à l’odeur du sang versé par l’« Ours russe ». Le gouvernement polonais semble possédé par l’esprit de Josef Pilsudski : d’éminents dirigeants de ce pays envisagent sérieusement l’opportunité d’une occupation militaire de l’Ukraine occidentale. Le gouvernement hongrois, à l’inspiration nettement horthyste, est à l’origine de l’une des séquences les plus comiques de l’épouvantable drame que nous vivons : Viktor Orban supprimant fébrilement ses tweets faisant l’éloge de Vladimir Poutine et les selfies le montrant à ses côtés… un geste précipitamment imité par d’autres guignols de l’extrême-droite européenne, comme Le Pen ou Salvini.

Dernier point mais non le moindre : le retour de la culture politique de la guerre froide, c’est-à-dire, d’un côté, le propoutinisme des secteurs staliniens et populistes d’extrême droite, ce que nous avons appelé historiquement le « campisme », qu’en paraphrasant August Bebel, nous définissons comme un « anti-impérialisme des imbéciles », et, de l’autre, l’enthousiasme pour la défense du « monde libre » à la BHL, de la social-démocratie à certains secteurs bien intentionnés mais désorientés de la gauche anticapitaliste, touchés par ce que je ne peux résister à appeler, selon l’expression d’un ami, « l’altercampisme ».

Sur le «campisme» et l’internationalisme

Dans la tradition du marxisme révolutionnaire, la notion de « campisme » a été utilisée pour caractériser les courants de gauche qui ont excusé la nature réactionnaire de certains régimes au nom de leur antagonisme supposé avec l’impérialisme occidental en général, et l’impérialisme étatsunien en particulier, et de leurs bonnes relations avec les supposées « patries du socialisme » du 20e siècle, l’URSS stalinienne d’abord, puis la Chine maoïste, ou les deux. Dans la vision campiste, le principal vecteur de l’avancée vers le socialisme était compris comme résultant de l’antagonisme entre les blocs plutôt que la lutte de classe internationale. Par conséquent, l’analyse de classe n’était appliquée, dans le meilleur des cas, qu’aux pays capitalistes occidentaux tandis qu’un tel examen était éludé lorsqu’il s’agissait d’étudier les contradictions du «camp socialiste»[26]. Cependant, la tradition marxiste révolutionnaire reconnaissait la survie de conquêtes sociales dans les pays post-révolutionnaires, ce qui obligeait à une défense critique de leur droit à exister contre un impérialisme capitaliste économiquement et militairement supérieur, au nom de la perspective de l’extension du projet révolutionnaire au niveau mondial. Cette tradition a ainsi pu distinguer un ennemi principal — les États impérialistes jouant un rôle ouvertement contre-révolutionnaire sur la scène internationale — et un ennemi secondaire — des bureaucraties réactionnaires (dans la mesure où elles bloquent la transition vers le socialisme), autoritaires (dans la mesure où elles empêchent l’émergence d’une démocratie socialiste) et conservatrices, dans la mesure où elles freinent la révolution mondiale et recherchent la coexistence pacifique avec le bloc capitaliste.

Aujourd’hui, heureusement, les secteurs campistes sont beaucoup plus marginaux au sein de la gauche sociale et politique que par le passé. Cependant, la notion de « campisme » est également utilisée de manière beaucoup plus imprécise pour discréditer des secteurs qui sont sans équivoque des marxistes révolutionnaires et qui n’ont aucun scrupule à dénoncer le rôle contre-révolutionnaire et impérialiste de la Russie de Poutine et de ses alliés, et cela pour la simple raison qu’ils sont encore capables de faire la distinction entre un impérialisme mondial dominant — celui représenté par l’OTAN, qui concentre environ 56% du budget militaire mondial — et un impérialisme qui, bien que plus agressif (comme le prouve l’invasion en cours) a, malgré ses illusions de grandeur, un caractère régional et une puissance moindre. C’est la cas de l’impérialisme de la Russie, un État dont le PIB est inférieur à celui de l’Italie et dont les dépenses militaires représentent 3% du budget militaire mondial. Ces secteurs refusent d’admettre que le soutien à la résistance ukrainienne à l’invasion (et le soutien à la résistance russe à la guerre) ne nous oblige pas à soutenir l’intervention de l’OTAN en Ukraine. Dans ce cas, l’accusation de « campisme » est, à mon sens, non seulement injuste et calomnieuse, elle révèle également une analyse simpliste et incohérente du conflit actuel.

