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Contre les accusations de complaisance vis-à-vis de Poutine, la gauche devrait affirmer sans rougir ses positions claires et cohérentes contre l’actuelle guerre en Ukraine. Il n’y a pas à opposer la dénonciation la plus ferme de l’invasion décidée par le président russe, que rien ne saurait justifier, le soutien au peuple ukrainien mais aussi à celles et ceux qui en Russie prennent de grands risques en manifestant contre la guerre, et le refus de la stratégie d’encerclement militaire de la Russie mise en oeuvre par les impérialismes occidentaux – réunis au sein de l’OTAN – au cours des trente dernières années. 

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L’invasion de l’Ukraine par Vladimir Poutine repose sur des prétextes manifestement réactionnaires. La gauche n’a rien à voir avec son programme – et ne devrait pas s’excuser de s’opposer à une réponse militaire américaine.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie est écœurante. Vladimir Poutine avait affirmé ce lundi que le « régime de Kiev » refusait toute résolution du conflit dans le Donbass sauf par des « moyens militaires ». Le président russe prétend maintenant le résoudre par un bain de sang bien plus important, qui s’étend déjà au-delà de la région du Donbass et risque de provoquer une conflagration plus large.

Le mépris ouvert de Poutine pour l’indépendance de l’Ukraine est l’expression d’une politique civilisationnelle réactionnaire, comme l’exprime son discours qui fouille les mythes médiévaux pour trouver des raisons de tuer et de mutiler dans le présent. Il est vrai qu’il a un jour affirmé que la chute de l’URSS était « le plus grand désastre géopolitique du siècle dernier ». Ce n’est pourtant pas un hasard si, cette semaine, il a présenté Lénine comme l’ « architecte » de l’Ukraine qui a subverti un ordre impérial tsariste plus ancien et donc plus authentique.

Le pouvoir de Poutine a certes tiré sa légitimité du malaise post-soviétique de la Russie : le credo de stabilité militarisée de son gouvernement a en effet trouvé son soutien dans une atmosphère de réel désespoir populaire suite à la destruction de l’ordre social d’avant 1991. Puis, une série de conflits frontaliers ont à leur tour radicalisé son revanchisme nationaliste. Mais son insistance cette semaine à affirmer qu’il allait « vraiment décommuniser » l’Ukraine en la démantelant, a illustré son aversion pour le message soviétique le plus formel de « fraternité entre les peuples ».

Poutine n’a pas été poussé à l’invasion par la menace occidentale ou par une minorité d’extrême droite, petite mais active, en Ukraine. Cependant, il faut clairement reconnaître que les actions occidentales ont contribué à préparer le terrain. Pas seulement parce que l’expansion de l’OTAN après 1991 a encerclé la Russie ou permis à ses militaristes de prétendre que les terres dévastées pendant la Seconde Guerre mondiale sont à nouveau menacées. Mais, plus encore, parce que la prétention de Poutine à défendre les minorités du Donbass s’inspire d’un manuel d’intervention « humanitaire » désormais bien rodé.

Affirmer que ceux qui ont détruit l’Irak, la Libye et la Yougoslavie n’ont pas qualité pour le condamner n’est pas un exercice d’équilibrisme. Des gens comme Blair, Clinton, Trump et Poutine ont souvent été du même côté en collaborant sur le plan matériel dans la guerre contre le terrorisme et par leur travail commun de sape du droit international qu’ils prétendent tous défendre. À maintes reprises, Washington s’est allié à des despotes, a fini par les considérer comme peu fiables, et a lancé contre eux des offensives militaires qui n’ont réussi qu’à répandre le chaos. La gauche a le devoir de se souvenir de ces désastres – et d’empêcher qu’ils ne se répètent dans le présent.

Cette guerre a également des conséquences plus larges sur la politique intérieure, notamment en Russie, où une petite gauche anti-guerre organisée fait face à un puissant appareil d’État sécuritaire. Il est loin d’être évident que la plupart des Russes soient réellement mobilisés en faveur de la guerre : des instituts de sondage comme le Levada Center suggèrent que la reconnaissance des républiques séparatistes du Donbass (sans parler d’une invasion à grande échelle de l’Ukraine) fait beaucoup moins l’unanimité que l’annexion de la Crimée en 2014. Mais la résistance civile ouverte sera confrontée à une forte répression.

Si le conflit reste limité à son ampleur actuelle, ses principales victimes seront les civils en Ukraine, de part et d’autre de la frontière désormais contestée du Donbass. Il est difficile de prévoir comment le gouvernement de Volodymyr Zelensky pourrait réagir, compte tenu de la pression exercée par les forces nationalistes dures à l’intérieur du pays, du vaste déséquilibre des forces et de sa dépendance à l’égard de l’aide occidentale. L’appel qu’il a lancé à la population russe, dans la langue qu’elle partage avec tant de personnes dans sa région d’origine, était certainement admirable.

Quant aux États-Unis et au Royaume-Uni, même s’ils n’envoient pas de troupes en Europe de l’Est, on peut s’attendre à une atmosphère belliqueuse qui fera peut-être écho à celle qui a suivi le 11 septembre, avec des diffamations contre les supposés « laquais de Poutine » et des répressions contre les médias réellement ou simplement supposés être liés à Moscou. L’un des principaux axes de la politique de gauche sera la résistance contre la surveillance déjà envahissante du discours public par les géants des médias sociaux et le maccarthysme d’État. Il s’agira également de défendre le droit des réfugiés de la guerre – et ses retombées probables sur l’approvisionnement alimentaire mondial – à s’installer en Europe.

Ces dernières semaines, la rhétorique médiatico-politique des pays occidentaux a été fortement orientée vers la délégitimation de la gauche et des forces anti-guerre au niveau national. Cela témoigne également de son irréalité et de son impuissance face aux événements en Ukraine. Les experts libéraux parlent souvent des mercenaires de Poutine à l’extrême gauche et à l’extrême droite européennes ; pourtant, aucun parti socialiste n’est financé par des banquiers et des oligarques russes à la manière des Tories britanniques, du Rassemblement national de Marine Le Pen ou de la Lega italienne. La conduite erratique de Poutine les a sûrement embarrassés ; la gauche radicale ne l’a tout simplement jamais admiré.

Comparée à l’époque de la guerre froide, la gauche de la plupart des pays est moins préparée, sur les plans politique et organisationnel, à faire face à la crise actuelle, et encore moins à agir efficacement pour l’arrêter. Mais nous pouvons au minimum nous appuyer sur certains principes de base : le rejet catégorique de l’utilisation de la force militaire ; le refus de justifier un ensemble d’actions guerrières en citant les crimes d’autres ; et, par-dessus tout, une défense de notre droit à parler sans crainte ou accusation de déloyauté.

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David Broder est historien, spécialiste du communisme et directeur de publication de la branche européenne de Jacobin.

Illustration : Vladimir Poutine le 17 janvier 2017. Wikimedia Commons.

Traduction de l’anglais par Contretemps.

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