On a pu soutenir, que l’opposition à l’OTAN est, dans l’État espagnol, une question « d’identité ». Certes, on peut repérer des secteurs de la gauche qui affichent un antiaméricanisme primaire typique d’autres époques et, en fait, une vision « campiste » qui classe le degré de progressisme de chaque État en fonction de son niveau d’antagonisme avec les États-Unis ; sans doute aussi, d’autres secteurs utilisent leur rejet de l’OTAN pour se différencier et couvrir des décisions désastreuses comme le soutien à des gouvernements de collaboration de classe et de gestion loyale du système. Il n’en reste pas moins, et je pense que c’est une idée partagée par la majeure partie de la gauche alternative et des mouvements sociaux de l’Etat espagnol, que la nécessité de s’opposer à l’OTAN repose sur une évidence : cette alliance est, certes pas la seule mais, malgré tout, la principale et la plus puissante branche armée du capitalisme mondial. Il s’agit donc une structure de pouvoir contre-révolutionnaire qui, comme toute organisation militaire, est de nature offensive, même si elle proclame systématiquement le contraire. En outre, son caractère offensif a été amplement démontré par ses interventions dans les Balkans, en Libye et en Afghanistan depuis la fin de la guerre froide. Je crains que si cela est perdu de vue dans des pays comme la France, je ne prévois pas un avenir très prometteur pour ses forces de gauche.

Allons au cœur du débat : comment caractériser la guerre en cours ?

Quitte à schématiser quelque peu les positions, il existe essentiellement trois caractérisations possibles du conflit actuel.

La première consiste à comprendre et à excuser l’invasion de Poutine au nom du nécessaire « multilatéralisme » dans les relations internationales. Cette invasion serait exclusivement un réflexe défensif légitime de la Russie face au harcèlement géostratégique auquel elle a été soumise par l’Occident en général et l’OTAN en particulier. S’il est vrai qu’il y a eu une certaine ambiguïté dans certains mouvements anti-guerre et certaines sections de la gauche nord-américaine, ce point de vue n’est explicitement partagé que par certains États du Sud[27] pour un large éventail de raisons, et par des groupes d’extrême-droite et paléo-staliniens non représentatifs.

La seconde position affirme à juste titre que l’invasion de Poutine doit être condamnée et que la résistance militaire et civile du peuple ukrainien contre l’invasion doit être soutenue. Elle insiste sur le fait qu’une position exclusivement pacifiste reviendrait à contraindre le peuple ukrainien à un défaitisme révolutionnaire complice des objectifs de Poutine, et soutient que l’État ukrainien a le droit de recevoir une aide militaire de l’étranger, d’où qu’elle vienne. Grosso modo, c’est la position défendue par Gilbert Achcar, qui affirme que la défaite de l’invasion russe serait positive dans la mesure où elle découragerait les autres puissances capitalistes d’initier des agressions impériales du même type, tout en reconnaissant que l’intervention de l’OTAN impose une relation de vassalité à une hypothétique Ukraine victorieuse, relation qui serait néanmoins préférable à la « soumission » et à la « colonisation totale » qu’entraînerait une victoire de Poutine.

Enfin, un certain nombre d’auteurs marxistes comme Alex Callinicos, Claudio Katz ou Stathis Kouvelakis, pour ne citer que les plus importants, soutiennent que, malgré la nécessaire condamnation de l’invasion impérialiste russe, il n’est pas possible de comprendre le conflit actuel en faisant abstraction de la lutte lutte entre, d’une part, un impérialisme mondial et toujours hautement hégémonique, malgré son déclin croissant, un impérialisme dirigé par les États-Unis et canalisé par l’alliance militaire qu’ils dirigent, l’OTAN, responsable de la majorité des guerres impériales dans le monde depuis la fin de la guerre froide…, et, de l’autre, un impérialisme beaucoup plus faible, du point de vue économique, technologique et financièrement dépendant, et incontestablement régional comme la Russie.

Pour ma part, je dirais nous assistons à une guerre de libération nationale d’une nation historiquement opprimée par le nationalisme grand-russe d’abord du tsarisme, et, par la suite considérablement malmenée par la domination stalinienne. Cette nation se défend contre une agression ethno-nationaliste ultra-réactionnaire et un impérialisme qui prétend avoir un poids mondial, mais qui, en raison de sa propre réalité économique, financière et technologique, ne réussit pas à transcender son caractère régional. Mais je crois aussi que cette agression, ainsi que l’agenda impérial poutiniste, sont incompréhensibles s’ils sont abstraits de leur relation avec les effets de la fin en trompe-l’œil de la guerre froide du côté des vainqueurs (l’impérialisme occidental en général et l’impérialisme étatsunien en particulier) ainsi que du poids de l’immense humiliation sociale de la restauration capitaliste dans l’ancienne Union soviétique, du pillage oligarchique de l’époque d’Eltsine. Car c’est précisément sur ces bases que s’est reconstruit au cours des vingt dernières années, sous l’égide de Poutine, un État fort basé sur la disciplinarisation de ces fractions oligarchiques, sur la passivité sociale et sur un autoritarisme croissant, qui revêt des caractéristiques proto-fascistes notoires depuis le début de l’invasion.

Pour toutes ces raisons, la guerre en cours est dialectiquement liée à, et fortement conditionnée par, la lutte géopolitique incessante pour le contrôle de l’Ukraine opposant essentiellement les États-Unis, d’une part, et la Fédération de Russie, de l’autre, une lutte qui prend de façon de plus en plus évidente la forme d’une guerre par procuration de l’OTAN contre la Russie. Cette situation nous oblige à distinguer entre les objectifs légitimes de la résistance ukrainienne à l’invasion, que nous soutenons pleinement — la survie du pays et une paix juste – et  ceux qui découlent de l’intervention des pays de l’OTAN qui l’arment — prolonger la guerre autant que possible au profit de l’industrie militaire et de la remilitarisation générale et affaiblir d’abord la Russie et ensuite la Chine, les deux seuls obstacles à l’hégémonie mondiale incontestée de Washington.

De cette caractérisation émergent, à mon avis, trois tâches pour la gauche occidentale :

a) elle doit soutenir, autant qu’elle le peut, politiquement et matériellement, la résistance du peuple ukrainien et sa lutte pour la survie en tant que nation ;

b) elle doit soutenir le défaitisme révolutionnaire de l’opposition russe à la guerre ;

c) enfin, et surtout, elle doit s’opposer à l’objectif de l’OTAN, fondamentalement celui de Washington — la force réellement dominante en son sein — dans cette guerre : la prolonger le plus longtemps possible, en ignorant son coût en vies humaines et en destructions matérielles.

Cette prolongation du conflit aggrave trois dangers majeurs, qu’on peut résumer ainsi, par ordre d’importance :

La livraison d’armes de plus en plus meurtrières conduira à une escalade qui peut dégénérer en guerre ouverte entre la Russie et l’OTAN.

Un scénario d’effondrement de l’État et de l’économie ukrainiens et de renforcement des courants ultranationalistes par la dynamique d’une guerre prolongée, qui ouvre la porte à la prolifération de courants armés d’extrême-droite, mettant en danger la démocratie en Ukraine et contribuant puissamment à la déstabilisation de la région et au-delà — de la même manière que le conflit entre les moudjahidines afghans et l’URSS a été un tremplin pour l’émergence d’Al-Qaïda, ou l’invasion de l’Irak et de la Syrie pour celle de Daesh. Ce serait une grave erreur de sous-estimer à quel point l’invasion de Poutine et des épisodes tels que la résistance à outrance de Marioupol par les combattants néonazis du régiment Azov ont relégitimé le néofascisme en Ukraine, en Europe et dans le monde.

On ne peut pas non plus exclure qu’une chute chaotique du bonapartisme ultraréactionnaire de Poutine, provoquée davantage par une défaite militaire extérieure que par une défaite politique intérieure, ouvre la porte à un mouvement ouvertement fasciste en Russie, avec tout ce que cela implique dans le cas d’une puissance nucléaire, étant donné la faiblesse relative de l’opposition socialiste dans la phase actuelle.

Poutine perdra cette guerre, mais l’Ukraine ne va pas vraiment la « gagner »

Tout indique que l’invasion russe de l’Ukraine, dans laquelle Poutine — croyant profiter d’un moment de faiblesse et de division de l’OTAN après son retrait humiliant de Kaboul en août 2021 — a en fait suivi les traces de Saddam Hussein en 1990 en tombant tête la première dans un piège. Cette guerre sera sans doute un échec majeur pour le Kremlin, comparable seulement à l’invasion soviétique de l’Afghanistan dans les années 1980, une guerre qui a précipité l’effondrement de l’URSS. Depuis la Révolution française, il n’est possible de gagner des guerres que si celles-ci ont un minimum de légitimité politique et de viabilité militaire, tant sur le plan tactique que stratégique. Poutine finira peut-être par gagner de nombreuses batailles, mais il est clair que son objectif politique initial plus que probable — créer un régime fantoche favorable au Kremlin en misant sur la passivité ou l’acquiescement de la population ukrainienne russophone — a déjà été complètement mis en échec tant par la résistance ukrainienne inattendue que par l’irrationalité du jugement politique et de l’information qui ont guidé l’invasion.

Le caractère irréaliste d’une telle aventure révèle une confusion considérable de la part de Poutine et une contradiction flagrante entre son discours de propagande et la réalité. De plus, à mesure que la mort et la destruction augmentent, la plupart des objectifs stratégiques alternatifs de Poutine deviennent de plus en plus irréalisables, sauf à s’engager dans une escalade de la violence qui, à son tour, hypothèque drastiquement toute issue politique stable à moyen et long terme. Si cette invasion a cristallisé quelque chose, c’est bien la conscience nationale ukrainienne et sa volonté de persister en tant que nation pour les siècles à venir, si du moins on part du principe – peut-être excessivement optimiste étant donné l’état actuel du monde – que l’avenir de l’espèce humaine peut se déployer à une telle échelle temporelle.

Les mêmes raisons qui ont entravé un compromis permettant d’éviter le conflit lorsqu’il était encore temps, le gouvernement Zelensky ayant refusé de reconsidérer les alliances militaires de l’Ukraine et de rechercher un statut spécifique pour la Crimée et le Dombass, rendent maintenant une telle issue encore plus compliquée. La position en faveur d’un statut spécifique de neutralité pour l’Ukraine, dans lequel un traité avec les grandes puissances aurait assuré sa sécurité et fourni des garanties contre des invasions telles que celle qui a finalement eu lieu, ne me semblait pas du tout déraisonnable. Aujourd’hui, le scénario d’une neutralité à l’autrichienne ou à la finlandaise semble, sinon avoir complètement disparu, du moins s’être considérablement éloigné suite à l’intensification de la guerre. On peut craindre qu’à partir de maintenant, l’issue politique du conflit se situe quelque part entre un scénario hongrois (1956) ou tchécoslovaque (1968) – politiquement despotique mais aussi néocolonial et économiquement extractiviste – et une situation semblable à la partition de la péninsule coréenne depuis 1953 — un pays morcelé, ultra-militarisé, despotique au nord et autoritaire au sud, devenu un théâtre de provocations répétées entre les deux parties et disposant d’un considérable arsenal conventionnel et nucléaire – ou encore à une configuration tout aussi dangereuse comme celle du Cachemire.

La troisième alternative, un mélange de continuation de la guerre, d’escalade militaire et d’effondrement de la société ukrainienne, pourrait conduire à un large éventail de résultats désastreux. Le premier serait l’éclatement d’une guerre ouverte entre la Russie et l’OTAN, une éventualité que les partisans des livraisons d’armes de l’OTAN sous-estiment, à mon sens, gravement. Une autre possibilité serait l’effondrement de l’État ukrainien et la prolifération de milices d’extrême droite ultra-nationalistes incontrôlables et fortement armées, pratiquant une sorte de guerre irrégulière[28]. Enfin, il est également important de garder à l’esprit que ce que l’on pourrait appeler les conséquences économiques de la paix et la facture de la reconstruction, que des réparations de guerre soient exigées ou non de la Russie, augmenteront logiquement à mesure que la guerre se prolongera et accentueront considérablement la dépendance économique de l’Ukraine à l’avenir.

De quelle marge de négociation réelle dispose Zelensky pour élaborer une politique autonome et parvenir à un compromis décent pour mettre fin à la guerre ? Sa dépendance croissante à l’égard des soutiens financiers et la logique politique imposée par les livraisons d’armes occidentales, d’une part, et la radicalisation du nationalisme ukrainien et de son aile ouvertement d’extrême droite, de l’autre, minent de manière considérable et croissante sa marge de manœuvre. Comment interpréter autrement, l’élimination par le SBU (les services secrets ukrainiens) de Denis Kireev, membre de l’équipe de négociateurs, la vaste purge (pas moins de 651 cas évoqués par Zelensky) lancée l’été dernier au sein de l’appareil d’Etat contre des supposés « traîtres » ou « collaborateurs » au service de la Russie (qui s’est notamment traduite par le limogeage de la procureure générale ou du chef des services de sécurité, pourtant un ami d’enfance du président) ou les menaces de mort proférées à l’encontre de Zelensky lui-même au cas où il ferait la moindre concession pour parvenir à un compromis avec la Russie ?

Une défaite totale de Poutine sur le champ de bataille semble toutefois peu probable, cela pour deux raisons : d’un côté, l’intervention accrue de l’OTAN peut provoquer une réaction patriotique en Russie et, de l’autre, s’il sent qu’il est acculé, l’autocrate russe est capable d’escalader les opérations jusqu’à provoquer une confrontation directe avec l’OTAN, aux conséquences incalculables[29]. Par ailleurs, à supposer qu’elle survienne, une telle défaite pourrait à son tour conduire à un scénario extraordinairement dangereux de guerre civile en Russie même et la porte serait alors grande ouverte pour l’instauration d’un pouvoir dictatorial encore plus brutal. Si, en revanche, prenant le relais des mobilisations de la jeunesse et des classes moyennes qui ont vu le jour depuis 2018, on assistait, sous l’effet conjugué d’une dégradation accélérée des conditions de vie et du retour de leurs enfants dans les cercueils, à un réveil des secteurs populaires et de la classe ouvrière qui ont jusqu’ici préféré la sécurité de l’autoritarisme et du paternalisme de Poutine au chaos des années 1990, un renversement révolutionnaire de Poutine par le peuple russe deviendrait possible. Une telle éventualité qui ouvrirait assurément une perspective bien plus prometteuse pour la gauche dans ce gigantesque pays. Quoi qu’il arrive, la prolongation de la guerre ne peut qu’accroître la probabilité de scénarios cataclysmiques, et il est bien connu que le vieux réflexe gauchiste misant sur la « politique du pire » ne se confirme jamais.

Pour conclure, quelle solidarité ?

Sans aucun doute, la solidarité avec le peuple ukrainien en général, et le peuple de gauche en particulier, qui résiste à l’invasion de Poutine est la priorité du moment, sans oublier l’importance primordiale de soutenir le mouvement anti-guerre russe. C’est pourquoi le courant politique dans lequel je milite concentre son soutien sur les deux principales organisations anticapitalistes et internationalistes jumelées dans les deux pays, Sotsialnyi Rukh en Ukraine et le Mouvement socialiste russe[30].

Sans aucun doute, les deux éléments les plus positifs du terrible drame en cours sont la mobilisation massive pour la défense nationale en Ukraine contre la brutalité de l’invasion poutinienne et la mobilisation tout aussi admirable du mouvement anti-guerre et socialiste russe, malgré le coup d’arrêt qu’a entrainé la répression très dure dont elle a fait l’objet. Cela dit, comme à l’époque de Maïdan, la gauche ukrainienne, pourtant en pleine recomposition, est obligée de se battre dans un contexte très défavorable et dans un climat d’antimarxisme intense. Cela m’amène à penser que, à gauche, les secteurs qui mettent davantage l’accent sur les pénuries d’armes ukrainiennes ont également tendance à exagérer le potentiel progressiste de la situation, en parlant d’un processus imaginaire d’« auto-organisation ». A mon avis, l’énorme mobilisation populaire ukrainienne pour la défense nationale et le déploiement solidaire de l’entraide dans les quartiers et les localités ne cristallise pas sur des formes d’auto-organisation. Dire cela ne revient pas à minimiser son importance, mais simplement à nuancer les caractéristiques de sa dynamique. La mobilisation citoyenne s’organise sur le modèle du Civil Defence Service mis en place au début de la Seconde Guerre mondiale en Grande-Bretagne par le gouvernement Churchill, une structure encadrée par le gouvernement et conduite dans le cadre de l’État.

Les phénomènes d’auto-organisation populaire se produisent dans des contextes d’auto-activité de masse qui, bien que souhaitables, ne se produisent pas pour le moment, en grande partie parce qu’ils dépendent d’une logique d’autonomisation politique vis-à-vis des institutions qui fait actuellement défaut. De plus, l’auto-organisation implique la capacité de répondre, par le biais d’organisations créées à partir de la lutte, aux besoins populaires quotidiens qu’une crise de l’État et/ou de l’économie ne peut pas satisfaire de manière normale. Ce serait sans doute un scénario souhaitable, surtout s’il s’inscrivait dans une dynamique de développement de valeurs progressistes qui contredirait la ligne droitière du gouvernement Zelensky, voire se confronterait à elle. Néanmoins, la poursuite de la guerre n’est pas de nature à renforcer la gauche et, ce qui est plus inquiétant, elle risque plutôt d’accroître le pouvoir de l’extrême droite dans un scénario, qui n’est pas à exclure, de crise ou de faillite de l’État. Il me semble donc primordial de ne pas confondre la réalité et ses propres désirs, et de nous concentrer sur la collecte d’un maximum de ressources politiques et matérielles pour renforcer la gauche socialiste tant en Ukraine qu’en Russie, de lui fournir les moyens logistiques dont nous disposons et d’essayer d’y impliquer le tissu social et syndical des différents pays.

Un deuxième aspect crucial est la demande faite à l’Union européenne d’accueillir, non seulement les réfugiés fuyant l’Ukraine, mais aussi les déserteurs et les exilés russes fuyant la répression de Poutine et, enfin et surtout, les objecteurs de conscience ukrainiens qui, pour quelque raison que ce soit, ne s’engagent pas volontairement dans la défense armée de leur pays. Cet ensemble d’exigences me paraît fondamental pour la gauche anticapitaliste européenne.

Un autre axe très important de la solidarité avec le peuple ukrainien est l’abolition de sa dette extérieure, une question que les gouvernements européens tentent de passer sous silence en insistant sur les miraculeuses livraisons d’armes, censées résoudre tous les problèmes. Il est très probable qu’au lendemain du conflit, l’Ukraine subira également les conséquences de la dette contractée auprès des pays européens, avec son cortège de nouvelles coupes, de privatisations et de colonisation économique. Malgré son histoire d’amour avec Zelensky, il semble bien que le refus actuel de l’UE d’abolir la dette ukrainienne en soit un signe certain.

Un quatrième axe est de cibler les sanctions, non pas contre le peuple – contre le peuple russe… et indirectement contre les classes populaires du monde entier – mais contre l’oligarchie russe, et aussi contre l’oligarchie ukrainienne et internationale qui pille les pays, soutient le populisme réactionnaire et détruit les acquis sociaux de deux siècles de mouvement ouvrier. Attaquer exclusivement l’oligarchie russe est hypocrite si on ne l’étend pas à l’ensemble de l’oligarchie transnationale (ce fameux « 1% » dont parlaient les militant.e.s d’Occupy Wall Street), ce qui nécessite une attaque globale contre les paradis fiscaux et un registre des fortunes offshore cachées dans le monde, ce à quoi s’opposent bien sûr fermement les élites européennes. En outre, il est scandaleux que la grande majorité des pays qui ont appliqué sans critique les diktats de Washington contre la Fédération de Russie en matière de sanctions soient dirigés par des gouvernements qui refusent d’appliquer les mesures promues depuis des années par la campagne BDS contre l’État d’Israël[31].

Enfin, je crois qu’un dernier devoir de solidarité, mais non des moindres, est que la gauche européenne reste fidèle à elle-même et ne se trompe jamais d’ennemi, ni de combat.

*

Andreu Coll est militant d’Anticapitalistas (section de la IVe Internationale dans l’État espagnol).

Cet article est une version actualisée et abrégée d’un texte initialement publié en ligne sur le site de Viento Sur le 17 mai 2022.

Notes

[1] Cf. Rafael Poch, «Hacia una quiebra de Rusia».

[2] Rafael Poch de Feliu, Entender la Rusia de Putin, Akal, Madrid, 2018, p. 83.

[3] La thérapie de choc pro-capitaliste, la paupérisation généralisée et les humiliations économiques infligées par Geoffrey Sachs sont bien analysées par Cédric Durand.

[4] Cet entretien, publié dans Jacobin, de Volodymyr Ishchenko, l’un des principaux intellectuels marxistes ukrainiens, est également très éclairant.

[5] Bien que les auteurs n’aient pas été innocentés, on sait au moins que les tirs provenaient d’un bâtiment contrôlé par les manifestants —et non par la police de Ianoukovitch. Certains spécialistes considèrent que qu’il est pratiquement prouvé que les coups de feu ont été tirés par des tireurs de Pravi Sektor. Cf. notamment cette étude très documentée du politologue de l’Université d’Ottawa Ivan Katchanovski.

[6] Cf. l’analyse de Volodymyr Ishchenko dans la New Left Review.

[7] Cf. ce rapport d’Amnesty International sur le sujet.

[8] Beevor réfléchit ici à son cas et plus généralement aux dangers du révisionnisme historique et de la judiciarisation de l’historiographie.

[9] Cf. cet article de Tony Wood dans la New Left Review.

[10] Heureusement, il existe un rapport assez concluant sur les faits établi par le Conseil de l’Europe :

[11] Néanmoins, il existe suffisamment de preuves concordantes pour douter de l’honnêteté du combat anti-oligarchique de Zelenski, comme l’indique cet article du Guardian antérieur à la guerre.

[12] Cet article de Mario Kessler est intéressant à cette égard.

[13] Cf. l’article de Jack Mattlock publié quelques jours avant le début de la guerre.

[14] A laquelle ont participé 1700 soldats envoyés par le président ukrainien de l’époque Koutchma en mission de « stabilisation», cf. Tony Wood, art. cit.

[15] Perry Anderson, Le Nouveau Vieux Monde. Sur le destin d’un auxiliaire de l’ordre américain, Marseille, Agone, 2011.

[16] Cf. mon article de 2017 et le livre de Daniele Ganser, Les Armées Secrètes de l’OTAN. Réseaux Stay Behind, Opération Gladio et Terrorisme en Europe de l’Ouest, Paris, Payot, 2007.

[18] Achcar le reconnaît lui-même, mais il passe sous silence une question fondamentale, à savoir que l’intervention de l’OTAN en Ukraine, avec la livraison d’«armes défensives», que l’auteur soutient, est le principal lien immédiat entre l’invasion russe et la relance de l’industrie militaire occidentale, indépendamment des exagérations propagandistes évidentes sur la puissance militaire russe qu’il souligne à juste titre.

[19] Comme le souligne à juste titre Noam Chomsky, il semble que ce soit ce document, qui formalise le partenariat stratégique entre les États-Unis et l’Ukraine, qui a également ouvert la voie à l’intégration de l’Ukraine dans l’OTAN et a servi de déclencheur à la crise.

[20] Dans ce document, le gouvernement américain ne détaille que le contenu de la dernière livraison d’armes à l’Ukraine. En toute logique, il ne rend pas compte de toutes les livraisons récentes effectuées avant l’invasion ou dans les années qui ont précédé le déclenchement de cette crise.

[21] Pour un compte rendu détaillé des livraisons d’armes des États-Unis, de l’OTAN et de l’UE, voir ce rapport de la Chambre des communes britannique.

[22]. On peut lire dans cette tribune traduite dans Contretemps la justification de son vote.

[23] C’est ce qu’expose brillamment l’un des ouvrages capitaux de géopolitique écrit par une figure de proue de la politique étrangère américaine et le grand architecte du piège afghan qui a coulé l’URSS dans les années 1980 : Zbigniew Brzezinski, Le grand échiquier, un texte clé pour comprendre la dynamique de longue durée dans la politique internationale en général et la politique étatsunienne en particulier.

[24] Sur ce point, cf. cet article de Francisco Louça qui souligne que dynamiter le projet Nord Stream 2 était un objectif stratégique de l’administration Biden.

[25] Cf. Peter Gowan, The Global Gamble Washington’s Faustian Bid for World Dominance.

[26] Daniel Bensaïd, Les trotskismes, Paris, PUF, 2002.

[27] Cet article de Paul Martial, en plus de rappeler les risques alimentaires pour l’Afrique dus à l’aggravation de la crise économique provoquée par cette guerre (en plus des effets très graves du COVID sur le continent), illustre très bien les causes du ressentiment anti-occidental et anti-OTAN en Afrique et la sympathie suscitée par tout gouvernement contestant l’hégémonie euro-étatsunienne.

[28] Cet article de Branko Marcetic me semble tout à fait concluant à cet égard et souligne l’impossibilité de contrôler — comme le reconnaissent plusieurs responsables militaires américains — le sort des armes avec lesquelles 20 pays impérialistes inondent l’Ukraine depuis des mois.

[29] Dans cet article, un ancien analyste de la CIA spécialisé dans la Russie se demande comment la guerre en cours pourrait se terminer. Certaines de ses hypothèses sont des plus inquiétantes.

[30] Je voudrais profiter de cet article pour inciter les lecteurs à soutenir la campagne d’Anticapitalistas de soutien financier à la gauche anticapitaliste ukrainienne et russe

[31] Cf.  https://www.bdsfrance.org/la-reaction-de-loccident-a-linvasion-russe-detruit-les-pretextes-invoques-pour-rejeter-le-bds-contre-israel-de-lapartheid/

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